Karl Marx n’a été jamais présent au Collège de France

1Lorsque Karl et Jenny Marx arrivèrent à Paris à l’automne 1843, Marx entretenait de grands espoirs pour son séjour dans « la nouvelle capitale du Nouveau Monde1 ». C’est le moment où il cherchait à combler la séparation culturelle entre l’Allemagne et la France, en transmettant aux Français les dernières idées des cercles philosophiques et radicaux allemands, et aux Allemands, les derniers développements de la pensée radicale française. La rédaction d’une nouvelle revue, la Deutsche-Französische Jahrbücher, fut la clé de cette synthèse créative du matérialisme français et de l’idéalisme allemand. Dans le cadre de cette entreprise ambitieuse, Marx a participé à de longues discussions animées avec ses camarades exilés et avec les radicaux français. Il a également poursuivi une activité plus cérébrale : la rédaction de son introduction à sa critique de Hegel. Marx ira plus loin que Hegel en ce qui concerne les relations entre la religion, la raison et l’État, et fera porter sa critique au-delà des préoccupations de ses contemporains pour la conscience et la croyance. Il s’attaquera aux « problèmes véritablement humains », au « rapport de l’industrie, du monde de la richesse en général, au monde politique », à la racine du problème de l’aliénation. Pour cela, il commence à lire les travaux d’économistes politiques français, dont ceux de Michel Chevalier (1806-1879), professeur d’économie politique du Collège de France (1840-1879), au début de l’été 1844, presque quatre ans après que Chevalier a été élu à cette prestigieuse chaire. Étonnamment, Marx n’a jamais assisté aux cours de Chevalier pendant son séjour à Paris. Il se plonge dans la première série de ses cours. Il lit également l’important ouvrage de Chevalier, Des Intérêts matériels en France (1837). Ces lectures ont dû l’intéresser et l’absorber, car Chevalier avait présenté l’explication la plus claire et la plus développée qui fût du type d’économie rationalisée et organisée qui a ensuite absorbé Marx, étude qui s’est retrouvée, au début des années 1860, dans Le Capital.

2C’est au cours de l’été 1844 que Marx a formulé ses idées sur les travaux de Chevalier. Sa critique d’Arnold Rugge, rédigée au mois d’août pour le Vorwärts, plaçait Des intérêts matériels en France – un ouvrage qui reproduisait pour l’essentiel le programme industriel d’Henri Saint-Simon pour la France – dans la galaxie des œuvres aux idées bourgeoises, conformistes et complaisantes. Il réitère cet avis dans le deuxième de ses Manuscrits économiques et philosophiques, où il place Chevalier aux côtés d’un groupe d’économistes éclectiques, dont le mercantiliste Charles Ganilh, l’idéologue Antoine Destutt de Tracy, l’utilitariste James Mill, et le principal disciple de David Ricardo, John Ramsey McCulloch. Cette classification cavalière et ce traitement léger sont révélateurs. Pourquoi se fatiguer à discerner des distinctions importantes entre ces penseurs, quand on peut se contenter de les unir sous la seule bannière de la croyance à la propriété privée et à l’appropriation privée du travail2 ? Ils se révélaient ainsi bien être tous des économistes politiques, c’est pourquoi ils ont ignoré l’éthique, selon Marx3.

3Le jugement de Marx sur Chevalier fut rapide, polémique et unidimensionnel. Marx n’a pas réfléchi à l’importance des intérêts matériels chez Chevalier – le développement des forces productives – ni à sa refonte de l’économie politique dans les termes très saint-simoniens de politique industrielle, la réponse de Chevalier, selon les mots de Marx, à « la relation entre l’industrie, le monde de la richesse en général, au monde politique ». Marx semble avoir été indifférent au fait que Chevalier a réitéré la condamnation de la pauvreté par Saint-Simon. Il n’a pas retenu l’observation de Chevalier selon laquelle « l’homme qui a faim n’est pas libre, car bien évidemment, il n’a pas la disposition de ses facultés, soit physiques, soit intellectuelles, soit morales4 ». Et il semble que Marx n’ait pas été d’accord avec Engels, lequel pensait qu’« il est un point sur lequel Saint-Simon insiste tout particulièrement : partout et toujours ce qui lui importe en premier lieu, c’est le genre de “la classe la plus nombreuse et la plus pauvre5” ». Pour Marx, se plonger sérieusement dans l’œuvre de Chevalier ne serait qu’un exercice académique, pour s’en prendre à ses contemporains et à leur poursuite de la « philosophie spéculative6 ». La critique de la philosophie spéculative exigeait, selon lui, de se tourner « vers des problèmes qui ne peuvent être résolus que par un seul moyen – la pratique », c’est-à-dire la pratique révolutionnaire, ce qui marque un désaccord total d’avec Chevalier. Ce dernier aurait très certainement conclu que le plaidoyer de Marx en faveur de la pratique révolutionnaire n’était rien d’autre qu’une fantasmagorie révolutionnaire.

4Il y a quelque chose d’étrange dans la lecture que Marx a faite de Chevalier. Il n’a pas vu à quel point l’économie politique de Chevalier était fermement enracinée dans l’œuvre de son ancêtre intellectuel et idéologique, Henri de Saint-Simon. Il n’a pas non plus endossé le jugement de Friedrich Engels sur Saint-Simon, dont Engels disait qu’il détenait, avec Hegel, « l’esprit le plus encyclopédique de son temps7 ». Marx devait pourtant savoir que Saint-Simon avait entrepris de forger sa nouvelle science de la société, une science tournée vers les sciences physiques, physiologiques, biologiques et médicales, précisément à partir de ces vastes connaissances. Il devait aussi savoir que la technologie d’organisation sociale de cette nouvelle science de la société cherchait à concilier l’approche institutionnelle centralisée, caractéristique de l’Ancien Régime et de l’Empire, et l’approche sociétale et économique décentralisée et théorisée dans les travaux d’Adam Smith, Jean-Baptiste Say, et Charles Dunoyer. Pourtant, Marx n’est pas parvenu à faire le lien entre l’économie politique de Chevalier et la nouvelle science de la société de Saint-Simon. Et même s’il avait rejeté la conviction de Chevalier selon laquelle la politique révolutionnaire de contestation et de conflit n’était rien d’autre qu’une fantasmagorie, il est étrange que cela l’ait rendu myope quant à l’économie politique de Chevalier, qui forgeait une union de la science de la production avec une nouvelle politique de l’organisation. Il n’a pas semblé comprendre que l’économie politique de Chevalier était la description la plus claire et la plus développée du type d’économie rationalisée et organisée qui le préoccupait tant à l’époque. Il n’a pas su voir que l’économie politique de Chevalier réalisait l’observation que Engels avait faite sur la contribution de Saint-Simon à l’économie politique, à savoir, que « la politique serait entièrement absorbée par l’économie8 ».

