Comment s’opposer à l’idée que la croyance est affaire de degré, mais pas la foi ni la suspension de jugement
Texte intégral
1À la question de savoir quelles sont, parmi nos attitudes cognitives, celles qui admettent des degrés, c’est-à-dire celles qui sont gradables, on sera sans doute enclin à répondre qu’à première vue la chose est clairement vraie de la croyance et qu’elle ne l’est ni de la foi ni de la suspension de jugement. En effet, tandis qu’il semble faire parfaitement sens de dire qu’on ne croit pas complètement quelque chose mais qu’on y croit à moitié seulement, ne serait-il pas étrange d’affirmer qu’on a à moitié foi en quelque chose mais pas complètement ? La foi, pourrait-on ajouter, est une chose qu’on a ou qu’on n’a pas, une chose qu’on peut perdre ou qu’on peut conserver ; et l’on ne peut pas à moitié perdre une chose ni en partie la conserver (étant entendu qu’on peut évidemment en perdre ou en conserver une partie). Quant à la suspension, n’est-elle pas encore plus clairement que la foi affaire de tout ou rien ? N’est-il pas absurde de dire qu’on suspend légèrement, à moitié, ou presque entièrement son jugement sur une question donnée ? ou qu’à son propos tel individu suspend davantage son jugement que tel autre ? Dans ce chapitre, je voudrais montrer qu’aucune de ces affirmations n’est incontestable : il est possible de défendre une conception plausible de la croyance d’après laquelle cette dernière n’admet pas de degrés et des conceptions plausibles de la foi et de la suspension de jugement d’après lesquelles ces attitudes, quant à elles, en admettent.
1. La croyance admet-elle des degrés ?
2À cette question, la réponse semble, à première vue, tout à fait claire. Andrei Buckareff la résume ainsi : « la croyance admet des degrés tandis que l’acceptation est une affaire de tout ou rien » (Buckareff 2010, p. 256). Ne sommes-nous pas en effet davantage confiants en la vérité de certaines choses plus que d’autres ? Ne suis-je pas davantage confiant dans le fait que je loue un appartement dans le centre-ville de Zurich que dans celui qu’il ne fera pas plus de vingt degrés, en cette nuit d’hiver, dans la capitale économique de la confédération helvétique ? Et de ce fait davantage que de celui que mon bulletin de salaire se trouvera dans ma boîte aux lettres lorsque je rentrerai demain de mon bureau (parce que nous sommes le 24 du mois et que mon bulletin de salaire n’est jamais arrivé après le 25) ? Et de ce dernier fait davantage encore que de l’issue de la guerre en Ukraine ? Assurément, mais il ne s’ensuit pas nécessairement que la croyance admette des degrés.
3Il est possible en effet de soutenir que la croyance est une attitude catégorique qui est affaire de tout ou rien, et que les différents degrés de confiance qui viennent d’être illustrés ne sont donc pas des degrés de croyance mais renvoient à un type différent d’attitude cognitive, souvent désigné dans l’épistémologie contemporaine de langue anglaise par le terme de credence. Elizabeth Jackson caractérise les attitudes cognitives de ce type de la façon suivante :
Les credences possèdent une valeur comprise dans un intervalle de 0 à 1, où 1 représente une confiance maximale en la vérité d’une proposition et 0 une confiance maximale en sa fausseté. Ma credence que 1+1 =2 est quasi de 1 (.0.99999…), celle que ma voiture est garée à l’extérieur est de 0.99, et celle qu’une pièce non biaisée tombera sur pile est de 0.5. (Jackson 2022c, p. 9)
Contrairement à la croyance, il existe (au moins en principe) un nombre infini de credences qu’on peut entretenir à l’égard d’une proposition. (Jackson 2022b, p. 360).
Les credences ont traditionnellement été associées aux paris que nous sommes prêts à prendre. C’est ainsi que, d’après certaines conceptions, la credence de S que p est définie par la somme d’argent que S est prêt à payer dans des circonstances ordinaires pour un pari rapportant 1 $ si p et 0 $ si non-p. (Jackson 2020, p. 5075).
