Le chef de file des anti-collectivistes

4Né en 1843, Paul Leroy-Beaulieu est issu d’une famille de la bourgeoisie libérale normande2. Son père, Pierre, réputé proche de François Guizot dès les années 1820, est maire de Lisieux, puis nommé sous-préfet de Saumur en 1843, avant d’être promu préfet de Lisieux. En 1849, il est élu député du Calvados avec le soutien des conservateurs monarchistes, puis se rallie à l’Empire après le coup d’État du 2 décembre 1851. Il est investi comme « candidat officiel » du régime impérial, entre 1852 à 18573.

5Son fils Paul, jeune prodige tout comme son frère Anatole, fait des études brillantes à Paris au lycée Bonaparte, obtient une licence en droit, puis se fait connaître comme publiciste dès le milieu des années 1860, au moment où l’Empire s’ouvre et se « libéralise4 ». Après la signature du traité de libre-échange entre la France et l’Angleterre en 1860, les économistes et les philosophes libéraux retrouvent de la voix5. Le jeune Leroy-Beaulieu publie dans les journaux libéraux et soumet plusieurs mémoires à l’Académie des sciences morales et politiques, qui sont tous primés et salués par les jurys6. Il reçoit en 1867 le prix Bodin pour son mémoire sur les populations ouvrières, qui s’inspire des idées leplaysiennes. Dans une série d’articles qu’il publie sur les grèves ouvrières en 1870, il dépeint le socialisme comme « un sentiment âpre et haineux des misères de la civilisation7 ».

6Né dans une famille aisée, repéré très tôt pour ses qualités intellectuelles et littéraires, Paul Leroy-Beaulieu s’élève encore dans la hiérarchie sociale lorsqu’il épouse, le 3 mai 1870, la fille de Michel Chevalier, économiste formé au saint-simonisme, sénateur, et figure très influente du Second Empire depuis qu’il a signé avec le Britannique Richard Cobden le traité de libre-échange de 1860. La bonne société impériale assiste à la cérémonie, en présence du ministre du Commerce, de l’ambassadeur du Royaume-Uni et de plusieurs députés et sénateurs. Cette alliance confère prestige social et aisance financière à Leroy-Beaulieu, dont les réseaux s’élargissent. C’est à sa femme qu’il doit la possibilité de passer de longs séjours dans le château de Montplaisir, situé dans l’Hérault près de Lodève, où il écrit et supervise la gestion de ses terres jusqu’à la fin de sa vie.

7Les premiers écrits de Leroy-Beaulieu lui valent une reconnaissance précoce au sein de la mouvance libérale. Il publie régulièrement dans le Journal des Débats, la Revue des Deux Mondes, et est acclamé par les membres de l’Académie des sciences morales et politiques, où il est élu en 1878. Lorsqu’Émile Boutmy fonde l’École libre des sciences politiques en 1872, peu de temps après la défaite contre la Prusse, Leroy-Beaulieu prend en charge l’enseignement de finances publiques, où il aborde les questions du budget, de l’impôt sur le revenu (il est, à cette époque, favorable à l’introduction d’un income tax calqué sur le modèle britannique), des dettes publiques française et étrangères. En 1873, il fonde un nouveau journal, L’Économiste français, qu’il dirige tout au long de sa vie. Ce nouvel organe de presse, destiné au monde financier et politique, est créé grâce au soutien de 250 industriels et hommes d’affaires, sur le modèle de The Economist en Grande-Bretagne (fondé lui en 1843). Chaque semaine jusqu’à la fin de sa vie, Leroy-Beaulieu édite le journal et rédige son article principal, sur une grande variété de thèmes. Le titre propose aussi des informations sur les valeurs mobilières, les émissions de dettes, les actualités économiques internationales8. C’est une tribune essentielle pour les partisans du libre-échange, à un moment où, face à la Grande Dépression, les pays européens se convertissent les uns après les autres au protectionnisme.