5Ce qui est également étrange dans le jugement de Marx sur Chevalier, c’est qu’il a trouvé un écho chez les économistes bourgeois que Marx attaquait. Joseph Garnier, Frédéric Bastiat et Alphonse Courtois, secrétaire perpétuel de la Société d’économie politique libérale, pensaient tous que Chevalier était l’un des leurs, un champion du libre-échange et un disciple d’Adam Smith. De même que Marx était parti de la propriété privée pour se faire une idée de Chevalier, Garnier, Bastiat et Courtois s’étaient appuyés sur leurs propres faits, faits qui leur semblaient assez clairs. Lorsque Chevalier succède à ses prédécesseurs immédiats au Collège de France, Jean-Baptiste Say (1831-1832) et Pellegrino Rossi (1833-1840), il succède à deux des maîtres d’Adam Smith. Avec la politique du juste milieu de la monarchie de Juillet, contestée par les alliés intellectuels français de Marx, Louis Blanc et Pierre Leroux, il était facile de déduire de la nomination de Chevalier qu’il suivrait ses prédécesseurs, et une telle conclusion semblait tout à fait justifiée. Quatre ans avant sa nomination, en 1836, Chevalier prônait une union douanière avec la Belgique. Il était un allié de Richard Cobden et de John Bright et soutenait la cause de leur Anti-Corn Law League, cause qu’il défendit en fondant en 1846, avec Frédéric Bastiat, l’Association française du libre-échange. Et la validité du jugement de Garnier et Bastiat apparaît pleinement confirmée, vingt ans après l’élection de Chevalier au Collège de France, lorsqu’il devint célèbre pour avoir négocié le traité commercial franco-britannique de 1860. L’un des fondateurs de la Société internationale pour l’uniformisation des poids, mesures et monnaies et ardent défenseur de l’Union monétaire latine, organisations créées pour renforcer le libre-échange entre les nations, les compétences de Chevalier en tant que libre-échangiste et défenseur du libéralisme économique étaient pleinement acquises. Il a ensuite cofondé, avec Frédéric Passy, La Ligue internationale et permanente de la paix, une organisation qui visait à promouvoir le libre-échange entre les nations comme moyen de favoriser la paix entre elles, et qui confirme qu’il est le disciple de Smith, de Say et de Rossi, successeur naturel au Collège de France.

6L’élection de Chevalier en 1851 à la section économique politique de l’Académie des sciences morales et politiques en fait un pilier de l’establishment. Il devient, peu après le coup d’État du 2 décembre 1851, un membre éminent du Conseil d’État de Louis-Napoléon, et une figure marquante du Second Empire – rappelons le jugement de Marx sur l’histoire qui se répète comme « farce ». Il fut président du Conseil Général de l’Hérault ; président de la Société statistique de Paris et de la Société française de statistique universelle ; collaborateur à la Revue des Deux Mondes ; à partir de 1860, sénateur, lauréat de la médaille d’or de la Royal Society, membre de l’Académie royale suédoise, de la Légion d’honneur. Il s’oppose à la Révolution de 1848, car il considère que toute forme de révolution est « un excès démagogique », qui conduit inévitablement à « une épouvantable débâcle des intérêts matériels [où] l’industrie rétrograderait9 ». Alors qu’il s’intéresse à l’organisation du travail, aux salaires et aux conditions de travail, à la sécurité industrielle, aux effets de la technologie sur le travail, au travail répétitif et pénible, il entre dans une vive polémique avec Louis Blanc et les travaux de la Commission luxembourgeoise. S’opposant aux idées de « liquidation sociale » et « d’égalité des rétributions », cette polémique aboutit à la suppression par le gouvernement de la chaire d’économie politique du Collège de France10. Tels étaient les faits sur lesquels Marx, Garnier, Bastiat et Courtois se sont entendus. Mais quelle signification leur donner ? Étaient-ils contestables ? Ont-ils conduit à la nomination de Chevalier au Collège de France ?

Les extrêmes se touchent. Ou comment Marx et les économistes se sont trompés

7L’économie politique de Chevalier en était une du juste milieu. Marx et les économistes politiques libéraux avaient raison de la juger ainsi. Mais le juste milieu de Chevalier est-il le même que celui sur lequel Marx et les économistes politiques libéraux s’étaient mis d’accord ? Lorsque Chevalier fut nommé au Collège de France, son économie politique était déjà pleinement développée. Elle se concentrait sur un sujet vaste et fondamental : les intérêts matériels de la France. Et l’économiste estimait qu’ils n’étaient pas suffisamment servis et déployés. Il leur manquait une infrastructure complète, une technologie avancée et perfectionnée, et une main-d’œuvre organisée et efficace. L’élection de Chevalier coïncide au moment où la France était confrontée à deux problèmes fondamentaux, respectivement d’ordre industriel et social. D’une part, l’industrialisation de la France a été lente et hasardeuse. Son développement industriel a pris du retard par rapport à celui de l’Angleterre, et elle a eu du mal à trouver les moyens de l’accélérer. Charles Comte, candidat à la chaire d’économie politique après la mort de Say, avait développé, au cœur de son économie politique, une théorie compréhensive et libérale de l’industrialisme. S’il avait été nommé à la chaire du Collège de France, cela aurait pu envoyer un signal fort et donner une impulsion institutionnelle à la formulation de politiques claires qui auraient été à même d’accélérer l’industrialisation française. Mais avec la nomination de Pellegrino Rossi, cet élan a été perdu. L’économie politique de Rossi est, comme nous le verrons, entièrement théorique, rattachée à des principes généraux et universels, et très éloignée du monde des applications pratiques. Le deuxième problème, intimement lié au premier et qui préoccupait la société française et la monarchie de Juillet, d’autre part, était la question sociale. Celle-ci avait acquis une importance significative dans les cercles institutionnels. L’Académie des sciences morales et politiques y avait accordé une telle importance que ses membres avaient voté le transfert du philosophe Théodore Jouffroy de la section de morale à la section de philosophie pour le remplacer par Alexis de Tocqueville et le placer à la tête du groupe d’examen des questions morales et sociales11. L’économie politique de Rossi était très éloignée de ces questions pratiques brûlantes, alors que Chevalier avait compris que la portée de l’économie politique englobait des problèmes et des considérations pratiques. L’économie politique devait avoir une conséquence directe sur la les problèmes sociaux, sur la manière dont le travail, le capital, la technologie, et les produits du travail étaient organisés pour faire avancer puissamment les intérêts matériels de la France.

