1Les chapitres de ce livre sont issus du colloque « Karl Marx au Collège de France », qui s’est tenu les 8 et 9 juin 20231, le sixième d’une série de colloques qu’a permis d’organiser le programme de recherche « Passage des disciplines : histoire globale du Collège de France », lancé au Collège de France par Antoine Compagnon en 2012. Dans ce cadre et à quatre reprises déjà, des colloques ont été consacrés à de grands « fondateurs de discursivité », comme les aurait appelés Michel Foucault2, afin de mettre à l’épreuve la réactivité du Collège et, autour du Collège, des institutions académiques françaises en général, à l’égard de l’innovation en matière scientifique. Les précédents colloques avaient porté sur Freud, Darwin, Einstein et Durkheim3. La résistance française à Darwin fut notoire, liée à la fidélité à Lamarck, et le Collège ne fit pas exception. Le freudisme n’y a jamais été introduit, et, lorsque nous affichâmes le projet d’un colloque sur « Freud au Collège de France », certains collègues s’inquiétèrent qu’il s’agît d’une énième manœuvre pour introduire la psychanalyse dans la maison. Si le Collège eut la main plus heureuse avec Einstein, cela fut dû au professeur de physique générale et expérimentale (1909-1941) Paul Langevin, qui l’avait connu lors du premier Congrès Solvay de physique à Bruxelles en 1911 et l’invita aussitôt au Collège. La guerre retarda la visite, mais elle eut lieu avec un fort retentissement dès 1922. Puis le Collège offrit une chaire à Einstein en 1933, mais celui-ci préféra émigrer aux États-Unis.

2Avec Karl Marx, la perspective que nous avons adoptée est plus large. L’œuvre de Marx occupe une position majeure dans l’évolution de la pensée économique, mais aussi dans le renouvellement des thèses matérialistes qui ont été débattues dans les sciences et les sciences humaines et sociales. Et elle a mis à l’agenda politique international un programme de transformation révolutionnaire des sociétés contemporaines et a constitué assez vite la référence majeure de toutes les idéologies qui ont, au long du xx^e siècle, fait advenir les révolutions sociales et politiques des pays socialistes et communistes ou qui ont puissamment inspiré les programmes politiques des gauches européennes.

3Quelle fut la réception de l’œuvre de Marx en France, compte tenu de la traduction tardive de ses écrits4 ? Cet ouvrage contribue à l’histoire de cette réception par le prisme de l’accueil fait, positivement et négativement, à l’œuvre et au projet politique de Karl Marx par un ensemble de professeurs du Collège de France dont l’enseignement, les recherches ou l’engagement ont été associés à la mise en débat de l’œuvre de Marx, à l’histoire du marxisme et à sa portée politique dans l’histoire des sociétés occidentales au xx^e siècle. Nous avons sélectionné, pour faire l’objet des contributions réunies ici, des professeurs qui ont œuvré dans les disciplines suivantes : l’économie, et l’économie politique, à partir de l’examen de l’œuvre de Michel Chevalier, Paul Leroy-Beaulieu, Charles Gide, et François Perroux ; la philosophie, représentée par Jean Hyppolite, Maurice Merleau-Ponty, et Michel Foucault ; la sociologie, associée à la philosophie, enseignée par Raymond Aron ; l’histoire, représentée par Georges Renard et Maurice Agulhon ; l’histoire et l’anthropologie incarnées par l’œuvre de Jean-Pierre Vernant ; la psychologie telle que l’a pratiquée Henri Wallon ; l’anthropologie enseignée par Françoise Héritier ; la linguistique développée par Antoine Meillet et par Émile Benveniste ; la physique dans les recherches et les engagements de Paul Langevin ; la germanistique des travaux de Charles Andler, et enfin, la littérature, avec le cas particulier de Pierre Abraham.

4Notre choix des disciplines et des professeurs étudiés était limité pour un triple motif. Nous voulions conserver à cette enquête sur la place de Marx au Collège le format d’un colloque scientifique de deux journées, en choisissant les disciplines et les professeurs qui nous paraissaient le plus directement concernés, et sans inclure des professeurs du Collège en activité. En second lieu, nous avions déjà consacré des études à certains professeurs du Collège lors de colloques précédents consacrés notamment à Durkheim, où était analysée la relation qu’entretenaient avec l’œuvre de Durkheim Pierre Bourdieu, Maurice Halbwachs, Claude Lévi-Strauss et Marcel Mauss. Nous avons préféré ne pas réinterroger leur œuvre dans le cas de Marx, par souci de variété. Le lecteur aura compris que nous ne cherchions pas à être exhaustifs, mais à opérer des choix signifiants pour enquêter sur l’influence de l’œuvre de Marx et du marxisme dans les enseignements et les recherches du Collège de France.