4Autre caractéristique, à l’exception des credences dont la valeur est 0 et de 1, ces attitudes laissent ouverte la possibilité de l’erreur, contrairement aux croyances, conçues comme des attitudes cognitives catégoriques. Ainsi, « une credence de 0.99 qu’il pleut laisse ouverte la possibilité qu’il ne pleuve pas d’une façon dont ne le fait pas une croyance qu’il pleut » (Jackson 2019, p. 2478). Les croyances, ainsi conçues, ne consistent pas simplement à être hautement confiant que p tout en considérant qu’il se pourrait que non-p, mais consistent à écarter cette possibilité, à ne pas « laisser ouverte la possibilité que le monde soit autrement » (Dodd 2017, p. 4609), même lorsque le sujet concerné estime métaphysiquement possible qu’il le soit. Ces attitudes « sont celles que vous formez en tranchant positivement pour vous-même la question de savoir si p » de telle sorte que « votre opinion que p est faite » (Lee 2023, p. 1094) ; celles que vous avez « quand vous n’êtes pas simplement prêt à dire qu’une proposition est très probable ou quasi certaine, mais vraie, point » (Fantl 2018, p. 18) et n’entretenez pas le moindre doute à ce propos, de sorte que vous « tenez simplement p pour acquis, et comme un point de départ de vos raisonnements à venir » (Wedgwood 2012, p. 312).
5Une question qu’on peut alors se poser est de savoir si nos vies intellectuelles contiennent la moindre croyance ainsi conçue. Si entretenir pareilles croyances signifie écarter la possibilité que non-p, et si ceci requiert d’avoir un degré maximal de confiance en la vérité de p, deux observations conduisent à douter de leur existence : nous ne semblons pas avoir de croyances dont la confiance que nous avons en leur vérité ne puisse augmenter ni, corrélativement, de croyances sur la vérité desquelles nous serions prêts à parier tout ce que nous avons pour un gain minime. Peut-on conclure de ces observations que notre vie intellectuelle n’est peuplée en réalité que de credences non maximales et qu’il n’est plus de raison dès lors de réserver le terme de croyance pour la désignation d’autre chose que ces attitudes cognitives, ni donc de refuser l’idée que la croyance admette des degrés ? L’ensemble des choses que nous croyons n’est-il pas, si les croyances du genre en question n’existent pas, l’ensemble des choses auxquelles nous accordons un degré suffisamment élevé de confiance, ces attitudes cognitives différant en degré les unes des autres en fonction du degré de confiance que nous avons en ces choses ? Autrement dit, le fait qu’il n’y ait rien en quoi nous ayons une confiance maximale signifie-t-il qu’à nos credences ne s’ajoutent pas des attitudes cognitives d’un autre type – des croyances catégoriques – et que nous n’avons dès lors d’autres croyances qu’un continuum de credences situées au-delà d’un certain niveau de confiance en la vérité des propositions concernées, en conséquence de quoi la croyance admettrait bel et bien des degrés ?
6Pas nécessairement, car on pourrait imaginer qu’au-delà de ce niveau, nos credences, par un effet de seuil, deviennent, ou donnent naissance à, des attitudes cognitives non gradables qualitativement différentes de celles situées en-deçà de ce seuil et qualitativement identiques entre elles – telles par exemple des attitudes cognitives semblables en nature ou dans leur fonctionnement à des croyances catégoriques. Autrement dit, rien n’interdit de soutenir simultanément les thèses suivantes :
1) Il n’est rien dont nous soyons maximalement confiants de la vérité.
2) Nous avons divers degrés de confiance en la vérité d’une variété de choses.
3) Lorsque notre degré de confiance en la vérité de quelque chose dépasse un certain seuil, l’attitude cognitive qui s’ensuit n’est pas celle que nous avons lorsqu’il est situé sous ce seuil1.
4) L’attitude cognitive qui suit du fait que notre degré de confiance en la vérité de quelque chose dépasse un certain seuil n’admet pas de degrés.
5) Cette attitude est celle que nous désignons ordinairement par le terme de croyance.
6) Cette attitude correspond à celle consistant à croire quelque chose de façon catégorique.
7Ce dont on pourrait notamment conclure :
7) Nous pouvons croire quelque chose de façon catégorique sans avoir une confiance maximale en la vérité de cette chose.
8) Nous pouvons croire des choses de façon catégorique en ayant des degrés de confiance différents en la vérité de ces choses. (On pourrait imaginer qu’ils affectent, non notre attitude de croyance catégorique à l’égard de ces choses, mais la capacité de cette attitude à se maintenir lorsqu’augmentent les conséquences négatives qu’il y aurait à être dans l’erreur à propos de la vérité ou non des choses en question.)