8La conception du travail de Chevalier se rapproche de celle de Saint-Simon. Le travail est créatif et générateur de changement, et cette manière de concevoir le travail a favorisé, comme nous le verrons, la survenue d’éléments créatifs et générateurs de changement à un tout autre niveau. Mais l’histoire de la France a montré que le travail était organisé au hasard12. Il n’était ni soutenu par un système national de crédit financier ni intégré dans une infrastructure nationale de transport et de télécommunications nécessaire à un réseau d’activités commerciales et industrielles. Le travail était désorganisé et ses produits mal répartis. Cette absence d’organisation signifiait que le plein potentiel des forces productives françaises ne pouvait pas être exploité. Les Lettres sur l’Amérique du Nord de Chevalier, rédigées pour le Journal des débats de 1833 à 1836, contenaient ses réflexions sur les progrès singuliers de l’industrie américaine et sur l’amélioration des conditions de travail, et de vie, de la classe ouvrière américaine13. Dans Les Intérêts matériels en France et sa monumentale Histoire et description des voies de communication aux États-Unis et travaux d’art qui en dépendent (1837), Chevalier traduit ces leçons américaines en idées pratiques pour la France. En tant que membre fondateur et président de la Société de statistique de Paris et de la Société française de statistique universelle, Chevalier a compris, tout comme son homologue belge Adolphe Quételet et son ami, confrère-polytechnicien et ingénieur des mines, Frédéric Le Play, que la statistique et l’application des probabilités à la production, à la consommation, aux affaires de la vie, de la santé, de la mort, étaient des techniques qui servaient à la fois à mieux organiser le travail et à guider la conduite individuelle14. Au lieu de défendre des idées et des pratiques économiques qui aboutissaient à une activité industrielle conflictuelle ou chaotique, où l’industrie continuait à générer un profond gaspillage, Chevalier a préconisé des pratiques qui cherchaient à mettre fin à la désorganisation, aux conflits et au gaspillage industriels, afin de parvenir à l’industrialisation et résoudre la question sociale.

9Marx aurait certainement été d’accord avec lui, et son esquisse d’une société communiste, où un individu peut, selon ses propres termes, « faire aujourd’hui ceci, demain cela, […] chasser le matin […] aller à la pêche l’après-midi, […] faire l’élevage le soir et […] exercer son esprit critique après le repas, selon [son] bon plaisir », dépendait, comme condition préalable, sur l’organisation de l’industrie et du travail15. Mais il pensait que la racine de ce problème était plus profonde que l’incohérence industrielle identifiée par Chevalier ou Saint-Simon. Sa solution allait bien au-delà de leur défense d’un vaste réseau circulatoire interconnecté de veines et d’artères de capitaux et de marchandises, qui reproduisait la physionomie humaine – leur propre réponse au travail aliéné. Pour Marx, l’adhésion de Saint-Simon et Chevalier à la propriété privée a abouti à une appropriation du travail, qui ne lui a donné aucune place dans la détermination de sa relation aux moyens de production et aux produits eux-mêmes. Bien que Chevalier et Saint-Simon aient pensé que le travail, en tant qu’expression de l’activité humaine, devait être attrayant, ils ne se demandaient pas s’il avait un sens ni si les travailleurs se sentaient liés à leur travail. Améliorer les conditions matérielles de la classe ouvrière exigeait une abondance matérielle, et cela ne pouvait être réalisé que grâce à une stratégie industrielle cohérente. Cette stratégie est essentielle pour réaliser les intérêts matériels de la France, une stratégie que Marx aurait qualifiée de « fantasmagorie industrielle ».