5En prenant la production de recherche et l’action de ces professeurs comme unité d’étude des rapports entretenus en France avec l’œuvre de Marx et avec le marxisme, nous avons souhaité ouvrir une double perspective, qui organise la composition de cet ouvrage et permet d’examiner la réception de l’œuvre de Marx, depuis l’analyse des thèses marxiennes proprement dites jusqu’à l’ensemble des influences politiques et idéologiques de l’œuvre de Marx dans l’histoire du xx^e siècle.

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6Au centre de notre enquête figurent la réception et l’influence des thèses marxiennes dans les sciences humaines et sociales, et la discussion critique du marxisme à mesure que s’affirmait son impact sur leur développement dans la première moitié du xx^e siècle.

7Quelles thèses et quelles ambitions révolutionnaires de Marx ont été les objets principaux de la discussion scientifique et/ou critique, dans les écrits et les enseignements des professeurs du Collège ici étudiés ?

• Le projet d’égalisation des conditions de vie requiert un soulèvement violent qui doit conduire à l’abolition des classes dans la révolution communiste. Au plan politique, le schéma de la transformation graduelle et réformiste des sociétés a été très tôt opposé à ce radicalisme révolutionnaire. L’argument scientifique qui est avancé pour écarter la solution révolutionnaire touche au cœur d’une question qui n’a pas cessé d’être débattue au long du xx^e siècle autant que dans le premier quart de notre siècle : la croissance économique est-elle génératrice d’une augmentation des inégalités ou, au contraire, de leur lente décrue, via l’activation de mécanismes économiques et politiques de ruissellement et de redistribution qui provoquent l’amélioration progressive du sort de la classe ouvrière ?

• Dans l’œuvre de Marx, la question de la propriété des moyens de production et de l’extorsion de la plus-value par l’entrepreneur capitaliste est centrale. Que faut-il en penser ? En tirer les conséquences connues depuis la révolution communiste russe, et transférer à l’État la propriété des moyens de production ? Mais deux visions seront opposées par des professeurs du Collège à la rupture marxienne : celle d’un schéma gradualiste d’optimisation des conditions économiques et techniques du développement du capitalisme industriel, et celle d’une évolution vers la copropriété des moyens de production via un socialisme coopératif.

• Au centre de la philosophie post-hégélienne puis de la théorie matérialiste et du projet politique de Marx figurent le travail, sa valeur et son organisation dans le système de production économique. La « révolution marginaliste » qui adviendra en économie à la fin du xix^e siècle, tant en Autriche qu’en Angleterre, ébranle le schéma marxien : Marx a-t-il fait fausse route ? S’ouvre alors un espace de discussion et de controverse sur le poids scientifique des arguments de Marx. Sa théorie générale de la valeur est ébranlée par le marginalisme. La conception marxienne du travail complexe comme un multiple du travail simple est au principe du programme d’abolition de la division du travail qui, après le dépassement d’une transition socialiste, devrait advenir dans une société communiste. Mais qu’en est-il du pouvoir de la connaissance, et des idées neuves qui sont créatrices de valeur ? L’innovation en économie capitaliste est-elle vouée à sombrer dans la contradiction que prédisait Marx en mettant en avant sa loi de la « baisse tendancielle du taux de profit » ou ne cesse-t-elle pas d’ouvrir de nouvelles voies de croissance qui bousculent le déterminisme marxien tout autant que sa théorie de la valeur travail ?

8Il faut alors donner une autre épaisseur à la figure du capitaliste que celle du prédateur qui extorque la plus-value. Lorsque Marx conçoit le travail complexe, dont le travail générateur d’innovation est une incarnation majeure, comme un multiple du travail simple, il suppose donc que la production d’idées neuves pourrait se déduire simplement d’une accumulation linéaire d’idées simples. C’est l’entrepreneur innovateur cher à Schumpeter qui bouscule le raisonnement marxien : l’entrepreneur est obligé d’innover et d’investir pour assurer la pérennité de son entreprise dans un environnement national et international vivement concurrentiel, sans que son taux de profit baisse inexorablement. Lorsque Marx conçoit le travail complexe, dont le travail générateur d’innovation est une incarnation majeure, comme un multiple du travail simple, il suppose donc que la production d’idées neuves pourrait se déduire simplement d’une accumulation linéaire d’idées simples.