8« Publiciste », journaliste, enseignant, Leroy-Beaulieu est une figure centrale de la mouvance libérale, qui cumule les positions de pouvoir et d’influence. Seule lui manque une carrière politique nationale, qui aurait pu le conduire à la Chambre des députés ou au Sénat, s’il s’était montré moins circonspect vis-à-vis de la République. Conseiller général de l’Hérault à partir de 1877 (une tâche qui ne semble guère l’avoir passionné), il échoue à plusieurs reprises à se faire élire député dans la circonscription de Lodève. Soutenu par les milieux conservateurs locaux, il est plusieurs fois battu par le candidat radical, entre 1878 et 18909. Il se montre à l’époque inquiet des évolutions de la République, à mesure que celle-ci échappe aux représentants du Centre gauche, anciens orléanistes, qui ont favorisé son avènement en 1875. Ses hésitations vis-à-vis du régime républicain, telles que les rapportent certains articles, auraient contrecarré ses ambitions politiques10.

9Sans position élective nationale, Leroy-Beaulieu est néanmoins engagé dans la vie publique et partisane, sous la forme de conférences (contre le socialisme et le collectivisme dans les années 1890) et au sein de ligues. Il participe par exemple au Comité de défense et de progrès social, que son frère Anatole fonde au milieu des années 1890. Il publie des brochures pour réfuter les arguments des socialistes et alerter sur le « péril » collectiviste. En 1897, faute de siéger à la Chambre, il répond à Jean Jaurès par texte interposé sur la question de la propriété paysanne, au cours d’un débat qui eut un large écho politique11. Intellectuel de combat qui s’assume comme tel, il sait aussi manier le verbe polémique, surtout pour dénoncer le collectivisme12. En 1892, un an avant l’élection de nombreux socialistes à la Chambre des députés, il préface une brochure, Où mène le socialisme, rédigée par le libéral allemand Eugen Richter, dont l’objet est d’illustrer les mirages et les ravages du socialisme. Le texte que Leroy-Beaulieu rédige à cette occasion est sans ambiguïté : « Nous aussi nous combattons le socialisme sous toutes ses formes, à toutes les doses où l’on prétend l’insinuer dans les veines des sociétés modernes13 ».

La chaire du Collège de France : une réfutation savante et militante

10Lorsque Paul Leroy-Beaulieu est élu au Collège de France, en remplacement de son beau-père, il occupe une des chaires d’économie politique les plus prestigieuses de l’époque, à côté de celles existant au Conservatoire des arts et métiers, à l’École des ponts et chaussées puis dans les facultés. C’est de cette tribune qu’il esquisse, pendant plus de trente ans, le contenu de ses livres les plus célèbres sur la répartition des richesses, le collectivisme, l’État moderne, ou de son traité théorique et pratique d’économie politique. Leroy-Beaulieu donne son premier cours en 1879, en suppléance de Michel Chevalier (professeur d’économie politique de 1840 à 1879), alors diminué par l’âge et la maladie. Après le décès de ce dernier, une élection est organisée. Naturellement candidat à sa succession, son gendre est opposé à d’autres figures connues de la mouvance libérale (Émile Alglave, Joseph Garnier, Frédéric Passy, René Worms, etc.). Léon Walras a manifesté son intérêt pour le poste, mais n’a pas reçu de soutiens14. La plupart des candidats sont habitués à se croiser sur les mêmes bancs à l’Académie des sciences morales et politiques, à la Société d’économie politique ou dans les revues de l’époque. Outre la réputation de son beau-père, qui l’a déjà en partie adoubé en lui confiant sa suppléance, Leroy-Beaulieu est soutenu par Émile Levasseur, titulaire de la chaire d’histoire des doctrines économiques depuis 1871. Il l’emporte par 22 voix contre 10 à Frédéric Passy, le fondateur de la célèbre Ligue de la Paix et de la Liberté15.

