Compagnon de route

5Notons tout d’abord que c’est seulement au soir de sa vie que Langevin adhère au Parti communiste français (PCF). En rentrant à Paris en septembre 1944, après avoir été démis de ses fonctions au Collège de France en 1940, incarcéré puis mis en résidence surveillée à Troyes, Langevin vient solliciter une carte du Parti. Encore faut-il préciser qu’il prête à ce geste politique une motivation toute personnelle : pour prendre la place de Jacques Solomon, son gendre fusillé par les nazis « sans avoir la prétention de pouvoir remplir le grand vide laissé par lui5 ». La carrière de Langevin se distingue plutôt par son enracinement dans la société et les idées de la Troisième République. Issu d’un milieu populaire, Langevin doit son ascension sociale à l’école. À l’âge de douze ans, cet enfant de la Butte Montmartre est admis sur concours à l’École primaire supérieure Lavoisier. Il entre ensuite à l’École municipale de physique et de chimie de Paris (EPCI) en 1888, puis passe le concours de l’École normale supérieure en 1893 d’où il sort agrégé de sciences physiques en 1897. Grâce à une bourse de la Ville de Paris, il fait un séjour d’un an au prestigieux Cavendish Laboratory à Cambridge et peu après sa thèse de doctorat devient suppléant de Eleuthère Mascart au Collège de France en 1902, puis titulaire de la Chaire de physique théorique et expérimentale en 1909. Langevin participe à la vie du Collège de France jusqu’en 1940 où il dirige un laboratoire et accueille de nombreux élèves.

Fig. 3. Lors des cérémonies du quatrième centenaire du Collège de France (1931), Langevin rassemble ses enfants, ses élèves (Edmond Bauer, Pierre Auger, Jacques Solomon) et Fritz Haber assis à sa gauche.

6Mais la physique n’est que l’une des facettes de l’activité de Langevin. Dès 1904, il manifeste son désir de réformer l’enseignement dans une conférence sur « L’esprit de l’enseignement scientifique » au Musée pédagogique. En 1921, il adhère à la Ligue internationale pour l’Éducation nouvelle, devient Président de la Société française de pédagogie en 1922, mène un combat pour l’École Unique dans les années 1920. Enfin de 1944 à 1946 il co-préside la Commission de réforme de l’enseignement avec Henri Wallon, un collègue ayant déjà collaboré avec lui dans divers mouvements, en particulier pour l’étude du marxisme.

Fig. 4. Langevin et Wallon dans un meeting à La Mutualité en 1938.

7L’engagement de Langevin pour l’école se double d’un combat contre la guerre et pour la paix dans les années 1920. Tout en assumant de nombreuses responsabilités professionnelles et en menant une brillante carrière scientifique internationale à la pointe des nouvelles théories physiques, Langevin s’engage dans l’arène publique. L’invitation d’Einstein dans le cadre des conférences Michonis au Collège de France en 1922 est un événement scientifique majeur qui a contribué à diffuser la théorie de la relativité en France autant qu’un événement mondain et politique en raison des mesures de boycott de la science allemande6. Convaincu de la responsabilité qui incombe aux scientifiques, Langevin multiplie les engagements citoyens. En 1919, il signe une pétition contre le blocus de l’URSS ; en tant que directeur des études à l’EPCI, il refuse de suspendre les cours pour briser la grève des cheminots ; en 1921, il se prononce en faveur de l’amnistie de l’équipage du sous-marin Protée qui a refusé de bombarder Odessa. La même année, il adhère au collectif Clarté aux côtés de Henri Barbusse et de nombreux écrivains français ou étrangers qui cherche à réconcilier les peuples grâce à l’autorité de la science. Curieux de savoir ce qui se passe en URSS et soucieux de contrecarrer la propagande antibolchévique, Langevin participe à l’association des Amitiés franco-russes en 1924 puis au Cercle de la Russie Neuve. Il fait deux voyages en Union soviétique en 1928 puis 1929 et s’émerveille devant « l’excellent travail qui se fait ici dans tous les domaines » ainsi que des conditions de travail des chercheurs soviétiques.

