1. La chaire d’analyse des faits économiques et sociaux

2Évoquer ce que Braudel désigne comme remarquable chez Perroux nécessite de revenir quelques mois auparavant. C’est lors de la séance du 28 novembre 1954 que le même Braudel avait présenté le projet de transformer la chaire de « littérature latine du Moyen Âge » en celle de « d’analyse des faits économiques et sociaux ». Il n’était pas question, expliquait le grand historien, de ressusciter la vieille « économie politique3 », trop traditionnelle, trop préoccupée par les doctrines et cela, au détriment de l’étude des faits. En filigrane, on comprend qu’il ne s’agissait, à ses yeux, de promouvoir ni l’économie, trop littéraire, qu’on professait dans les facultés de droit, ni celle, trop mathématique, qu’on modelait dans les écoles d’ingénieurs. Il convenait plutôt de poursuivre ici le chemin entamé par l’économie positive et expérimentale d’un François Simiand ; François Simiand qui, on le sait, demeurait l’une des références originelles de l’École des Annales, d’Ernest Labrousse et de Braudel lui-même. Une économie positive que, désormais, des « méthodes nouvelles » révolutionnaient, Braudel soulignant les « longues opérations préalables d’information, de recensement, de mesure ». Si bien que l’économiste moderne, poursuivait-il, « se place sous le signe triomphant du nombre, exige de vastes enquêtes », ce qui bien sûr nécessitait aides et moyens, des investissements.

3Mais ces investissements ne pouvaient être différés tant l’économie occupait désormais une place centrale dans les sociétés modernes. Ce n’était plus, soulignait le rapporteur, « un secteur à part, autonome dans la vie des hommes. La réalité économique se diffuse à travers la masse entière de la vie sociale ». Les faits économiques et sociaux étaient entrelacés et l’analyse moderne devait donc être quantitative, mais également sensible à ce que l’historien désignait comme les « réalités sociales d’encadrement ». Un exemple de ce double pas, quantitatif et social, de l’analyse économique pouvait alors être trouvé dans les matrices input/output qui offraient une photographie d’ensemble du présent et dès lors, le moyen d’anticiper et de prévoir, d’agir, au moins à court terme.

4Il convenait donc, pour la création de cette chaire d’analyse des faits économiques et sociaux, d’être ambitieux, insistait Braudel. De renouer sans doute avec cette tradition de création nombreuse des chaires d’économie au Collège de France (de Jean-Baptiste Say à Émile Levasseur4, au xix^e siècle), mais surtout de s’opposer ainsi au déclin français présent en matière d’analyse économique. Car où se trouvaient aujourd’hui les successeurs de Quesnay, Cournot ou Walras (ces derniers n’ayant d’ailleurs pas été nommés au Collège de France) ?

5Certainement, car ici toute la présentation de Braudel est transparente, chez un économiste ayant déjà compris le caractère nécessairement collectif de l’analyse moderne – « il ne peut y avoir, aujourd’hui, d’économie et de sciences sociales valables, sans outils de travail, sans laboratoires, sans organismes puissants de recherche » – sa dimension quantitative et surtout en dialogue avec les autres sciences humaines et sociales. Le nom de Perroux n’est, bien sûr, pas directement prononcé5, mais Braudel conclut en expliquant à ses pairs :

Je suis donc sûr qu’en donnant à un économiste français de qualité, de pair avec la science internationale, disposant de puissants moyens de recherche – en lui donnant l’appui immense que lui confèrera le prestige du Collège de France, vous aiderez à un rétablissement nécessaire, vous prendrez parti en faveur d’une science dynamique, neuve, nécessaire. Votre geste aura valeur d’exemple.

6Enfin, lors de cette séance, Braudel lit une lettre d’André Siegfried, professeur de géographie économique et politique (1933-1946), appelant à l’élection d’un « économiste « créateur », mais moderne, international, ouvert aux autres sciences sociales » ce qui, le terme « créateur » étant ici significatif, est clairement une invitation à élire Perroux6.