• Marx faisait de l’intérêt individuel le premier moteur de tout comportement, du moins dans les sociétés capitalistes, et appelait alors à lui donner un socle collectif, celui des classes sociales, et à construire et rendre politiquement opératoire l’opposition entre les classes dominantes et les classes dominées pour organiser leur confrontation complète et débarrassée de toute illusion et de tout voile d’ignorance. Mais quelle place réserver aux passions humaines, à côté ou au-delà du jeu des intérêts et ce dans n’importe quel régime économique et politique ?

• Le débat ouvert par l’analyse marxiste de la division de la société en classes s’étend à la genèse de l’individualité en société et à la place centrale qu’occupe l’éducation. Les sciences sociales ont fait du domaine de l’éducation l’un des foyers majeurs de leur développement au long du xx^e siècle, sans que le modèle marxien gagne en influence avant le milieu des années 1960. Mais dès les travaux de la psychologie du développement individuel et de la genèse de la personnalité, la question est posée des chances inégales de développement cognitif, moral et affectif des individus dans des sociétés à forte inégalité sociale.

• Enfin, quel cours donner à la transformation des sociétés, est-il demandé tout au long de la première moitié du xx^e siècle ? Marx proposait la solution de la révolution qui déboucha, en Russie, sur l’instauration violente du communisme et sur le contrôle par l’État de tout l’appareil politico-administratif et productif. Les engagements antifascistes de certains professeurs, avant et pendant toute la seconde guerre mondiale, ont consolidé leur espoir dans une solution communiste au lendemain de la guerre, avant qu’on mesure ce que représentait la dictature du prolétariat pratiquée par Staline. Mais dès le début du xx^e siècle, le débat autour du programme révolutionnaire de Marx rencontrait l’opposition de ceux des professeurs du Collège qui, orientés politiquement à gauche, adhéraient à une conception réformiste ou solidariste.

9Notre ouvrage montre que plus on s’éloigne de ces sujets centraux de l’œuvre même de Marx, plus l’appropriation et la discussion de celle-ci associent des éléments de discussion (d’influence ou de critique) qui relèvent de sa lecture et de son interprétation, d’une part, et des éléments qui relèvent de la trajectoire ultérieure des utilisations des écrits et du programme de Marx, à commencer par ce qui s’est constitué sous le nom de marxisme, d’autre part. Ce terme recouvre une somme d’analyses consacrées à Marx, de défense de l’œuvre, d’institutions ou de sections disciplinaires (une économie marxiste, une philosophie marxiste, etc), avec tous les enjeux internes aux disciplines et ceux du combat politique et idéologique dont le marxisme a été le foyer.

10Parce que la réception et les usages qui sont faits de l’œuvre de Marx évoluent avec les transformations politiques des sociétés et avec les enjeux des conflits majeurs du xx^e siècle, puis avec la lourde réalité historique du communisme stalinien, la relation entre le travail des savants et leur engagement politique prend des visages multiples et changeants. Face au cas Marx, lui-même savant et politique, quelle attitude adoptent les différents savants du Collège évoqués dans l’ouvrage ? Nous en suggérons huit, dont le tableau peut constituer un guide de lecture des dix-sept chapitres qui composent cet ouvrage.

111. Le savant critique ouvertement la science marxienne. C’est d’abord le cas des deux économistes Paul Leroy-Beaulieu et François Perroux, de manière bien différente. Professeur d’économie politique pendant 36 années au Collège, entre 1880 et 1916, Leroy-Beaulieu, qui fut un chef de file de l’école libérale et prit des positions résolument anti-collectivistes, discuta activement le cœur de la doctrine de Marx, comme le montre Nicolas Delalande dans « Paul Leroy-Beaulieu, l’anti-Marx ? ».