9) Le fait que nous ayons divers degrés de confiance en la vérité d’une variété de choses et qu’il n’est rien dont nous soyons maximalement confiants en la vérité n’implique pas que la croyance admette des degrés.
8Notons que cette conception « dualiste » – en ce qu’elle admet la réalité aussi bien des croyances que des credences et les tient pour irréductibles les unes aux autres – n’est pas la seule manière possible de rendre le fait indiqué en (9) compatible avec l’idée que la croyance n’admet pas de degrés. La chose est également possible en adoptant sur la relation entre les croyances et les credences une belief-first view d’après laquelle celles-ci se réduisent à celles-là et n’en forment qu’une sous-espèce.
9Selon cette conception, ainsi que le résume Jackson, les credences ne sont que des croyances catégoriques dont le contenu inclut une évaluation de probabilité ou des modaux épistémiques (tels « assurément », « probablement » ou « il se pourrait que ») déterminant des degrés de confiance y correspondant, c’est-à-dire directement proportionnels au degré de probabilité que la chose concernée est crue avoir. Ainsi, ma credence de 0.95 qu’il fera moins de vingt degrés cette nuit à Zurich se réduit à, et s’explique par, ma croyance catégorique, acquise en consultant MétéoSuisse, qu’il y a 95 % de chances qu’il fasse moins de vingt degrés cette nuit à Zurich – ce qui explique qu’en dépit du fait que ma croyance soit catégorique le degré de confiance qui lui est associé ne soit pas maximal. Ainsi, d’après cette conception, « la structure numérique est un élément, non de l’attitude, mais de son contenu, cette attitude étant simplement la croyance » (Jackson 2019, p. 2479). De même, ma credence élevée que mon bulletin de salaire se trouvera dans ma boîte aux lettres en rentrant se réduit à, et s’explique par, ma croyance catégorique qu’il y sera probablement. Autrement dit, d’après cette conception, la croyance n’admet pas de degrés, et les différents degrés de confiance attachés à nos différentes croyances renvoient simplement au contenu explicitement ou implicitement probabiliste de ces croyances.
10Mon but n’est pas ici de discuter des mérites et limites respectifs de cette belief-first view et de la conception dualiste. Il était simplement de montrer que l’idée apparemment évidente selon laquelle la croyance admet des degrés est en réalité parfaitement discutable et de suggérer, incidemment, qu’elle ne peut être défendue qu’en adoptant une credence-first view.
2. La foi admet-elle des degrés ?
11Tournons-nous vers la foi à présent, en entendant par-là un genre d’attitude non nécessairement religieux et relativement banal, présent par exemple dans la situation suivante : « Bien que le Paris Saint-Germain soit favori du match de demain, j’ai foi en la victoire de l’Olympique de Marseille. J’y crois ! Mais évidemment pas comme je croyais la semaine dernière à leur victoire contre la petite équipe amateur de Saint-Jean-de-Luz ».
12Si la foi, au sens qui nous intéresse ici, était identique à la croyance, la question de savoir si la foi admet des degrés se réduirait à la question de savoir si c’est le cas de la croyance. Il existe cependant plusieurs raisons de penser que ces deux attitudes ne sont pas identiques, en vertu de quoi de la réponse à la seconde question on ne saurait disposer du même coup de la réponse à la première. Qu’elle soit, métaphysiquement, une attitude composite ou une attitude sui generis fondamentale, irréductible à une combinaison d’autres attitudes, la foi possède en effet des caractéristiques qu’une croyance ne possède pas. Si aucune des caractéristiques de la foi n’admettait de degrés, on pourrait en conclure qu’elle n’en admet pas non plus car il est difficile d’imaginer que toutes les caractéristiques d’une chose soient non gradables mais que cette chose, elle, le soit (l’inverse étant, au contraire, parfaitement concevable).