7La chaire d’analyse des faits économiques et sociaux est officiellement créée par un décret du 20 décembre 1954. Et c’est donc lors de l’assemblée du 13 février 1955 que sont présentées les deux candidatures, celle de Perroux, et celle, en deuxième ligne, de George Théodule Guilbaud. Ce dernier présente une « candidature de courtoisie », car ce mathématicien-économiste est en fait l’un des collaborateurs et adjoints de François Perroux7. Le vote est donc sans surprise, sur 40 votants Perroux recevant 33 voix, Guilbaud 4 voix et 3 bulletins blancs. Perroux est nommé par un décret du 1^er avril 1955.

2. L’essentiel, le secondaire et l’important

8La présentation de Braudel s’appuyait donc sur la distinction de trois niveaux d’intérêt dans le projet de Perroux : essentiel, important, secondaire.

9Dans son rapport du 13 février 1955, l’historien précisait immédiatement ce qui faisait l’essentiel : c’est « l’alliance » entre les concepts forgés, la théorie, et « des recherches axées, cette fois, sur le réel économique » et « poursuivies avec les moyens immenses dont dispose aujourd’hui la science économique ». Par cette analyse économique, c’est la dimension empirique et positive, d’une part, et, d’autre part, collective des sciences sociales qui entre ainsi au Collège de France. Car Perroux a déjà créé une dizaine d’années plus tôt, en 1944, l’Institut de science économique appliquée, bientôt Institut de mathématiques et sciences économiques appliquées, un Institut où se discutent les innovations récentes en matière d’analyse économique. Un institut précurseur qui s’appuie sur des publications propres, la revue généraliste Économie appliquée, puis à partir du milieu des années 50, les nombreuses séries thématiques de la revue Économies et sociétés8. Cette dimension est essentielle et explique qu’un peu plus tard, au tournant des années 1960, la chaire d’analyse sera transformée en « chaire à laboratoire », un rapport précisant alors, « un laboratoire est annexé à la chaire. Une quinzaine de chercheurs y travaillent à des titres divers9 » alors qu’on peut relever l’augmentation forte des dotations au cours des années 60.

10Si, selon Braudel, l’essentiel du projet de Perroux est là, dans cette « alliance », l’important est à situer dans un « conceptualisme neuf », que Siegfried désignait comme le caractère « créateur » de ce projet. Braudel le décrit comme une tentative d’économie généralisée prenant la forme d’une « théorie générale de la croissance », une ambitieuse théorie de l’évolution, dépassant les approches anciennes conçues en termes d’équilibre ou de cycles et formulant nombre d’innovations qui témoignent de l’enrichissement de l’économie par les autres sciences sociales d’une part, par la statistique et les mathématiques, de l’autre : unités actives/motrices, effets de domination, système/structure, coûts de l’homme, pôles de développement, etc. De l’après-guerre immédiat jusqu’au début des années 60, Perroux développe le cœur de son analyse dans une suite d’articles, dont il publiera la synthèse en 1961, dans son ouvrage majeur : L’Économie du xx^e siècle. Il coordonne, la même année, le volume IX de l’Encyclopédie française, volume consacré à L’Univers économique et social, dans lequel, à côté des principaux économistes français du temps (Claude Gruson, Pierre Massé, Edmond Malinvaud) se repèrent ses principaux disciples (Mauricé Byé, Alain Barrère, Pierre Uri, Gérard Destanne de Bernis et bien d’autres).

11Au Collège de France, Perroux a donné sa leçon inaugurale le 5 décembre 1955. Et lors des premières années de son enseignement, ses cours vont se partager en deux thématiques : le lundi, l’étude de la coexistence pacifique, où il mobilise ses concepts généraux pour réfléchir à la géopolitique/géoéconomie internationale, l’Europe, mais surtout l’affrontement des deux blocs Est/Ouest. Le jeudi, il enseigne sa « théorie du progrès économique », condensant là son approche du capitalisme et de ses transformations – Perroux intervenant alors dans les débats sur la planification et sur ceux de la comptabilité nationale – et sa conception de l’évolution économique, sa recherche d’une « dynamique totale10 ».