8De plus, Langevin côtoie des militants communistes dans tous ses engagements, notamment lorsqu’il co-fonde avec Henri Barbusse le Mouvement Amsterdam-Pleyel ou Comité mondial contre la Guerre et le Fascisme en 1932 ou quand il soutient les républicains lors de la guerre d’Espagne. En tout cas, il est surveillé par la police à partir de 1934. Lors de la création du Comité de Vigilance des Intellectuels antifascistes au lendemain des émeutes de février 1934, il apparaît nettement comme le porte-parole du PCF au sein d’une alliance contre le péril fasciste où figurent le philosophe Alain (Émile Chartier) porte-parole du Parti radical et l’anthropologue Paul Rivet, porte-parole du Parti socialiste7.

9Ce Comité préfigure le rassemblement de la gauche le 14 juillet 1935 où Langevin conduit le défilé aux côtés de Paul Rivet (Fig. 5).

Fig. 5. Langevin au défilé du 14 juillet 1935 aux côtés de Paul Rivet et de Pierre Cot co-fondateurs du Comité de vigilance des intellectuels antifascistes.

10Mais cette alliance se déchire peu après, lorsque Langevin renonce au pacifisme intégral face à la menace nazie. Suite à la rupture du rassemblement populaire, Langevin se rapproche toujours plus du PCF qui lui paraît une organisation efficace pour lutter contre la montée des fascismes. En décembre 1938, à la Conférence nationale du PCF à Gennevilliers, il déclare :

C’est l’honneur de votre Parti d’unir étroitement la pensée et l’action. On a dit qu’un communiste devait toujours s’instruire ; mais je vais vous dire que plus je suis instruit, plus je me sens communiste. Dans cette grande doctrine, illustrée par Marx, Engels, Lénine, j’ai trouvé l’éclaircissement de choses que je n’aurais jamais comprises dans ma propre science. Votre parti est le seul à avoir les idées claires : c’est une sorte d’élargissement de la Révolution française comme la doctrine de Marx-Engels-Lénine est un élargissement de la pensée des grands penseurs français du xviii^e siècle8.

11Voilà une déclaration de poids qui fit les délices du PCF pour convaincre les scientifiques de se tourner vers le marxisme. On note toutefois que Langevin se présente comme une figure indépendante (« votre Parti ») et qu’il ne craint pas de faire un pas en avant, un pas en arrière durant toutes les années 1930. En 1932, il cautionne le manifeste du Congrès d’Amsterdam dénonçant le jeu impérialiste de la Société des Nations, mais en 1934 il signe la pétition Front commun contre l’emprise des communistes sur le Mouvement Amsterdam-Pleyel. Le 29 août 1939, il signe une protestation contre le Pacte Germano-Soviétique au nom de l’Union des intellectuels français, mais le 29 mars 1940, il témoigne en faveur des députés communistes accusés de trahison9.

Une aura marxiste inscrite dans la mémoire nationale

12Sympathisant, combattant au coude-à-coude avec les communistes, Langevin mérite-t-il vraiment l’étiquette de physicien marxiste ? Les premières publications sur Langevin après sa disparition ne laissent aucun doute sur la réponse à cette question : « Il voyait chaque jour davantage de quel secours le matérialisme dialectique pouvait lui être dans ses propres recherches scientifiques10 », déclare Paul Labérenne dans un recueil de textes intitulé La Pensée et l’action, titre emprunté à l’une des dernières conférences de Langevin prononcée en 194611. La préface de l’ouvrage, signée Georges Cogniot, dresse un portrait de Langevin en physicien rebelle contre l’orthodoxie académique qui « est parvenu à la pleine maîtrise du mode de penser marxiste12 », au terme « d’une longue ascension13 » vers la lumière.