10Les économistes bourgeois visés par Marx n’ont pas eux aussi compris l’économie politique de Chevalier, sa politique industrielle. Dès son Discours d’ouverture du cours d’économie politique prononcé au Collège de France en 1841, le public savait qu’il avait affaire à une forme d’économie politique très différente de celle présentée par ses prédécesseurs, Say et Rossi. Comme le rapportait l’historien et critique littéraire Alfred-Auguste Cuvillier Fleury, après avoir assisté au premier cours de Chevalier : « Le discours de M. Michel Chevalier n’est autre chose en effet que le résumé éloquent et profond, l’exposition impartiale et philosophique de tout ce qui a mérité de suivre dans les doctrines du Saint-Simonisme16 ». Marx et ses adversaires bourgeois ont été aveugles à ce que faisait Chevalier, ou ils en ont sous-estimé la signification, y voyant une erreur catégorielle, l’expression de ce que Rossi a appelé, « l’économie politique appliquée17 ». Et pourtant, la nomination de Chevalier comme professeur d’économie politique au Collège de France a révélé quelque chose de bien plus profond et de bien plus complexe que ces jugements peuvent le laisser penser. Sa conception de l’économie politique, élaborée pour un Nouveau Monde industriel, puisait ses ressources, comme chez Saint-Simon, dans un régime de savoir différent que celui qu’avaient exploité Say, Dunoyer et Bastiat. Marx n’a pas saisi cet aspect de la pensée de Saint-Simon ou de celle de Chevalier. Ce n’est qu’au début des années 1860, lorsqu’il commença à écrire Le Capital, qu’il comprit l’importance de ce régime de savoir pour l’économie politique18. Or, la majorité des professeurs du Collège de France en étaient conscients lorsqu’en novembre 1840, ils élurent Chevalier à la chaire d’économie politique. Ils savaient, vingt ans avant Marx, que l’économie politique de Chevalier était substantiellement différente de celle proposée par les précédents titulaires de la chaire. Son économie politique, pensaient-ils, correspondait aux besoins économiques, sociaux et politiques de la France. Ceci est largement confirmé dans un long article de Cuvillier Fleury du 18 décembre 1842 pour le Journal des débats. Cuvillier Fleury y fait une affirmation audacieuse, celle que voulaient précisément entendre les collègues de Chevalier au Collège de France. Chevalier rompait avec un paradigme établi et une pratique ancienne de l’économie politique française. En bref, il apportait une transformation importante à cette science. « Pendant longtemps », notait Cuvillier Fleury, « on n’a fait autre chose en France que d’enseigner l’économie politique à l’usage et au profit de l’Angleterre ». Le cours de Chevalier marque une rupture définitive avec cette pratique et avec l’économie politique anglaise plus généralement. Chevalier avait, en somme, « donné l’exemple de faire de l’économie politique française19 ».

Pellegrino Rossi au Collège de France : une économie politique anglaise pour la France

11Que voulait dire Cuvillier Fleury lorsqu’il déclarait que Chevalier avait fait « de l’économie politique française » ? Chevalier avait-il réalisé une rupture décisive avec le passé, et avec elle une transformation fondamentale de l’économie politique française ? Après tout, depuis la publication en 1803 de son Traité d’économie politique, Say avait fourni à l’économie politique française sa propre transformation. Sa nomination à la première chaire d’économie industrielle en 1819 au Conservatoire des arts et métiers, une nomination coordonnée par François Guizot, avait été un signal clair que le gouvernement français se tournait vers la Grande-Bretagne comme exemple à la fois de la manière d’industrialiser et de façonner le caractère national20. L’élection de Say – également obtenue par Guizot – à la chaire d’économie politique du Collège de France en 1831 renforça cette conviction. Cette voie tracée pour la France a été confirmée par la nomination du juriste suisse d’origine italienne Pellegrino Rossi après la mort de Say. Mais ce n’était pas une solution tout à fait bienvenue.

12La nomination de Pellegrino Rossi après la mort de Say en 1832 fut controversée. C’était, selon Théodore Jouffroy et Jean-Jacques Ampère, la « plus grosse affaire au Collège de France21 ». Rossi n’avait aucune éducation française formelle, aucun diplôme français, et il n’avait pas encore été naturalisé au moment où il posait sa candidature à la chaire d’économie politique au Collège de France (il le fut en 1834). Son rival, le gendre de Say, Charles Comte, auteur d’une œuvre estimée en économie politique, ce que Rossi, juriste, n’était pas. Comte avait travaillé en étroite collaboration avec Charles Dunoyer à la publication des revues libérales Le Censeur (1814-1815) et Le Censeur européen (1817-1819), revues qui contrarièrent Napoléon et Louis XVIII, leur conférant une estime encore plus grande parmi les libéraux au cœur de la monarchie de Juillet. Comte avait, avec Dunoyer, développé une théorie libérale de l’industrialisme dans les pages de ces revues, une théorie essentielle pour la France au moment où, à l’instar de l’Angleterre, elle essayait de tracer sa propre voie en matière d’industrie et d’industrialisation. La théorie de l’industrialisme de Dunoyer et de Comte a eu un impact profond sur Saint-Simon et sur l’élaboration de sa politique industrielle. Elle a été également importante pour Dunoyer dans Industrie et la morale (182522). Le Traité de législation (1827) et le Traité de la propriété (1834) de Comte ont influencé toute une génération de libéraux. Le Traité de la propriété, auquel Comte travaillait en même temps que son Traité de législation, est un ouvrage majeur et puissant en deux volumes sur l’histoire et la défense du droit de propriété et de la propriété privée. Sa contribution aux débats acharnés sur la propriété, datant de l’Empire et de la Restauration, est significative, et son mérite incontesté devant un large public, composé notamment de libéraux déçus par la monarchie de Juillet. Les membres de l’Institut de France soutinrent massivement sa nomination. Parmi les professeurs du Collège de France, l’opinion avait été partagée. Plusieurs ont soutenu Comte tandis que d’autres pensaient qu’il était préférable de nommer Rossi à la chaire23. François Guizot, alors ministre de l’Instruction publique, qui connut Rossi sous la Restauration, régla l’affaire24. Il n’était pas enthousiasmé par Comte, un personnage difficile qui critiquait fréquemment le gouvernement. Guizot a confirmé la nomination de Rossi au Collège de France et ainsi que celle de Rossi à la première chaire de droit constitutionnel de l’École de droit, deux interventions impopulaires25.

13Rossi fut peut-être le premier choix de Guizot pour ces deux chaires, mais il eut peu d’adhérents enthousiastes au sein du Collège de France. Sa leçon inaugurale n’avait été annoncée qu’à la dernière minute et le public fut peu nombreux26. Son programme de cours n’était pas original. Il y traçait une direction pour l’économie politique et pour la France vraisemblablement en contradiction avec les objectifs de la Société d’encouragement pour l’industrie nationale, car son fondateur, le chimiste Jean-Antoine Chaptal (1756 -1832), considérait que l’économie politique était au service du développement industriel, que la maximisation des profits à court terme et la spéculation sapaient le développement de l’industrie et dilapidaient les forces productives de la France27. Rossi s’est écarté non seulement de Chaptal, mais également de Say, en suivant l’approche de David Ricardo, exposée dans Principles of Political Economy and Taxation (1817), où était confirmé que l’économie politique, en tant que science de la richesse, était rationnelle. Elle partait de faits généraux pour en déduire une série de propositions. Rossi concevait l’économie politique comme le domaine de l’économie pure ou rationnelle, et il la séparait de ce qu’il appelait l’économie politique appliquée28. Il soutenait que l’économie politique, dont l’éthique sous-jacente était l’acquisition, devrait se concentrer principalement sur la consommation de richesse. Son cours a justifié la célèbre injonction de 1843 : « enrichissez-vous » de Guizot, une injonction qu’Alexis de Tocqueville a condamnée, car elle offrait un spectacle « d’ambition et de la cupidité29 ». Pour les principaux représentants de l’industrialisme, tels que Chaptal ou Charles Comte lui-même, la conception de l’économie politique de Rossi, image de la politique de Guizot et de l’économie politique théoriquement lointaine de Ricardo, ne servait ni la cause de l’industrie française ni celle de la nation elle-même.