12Demeure, dans la présentation de Braudel, ce qu’il désigne par le secondaire dans le projet de Perroux. Le secondaire, c’est en quelque sorte ici, dans l’interprétation que propose l’historien, le passé définitivement dépassé de l’œuvre de Perroux. Un passé que Braudel, en se limitant aux concepts, associe aux dialogues inauguraux, c’est-à-dire de jeunesse, que Perroux aurait engagé avec les grands économistes de Léon Walras à John Maynard Keynes ou surtout Joseph Schumpeter. Braudel évoque « une pensée dégagée, aussitôt qu’engagée » et cite l’ouvrage La Valeur comme borne à partir de laquelle Perroux se serait alors dégagé d’héritages et d’exemples caducs et donc à oublier. Or, La Valeur, ouvrage effectivement analytique portant sur le néo-marginalisme autrichien, a été publié par Perroux en 1943, l’année où il publiait aussi Le sens du nouveau droit du travail, relevé élogieux du droit du travail sous le régime de Vichy. Ce qui est peut-être et de façon détournée, de la part de Braudel, le moyen de jeter un voile, sur le passé… tout en le signalant à minima.

3. Saint-Simon plutôt que Marx

13Au tournant des années 1960, les dialogues qu’engage Perroux avec les penseurs du passé se renouvellent pourtant au moment même où sa production strictement analytique se ralentit alors qu’il publie des essais plus doctrinaux : d’Économie et société (1960) à l’ouvrage intitulé Le pain et la parole (1969). C’est également le moment où son enseignement au Collège de France évolue et qu’il inaugure, en 1963, dans son cours du lundi, un enseignement intitulé « Le saint-simonisme du xx^e siècle ». Il tirera de ce cours l’ouvrage Industrie et création collective, dont le premier volume paraît en 1964. Cet ouvrage intègre une longue comparaison entre Saint-Simon/les saint-simoniens et Marx, et cela, au détriment de ce dernier11. Le dialogue avec Marx ne se limite pas là et Perroux rédige également la préface au volume 1, économique, des Œuvres de Marx publié en 1962 dans la collection de la Bibliothèque de la Pléiade chez Gallimard. C’est Maximilien Rubel qui est le maître d’œuvre de cette édition, le même Rubel à qui Perroux avait confié en 1959 la série S de la revue Économie et société : les Études de marxologie. Commandant la préface à l’édition La Pléiade, Rubel écrit à Perroux pour en préciser le pari : « montrer en quoi, sur quels principes, un économiste contemporain pourrait trouver sa pensée à l’unisson avec celle de Marx – j’ai en vue, naturellement, un économiste qui combat pour la construction d’une économie de l’espèce humaine, d’une économie pour « nourrir les hommes […] pour que tous aient la vie et qu’ils l’aient en sa plénitude12 ».

14Or, dans cette préface critique, Perroux développe surtout son propre point de vue, sa vision (très éloignée d’ailleurs de celle d’un Rubel, qui est partisan du socialisme des conseils). Véritable ère nouvelle, la modernité économique procède des incessantes interactions entre science, technique et industrie. De là, souligne Perroux, « un monde de contradictions13 » incessantes s’inventant par un processus sans fin de destruction créatrice bien plus complexe que ce qu’avait pu imaginer Joseph Schumpeter. Cette créativité du monde nouveau, en gestation, se heurte toutefois aux organisations politiques et sociales présentes et déjà figées, sociétés étatiques ou sociétés de classes, qui doivent donc être dépassées par une organisation nouvelle.

15Selon Perroux, deux schémas dialectiques peuvent permettre, au présent, de penser et d’accompagner cette évolution, cette dynamique transformant non seulement de l’intérieur un système établi, mais permettant aussi de basculer d’un système obsolète à un autre système. La première dialectique, explique Perroux, c’est la dialectique marxiste. Il y a certes là un modèle à qui il concède quelques qualités – puissance de l’indignation, accent porté sur la conflictualité, prise en compte des dominés – mais trop rudimentaire pour penser le présent en ses complexités. Même si Perroux nuance son propos (il s’agit, rappelons-le, de la préface à la publication des Œuvres), selon lui, Marx demeure handicapé par son matérialisme et le déterminisme qui en découle. Le moteur de l’histoire est chez lui l’antagonisme (dans lequel le travail détruit le capital), forme pauvre de résolution des contradictions ; la fin de l’histoire prévoit un état sans contradiction aucune, et, bien sûr, la dimension volitive et créative de l’espèce humaine est presque totalement éclipsée dans ce schéma.