12Si François Perroux, qui enseigna l’analyse des faits économique et sociaux au Collège entre 1955 et 1974, préfaça le premier volume de la traduction des œuvres de Marx publiée dans la Pléiade, en « dialoguant » avec Marx dans un texte d’une quarantaine de pages, il s’opposa pourtant à un Marx jugé trop déterministe et trop ignorant des pouvoirs de l’innovation et de la créativité des mondes nouveaux, nous montre Ludovic Frobert. L’œuvre de Walras, celle de Schumpeter et celle de Keynes stimulaient davantage l’imagination scientifique de Perroux. À la conception de l’homme socialisé de Marx, il opposa celle de l’homme socialisé dans le « dialogue social », proposant de lire l’histoire de l’humanité comme une somme de combinaisons entre lutte sociale et dialogue social et de voir dans le développement des sociétés un jeu à somme positive, producteur d’innovations, plutôt qu’un simple jeu à somme nulle.

13Michel Chevalier, dont l’œuvre et les positions dans l’économie politique du xix^e siècle sont présentées par Michael Drolet, succéda à la chaire d’économie politique du Collège de France à Jean-Baptiste Say, qui avait été nommé un an avant sa mort en 1832, et il y enseigna entre 1840 et 1879. Il construisit une économie politique influente, inspirée du saint-simonisme, mais dépouillée du mysticisme de celui-ci, et tournée vers l’analyse de l’organisation des échanges et de la concurrence, et vers l’étude des conditions de développement du monde industriel. Marx prit connaissance des travaux de Chevalier lors d’un séjour parisien, et les critiqua, mais l’inverse n’advint pas : Michel Chevalier semble n’avoir pas lu Marx et ne l’a assurément jamais cité.

142. Le savant salue le penseur Marx et l’ampleur de son œuvre théorique, non sans lui reprocher, dans certains cas, de recycler ou de recombiner des idées émises antérieurement. Mais dans son engagement, ce savant n’endosse pas la doctrine et le programme politique de Marx, qui abolissent toute liberté de choix autre que la violence révolutionnaire, loin de toute évolution démocratique, comme le montre Annie L. Cot dans sa contribution sur Charles Gide. Celui-ci fut titulaire d’une chaire d’enseignement de la coopération de 1921 à 1930 et fonda, avec Léon Walras, la Revue d’économie politique. Gide proposa l’une des premières discussions argumentées du Capital de Marx. S’il admira l’entreprise théorique du Marx économiste, il récusa sa doctrine du matérialisme historique : au socialisme coercitif qui s’en déduisait, il préféra un modèle coopératif et solidariste, plus proche de la conception durkheimienne.

15Le deuxième cas relevant de cette catégorie, présenté par Emmanuel Jousse, est celui de Georges Renard, qui fut professeur d’histoire du travail au Collège de 1907 à 1930 et qui ne cessa pas d’entretenir avec l’œuvre de Marx un dialogue critique, tout à la fois pour construire sa propre science sociale du travail et pour contribuer à l’invention d’un socialisme français non marxiste et non matérialiste. Le troisième cas est celui du germaniste Charles Andler, qui fut professeur de langues et littératures d’origine germanique de 1926 à sa mort en 1933. Militant socialiste convaincu, il rencontra Engels en 1891 et traduisit notamment, en 1901, le Manifeste du parti communiste, qu’il assortit d’un commentaire détaillé. Comme le montre Christophe Prochasson, Andler admira le Marx savant, mais fut critique de l’idéologue épris de son modèle déterministe, et il récusa la cléricalisation du marxisme, face à la place que prenaient, sans en avoir les moyens intellectuels, le gendre et le petit-fils de Marx. La tension vécue par Andler entre son engagement politique et son scrupule scientifique était d’autant plus grande qu’il voyait Marx piétiner les apports originaux des conceptions du réformisme socialiste français du xix^e siècle.