14Alors que certains contemporains de Rossi recevaient avec prudence sa tentative de traiter l’économie politique comme une économie « pure » ou « rationnelle30 », ses cours recyclaient une grande partie de ce qui était déjà connu et n’impressionnaient pas ses collègues du Collège de France. C’était le cas, en particulier de ceux qui favorisaient la nomination de Comte, comme Élie de Beaumont (histoire naturelle des corps inorganiques, 1832-1874), qui pensait que l’économie politique devait être au service de l’industrie française. Pourtant, les cours de Rossi au Collège de France furent mieux accueillis que ceux qu’il donna à l’École de droit, cours obligatoires pour les étudiants en année de licence. Son premier cours à l’École de droit avait été accueilli par des sifflets et des railleries31. Le reste du avait été vivement critiqué, notamment dans les pages du Journal des débats32.

15En insistant sur la façon dont Chevalier, dans ses cours au Collège de France, avait fait de l’économie politique française, Cuvier Fleury signalait clairement à ses lecteurs que celui-ci modifiait le développement de la discipline léguée par ses prédécesseurs. Comment Chevalier a-t-il tracé une voie nouvelle et résolument française, pour la discipline ? L’auteur des célèbres Lettres sur l’Amérique du Nord a-t-il fait pour l’économie politique ce que De la démocratie en Amérique d’Alexis de Tocqueville a fait pour la politique, en présentant aux Français une nouvelle science pour un monde lui-même tout à fait nouveau ? Les cours de Chevalier ont révélé la vérité importante d’une nouvelle science de l’économie politique qui, tout en étant étroitement liée aux forces productives, à leur développement et à leur organisation, rejetait l’affirmation fondamentale des cours de Rossi, selon laquelle l’économie politique était le domaine de faits généraux, d’une « pure » et « rationnelle » économie, de la théorie. L’économie politique de Chevalier a présenté une alternative aux formes de pensée économique théoriquement lointaines et de plus en plus mathématiques, que les travaux de Ricardo ont catalysées et qui ont été reprises dans les pages du Journal des économistes. Cuvier Fleury comprenait avec d’autres que l’importance que Chevalier accordait au développement des forces productives était un net rejet de la culture de la cupidité. Il affirmait, à l’instar d’autres personnes ayant assisté aux cours de Chevalier, que cette inflexion avait été le moyen le plus important jamais déployé pour améliorer les conditions matérielles et morales des plus démunis de la société et mettre ainsi fin à la fantasmagorie révolutionnaire qui hantait la France depuis 1789. En cela, l’économie politique de Chevalier tentait de concilier les intérêts bourgeois et prolétaires – comme avait cherché à le faire Saint-Simon. C’est ce qui manquait dans le cours de Rossi. Chevalier a conçu sa politique industrielle comme la solution à la politique divisée et incendiaire de la France, ce qu’il appelait en 1832, « la fantasmagorie politique33 » et qui, dans les années 1840, était devenue « une fantasmagorie révolutionnaire ».

Michel Chevalier au Collège de France : une économie politique saint-simonienne pour la France

16Pellegrino Rossi a fait comprendre à son auditoire que « la science de l’économie politique est plutôt une science de raisonnement qu’une science d’observation ». « L’économie politique rationnelle », ou « la science qui recherche la nature, les causes et le mouvement de la richesse en se fondant sur les faits généraux et constants de la nature humaine et du monde extérieur » était l’objet de son cours34. L’approche de Chevalier était entièrement différente. Chevalier abandonne – voire répudie – l’« économie politique rationnelle » pour adopter l’« économie politique industrielle ». Celle-ci est ici étroitement et durablement liée à ce que Jean-Paul Frick a appelé le « physicisme » de Saint-Simon. Dès ses premières itérations dans des articles du Globe, Le Système de la Méditerranée, les Lettres sur l’Amérique du Nord ont révélé, dans l’économie politique de Chevalier, une préoccupation pour les infrastructures physiques et financières et leur organisation, qui était entièrement saint-simonienne.

17Dans le Discours d’ouverture du cours d’économie politique de Chevalier de 1841-42, il définit l’économie politique comme suit :

la science des intérêts matériels […] comment ces intérêts se créent, comment ils se développent, comment ils s’organisent. […] J’insiste sur ce dernier mot. Ceci explique la grandeur du rôle que l’économie politique est appelée à jouer présentement ; en effet, les plus grandes questions qui soient à l’ordre du jour dans les sociétés modernes sont inséparables des intérêts matériels et de l’idée d’organisation35.

18La marque de Saint-Simon est bien visible. La définition de Chevalier de l’économie politique, avec l’accent mis sur les intérêts matériels et l’organisation, constituait un changement significatif par rapport à ce qui a précédé dans ce domaine au Collège de France. L’économie politique rationnelle de Rossi n’était rien d’autre qu’une version de « la connaissance des lois qui président à la formation, à la distribution et à la consommation des richesses » de Say36, et toutes les deux étaient très éloignées de l’importance des intérêts matériels et de l’organisation chez Chevalier.