16À cette dialectique marxiste, Perroux oppose celle du dialogue, dont la source principale est le dialogue judéo-chrétien. Ce dernier :

apporte l’idée d’un échange de parole entre l’Incréé et la créature, et situe par rapport à lui, tout dialogue entre les créatures ; les coopérations actives, volontaires, qui utilisent la discussion contradictoire dans le dessein de former des propositions vraies, des approximations de la vérité, se déroulent en présence d’un juge qui regarde les menteurs et les faux témoins14.

17La dialectique du dialogue présente, aux yeux de Perroux, des caractères inverses de la dialectique marxiste : elle souligne la prééminence de l’esprit et des valeurs sur la matière et les faits, signale comment, dans certaines conditions institutionnelles maîtrisées, les communications contradictoires continues entre les individus et les groupes inventent des évolutions jamais entièrement déterminées ni achevées. Elle souligne, enfin, que les contradictions sont résolues non par l’antagonisme, mais par le conflit, soit, « la révision, la retouche, la transformation de l’un des deux termes ou des deux », là encore, un processus continu de coopération et de conflit. Ces caractéristiques de la dialectique du dialogue la rendent à la fois mieux adaptée à l’explication de la complexité des sociétés industrielles avancées, mais aussi très exactement en phase avec les enseignements de la science moderne : « En son minimum, comme communication contradictoire d’informations soumises en principe à des critères objectifs de vérité, le dialogue est au cœur de la société industrielle parce qu’elle est une société scientifique15 ».

18Ce sont alors Saint-Simon et les saint-simoniens qui sont, à la différence de Marx, les vrais penseurs « prospectifs » : « nous sommes tous devenus plus ou moins saint-simoniens16 », souligne Perroux. Centrée sur la production, le travail et plus généralement la création, concevant que ce processus nécessite « des luttes et concours par où les hommes conquièrent et emploient les choses comptabilisables », leur réflexion anticipe largement les paris du présent : l’aménagement du globe, le pouvoir des sciences et des techniques, l’association de tous les hommes sur un projet commun, l’injonction à travailler et à créer au bénéfice des plus pauvres, la nécessité d’une religion nouvelle réalisant les promesses du Christianisme, enfin l’invention d’une organisation sociale neuve promouvant l’administration rationnelle des choses, là où dominait le gouvernement belliqueux des hommes. Selon Perroux, toutes ces idées si neuves s’élèvent à partir de ce qu’il considère être les deux piliers de la pensée saint-simonienne : d’une part, une conception des contradictions et de leur résolution qui, prenant acte de la spécificité de l’industrie repousse l’antagonisme tel que l’entend Marx (selon Perroux) pour privilégier le conflit divisible, le différend et la conciliation toujours possible ; d’autre part, une conception de l’association conçue comme « une organisation hiérarchique des activités selon les connaissances positives et selon la loi d’amour, dans le dessein d’aménager le service réciproque des hommes au cours de leur vie historique et terrestre ». Aux yeux de Perroux, les saint-simoniens et leur conception d’hommes différenciés par leurs capacités, et employés rationnellement dans le grand atelier fonctionnel de la production expriment au plus clair « l’exigence d’élites dirigeantes qui ne soient pas des élites dominantes17 ».

19Lors de cette période doctrinale des années 60 qui succède à la période plus théorique antérieure, on voit Perroux exprimer nettement sa vision économique. Cette vision le raccorde à l’une de ses influences majeures : le personnalisme chrétien de la revue Esprit dans la version qu’en a proposé le milieu des éditions de la Chronique sociale lyonnaise, et plus spécifiquement Jean Lacroix18. Le lien entre Lacroix et Perroux est fort et ce dernier l’exprimera ainsi dans leur correspondance : « Fraternel, oui ! Tu es bien pour moi un frère aîné dont j’ai reçu conseil, enseignement et exemple depuis un demi-siècle (environ 1930)19 ». Et la lecture du recueil Histoire et mystère, publié par Lacroix en 196220, la consultation de la série M de la revue Économies et sociétés (Philosophie et science de l’homme) que dirige Lacroix depuis 1957 convainc de la solidité du lien et de la fréquence des échanges. De Lacroix et de ce milieu, Perroux en tire vraisemblablement cette conception de la dialectique du dialogue qui lui permet de considérer que Marx relève de l’histoire jugée et condamnée, là où Saint-Simon et les saint-simoniens participent d’une histoire sanctionnée et donc validée.