11La lecture des sujets de cours traités par Leroy-Beaulieu entre 1879 et la Première Guerre mondiale révèle une étonnante continuité des thèmes abordés, dont certains reviennent en boucle, au gré de cycles de quelques années16. Les descriptifs de cours demeurent le plus souvent sommaires, reprenant au fil du temps des titres de livres déjà publiés par l’auteur. Les grands sujets de Leroy-Beaulieu sont la question de la répartition des richesses, du collectivisme, de l’État, de la population, de la colonisation. S’y ajoutent des discussions, en séminaire, sur les grandes figures du libéralisme (Adam Smith, David Ricardo, Jean-Baptiste Say, Frédéric Bastiat, etc.), sur le crédit ou l’association, et, à quelques rares occasions, la présentation de théories nouvelles (par exemple sur Alfred Marshall, chef de file de la « révolution marginaliste », en 1897). Certains thèmes évoqués au début des années 1880 reviennent vingt ans après, donnant une impression de circularité et de répétition, lorsque l’auteur s’engage dans une révision de ses livres et traités les plus connus. Leroy-Beaulieu développe une approche fondée davantage sur la conservation des idées libérales du xix^e siècle que sur l’exploration de nouveaux concepts économiques, à une époque où la discipline connaît pourtant de profonds renouvellements17.

12Le premier cours professé par Leroy-Beaulieu donne une indication assez claire du programme intellectuel qu’il s’assigne pour les années suivantes. Il s’agit de réfléchir à « l’influence de la civilisation et du développement industriel sur la répartition des richesses », ce qui implique de lutter contre les idées socialistes, dont celles de Karl Marx. Dès les premières pages du livre publié à partir de ce cours en 1881, Leroy-Beaulieu désigne les auteurs qu’il convient de réfuter en priorité. Ferdinand Lassalle est, selon lui, « l’apôtre du socialisme », tandis que Marx en est le « docteur18 ». Là où les socialistes mettent en cause les effets du système économique sur l’aggravation des inégalités (une idée que les inventeurs du « paupérisme » avaient déjà documentée dans les années 1830-1840), Leroy-Beaulieu entend montrer qu’il existe une tendance à l’égalisation des conditions, sous l’effet de l’industrialisation et du progrès économique. On sait désormais pourtant, grâce aux travaux récents des économistes et des historiens, qu’en réalité jamais les inégalités de patrimoines n’ont été aussi élevées qu’à l’époque où écrivait Leroy-Beaulieu19.

13Pour mener à bien sa réfutation des théories pessimistes, Leroy-Beaulieu, libéral convaincu, est obligé d’en passer par une relecture critique des grands noms de l’économie politique sur lesquels s’appuient certains des penseurs socialistes. Il prend ainsi ses distances avec l’approche pessimiste développée par Thomas Malthus sur le déséquilibre entre les ressources disponibles et la croissance de la population, conteste la théorie des rendements décroissants popularisée par David Ricardo, ou marque son désaccord avec la notion de salaire naturel élaborée au xviii^e siècle par Turgot20. Contre l’idée d’une diminution tendancielle des salaires réels, il insiste sur la capacité de l’intelligence et de l’éducation à améliorer la productivité. Le terme n’existe bien sûr pas à l’époque, mais il appelle en quelque sorte à investir dans le « capital humain » pour soutenir la marche du progrès. Comme il l’écrit dans un de ses mémoires de jeunesse sur le salaire des ouvriers, l’homme est « un capital accumulé21 », et les ressources économiques lui apparaissent comme infinies, grâce aux efforts de l’intelligence humaine ou à la colonisation.

14Contre une large partie de ses contemporains, Leroy-Beaulieu considère que le paupérisme décroît et que les salaires réels augmentent. Les socialistes ne feraient selon lui qu’entretenir des préjugés, en exagérant le poids des contradictions du système de production. C’est pour lui une conviction : « Les sociétés civilisées, surtout les vieilles sociétés européennes, s’avancent vers un état où les richesses seront beaucoup moins inégalement réparties que dans le présent, quoique l’imagination grossisse outre mesure les inégalités de la répartition actuelle22 ». Cela s’expliquerait notamment par la baisse tendancielle du taux d’intérêt et par la généralisation de l’instruction, qui donnerait à chacun les moyens d’atteindre une meilleure position sociale. À l’idée d’une hausse implacable des inégalités, Leroy-Beaulieu oppose le sentiment d’une marche confiante et naturelle vers l’égalisation des conditions, à l’image d’Alexis de Tocqueville au début des années 1830 dans son livre sur La Démocratie en Amérique.