Paul Langevin, qui, dès 1926, demandait à la science de procéder, pour résoudre ses contradictions, « sur le rythme hégélien » est entré dans l’histoire de la pensée française comme le premier savant dans toute la gloire du terme qui ait saisi, au bout d’un long effort, l’unité dialectique de l’identité et de la différence dans le phénomène physique et proclame la vérité et la nécessité du marxisme à partir des démarches et des résultats de la physique14.

13L’argumentaire de Cogniot s’appuie sur certains propos de Langevin, ainsi que sur les efforts qu’il a déployés dans les années 1920 pour s’initier aux thèses marxistes. Quelques années plus tard, Pierre Biquard, éditeur d’un autre recueil de textes intitulé Paul Langevin, scientifique, éducateur et citoyen, renchérit : « Langevin était convaincu de la justesse des thèses politiques du PCF bien avant son adhésion15. » Ces témoignages ont contribué à ficher Langevin comme savant communiste dans la mémoire nationale, une étiquette renforcée par les nombreuses mairies communistes qui ont donné son nom à des écoles et groupes scolaires. Or que nous disent ces hommages et ces écoles devenues lieux de mémoire ?

14Ils nous parlent d’un temps où le marxisme a effectivement pénétré les milieux intellectuels français. Langevin qui durant les années 1920 et 1930 a milité dans un nombre incroyable de mouvements de gauche est célébré peu après sa mort par des militants plus jeunes qui l’ont côtoyé dans plusieurs groupes ou comités et le présentent comme la figure de proue d’un marxisme scientifique, un « marxisme à la française ».

15L’appel de L’Humanité au « peuple de Paris » pour assister aux obsèques de Langevin le 21 décembre 1946 est le fait de Georges Cogniot (1902-1978), un proche de Langevin qui fut rédacteur en chef de ce journal de 1937 et 1939 puis de 1944 à 1947. Entré à l’École normale supérieure en 1921, il crée un groupe d’études marxistes avec Georges Friedmann et adhère au PCF16. Agrégé de lettres en 1924, il prend la tête de l’Internationale des travailleurs de l’enseignement en 1928. Il est membre du Comité central du PCF de 1936 à 1964, et il représente le PCF au Comité exécutif du Komintern de septembre 1936 à octobre 1937, tout en étant député du XI^e arrondissement de Paris de 1936 à 1940. Il a collaboré avec Langevin à plusieurs reprises dans le Mouvement Amsterdam-Pleyel, comme aux meetings sur la guerre d’Espagne. En 1938, il cofonde avec Langevin La Pensée, revue soutenue par le PCF pour diffuser la pensée marxiste parmi les intellectuels. Cogniot prend aussi part à la rédaction du Projet de réforme de l’enseignement et fréquente donc Langevin jusqu’au bout.

16Paul Labérenne (1902-1985) éditeur en 1950 d’un premier recueil de textes de Langevin, a baigné dans le milieu marxiste de l’ENS des années 1923-24. Professeur agrégé de mathématiques, il adhère à la CGTU et participe à l’Université syndicaliste avec Cogniot, Jean Bruhat, Marcel Prenant et Henri Wallon. Il collabore avec Langevin dans plusieurs activités militantes. Il contribue notamment à la section scientifique présidée par Langevin et Henri Wallon du Cercle de la Russie Neuve, dont nous reparlerons plus bas.

17Enfin Pierre Biquard (1901-1992), physicien ancien élève de l’EPCI et ami de Frédéric Joliot, a travaillé dans le laboratoire d’électricité générale dirigé par Langevin à l’EPCI, milité avec lui dans les mouvements pour la paix, suivi le même itinéraire de compagnon de route avant d’adhérer au PCF en 1976.