19On peut le vérifier en s’intéressant à la préoccupation de Chevalier pour la matière, pour la technologie, l’innovation technologique et leur organisation. Plus que n’importe quel économiste politique, il était obsédé par les machines à vapeur et les chemins de fer. Son célèbre Système de la Méditerranée de 1832, rédigé à une époque où la France ne disposait à peine que de 50 km de voies ferrées, envisageait un réseau de plus de 60 000 kilomètres de voies ferrées reliant les capitales européennes et les reliant à Constantinople, Téhéran, Bagdad, et Kamchatka. Les infrastructures et les réseaux de communication sont des thèmes qu’il aborde tout au long des années 1830. Beaucoup des 33 Lettres sur l’Amérique du Nord explorent en détail comment les infrastructures et les réseaux de communication américains étaient nettement plus développés que ceux de la France, et comment ce développement avancé avait été rendu possible par des réseaux financiers sophistiqués, qui ont fourni à l’industrie d’importants investissements financiers. La plus longue de ces lettres, la vingt-deuxième, de soixante pages, datée du 9 juillet 1835 et intitulée « les voies de communication », montre à quel point l’économie américaine consistait en un vaste réseau circulatoire de capitaux, de travail et de marchandises. Quatre longs et importants articles de 1837 dans le Journal des débats sur la canalisation de la France montraient à quel point un réseau de canaux vaste et sophistiqué était essentiel au succès économique de la France. Vient ensuite son célèbre Des intérêts matériels en France : travaux publics, routes, canaux, chemins de fer, véritable projet économique pour la France. Ses articles de 1840 pour la Revue générale de l’architecture et des travaux publics et, la même année, sa monumentale Histoire et description des voies de communication aux États-Unis et travaux qui en dépendent ont tous ajouté au détail et à l’échelle de ce plan.

20Chevalier a repris toutes ces idées au Collège de France, où il a consacré l’essentiel de son cours aux questions d’infrastructures et de réseaux de télécommunications. C’était précisément le genre d’économie politique, appliquée, que Rossi avait évitée. Mais c’était le genre d’économie politique que beaucoup de collègues de Chevalier au Collège de France attendaient avec impatience, notamment Élie de Beaumont, qui avait enseigné la géologie à l’École des mines, alors que Chevalier y étudiait. L’un des traits marquants du cours de Chevalier est la façon dont il a présenté les réseaux comme les creusets dans lesquels les capacités et la vitalité humaines se développaient et pouvaient s’épanouir. Chevalier a montré comment ces derniers, en interconnectant les individus et toutes les facettes de leur vie, ont remodelé leurs comportements et leurs perspectives. C’était le type d’ingénierie sociale nécessaire à la refonte de l’économie, de la société, et du système politique français. Beaucoup de ses réflexions démontrent une adaptation imaginative des idées scientifiques à une réalité sociale nouvelle et en évolution rapide.

Michel Chevalier au Collège de France. De la géologie à une économie politique au service d’un génie social et politique

21La réflexion de Michel Chevalier sur les réseaux remonte à son éducation à l’École des mines et aux cours de Brochant, de Villiers et Beaumont auxquels il a assisté. Les cours de géologie et de minéralogie de Brochant présentaient une vision holistique de la planète, en mettant l’accent sur la place, l’ordre et la relation organisationnelle des strates géologiques superposées à la fois verticalement et horizontalement. Beaumont, fortement influencé par Brochant et Alexander von Humboldt, entretenait lui aussi une conception holistique de la planète. Le « réseau pentagonal », sur lequel il travaille depuis 1829, est la première tentative de synthèse unificatrice de la géométrie des déformations tectoniques. Il montre une coordination géométrique des forces mécaniques qui ont modifié la croûte terrestre. Les lignes des différents systèmes d’élévation à travers la Terre sont disposées de manière à former un réseau pentagonal. Les approches de la géologie de Brochant et de Beaumont ont toutes deux marqué la réflexion de Chevalier sur les phénomènes géologiques. Cela a été clairement démontré dans des rapports miniers inédits de 1827, qui décrivent en détail la manière dont, dans les zones de transition géologique, la réunion de strates en mouvement produit une immense énergie et d’abondantes richesses minérales37. Le cours de Chevalier intègre ces réflexions sur la géologie dans une conception globale du réseau, dans laquelle sont tissées des idées sur la circulation, l’interaction, la vitalité et la croissance. Tout comme les réseaux de strates géologiques ont libéré de puissantes forces géologiques productrices de richesses minérales, les réseaux humains ont dégagé de puissantes forces créatrices et d’immenses richesses. Pour Chevalier, le réseau a servi de catalyseur aux forces créatrices. C’était le résultat d’un travail non aliéné.

22Le rapport entre le matériel et l’organisationnel est mis en évidence dans la place accordée aux réseaux. Ceux-ci donneront une impulsion au développement de l’industrie en accélérant le flux de capitaux, de biens et de travail au sein et au-delà de l’économie nationale. Ils stimuleront le développement de l’industrie (sa modernisation) à travers la diffusion de différentes techniques de fabrication et d’organisation, qui créeront en retour les conditions d’une économie plus rationnelle, plus efficace, avec moins de gaspillage et une production plus durable. Au cœur de ce système se trouve un système circulatoire complexe. Chevalier a fréquemment eu recours à des métaphores assimilant les réseaux d’infrastructures nationaux et internationaux au système de veines et d’artères du corps humain. Une dimension essentielle de cette idée réside dans la manière dont les infrastructures sont à même d’accélérer la circulation des biens et des personnes et de contribuer à l’interaction entre différents peuples. Cette idée, à son tour, est liée à une métaphore sur la circulation de l’oxygène et du sang dans les artères et les veines. L’analogie de la circulation de l’oxygène et du sang s’est étendue au-delà des infrastructures et de la circulation des biens et des personnes pour englober également le capital financier. La circulation est juxtaposée à la stationnarité, ou à la stagnation. La circulation et son organisation efficace donnent vie à l’industrie. Et à mesure que l’industrie, sous toutes ses formes diverses, se développe, elle acquiert de l’importance et du pouvoir aux dépens des perspectives et des intérêts d’un ancien régime, « des intérêts guerriers ». La circulation du capital a été cruciale pour le développement de l’industrie d’une France moderne. Cela a, à son tour, contribué à engendrer de nouvelles sources de capital, qui génèrent elles-mêmes davantage d’industrie. Le lien entre le capital financier et matériel est étroit. Mais Chevalier concevait ce lien très différemment des économistes libéraux comme Joseph Garnier ou Bastiat, parmi lesquels Marx le situait. Alors que ces derniers considéraient que la concurrence illimitée aboutissait à une allocation efficace du capital financier et matériel, Chevalier y voyait, comme Saint-Simon ou Charles Fourier avant lui, une forme de guerre incontrôlée – des entreprises rivalisant pour chasser leurs concurrents du marché, marché destructeur de la formation de capital et conduisant à une « féodalité industrielle ». Une concurrence illimitée était destructrice de l’industrie et des relations sociales. C’est une forme de compétition qui a entraîné une vision à court terme de ses développements, dont Chevalier a été témoin en tant qu’ingénieur des mines, selon laquelle les fonderies ont décimé les forêts locales ; une forme de concurrence qui a étouffé l’innovation et les investissements, et qui a abouti au gaspillage de précieuses ressources naturelles, surtout en qui concerne l’amélioration des conditions matérielles des classes ouvrières, de produits agricoles, comme les céréales38. La volonté de maximiser les profits à court terme a conduit à des investissements insuffisants dans les nouvelles technologies susceptibles d’améliorer les conditions matérielles des classes les plus pauvres de la société et d’améliorer les conditions matérielles et l’interconnectivité des populations européennes.