15Cette marche n’est possible qu’à la condition que l’État s’abstienne d’intervenir dans la sphère économique sous la forme de réglementations ou d’impositions. Ainsi, si les inégalités augmentent, c’est en raison des progrès du socialisme et de l’étatisme, plutôt que des défaillances du système économique. Le laissez-faire promu par l’école de Manchester constitue donc le meilleur antidote aux phénomènes de concentration des richesses. Sur ce point, quoique partant d’une lecture critique de certains économistes classiques du début du siècle, Leroy-Beaulieu parvient à des conclusions assez proches des leurs sur la nécessité de repousser les velléités interventionnistes de l’État :

De tout ce qui précède il résulte que ce que l’on appelle la question sociale se résout d’elle-même, autant du moins qu’elle est résoluble, peu à peu, par parcelles, avec la simple collaboration du temps, du capital, de l’instruction, de la liberté, de la philanthropie, de la charité aussi, que beaucoup d’économistes traitent trop sévèrement et que nous ne dédaignons pas […] Le rôle de l’État consiste uniquement à enlever les obstacles d’origine administrative ou législative qui s’opposent à une moindre inégalité des richesses23.

16La critique des idées de Marx est cruciale pour Leroy-Beaulieu, puisque ces dernières connaissent une diffusion croissante, quoique toujours limitée, à la fin des années 1870 et au début des années 1880 – Marx décède en 1883. L’économiste libéral prend soin de distinguer plusieurs variantes du socialisme, selon leur degré de dangerosité. Il combat tout d’abord le « socialisme démocratique », celui porté par les ouvriers. Viennent ensuite le socialisme mystique, celui dans lequel a été formé son beau-père saint-simonien au tournant des années 1830, et surtout le « socialisme scientifique » que met en place Marx, au nom du matérialisme historique. Ce « socialisme de la chaire » l’inquiète particulièrement, dans la mesure où il émane aussi de conservateurs allemands, réunis au sein du Verein für Sozialpolitik, qui font le jeu de l’étatisme et du collectivisme24.

17On peut supposer que Leroy-Beaulieu a pu lire Le Capital dans sa version originale, puisqu’il est familier des auteurs allemands depuis le séjour qu’il a passé outre-Rhin en 1864-1865 aux universités de Bonn et Berlin25. En 1872, Maurice Block discute le premier volume du Capital dans un article du Journal des économistes, ce qui illustre l’intérêt que les économistes libéraux commencent à lui porter26. Dans ses livres, Leroy-Beaulieu cite le Capital dans sa version allemande, mais s’appuie également sur les articles des premiers marxistes français tels Jules Guesde, qui contribuent à l’importation des idées de Marx auprès du mouvement ouvrier français à la fin des années 187027. Si bien que Leroy-Beaulieu discute en même temps les idées originales de Marx et les traductions-importations qui en ont été faites par ses disciples français, par exemple dans le journal L’Égalité28.

18C’est dans son ouvrage consacré au Collectivisme, issu d’un cours commencé en 1882, que l’on trouve chez Leroy-Beaulieu la réfutation la plus poussée des idées de Marx29. Il revient sur les origines historiques de la propriété privée, que Marx attribue au vol et à la confiscation. Leroy-Beaulieu ne nie pas les origines violentes du rapport de propriété (« qu’il y ait une part de vérité, en ce qui concerne le passé, dans cette mordante satire de Karl Marx, on ne le peut nier30 »), mais il lui oppose un principe de « prescription », au travers duquel le capital, constitué par la dynamique répétée de l’épargne et de l’accumulation, perdrait son illégitimité originelle. Avec le temps, les titres de propriété acquièrent une forme de légitimité, qui incorpore le travail des capitalistes eux-mêmes. Leroy-Beaulieu conteste ainsi l’idée d’une appropriation de la plus-value par les propriétaires du capital au détriment des travailleurs. Le profit, selon lui, n’est pas un rapport mécanique, « de chose à chose », mais une relation humaine, où les efforts et l’intelligence des capitalistes entrent en ligne de compte31. Ce que les marxistes appellent l’exploitation minimise, selon lui, la part de risque et de responsabilité que l’activité économique requiert : « L’industriel doit être un perpétuel chercheur, c’est un poursuivant, un traqueur d’améliorations : à ce prix seulement il fera grande fortune32 ». Dans cette vision, le profit n’est pas un rapport social de domination, mais la juste rétribution des efforts accomplis par les détenteurs du capital33. Leroy-Beaulieu y ajoute l’argument selon lequel la plus-value bénéficierait in fine au progrès social, par le jeu des gains de productivité, de la concurrence et de la baisse des prix qui profiteraient à tous34.