18De ces trois militants proches de Langevin, Cogniot est celui qui a le plus contribué à façonner la vignette du savant marxiste. Il fut au sein du PCF l’artisan d’une politique de la main tendue aux intellectuels, fondée sur l’invention d’un marxisme à la française17. Il a forgé de toutes pièces une version du matérialisme dialectique enracinée dans la tradition des matérialistes français du xviii^e siècle qui présente Marx, Engels et Lénine comme des héritiers de la philosophie des Lumières et de la Révolution française. Alors que l’analyse critique de Charles Andler, dans la Préface à la traduction du Manifeste du Parti communiste en 1901, avait tendance à réduire le marxisme à une compilation des socialistes français du xix^e siècle, Cogniot saute par-dessus le xix^e pour établir une connexion entre le marxisme et le xviii^e siècle en invoquant des figures comme Pierre Bayle, Diderot, Voltaire. Il met en relief deux composantes du marxisme : le rationalisme et le matérialisme (qu’il assimile au réalisme scientifique), les deux convergeant pour subvertir la religion. Ainsi Cogniot dilue-t-il le marxisme dans un vaste mouvement universel tendu vers l’émancipation des humains par la science et vers la démocratie. Le matérialisme dialectique apparaît comme l’étape actuelle du progrès de la Raison qui s’exprime dans la vision scientifique du monde. Langevin est à l’aise dans cette interprétation, lui qui est profondément rationaliste et confiant dans le pouvoir de la science.

19La ressemblance entre le marxisme à la Cogniot et la déclaration de Langevin à la Conférence nationale de Gennevilliers en 1938 citée plus haut est si troublante que l’on peut se demander si elle ne lui a pas été dictée : « c’est [votre parti] une sorte d’élargissement de la Révolution française comme la doctrine de Marx-Engels-Lénine est un élargissement de la pensée des grands penseurs français du xviii^e siècle18. » Ce court-circuit entre marxisme et Lumières conduit Langevin à présider avec Henri Wallon L’Encyclopédie de la renaissance française qui, à la fin de la guerre, tente de faire revivre l’héritage de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert. Dans le discours prononcé le 10 juin 1945 au Palais de Chaillot lors de la séance inaugurale Langevin déclare explicitement que :

Au moment où, après une crise sans précédent, notre pays doit renaître, le moment est particulièrement favorable pour procéder, à deux cents ans de distance, à un inventaire comparable à celui que dirigea Diderot, de sa jeunesse à son âge mûr. Le fil conducteur capable de nous guider dans cette lourde et longue tâche ne semble pouvoir être pour nous rattacher à la grande ligne philosophique du progrès humain, que celui du matérialisme dialectique19.

Une appropriation tardive du marxisme

20De cette convergence entre la pensée de Langevin et le marxisme à la française forgé par les ténors du PCF faut-il conclure que Langevin aurait été en quelque sorte manipulé par eux et leur a servi de figure de proue dans l’orchestration d’une campagne de propagande auprès des intellectuels ? Ce serait un peu simpliste et aussi caricatural que la vignette forgée par Cogniot et ses camarades.

21Les efforts de Langevin pour comprendre le marxisme sont sincères et approfondis. Mais de quel marxisme s’agit-il, d’une doctrine économique et sociologique, d’un manifeste politique ? Le marxisme de Langevin se greffe sur sa philosophie personnelle ancrée dans une vision évolutionniste de la raison. Langevin considère la science comme un « effort d’adaptation de l’esprit à la réalité », une expression et une condition de la vie qui peut hélas ! devenir mortifère en cas de guerre. Telle est la source de son engagement pacifiste explicitée dans une motion de la Ligue des droits de l’homme en 1925 :

Comme on ne saurait songer à limiter la science, il faut absolument lutter contre la guerre. Il est impossible, en effet, d’arrêter le travail d’adaptation de la pensée aux faits que la vie nous impose et qu’un instinct profond nous pousse à développer chaque jour davantage20.