13La foi diffère tout d’abord de la croyance par l’attitude conative et/ou évaluative positive qu’elle implique ou requiert, contrairement à la croyance. Comme l’écrit Robert Audi, « si je n’ai pas d’attitude favorable quant à l’occurrence d’une chose, je ne peux avoir foi dans le fait qu’elle se produira » (Audi 2008, p. 97). Ainsi, si je ne désire pas ou ne juge pas désirable la victoire de l’OM, je peux bien croire à la victoire de l’OM mais non avoir foi en la victoire de l’OM. À l’appui de cette idée, Daniel Howard-Snyder note par ailleurs qu’« on ne peut avoir foi dans le fait que [p] sans une tendance au moins à être déçu en apprenant que ce n’est pas le cas » (Howard-Snyder 2013, p. 360) ; or si l’on tend à être déçu qu’une chose ne soit pas le cas, c’est qu’on désirait ou jugeait désirable qu’elle le soit. Par contraste, « on peut croire une chose sans avoir tendance à être déçu en apprenant qu’elle n’est pas le cas » (ibid.). Autre argument : « comme la peur et l’espoir, la foi motive le comportement de ceux qui l’entretiennent ; c’est pourquoi elle l’explique. Mais la cognition seule ne peut le motiver ; le désir est requis. En conséquence, à l’instar de la peur et de l’espoir propositionnels, la foi propositionnelle abrite un désir » (ibid., p. 363).
14Il est par ailleurs généralement admis que la foi est plus « résiliente », « résistante » ou « solide » que la croyance au sens où, confrontée à de semblables données parlant contre elles (ou à de semblables raisons pratiques de cesser d’entretenir ces attitudes), la foi tendra davantage à se maintenir que la croyance. Ainsi, la foi du supporter de l’OM en la victoire de son équipe tendra moins à cesser après le deuxième but encaissé que la croyance du spectateur qui n’avait pas foi en la victoire de l’OM mais qui, avant ce deuxième but, y croyait simplement.
15Si ce qui précède est correct, la croyance ne suffit pas à la foi. Mais il semble par ailleurs qu’elle ne lui soit même pas nécessaire, ainsi que l’indique le fait que la foi semble compatible avec un plus haut degré de doute, ou un moindre degré de confiance, que la croyance (cf. Jackson 2022a : 204). Notre supporter de l’OM, par exemple, a foi en la victoire de son équipe tout en tenant le PSG pour favori, c’est-à-dire en ayant un degré de confiance en la victoire de l’OM inférieur à 0.5. Or il est généralement admis que pour croire à la vérité d’une proposition, il est nécessaire d’avoir un degré de confiance en sa vérité supérieur à 0.52. Et non seulement la croyance n’est-elle une condition ni nécessaire ni suffisante de la foi, mais il semble même que la foi et la croyance catégoriques soient incompatibles, comme l’indique le fait qu’il semblerait très étrange de dire de choses que l’on croit catégoriquement – par exemple, qu’il y a un ordinateur en face de moi, ou un paquet de linguine dans le placard de la cuisine – qu’on a foi en leur vérité.
16Sur la base de ces différentes observations, on peut avancer l’analyse suivante de la foi3 : un sujet S a foi en la vérité d’une proposition p si et seulement si :
1) S a une attitude conative et/ou évaluative positive à l’égard du fait que p – typiquement, un désir que p ;
2) S a un degré de confiance en la vérité de p insuffisant pour croire catégoriquement que p – degré de confiance qui peut même être inférieur à son degré de confiance en la vérité de non-p (comme l’illustre le cas du supporter de l’OM) mais pas trop cependant (comme l’illustre le fait qu’il serait intuitivement incorrect de dire « Je crois qu’il n’y a presque plus aucune chance que l’OM l’emporte, mais j’ai encore foi en la victoire de l’OM ») ;
3) S agit, parle et raisonne, de façon sincère et confiante, comme s’il croyait catégoriquement que p, c’est-à-dire comme s’il tenait p pour un fait – au moins dans les situations où S sait que si non-p se trouvait être le cas, rien de dramatique ne suivrait du fait d’avoir agi, parlé et raisonné ainsi.