19Au fil d’une réfutation sans concession, Paul Leroy-Beaulieu est néanmoins contraint de reconnaître à plusieurs reprises l’ingéniosité des idées de Marx, ce qui les rend d’autant plus suspectes. « L’analyse de Marx n’est pas dépourvue d’intérêt ni de finesse. Elle est de nature à frapper les esprits », concède-t-il. Mais il n’y voit, en définitive, rien d’autre que des préjugés : « Rarement, sous l’apparence de la rigueur du raisonnement et de la profondeur de l’analyse, on a enchaîné les uns aux autres tant de frivoles sophismes35 ». Ce sont pourtant ces mêmes sophismes qui le motivent à prendre si souvent la plume pour les discuter…

Le capitaliste en économiste

20Toute sa vie, Leroy-Beaulieu tente de repousser le spectre du collectivisme, mais il est obligé de constater que le mal qu’il s’efforce de combattre ne cesse de progresser. Adversaire résolu des idées de Marx sur la plus-value, l’exploitation ou les inégalités, il est en même temps, à son corps défendant pourrait-on dire, une illustration vivante des dynamiques du système capitaliste à la fin du xix^e siècle36. À défaut d’avoir repoussé les assauts théoriques du marxisme, il en a été l’une des incarnations, par sa position d’intellectuel organique de la bourgeoisie libérale et comme promoteur de l’expansion coloniale.

21L’économiste du Collège de France illustre tout d’abord les bénéfices de la « multipositionnalité », au carrefour de la politique, des affaires et de la science. Comme l’écrit Eugène d’Eichtal dans la nécrologie qu’il lui consacre, « il s’efforçait de multiplier par des contacts variés avec les hommes et les choses dans une vie où la collaboration à des affaires industrielles, les exploitations agricoles et vinicoles, la gestion d’une fortune importante se mêlaient au labeur désintéressé37 ». La production intellectuelle indéniable par son ampleur est une activité sociale parmi d’autres dans la vie de Leroy-Beaulieu, qui se consacre aussi à la gestion de ses propriétés et de sa fortune, aux affaires industrielles et financières, aux activités internationales et coloniales. Il tient un rôle équivalent, pour la grande bourgeoisie, à celui qu’occupe, le capital intellectuel en moins, Alfred Neymarck auprès des petits et moyens épargnants38. Leroy-Beaulieu doit une partie de sa notoriété à sa connaissance des marchés financiers et des titres étrangers, à une époque marquée par l’internationalisation des investissements39. L’épargne française est abondante et se projette en de nombreux points du globe. Dans le prolongement de ses travaux sur les dettes publiques et la finance, il publie en 1905 un manuel à destination des épargnants et des investisseurs, intitulé L’Art de placer et gérer sa fortune, qui rassemble des notes parues dans L’Économiste français40. Comme d’autres auteurs de son temps, il chante les louanges de l’épargne et invite ses lecteurs à diversifier leurs placements pour améliorer leur rentabilité.