22Mais dans son inquiétude rationaliste, Langevin reste optimiste. « De l’excès du mal doit sortir le remède. La science contribuera à supprimer la guerre », déclare-t-il dans une conférence à Buenos Aires en 192821. Ce pouvoir, la science le tient de ses propres conditions de développement. Langevin précise que cet effort spirituel exige « un minimum de facilités d’existence et de sécurité » et contribue en retour au progrès de la sécurité comme de la liberté. « Dans ce processus d’actions et de réactions, un rôle essentiel est joué par la science, à la fois cause et effet, mère et fille de la démocratie22. » Langevin a une confiance immodérée dans le pouvoir de la science pour guider vers une société plus juste et pacifique. Il estime, en effet, qu’une partie des dangers qui menacent la civilisation depuis la Première Guerre mondiale vient de ce que la science a pris une avance considérable et dangereuse sur la justice. Aussi appelle-t-il les scientifiques à assumer leur responsabilité, à se mobiliser pour réduire l’écart :

Si […] la justice, réputée boiteuse, est en retard sur la science, ma conviction profonde est qu’il appartient à celle-ci de tendre à sa compagne une main fraternelle pour lui permettre de regagner le terrain perdu. Si les institutions humaines sont en retard sur le progrès technique, il importe qu’on applique à l’étude des premiers l’esprit et les méthodes qui ont permis le second, auquel nul d’entre nous ne voudrait renoncer puisqu’il représente notre seule possibilité de libération matérielle des hommes, condition nécessaire et préalable de leur libération morale. Il dépend de nous d’orienter l’usage de ce moyen dans un sens favorable en mettant au service de la justice les résultats de la science en même temps que son esprit23.

23On voit donc que pour Langevin la science est le moteur de l’histoire, soumis certes à des conditions matérielles et sociales, mais un moteur entre nos mains, qui tiennent le gouvernail. On est donc assez loin d’une doctrine matérialiste et de la dialectique au sens hégélien.

24Par quelle voie Langevin s’est-il acculturé au marxisme ? Sans entrer dans les détails de la réception du marxisme en France, rappelons que depuis 1900 le marxisme est une référence constante du socialisme français, même si le Marx des guesdistes n’est pas celui de Jaurès et que paradoxalement le marxisme a été plus largement diffusé par ses adversaires que par ses sympathisants24. Toujours est-il que les uns et les autres avaient accès à une grande partie de l’œuvre de Marx en traduction française, suite à une intense activité d’édition universitaire de 1890 à 1905 – Le 18 Brumaire de Napoléon Bonaparte, Critique de la philosophie du droit de Hegel, Le Manifeste du parti communiste, Contribution à la critique de l’économie politique et quelques fragments du Capital25. Après la révolution bolchévique, Langevin, comme nombre d’intellectuels engagés, a manifesté sa sympathie et sa curiosité pour la mise en œuvre des idées marxistes. Mais Langevin est beaucoup trop occupé par ses activités professionnelles et militantes pour avoir le temps de lire les œuvres de Marx. Aux charges de professeur au Collège de France, directeur de l’EPCI, membre du comité scientifique des Conseils Solvay, et du Comité international de coopération intellectuelle de la Société des Nations, s’ajoutent ses nombreuses responsabilités à la Ligue des droits de l’homme, à la Société française de pédagogie, et dans les mouvements pacifistes. Langevin court de ses laboratoires aux réunions et commissions qu’il préside. Toux ceux qui l’ont fréquenté se plaignent qu’il est impossible d’avoir un rendez-vous avec lui, tant son emploi du temps est chargé.