20Toutefois, on note que la vision de Perroux se réclamant du saint-simonisme fait cohabiter deux notions difficilement conciliables : celle de dialogue et celle de hiérarchie. Si bien que cette conception du dialogue chez Perroux fait parfois penser à la conception de l’amour que l’on trouve chez les saint-simoniens :

L’amour est le lien principal qui unit le supérieur à l’inférieur. La volonté du premier ne saurait être oppressive, car il est de sa nature, dès qu’elle se révèle, de déterminer des volontés harmoniques ; la soumission du second ne saurait être contrainte ou servile, puisque ce qu’il fait est ce qu’il aime, et ce que lui a appris à aimer celui auquel il obéit21.

21Chez Perroux l’influence personnaliste repérable dans la notion de dialogue est constamment ombrée par celle de hiérarchie et même un peu plus. Évoquant les formes de pouvoir dans la société industrielle de l’avenir, rappelant ce que Saint-Simon et les saint-simoniens disaient du pouvoir sacerdotal, du rôle des prêtres et des artistes, du nouveau Parti des industriels à créer, de l’enseignement/prédication à administrer aux ouvriers, Perroux en vient à citer centralement un article du Censeur (1815) : « Un parti est organisé lorsque tous ceux qui le composent, unis par des principes communs, reconnaissent un chef qui concerte tous les mouvements et dirige toutes les opérations, de sorte qu’il y ait, à la fois, unité dans l’action et dans les vues et que, par conséquent, la force du parti soit la plus grande possible22 ».

22Il convient alors peut-être de citer la fille de Jean Lacroix expliquant que, pour son père, « François Perroux, c’était comme un frère génial qu’il fallait guider pour lui éviter les chausse-trappes23 ». Ce qui nous ramène ici à la première partie de la phrase introductive de Braudel, dans son rapport du 13 février 1955 où il évoque, peut-être matois, ce « traitement autoritaire » qui, selon l’historien, ravirait Perroux.

4. De l’autorité chez François Perroux

23Il convient ici de rappeler que Perroux, a connu une trajectoire sinueuse dans les temps plus qu’incertains allant de la fin des années 30 à la débâcle de 1940 et jusqu’au Régime de Vichy et ses évolutions. En témoignent, à la fin des années 1930, ses contributions sur la communauté de travail et les mythes hitlériens24 ou, un peu plus tard, les responsabilités qu’il a occupées sous Vichy jusqu’à 1943, de la fondation de l’École des cadres d’Uriage à l’animation de la revue maréchaliste La Communauté française. Sur cette période, les archives ont longtemps été négligées. Dans les années 80 et 90, les premiers interprètes et commentateurs de l’œuvre, souvent de proches et anciens élèves, ont passé sous silence cette période. Ce que ne fait pas depuis une dizaine d’années une toute jeune historiographie qui, d’une part, explore plus précisément la trajectoire initiale de Perroux jusqu’à 1943-1944, et, d’autre part, souligne la rémanence chez lui, y compris dans les périodes tardives d’une pensée avant tout concernée par l’autorité, les élites et les chefs25. Cette pensée, on la repère, en filigrane, dans ses écrits académiques, et elle transparaît plus nettement dans certaines correspondances. Ainsi de lettres à Lacroix (ce dernier jouant souvent le rôle de garde-fou), où il en appelle à « une civilisation des élites organisatrices et des masses encadrées », dénonce « les démocraties parlementaires de notre sénescence » ou, dans une autre lettre, où il critique en ces termes le catholicisme : « le catholicisme suppose le développement des vertus naturelles. Il y rajoute une dimension de plus. Voilà le mensonge radical, le jésuitisme des profondeurs. Le point, en effet, est de savoir si le catholicisme n’émascule pas les vertus naturelles : le courage (physique je veux dire), le dédain des médiocrités sociales, la capacité de l’homme de se sacrifier pour ce qu’il croit être la vérité, la force dans l’expression26 ».