23Comme Chevalier l’affirme dans son cours :

La concurrence illimitée, qui est l’unique loi de l’industrie et qui rend les maîtres ennemis les uns des autres, les oblige sous peine de banqueroute, c’est-à-dire de mort industrielle, à augmenter sans cesse la tâche de l’ouvrier en réduisant d’autant la rétribution de l’unité de travail, ce qu’en langage industriel on appelle le prix de la pièce. Elle contraint l’ouvrier à regarder son voisin comme un rival qui lui dispute son pain. Il semble que le génie de la guerre, repoussé par le bon sens des nations et des gouvernements, ait cherché à se ménager dans l’industrie un dernier asile et qu’il y ait provisoirement réussi39.

24En cela, Chevalier concevait l’économie politique tout comme Saint-Simon, à savoir que l’industrie et le travail devaient être correctement organisés, et que pour ce faire il fallait une nouvelle forme d’État technocratique. Mais la conception qu’avait Chevalier de l’économie politique allait bien au-delà. En tant que premier polytechnicien et ingénieur des mines à occuper la chaire d’économie politique au Collège de France, sa conception de l’économie politique avait des racines plus profondes dans les sciences naturelles que celle de Saint-Simon.

25Le « physicisme » de Saint-Simon a été façonné par les travaux scientifiques de Louis Lagrange, Pierre Laplace, Louis Berthollet, Xavier Bichat et Vicq d’Azyr. Marx n’a jamais pleinement apprécié ce fait chez Saint-Simon, et il l’a encore moins compris chez Chevalier. Il n’a pas mesuré à quel point les idées provenant des sciences naturelles, du « physicisme » et de la géologie ont sous-tendu l’économie politique de Chevalier. Marx a commis l’erreur fondamentale, quoique tout à fait compréhensible, de considérer Chevalier dans la généalogie de l’économie politique des xviii^e et xix^e siècles. Il a cru que le langage de l’économie politique de Chevalier faisait partie du même régime linguistique que celui établi par Smith et Say. Ce n’était pas tout à fait le cas : c’est ce que les collègues de Chevalier au Collège de France avaient compris. L’économie politique de Chevalier s’appuyait sur une éducation scientifique et technique, une nouvelle façon de faire de la science, qui voyait la nature comme une organisation circulatoire complexe et interconnectée40. Par conséquent, Chevalier a conçu l’industrie, le travail et le capital financier selon deux régimes de connaissances : celui de l’économie et de la politique et celui des sciences naturelles et de la technologie. La politique industrielle de Chevalier était adaptée à une nouvelle réalité que Marx n’avait que vaguement saisie au début des années 1860.

26La conception de Chevalier de l’industrie, du travail et du capital financier a été marquée par des idées scientifiques sur la complexité organique et l’interaction des organismes avec les conditions environnementales. Il a compris la nature comme un réseau complexe de réseaux interconnectés et a transposé cette conception à l’industrie. L’industrie consistait en une organisation complexe et dynamique, dont le degré de complexité pouvait être mesuré par l’intrication et la densité de ses réseaux et sa vitalité, en fonction de la rapidité avec laquelle les biens, les capitaux et le travail pouvaient circuler. Une telle vision doit sa dette aux idées dominantes en chimie, en biologie, en géologie et en cristallographie courantes à l’époque. À l’École polytechnique entre 1823 et 1825, Chevalier avait étudié avec François Arago et Louis Gay-Lussac – tous deux amis et proches intellectuellement d’Alexander von Humboldt. Tous les deux partageaient avec Humboldt l’idée selon laquelle la science et la nature devaient être entendues de manière holistique, comme une organisation circulatoire complexe, et que l’activité humaine pouvait altérer leur vitalité et leur cohérence positivement ou négativement. Cette conception de l’organisation fut au centre des cours de minéralogie d’Élie de Beaumont et de Pierre Armand Dufrenoy, tous deux disciples français de Gottlob Werner, et que Chevalier avait suivis entre 1825 et 182841.