25Langevin s’initie au marxisme en écoutant et dialoguant avec des sympathisants et militants plutôt qu’à partir d’une étude livresque. Le Cercle de la Russie Neuve, fondé à l’initiative de Gabrielle Duchêne, militante féministe et pacifiste, compagne de route du PCF, constitue un lieu d’apprentissage et de débat. Il réunit des savants, comme Langevin, Wallon, des philosophes comme Félicien Challaye, René Maublanc, des artistes comme le couple Autan-Lara26. Après une période de découverte de la culture soviétique – cinéma, science et poésie –, le Cercle s’oriente vers l’étude du marxisme à travers une série de conférences plus théoriques qui seront publiées en 1935 dans un premier volume collectif intitulé À la lumière du marxisme qui s’est vendu à des milliers d’exemplaires. Wallon directeur de la publication, souligne que « chaque spécialiste devait dire comment il ressentait le marxisme dans son domaine particulier » sans souci de l’orthodoxie. Comme le souligne Fabrizio Carlino, plusieurs membres n’hésitaient pas à rapprocher Marx et Hegel en soulignant le potentiel subversif de la dialectique, ce qui n’était guère dans la ligne du marxisme de Cogniot dilué dans à la sauce des Lumières27. De plus, Langevin ne s’est pas contenté de prendre part aux conférences publiques du Cercle de la Russie Neuve. Sous la pression de son gendre Jacques Solomon, physicien, ami de Georges Politzer et de son fils Jean Langevin, il a présidé à un véritable travail collectif d’analyse du matérialisme dialectique. L’Académie matérialiste fondée en 1933 par Jean-Maurice Lahy, directeur du Laboratoire de psychologie appliquée à l’École pratique des hautes études, se réunit de 1934 à 1939 dans la bibliothèque de l’EPCI à l’invitation de Langevin et prend le nom de Groupe d’études matérialistes28.

Le marxisme à l’épreuve de la physique

26C’est dans ce cadre que Langevin s’efforce de « ressentir le marxisme » en le soumettant à l’épreuve de son domaine propre, celui de la physique contemporaine. Il interprète son évolution depuis 1900 comme une suite de dépassements des contradictions. La contradiction entre la mécanique et l’électromagnétisme qui tenaillait la conférence du jeune Langevin en 1904 sur « La physique des électrons », puis la contradiction entre la matière et l’énergie ont été surmontées par la théorie de la relativité. Ainsi dans sa propre expérience de savant, Langevin éprouve la dialectique hégélienne à travers les conflits et contradictions qui surgissent au sein des théories physiques, conflits vécus comme des moments de crise de la science. Il assimile la dialectique hégélienne à sa propre quête inlassable de synthèse et, ce faisant, la met au service d’une conception linéaire du progrès scientifique et social puisque la science est pour lui « mère et fille de la démocratie ».

27Cette interprétation optimiste est néanmoins mise à l’épreuve de la contradiction installée par la théorie des quanta entre onde et corpuscule. En 1927 au Conseil Solvay sur « Électrons et photons » la théorie des quanta apparaît comme une théorie constituée en rupture avec la physique classique, car elle renverse les idées sur la matière et la lumière. Le principe d’indétermination introduit par Werner Heisenberg stipulant qu’il est impossible de suivre le mouvement d’un corpuscule individuel sans le perturber profondément et que la physique doit donc se contenter d’une description statistique des phénomènes à l’échelle quantique, suscite un affrontement durable entre Niels Bohr, chef de file de l’école de Copenhague, et Einstein. Langevin, qui a affronté le problème dès 1926 dans son cours au Collège de France sur « La structure de la lumière et les quanta », y revient dans une conférence à l’ENS adressée à des agrégatifs de philosophie qu’il centre sur la notion de contradiction29. Il termine cette conférence sur une note expectative : un bouleversement profond est en cours, il va falloir renoncer à des notions fondamentales de la science. Mais en 1931, il semble avoir surmonté la contradiction dans un article intitulé « Y a-t-il une crise du déterminisme » paru dans la revue Le Mois30, où il déclare que le déterminisme ne peut être en cause quand le fameux principe d’indétermination est mesuré par une grandeur aussi précise que la constante de Planck. Seul le mécanisme est en crise, à l’échelle quantique. La notion de corpuscule individuel qui est à la base du déterminisme dans la mécanique classique est inadéquate à l’échelle microscopique. Il y a une sorte d’antinomie entre l’idée d’une particule infiniment petite, simple, indiscernable et celle d’individualité qui suppose une différenciation et un support des différences. Langevin propose donc de sacrifier le corpuscule pour sauver le déterminisme.