24François Perroux est mis en retraite du Collège de France en décembre 1973 y enseignant encore quelques mois. Au début des années 70, l’envergure de son « économie généralisée » l’amène à espérer l’obtention du Nobel de la discipline (créé en 1968-69 et qui sera, par exemple, décerné en 1974 à un autre économiste hétérodoxe, Gunnar Myrdal). C’est pourtant le moment où se développe une controverse dont on trouve trace dans le dossier Perroux des archives du Collège de France. Dans L’Express du 27 décembre 1971, l’un des principaux journalistes du temps, Roger Priouret27, féru des nouvelles techniques de management venant des universités américaines, signale la faiblesse présente de la science économique française, et loue, dans ce contexte, l’œuvre d’Edmond Malinvaud à l’INSEE et la résonnance internationale de son œuvre. Et Priouret souligne, par contraste, que Perroux, « adulé en France (est) tenu à l’étranger pour un esprit original sans valeur scientifique28 ». Quelques années plus tard, le jugement est repris par Philippe Lefournier dans, significativement, le journal La Croix, où sont évoquées pour Perroux des idées prémonitoires « malheureusement restées à l’état d’impression29 » et que rend désormais obsolètes une nouvelle génération d’économistes français formés dans les grandes écoles d’ingénieurs puis sur les campus américains. Répondant à Priouret, Perroux bat alors impérieusement le rappel de ses troupes et ce sont plusieurs dizaines de témoignages venant de France (Henri Bourguinat, Raymond Barre, Maurice Niveau…) et surtout de l’étranger qui affluent sur le bureau de Françoise Giroud pour dénoncer le « ridicule » et le « brutal » de cette attaque. Giroud répondant à un courrier d’Étienne Wolff (professeur d’embryologie expérimentale [1955-1974] et administrateur du Collège de France depuis 1965), s’étonne et se gausse même de cette avalanche, commentant, « il me parait, je vous l’avoue, que François Perroux attache à, disons… l’injustice de Roger Priouret, une importance incommensurable à cette injustice30 ».

25Anecdote, sans doute, mais qui éclaire peut-être finalement et de biais le rapport présenté par Braudel en février 1955 : comme le signale les témoignages et défenses de nombre d’économistes lors de l’épisode de L’Express, l’essentiel et l’important de l’œuvre de Perroux sont sans doute indiscutables. Et ses travaux épistémologiques, théoriques, appliqués, au même titre que ceux d’autres grands économistes hétérodoxes de la période, Gunnar Myrdal, John Kenneth Galbraith, Robert Heilbroner ou Albert Hirschman, ont alors participé aux progrès de l’intelligence économique. D’un autre côté, ce que Braudel liquidait comme secondaire, mais ceci jetant un voile plus ou moins épais sur l’autoritaire chez Perroux constitue également (et malgré sans doute les efforts constants d’hommes comme Jean Lacroix et d’autres) une dimension incontournable de son approche, dont on ne peut taire, surtout aujourd’hui, les conséquences ; et cela même si ces conséquences peuvent apparaître comme des déviations, voire comme des déformations peut-être jusqu’à des trahisons de la vision et de l’analyse de Perroux. Il n’est pas anodin de noter qu’au début des années 70, à la date même où paraissaient les articles de Priouret, Perroux était récupéré comme référence du GRECE (Groupement de recherche et d’études pour la civilisation européenne) et d’Alain de Benoist, ou qu’il était interviewé par Yvon Blott dans la revue Nouvelle École et cela, notamment pour avoir « opposé au modèle irréel d’une économie d’égaux la théorie réelle d’une économie de puissance31 ». Captation et on l’a dit déformation, probablement, et il convient plutôt pour conclure et équilibrer cette présentation de citer Pierre Drouin qualifiant finement Perroux de « Claudel de l’économie32 » ou encore Henri Bartoli (économiste, et Juste parmi les nations), mentionnant les nombreux compagnons de route de Perroux, tous espérant, et avec exigence, la création d’un « seul et même monde humanisable et moins inhumain déjà33 ».