163. Le savant s’écarte du politique pour s’emparer, dans son enseignement au Collège, de l’œuvre de Marx, pour l’analyser dans toutes ses composantes, ascendances et héritages, et pour en proposer une interprétation systématique. Un seul professeur, Raymond Aron, a consacré à Marx une année entière de cours au Collège, en 1976-1977. Aron avait déjà consacré un long enseignement à Marx en 1962-1963, lorsqu’il était professeur à la Sorbonne. L’étude et la discussion des thèses de Marx sont à vrai dire omniprésentes tout au long de sa carrière et de son œuvre, comme le rappelle Jean-Claude Casanova dans son chapitre sur Aron. Intitulé Le Marxisme de Marx, le cours du Collège a été partiellement repris dans l’ouvrage composé, après la mort de Raymond Aron, à partir de la matière de ses deux cours de la Sorbonne et du Collège5. L’ouvrage offre une analyse systématique et une discussion critique approfondie de l’œuvre de Marx, du marxisme, et de ses héritages théoriques, politiques, géopolitiques, idéologiques, notamment dans la philosophie française contemporaine de son enseignement. Un autre professeur du Collège, Jon Elster, consacra à Marx sa thèse, dirigée par Raymond Aron et la publia ultérieurement en offrant une lecture « analytique » de Marx, pour évaluer la portée et la cohérence de ses thèses. Mais Elster n’est plus revenu à Marx pendant ses années d’enseignement au Collège, entre 2005 et 20116.

174. Le savant s’engage politiquement et voit dans le socialisme scientifique et le matérialisme dialectique des éléments d’appui pour ses recherches et pour l’évolution de sa discipline. Le psychologue Henri Wallon, professeur de psychologie de l’enfance de 1937 à 1949, tel qu’il apparaît dans le chapitre que lui consacre Benoît Lépinat, constitue l’incarnation unique de ce type, dans l’échantillon de professeurs étudiés ici. L’œuvre théorique fondamentale de Wallon ne fait pas référence à Marx et au matérialisme dialectique, mais Wallon, avant même d’adhérer au PCF en 1942, s’implique dans la diffusion de la science soviétique et coordonne deux volumes intitulés À la lumière du marxisme. Il se proposera ensuite, dans plusieurs publications, d’examiner les apports du matérialisme dialectique pour l’avancée de la psychologie. Y a-t-il convergence, conversion, coexistence ou approfondissement quand il s’agit d’apprécier la nature des liens de la psychologie génétique de la personnalité développée par Wallon et son intérêt soutenu pour le matérialisme marxiste ? L’analyse proposée par Benoît Lépinat montre comment Wallon évolue pour proposer une conception dialectique de la genèse de la personnalité de l’enfant, qui est le produit d’une interaction entre le biologique et le social, l’individualité et la collectivité.

18Le cas du physicien Paul Langevin, étudié par Bernadette Bensaude-Vincent, est différent. Professeur au Collège de 1909 à 1946, Langevin consacra à ses engagements multiples dans la sphère publique et politique une considérable énergie, tout en menant la grande carrière scientifique que l’on sait. Antifasciste, rationaliste, il se rapprocha progressivement du PCF avant d’y adhérer en 1944, deux ans avant sa mort. Il est pourtant trop simple, apprenons-nous, de se fier à l’image qui fut construite, notamment par le mathématicien et militant communiste Paul Labérenne, d’un savant aidé jusque dans le cœur de ses recherches de physicien par le matérialisme dialectique. En revanche, Paul Langevin a mis sa réputation scientifique au service sa passion pour l’éducation dès les années 1920. À partir de novembre 1944, et conformément au programme du Conseil national de la Résistance, il présida une « Commission ministérielle d’études pour la réforme de l’enseignement » avec, pour vice-présidents, deux collègues du Collège, tous deux psychologues, Henri Piéron et Henri Wallon. Ce dernier présida la commission à la mort de Paul Langevin en 1946, et leur action commune donna son nom au Plan Langevin-Wallon, qui ne fut pas repris dans l’action législative et les décisions gouvernementales de l’époque, mais qui demeura pour longtemps une référence majeure.