28L’article de Langevin a suscité une vive réaction de la part du philosophe Émile Meyerson qui voit dans la thèse de Langevin une remise en question du réalisme de la physique et prend le contrepied31. Tout en admettant que la théorie des quanta entraîne une révolution dans la physique, Meyerson est prêt à sacrifier le déterminisme – la science est toujours confrontée à de l’irrationnel dans la nature – pour sauver la réalité des corpuscules individuels. Le physicien ne peut pas se passer de cette réalité, même si elle reste opaque à la raison, indéterminable comme dans le réalisme transcendantal de Kant.

29Or le réalisme foncier de Meyerson est à l’origine d’un rapprochement qu’a osé Jacques Solomon lors d’une conférence au Cercle de la Russie neuve en 1934 ou 1935 entre Marx et Meyerson32. Solomon souligne que l’épistémologie de Meyerson repose tout entière sur un réalisme foncier – la croyance de tout physicien dans la réalité matérielle des électrons, atomes, molécules – qu’il assimile à un matérialisme. Il y décèle également une forme de dialectique puisque la raison, chez Meyerson, s’efforce sans cesse de résorber les contradictions de manière à assimiler identité et réalité. Sans prendre parti sur le différend qui oppose Langevin à Meyerson sur la théorie quantique, Solomon adhère clairement à la critique du positivisme qui commande toute l’œuvre de Meyerson et soutient son postulat réaliste.

30Voici donc qu’en faisant le deuil du corpuscule pour sauver le déterminisme, Langevin se trouve piégé dans le conflit ravivé par les débats sur la théorie quantique entre réalisme et positivisme, ce dernier étant assimilé à une forme d’idéalisme borné à la description des phénomènes. Il bascule malgré lui dans le camp des positivistes, des antiréalistes. C’est d’ailleurs ainsi qu’il est catalogué par plusieurs philosophes commentateurs du conflit, Stéphane Lupasco, Alexandre Koyré et Gaston Bachelard33.

31Pris au piège de l’affrontement entre réalisme et positivisme déclenché par l’interprétation de Bohr et Heisenberg, Langevin a effectivement cherché dans le marxisme une source d’inspiration pour sortir de cette impasse et se rallier au réalisme. En effet, lors d’une réunion internationale de l’Union internationale de physique à Varsovie en juin 1938, il prononce à la suite de Bohr une conférence intitulée « Les courants positiviste et réaliste dans la philosophie de la physique », où il prend nettement ses distances vis-à-vis de Bohr et de l’école de Copenhague. S’il reconnaît avec Bohr que la crise oblige à « refaire la grammaire de la science », il critique son positivisme qu’il juge purement critique, et peu constructif. Il s’agit donc de le dépasser et pour cela Langevin formule une profession de foi résolument réaliste, qui le rapproche de Meyerson, plus que du matérialisme dialectique de Marx :

Je crois que les physiciens se lieraient d’une façon bien étroite et gênante s’ils renonçaient au mot de réalité et vous sentirez ensuite que personnellement je suis réaliste ; je crois qu’il est difficile d’être un physicien expérimental sans croire à la réalité, non seulement des autres physiciens, mais aussi du monde34.

32Pour sauver le déterminisme, il n’hésite pas à condamner le déterminisme absolu de la mécanique classique pour deux raisons. D’une part, il est purement métaphysique, car il suppose une contemplation du réel par un observateur extérieur sans interaction avec lui. Cette métaphysique « sépare l’esprit de la matière qu’elle cherche à pénétrer35 ». Langevin lui substitue un déterminisme à visage humain qui reconnaît le caractère subjectif de nos représentations de la réalité sans diminuer leur rigueur scientifique. D’autre part et surtout, il reproche au déterminisme de Laplace de conduire à un fatalisme :

Il y a là, par opposition au déterminisme absolu de tout à l’heure, et qui conduit au fatalisme, une doctrine d’action qui nous enseigne que nous devons d’abord agir sur nous-mêmes et transformer notre représentation de la nature pour pouvoir agir sur elle et transformer le monde. C’est donc là une attitude active et réaliste36.