22Dès le début des années 1870, Leroy-Beaulieu se fait le défenseur de l’impérialisme colonial et de ses bienfaits économiques, pour des raisons aussi bien politiques qu’économiques. Son ouvrage De la colonisation chez les peuples modernes, paru pour la première fois en 1874, est plusieurs fois réédité41. Il ne s’agit pas tant de trouver un débouché démographique à une population française dont la croissance s’est déjà fortement ralentie, que de favoriser « l’émigration des capitaux » et d’offrir à une épargne abondante de nouvelles opportunités de placement. L’impérialisme informel, comme l’appelle l’historien David Todd, doit permettre d’infléchir la baisse tendancielle du taux de profit en investissant dans des contrées jeunes et prometteuses. L’optimisme économique de Leroy-Beaulieu, qui s’éclaire à la lumière de sa propre position sociale, est directement corrélé au processus d’expansion coloniale, qui doit conjurer le spectre de la rareté. Le capitalisme trouverait à se régénérer dans les espaces coloniaux : « On doit se féliciter de cette expatriation des capitaux vers les colonies bien organisées et en voie de prospérité : ces capitaux-là ne sont pas perdus, ils sont plutôt multipliés42 ». L’expansion coloniale, formelle ou informelle, apparaît ainsi nécessaire à la perpétuation du processus d’accumulation :

Un capitaliste d’Europe, et par ce mot nous n’entendons pas seulement un banquier, mais toute personne faisant des économies, un modeste employé, un paysan, un ouvrier, une vieille fille ou une veuve peuvent, sans quitter le coin de leur foyer, sans avoir de grandes connaissances en géographie, travailler puissamment à la colonisation, à l’exploitation du globe43.

23Dans la nécrologie rédigée à l’occasion du décès de Paul Leroy-Beaulieu, le professeur de langue et littérature grecques (1893-1930) et administrateur du Collège de France, Maurice Croiset, souligne que son collègue n’avait jamais perdu de vue la question de la colonisation « parce qu’elle lui semblait capitale pour le développement de notre vitalité44 ». En la matière, Leroy-Beaulieu joignait la pratique à la théorie45. En plus de ses activités économiques en métropole (il est par exemple président des caves de Roquefort dans les années 1880), il possède, en association avec son collègue de l’Académie des sciences morales et politiques Georges Picot, des parts dans un domaine agricole et viticole à Schuiggui, dans le nord de la Tunisie, sous protectorat français depuis 188146. Il aurait aussi investi dans les usines de phosphate de Gafsa, et détient depuis son mariage avec Cordelia Chevalier des parts de la société du Canal de Suez47. Il marque son intérêt pour la construction d’une ligne de chemin de fer transsaharienne et pour d’autres projets de « mise en valeur » des espaces sous contrôle colonial48. Figure emblématique de l’Empire de velours dépeint par David Todd, ses idées et ses agissements illustrent les analyses critiques développées par les marxistes du début du siècle (Rosa Luxemburg, Rudolf Hilferding, Lénine) sur les liens entre capitalisme et impérialisme. Lénine, dans l’Impérialisme, stade suprême du capitalisme, n’est finalement pas si éloigné des thèses de Leroy-Beaulieu lorsqu’il écrit que « ce qui caractérise le capitalisme actuel, où règnent les monopoles, c’est l’exportation des capitaux49 ». Mais il en tire des conclusions radicalement opposées.

24Cette défense de la domination coloniale n’est pas sans lien avec l’anthropologie sociale que Leroy-Beaulieu défend contre les collectivistes égalitaristes. Malgré sa prédiction d’une tendance à l’égalisation des conditions énoncée dans son livre de 1881, l’économiste érige la concurrence et l’inégalité en moteurs de la civilisation et de la production. Ainsi, alors qu’il cherche à minimiser l’importance des écarts et de revenus et de patrimoine pour rassurer sur la diffusion des bienfaits du capitalisme, il justifie en même temps la plus grande efficacité du principe hiérarchique sur celui d’égalité. L’inégalité n’est pas un mal selon lui, mais plutôt une condition de l’activité économique, du progrès et de la création de richesses. Herbert Spencer, tenant du darwinisme social, est ainsi « le plus grand philosophe de ce temps50 ». C’est dans sa préface à la brochure militante Où mène le socialisme que Leroy-Beaulieu se montre le plus explicite à ce sujet :

La tendance à la supériorité est le grand moteur du genre humain : sauf les saints et les ascètes, admirable, mais infinitésimale minorité, tous les efforts sont suscités et soutenus, dans l’ordre intellectuel comme dans l’ordre industriel, par le désir de supériorité : supériorité de fortune, supériorité de situation, supériorité de réputation, supériorité de considération […] Cet instinct de l’inégalité est si puissant chez l’homme que, malgré toutes les entraves, même dans une société où tous les instruments de travail appartiendraient à l’État, où toute monnaie serait supprimée, le capital privé ne tarderait pas à réapparaître51.