19La linguistique offre un autre terrain fécond pour l’analyse de la portée heuristique du marxisme dans une science qui n’est pas aussi directement concernée par l’œuvre de Marx que l’économie, la sociologie ou la philosophie. Le chapitre consacré par Pierre-Yves Testenoire à la linguistique enseignée au Collège de France au xx^e siècle porte sur trois savants, dont deux ont été professeurs de grammaire comparée au Collège de France, Antoine Meillet, de 1906 à 1936, et Émile Benveniste, de 1937 à 1972, alors que le troisième, Marcel Cohen, a été trois fois candidat malheureux à l’élection. Tous trois ont fait des relations entre langue et société une question centrale, mais selon des proximités bien différentes avec le marxisme. Meillet incarne l’orientation durkheimienne d’une théorisation du caractère social de la langue dans une linguistique sociologique qui, pour proposer une conception socialement causale des changements lexicaux et grammaticaux, n’en demeure pas moins opposée à la théorie marxiste, tout comme à l’arrimage d’une science à une doctrine politique. L’inverse est vrai de Marcel Cohen, candidat malheureux à la succession de Meillet, qui rechercha une synthèse entre la linguistique historique de ce dernier, la linguistique structurale de Saussure et le marxisme. Militant actif du Parti communiste, il récuse l’« idéalisme » durkheimien pour adopter la solution déterministe du matérialisme dialectique dans sa théorie des rapports entre structure de la langue et structure de la société. Émile Benveniste lui, n’était pas durkheimien, et cessa d’être politiquement engagé, dans ses années de plus grande créativité scientifique. Son intérêt pour l’œuvre de Marx est avant tout heuristique, et le conduit à écarter toute utilisation mécaniste des thèses matérialistes marxistes, à commencer par la vulgate des correspondances isomorphiques entre langue et société, dont ladite théorie du reflet est une incarnation aisée à ridiculiser. Cette démarche heuristique le conduit à une subversion du postulat marxiste : la langue serait la voie d’accès privilégiée pour analyser les structures profondes de l’organisation sociale. Ces trois portraits de linguistes nous montrent comment l’engagement politique et la recherche peuvent entretenir des liens très variables au contact ou à bonne distance du marxisme.

205. Avec Jean-Pierre Vernant, professeur d’étude comparée des religions antiques de 1975 à 1984 et Maurice Agulhon, d’histoire contemporaine de la France de 1986 à 1997, nous avons affaire à deux rapports avec le marxisme qui ont été directement affectés par l’évolution du marxisme-léninisme soviétique vers la dictature stalinienne, par la culture d’affrontement idéologique exacerbée par la guerre froide, et par l’incapacité prolongée du Parti communiste français à critiquer et dénoncer la terreur stalinienne. L’histoire politique de l’après-guerre prend le pas ici sur le débat philosophique, économique ou scientifique : dans l’élaboration de l’œuvre de l’historien de la France du xix^e siècle et celle de l’anthropologue du monde grec ancien, le rôle du matérialisme historique et dialectique n’est pas du tout central. Le portrait par Alain Schnapp de Jean-Pierre Vernant est triple. Il y a l’homme engagé, qui devient membre du parti communiste en 1932, et qui, après la guerre, évolue vers un communisme critique, sans déroger au socle de son engagement antifasciste et anticolonialiste. Il y a le grand résistant de la guerre, homme d’action avant de devenir homme de science. Et il y a le savant, fondateur d’une anthropologie historique qui doit plus à la psychologie historique de Meyerson qu’à la doctrine de Marx, mais qui trouve dans le dialogue avec le marxisme de quoi sortir des cadres habituels de pensée et rester fidèle à l’ambition de comprendre le sens de l’histoire. Au Collège, il sera d’abord le savant, tout en exerçant sa lucidité critique impitoyable sur les accommodements avec les avatars staliniens du matérialisme.

21Le cas de Maurice Agulhon, qu’examine Jacqueline Lalouette, présente une similitude et une forte différence avec celui de Jean-Pierre Vernant. Comme Vernant, Aghulhon a été communiste. Mais il a rompu avec le Parti communiste à 35 ans, en 1960. Avant de construire sa pensée propre, Agulhon publie dans les revues du Parti des articles militants et des comptes-rendus d’une grande radicalité, notamment à l’égard de l’École des annales et de Fernand Braudel, textes qu’il critiquera lui-même plus tard. Puis viendront le désaccord et la rupture avec le Parti, la conquête d’une liberté de recherche qui guide sa propre production historienne, à partir de sa thèse, loin de la dogmatique marxiste. Enfin, dans un troisième temps, vient la confrontation critique plus directe avec les interprétations marxistes de l’histoire en termes de lutte des classes. Agulhon en soupèse les apports et les erreurs pour la recherche en histoire sociale, dans ses cours du Collège. Sans renier son admiration pour la force de l’œuvre de Marx, il en restreint considérablement la productivité pour ses propres analyses sur la France du xix^e siècle.