33Langevin se rapproche du marxisme en professant le réalisme et un déterminisme co-construit dans une interaction avec le réel. Ce qu’il retient surtout de cette philosophie, c’est qu’elle offre un levier pour agir, qu’elle permet de conjuguer sa passion pour la physique et son combat pour la paix et la justice. Le marxisme l’attire surtout parce qu’il consacre l’union de la pensée et de l’action. Tel est l’ultime message clairement articulé dans la dernière conférence intitulée « La Pensée et l’action » qui se termine sur un appel vibrant à l’engagement des scientifiques :

S’il devait arriver que seuls quelques initiés puissent participer à la joie de comprendre et à la possibilité d’agir, notre humanité courait un grand danger. Le gouvernement des savants auquel pensait Renan serait, en effet, aussi dangereux que toute autre sorte de dictature d’un homme ou d’une oligarchie. L’expérience nous montre qu’un homme disposant d’une puissance excessive politique ou financière se déséquilibre : les savants ne feraient pas exception et deviendraient aussi des fous dangereux. Il faut donc qu’à l’effort de construire la science, nous joignions celui de la rendre accessible, de manière que l’humanité poursuive sa marche en formation serrée, sans avant-garde ni arrière-garde traînante. […] Ainsi pourrons-nous contribuer, non seulement à la libération matérielle, mais encore à la libération spirituelle des hommes37.

34Il paraît donc difficile de parler d’une conversion de Langevin au matérialisme dialectique. Jusqu’au bout Langevin demeure un profond idéaliste convaincu de la valeur de la science comme force motrice de l’histoire et de la civilisation, et alerté par les débordements de la technique. Il a ressenti le marxisme comme une philosophie profondément rationaliste, justifiant, au nom de la science, l’action politique en faveur de la paix et de la justice. Il s’est prêté à la politique de promotion d’un marxisme héritier des Lumières menée par le PCF et peu regardant sur ses hésitations ou ses pas de côté. À cet égard, Aragon, qui a côtoyé Langevin lors de son retour à Paris en 1944, donne une image assez fidèle des relations entre Langevin et le PCF à travers le personnage fictif du professeur Baranger.

Fig. 6. Langevin, Aragon et Elsa Triolet lors du retour de Langevin sur Paris en septembre 1944.

35Ce célèbre chimiste ancien dreyfusard s’est rallié au Parti tout en gardant son indépendance d’esprit :

Le professeur ne pouvait se résoudre à accepter la discipline du Parti où Isabelle [sa fille] était entrée. C’était malgré tout un homme d’un autre temps. […] il craignait avec les communistes de voir un jour ou l’autre l’abime se creuser entre lui et ses anciens camarades de l’Affaire Dreyfus… Lui, Baranger, avec ses scrupules, ses doutes scientifiques, ils [le Parti] ne lui laissaient pas peser le pour et le contre… ils avaient leur vérité et ils ne se préoccupaient pas toujours que ce fût la vérité38.

36Au bilan, on voit donc que le portrait de Langevin en modèle de savant marxiste est une icône forgée par les collaborateurs de Langevin membres du PCF au cœur d’une campagne de propagande auprès des intellectuels. Le « système philosophique et moral » dans lequel Langevin a inscrit ses activités scientifiques et militantes est assez éloigné du matérialisme de Marx dans la mesure où c’est la science qui meut et oriente l’histoire et la société. La vignette du savant marxiste nous en apprend plus sur l’histoire du PCF que sur Langevin. Avec sa confiance dans la science, Langevin apporte un éclairage sur ce moment de l’histoire du marxisme en France où le matérialisme dialectique est traité comme un sous-produit du matérialisme et du rationalisme des Lumières. Ce marxisme à la française issu de l’ENS dans les années 1920 et porté par le sursaut rationaliste face à la montée du fascisme dans les années 1930 a effectivement attiré Langevin parce qu’il privilégiait les sciences et surtout parce qu’il lui offrait une base pour l’action militante en faveur de la justice.