25En résumé, « l’inégalité est le grand ressort du progrès humain52 ». Le libéralisme optimiste que Leroy-Beaulieu professait dans les années 1860-1870 prend une coloration de plus en plus pessimiste à mesure que le temps passe, comme l’a noté l’historien Sharif Gemie53. Ses analyses et tribunes contre le collectivisme et l’étatisme ne suffisent pas à contrer l’essor des mouvements socialistes et la progression de l’État social, même si elles contribuent à les entraver. Un des sujets parmi les plus constants dans son œuvre et ses cours au Collège de France porte sur le risque de dépopulation qui guette la France. Il s’y intéresse dès les années 1870, puis y revient au début des années 1910, après la parution des chiffres du recensement de 1911. Comme d’autres acteurs politiques de l’époque, Leroy-Beaulieu s’inquiète du déclin de la natalité et réfléchit aux moyens de relancer la croissance de la population à la veille de la Première Guerre mondiale54.

Conclusion

26Figure de proue de l’anti-collectivisme, Paul Leroy-Beaulieu se trouve dans une position instable. Il bénéficie d’une surface sociale incontestable, de fortes connexions avec le monde des affaires et la presse, mais, comme économiste, il s’éloigne irrémédiablement des pratiques de sa discipline, qui est alors en voie accélérée de professionnalisation et d’internationalisation. À force de repousser toutes les innovations, il se coupe des champs de recherche les plus dynamiques à l’époque et se replie sur un positionnement politique, en défense d’un libéralisme élitiste et bourgeois. Les observateurs étrangers sont sceptiques, à l’image de Joseph Schumpeter qui, dans son anthologie sur la pensée économique, estime que les libéraux français, dont Leroy-Beaulieu, « étaient, tout simplement, indifférents aux aspects purement scientifiques de notre discipline55 ». Il incarne davantage le pôle mondain du champ économique56, qui dispose à l’époque en France d’une faible autonomie disciplinaire par rapport à l’État et au monde des affaires57. Homme de cabinet, qui passe plusieurs heures par jour à écrire ses articles et ses ouvrages, Leroy-Beaulieu relit principalement les grands noms du libéralisme et décortique les théories socialistes, mais passe à côté de la révolution marginaliste qui transforme l’analyse économique. En 1887, un groupe de professeurs réunis autour de Charles Gide, moins dogmatiques sur la question de l’État et des réformes sociales notamment, fondent la Revue d’économie politique et affichent leur ambition de professionnaliser la discipline58.

27Surtout, le monde que Leroy-Beaulieu a passé sa vie à défendre est soumis à rude épreuve. Fervent libre-échangiste, il écrit à une époque où le protectionnisme se répand à travers toute l’Europe ; contempteur résolu de l’intervention de l’État, il assiste à l’expansion des services collectifs et des régulations publiques ; adversaire acharné de tous les projets de réforme fiscale visant à taxer davantage les plus aisés59, il ne peut que constater la montée en puissance des demandes de redistribution à travers le monde, avec l’essor des mobilisations ouvrières ; enfin, héritier de la mouvance libérale pacifiste, il est confronté du désastre de la Grande Guerre, au cours de laquelle il perd son fils Pierre, sur lequel il fondait les plus grands espoirs. Pendant qu’il combattait Marx et les socialistes au nom du libéralisme conservateur, Leroy-Beaulieu a vu le monde qu’il chérissait se fissurer de part en part. Il apparaît ainsi comme l’un des derniers représentants de l’école libérale du xix^e siècle. Sa mort, un an avant la révolution bolchévique de 1917, marque bien la fin d’un monde.