226. L’histoire de la réception de Marx n’est pas séparable de la formation d’une variété de marxismes, forgée par les interprétations et les actualisations de la doctrine marxienne, et par les besoins de l’opposition politique et militante radicale aux forces incarnant le capitalisme, le libéralisme démocratique ou le réformisme social. Progressivement, après la révolution soviétique et tout au long du xx^e siècle, la référence à l’œuvre de Marx constitue un marqueur d’identification positive ou négative, dans les sciences humaines et sociales, autant que dans la sphère politique. L’activité savante dans les humanités et les sciences sociales entretient avec la production des « intellectuels » des liens qui, sous l’effet de la diffusion des thèses marxistes et de leur production d’historicité, se muent en demande radicalisée d’affiliation ou, au contraire, d’opposition à la doctrine marxienne.

23Il est passionnant de comparer l’attitude des trois philosophes du Collège de France ici étudiés : Maurice Merleau-Ponty, professeur de philosophie de 1952 à 1961, Jean Hyppolite, d’histoire de la pensée philosophique de 1963 à 1968 et Michel Foucault, titulaire de la chaire d’histoire des systèmes de pensée de 1970 à 1984. Selon Alexandre Féron, le rapport qu’entretient Merleau-Ponty connaît trois grands moments, dans une œuvre qui entretient une référence constante avec Marx et le marxisme : une mise en relation du marxisme avec la phénoménologie ; une adoption de l’ambition marxienne et lukacsienne de résoudre la crise de la philosophie pour renouveler l’interprétation du monde moderne ; un recul de la référence à Marx, dans le contexte de l’après-stalinisme et de la guerre froide qui transforme son rapport avec le marxisme, et quand il s’agit pour Merleau-Ponty de bâtir, dans les dernières années de son enseignement au Collège de France, une nouvelle ontologie de la nature. Dans cette ontologie, Husserl et Heidegger deviennent ses références majeures, et importent plus que Marx, lorsque Merleau-Ponty s’emploie à développer une théorie de la praxis ou à renouveler la pensée de la dialectique.

24Le travail philosophique de Jean Hyppolite connaît une trajectoire inverse, dans sa relation avec l’œuvre de Marx. Jean-François Kervégan rappelle d’abord que la place accordée par Hyppolite à l’étude et à la discussion de Marx est modeste dans son œuvre et son enseignement. Le Marx qui intéresse principalement Hyppolite est le philosophe, puisque toute son œuvre ne devrait se comprendre qu’à partir de sa pensée philosophique, et de l’ancrage hégélien de celle-ci. Marx est alors d’abord un héritier révolté de l’hégélianisme. Or la révolution prolétarienne annoncée par Marx n’a pas eu lieu. Que signifie cet échec pour la compréhension de la philosophie marxienne ? Hyppolite, à la fin de sa vie, trouve la réponse dans la réinterprétation par Louis Althusser du marxisme comme un antihumanisme bien différent de la présentation habituelle de la dialectique marxienne comme un renversement de la dialectique hégélienne. C’est un tournant tardif pour Hyppolite, et qui demeure explicité de manière lacunaire. Hyppolite disparaît en octobre 1968, l’année où il voulait consacrer son enseignement du Collège au marxisme. Il n’a fait qu’ébaucher ce qu’aurait impliqué une nouvelle compréhension de Marx quant à l’exercice de la pensée philosophique.

25Michel Foucault, étudié ici par Frédéric Gros, a été particulièrement sensible à l’évolution politico-idéologique qui brusquait le débat philosophique et scientifique à partir des années 1950. Il avait lu et annoté Marx dans ses jeunes années et l’avait enseigné à l’École normale supérieure quand il y fut nommé répétiteur, à l’initiative de Louis Althusser. Mais son Marx était essentiellement nietzschéen, plutôt que matérialiste ou préstructuraliste. Foucault a très peu cité Marx dans son œuvre publiée, très rarement dans ses cours du Collège de France, et sans dissimuler son dédain pour les avatars dogmatiques du marxisme. Comment discuter un penseur qui a créé une doctrine, une idéologie et une conception de la vérité du monde économique et social et de son évolution historique, dans un contexte de confrontation politico-intellectuelle et de contrôle par le Parti communiste et par ses intellectuels du degré d’orthodoxie des travaux liés de près ou de loin à l’œuvre de Marx ? Une solution, avons-nous indiqué plus haut, est l’examen analytique systématique des thèses de Marx et de leur postérité, dans une activité de commentaire, d’élucidation, et d’interprétation. C’est ce qu’ont fait, bien différemment, Raymond Aron et Jon Elster. Si Foucault n’a que très peu cité Marx, c’est qu’il avait résolu d’adopter une position de philosophe créateur, réticent à l’égard d’un travail procédant par simple recombinaison d’idées existantes indexées sur des citations et des emprunts. Il lui importait d’abord de loger le marxisme et son eschatologie positiviste dans sa théorie des rapports entre l’anthropologie et l’histoire de l’épistémè occidentale, affirmant alors que le marxisme n’introduisait aucune coupure réelle au niveau profond du savoir occidental et de son mouvement vers la fin de l’humanisme. Commencer à discuter Marx, en le citant et en le commentant, c’était, pour Foucault, se laisser happer par les mâchoires du contrôle d’affiliation orthodoxe, dans le contexte conflictuel ouvert par les intersections entre le travail de la pensée et l’engagement politique.