27L’idée de réseaux complexes est également liée aux idées de Werner sur la génération spontanée et à celle de Lamarck sur l’évolution des espèces, décrite pour la première fois dans Recherches sur l’organisation des corps vivants du célèbre scientifique en 180242. Tout comme Lamarck affirmait qu’une dynamique interne animait les corps naturels, Chevalier affirmait qu’une tension entre les éléments qui composent une économie donnée déterminait sa dynamique. Ces idées ont trouvé leur place dans l’idée-maître de Chevalier, selon laquelle une concurrence illimitée au sein de l’industrie et du travail pouvait profondément perturber la vie économique et sociale. Il partageait cette vision avec Marx, mais pour des raisons différentes. Marx notait dans ses Manuscrits économiques et philosophiques que, « en tant que conscience d’espèce, l’homme confirme sa vie sociale réelle et ne fait que répéter dans sa pensée son existence réelle43 ». Il a cherché à provoquer un changement dans la vie sociale et la conscience de l’espèce, par l’action révolutionnaire, par la transformation de l’existence réelle. Chevalier, cependant, considérait qu’une telle action politique était déstabilisante et rendait le travail et l’industrie anarchiques, rompant ainsi le réseau complexe à l’origine des forces productives qui engendrerait une forme plus complexe et plus élevée d’unité synthétique, une unité qui à son tour engendrerait des forces plus productives, et ainsi de suite. La leçon que Chevalier avait apprise en tant qu’étudiant minier était que la destruction de la nature et le gaspillage des ressources naturelles, qui conduisaient à une perte de vitalité et à l’effondrement de systèmes naturels complexes, se reflétaient dans l’économie et la société. La concurrence effrénée et l’instabilité politique ont entraîné une perte de vitalité et l’effondrement des systèmes humains44. C’est ce qu’il soutenait dans son cours de 1841-184245.

La concurrence illimitée cause souvent une baisse excessive de prix qui semble favorable au consommateur. Ce qui s’opère à la suite de tous ces accidents, de ces dépressions extrêmes, de ces soubresauts et de ces secousses, ce n’est pas seulement un déplacement de richesses qui transfère à ceux-ci ce qui est enlevé à ceux-là ; c’est bien davantage dans le plus grand nombre de cas une perte sèche. Car le théorème des forces vives que les mathématiciens établissent à l’égard du mouvement des corps bruts subsiste également dans l’ordre des intérêts matériels, et peut-être aussi bien dans l’ordre moral. En économie politique comme dans la mécanique rationnelle, il est vrai de dire que les variations subites et les chocs brusques entraînent une énorme déperdition de force46.

28La conception qu’avait Chevalier de l’industrie et de son organisation a donné l’une des expressions les plus claires de ce que Marx lui-même pensait, à savoir que la libération de puissantes forces productives créerait une forme plus complexe et plus élevée d’unité synthétique47. Mais alors que les études de Chevalier en physique, en chimie et en géologie avaient nourri sa connaissance du sujet, celle de Marx avait été médiatisée par sa lecture de Hegel et par sa propre lecture de Werner. Sur ce point, Chevalier, comme Marx, a établi le lien direct entre l’industrie et la nature, cette dernière entendue dans le double sens de l’environnement extérieur de l’humanité et de sa nature-espèce interne :

Il n’y a donc pas d’exagération à annoncer que par l’industrie l’homme doit devenir réellement le roi de la création, le maître de l’univers. Avec l’industrie, au lieu d’être opprimé par la matière, l’homme la tiendra asservie à sa volonté. Les phénomènes naturels, dont autrefois, dans la terreur qu’ils lui inspiraient, il avait fait des dieux, il les aura pour vassaux et ils travailleront pour lui docilement. Ce sera une conquête due à l’esprit humain, et, c’est à cela que je voulais en venir, cette conquête profitera à l’esprit humain à son tour. Car l’intelligence du plus grand nombre, absorbée aujourd’hui par le souci des besoins matériels, comprimée et abrutie par des travaux pénibles, sera émancipée et rendue à son activité naturelle48.

29La concurrence effrénée, le gaspillage et l’utilisation irrationnelle des ressources naturelles, l’activité révolutionnaire, tout cela a contribué à une désagrégation et à une perte d’énergie créatrice et transformatrice.

30L’économie politique de Chevalier a été définie par les systèmes d’organisation et de circulation, qui ont été au cœur de ses réflexions sur le commerce. Une élite technocratique au sein d’un État activiste organise ces systèmes, qui ont consolidé divers éléments et ont donné forme et direction à ce qui serait autrement une activité chaotique et conflictuelle. Si Chevalier, comme je l’ai déjà noté, prônait en 1836 une union douanière avec la Belgique, négociait le traité commercial de 1860 avec la Grande-Bretagne, ses réflexions sur le commerce étaient sous-tendues par un ensemble d’hypothèses totalement différentes de celles des libre-échangistes, telles que celles de Bastiat. Il considérait le commerce sur le plan de sa capacité à rassembler des éléments disparates, à forger des intérêts communs ou, comme il l’affirmait, à « créer partout des intérêts mutuels », à réaliser une « association universelle49 ». Ces intérêts se sont combinés pour générer de la croissance et de nouveaux intérêts, et ceux-ci se sont à leur tour combinés pour générer une croissance et des intérêts supplémentaires. Le système circulatoire multipliait les intérêts, les connexions, et le développement. C’est pour ces raisons que Chevalier a forgé de nouvelles organisations internationales et a scellé des collaborations internationales.

31Tout indique que Chevalier n’a jamais lu Marx. Il avait d’autres buts que ceux de l’auteur du Capital. Ils appartiennent à des côtés opposés, d’une part, Say et les économistes politiques de la monarchie de Juillet, et, de l’autre, Louis Blanc et ceux qui prônaient des formes de propriété collective et la démocratisation du travail. Marx, comme nous l’avons noté en commençant, a lu Chevalier. Mais sa lecture a été inattentive et superficielle. La critique magistrale de l’économie politique, Le Capital, ne contient pas un mot sur Chevalier. Pourtant, Chevalier et Marx ont partagé une conception de la nature et de l’industrie, cette dernière étant comprise dans le double sens de l’environnement externe de l’humanité et de sa nature spécifique interne. Marx a mobilisé ces connaissances dans une critique de l’économie politique, Chevalier, dans la création d’une économie politique française, d’une politique industrielle. Si Marx avait saisi cela, peut-être n’aurait-il pas été aussi hâtif dans ses jugements envers Chevalier. Peut-être aurait-il aussi réalisé à quel point la politique industrielle de Chevalier était originale, importante, et se rapprochait de sa propre conception du monde postrévolutionnaire de l’abondance matérielle.