267. L’œuvre et les théories de Marx et leur postérité dans les sciences humaines et sociales, après avoir été sollicitées et mobilisées, au moins partiellement, dans une discipline, ne constituent plus le cœur de certains de ses développements novateurs. C’est le cas de l’anthropologie telle que l’a pratiquée et enseignée Françoise Héritier, professeur d’étude comparée des sociétés africaines de 1982 à 1998, et qui s’écarte d’un courant français de recherche encore très actif à l’époque. L’examen de son œuvre doit être placé à un point différent de jonction avec le questionnement mené dans notre ouvrage : ce point est celui du matérialisme, dont le marxisme constitue une des incarnations possibles, et sous une forme particulière, théorico-politique. Dans sa contribution, Laurent Barry montre comment les recherches de Françoise Héritier sur les systèmes de parenté et sur les différences des sexes s’écartent d’une carte simple des affiliations explicites à tel ou tel courant ou doctrine, et doivent plutôt être lues selon le principe interprétatif des « affinités », afin de mettre en avant des ressorts nouveaux d’analyse empirique du rôle des institutions sociales ou de l’élaboration de matrices cognitives performatives pour renouveler l’étude de ses domaines d’enquête.

278. Dans des colloques et ouvrages précédents de la série « Passage des disciplines », une ligne d’enquête a été développée pour étudier un « Collège virtuel », composé de savants qui auraient pu rejoindre le Collège de France, mais dont l’élection a échoué, tel Durkheim, l’un des cas les plus retentissants de cet ensemble. Nous avons déjà rencontré le cas de Marcel Cohen, dans l’étude des relations entre le marxisme et la linguistique française, telle qu’elle était représentée au Collège par Meillet puis par Benveniste. Fidèle à ce programme d’enquête virtualiste et contrefactuelle, Antoine Compagnon explore le cas de Pierre Abraham, polytechnicien devenu homme de lettres qui se porta candidat, en novembre 1945, pour la création d’une chaire qu’il intitula « recherches sur la création littéraire » et qui était située dans le sillage de celle de Paul Valéry, professeur de poétique de 1937 à 1945. L’élection lui préféra Jean Pommier. L’étude du cas de Pierre Abraham offre ici un double intérêt. Elle permet de reconstituer l’influence des affinités politiques au sein du Collège de France, lors de choix clés comme celui d’une élection compétitive : c’est un réseau social qui est composé par Compagnon. Elle fait apparaître les liens avec des figures centrales du Collège, tel Sylvain Lévi, oncle d’Abraham et professeur de langue et littérature sanscrite de 1894 à 1935, ou Lucien Febvre, professeur d’histoire de la civilisation moderne de 1933 à 1949, avec qui Abraham collabora, mais aussi le poids de l’engagement politique d’Abraham, résistant puis adhérent du PCF en 1945, pour une élection tenue après la fin de la guerre, et qui mobilisa, dans le soutien à Abraham, des professeurs proches du Parti Communiste et/ou liés à la Résistance. L’autre intérêt de l’enquête est contenu dans le questionnement contrefactuel que déclenche la constitution d’un « Collège virtuel ». Qu’aurait produit Abraham s’il avait été élu ? Son action réelle, et non virtuelle, montre le poids de son engagement politique dans ses diverses activités. Quant aux recherches qu’il aurait pu mener et enseigner, sa production antérieure révèle une trame « matérialiste », celle que composent certaines de ses études quantitatives d’éléments de création littéraire et ses travaux précurseurs de la génétique littéraire, au plus près des manuscrits, dans ses recherches sur Proust.