17Avant d’indiquer ce qui suit de cette analyse quant à la gradualité de la foi, je voudrais faire deux remarques de clarification. La première est que la foi consiste donc à prendre position sur la question de la vérité d’une proposition p d’une façon qui va au-delà du degré de confiance que l’on a en la vérité de p, au moins dans certaines circonstances. Autrement dit, la foi est une attitude qui, dans ces circonstances, ne correspond pas à l’attitude doxastique que l’on a sur la vérité de p, qui n’est pas celle de tenir p pour un fait. Si la foi implique un saut, il est donc ici pratique et non doxastique ; l’idée que « la foi semble aller au-delà des données d’une façon dont ne le fait pas la croyance » (Jackson 2022a, p. 204) ne doit pas être interprétée ici comme signifiant qu’avoir foi en la vérité de p implique d’avoir un degré de confiance en la vérité de p supérieur au degré auquel on estime p supporté par les données dont on dispose. Seconde remarque : la foi, à l’instar de la croyance, n’est pas volontaire. En effet, juger que l’on devrait, pour des raisons pratiques (telle qu’être en communion avec les supporters qui nous entourent), agir, parler et raisonner comme si l’on tenait p (par exemple la victoire de l’OM) pour un fait ne peut suffire à agir, parler et raisonner ainsi de façon sincère et confiante. Autrement dit, la foi d’un sujet ne peut directement résulter de sa volonté de suivre ses raisons pratiques d’avoir cette attitude (ce qui n’est, au passage, nullement incompatible avec l’idée que cette attitude, une fois formée, soit de la nature d’un engagement, dont l’origine ne serait donc pas volontaire).
18Les deux premières conditions de la foi que j’ai indiquées sont intuitivement gradables : l’attitude conative et/ou évaluative positive que requiert la foi semble aussi gradable que l’attitude de confiance en la vérité de la proposition concernée, que la foi requiert également. La troisième condition cependant ne semble pas gradable : il n’est pas possible de plus ou moins agir, parler et raisonner de façon sincère et confiante comme si l’on tenait p pour un fait – soit on le fait, soit on ne le fait pas –, ce qui s’accorde avec l’observation courante selon laquelle la foi est affaire de tout ou rien. Il ne s’ensuit cependant pas que la foi d’un individu en la vérité d’une proposition ne puisse être plus forte que la foi d’un autre en la vérité de cette proposition : parce que leur confiance en la vérité de p peut être plus ou moins haute, tout comme leur attitude conative et/ou évaluative positive à l’égard de p, il semble raisonnable de penser que plus elles seront hautes, plus leur foi sera solide ou résiliente – plus ils continueront à agir, parler et raisonner de façon sincère et confiante comme s’ils tenaient p pour un fait en présence de données contraires (ou de raisons pratiques de cesser d’avoir cette attitude de foi). La foi admet donc, en ce sens, des degrés.
3. La suspension de jugement admet-elle des degrés ?
19Venons-en pour terminer au cas de la suspension de jugement. N’est-elle pas, quant à elle, un cas clair d’attitude intellectuelle non gradable ? Encore faut-il savoir de quoi l’on parle au juste quand on parle de suspension de jugement.
20Si suspendre son jugement sur une question donnée (ce qu’on désignera par la suite par SJp ?) consistait à ne croire ni que p ni que non-p – c’est-à-dire consistait en une simple absence de croyance à l’égard de la vérité ou de la fausseté de p –, la réponse à la question de savoir si la suspension admet des degrés serait relativement aisée : non, que la croyance soit affaire de tout ou rien ou admette des degrés ; dès lors qu’il n’y aurait pas croyance (à quelque degré que ce soit, si l’on admet l’idée que la croyance peut avoir des degrés), il y aurait suspension. Cependant, comme on le relève souvent, SJp ? n’est pas simplement ne croire ni que p ni que non-p car à ce compte il faudrait dire que les pierres et les nombres suspendent leur jugement sur toute question. Comme l’écrit Thomas Raleigh :
il est incontestable que suspendre son jugement sur la question de savoir si p constitue un état intellectuel différent de celui consistant à n’avoir aucune opinion à propos de la vérité ou fausseté de p […]. Une personne n’ayant jamais eu à l’esprit la proposition que p, consciemment ou inconsciemment, n’a simplement aucune opinion à propos de la vérité ou fausseté de p, et nous ne dirions pas d’elle qu’elle suspend son jugement à ce propos. (Raleigh 2021, p. 2451)
21Comme le résume Verena Wagner, on ne peut SJp ? « si [l’on] n’est pas et n’a jamais été en contact cognitif avec cette proposition (ou question) » (Wagner 2022, p. 677). Être dans « un simple état de non-croyance » (Friedman 2013, p. 178) ne saurait donc suffire à SJp ?. Plutôt qu’une absence d’attitude, SJp ? semble consister à avoir, comme l’écrit Alexander Greenberg, « une attitude sur cette question, mais de neutralité plutôt que de croyance (attitude qui n’a pas besoin d’être parfaitement neutre, c’est-à-dire de consister à penser que p est tout aussi probable que non-p) » (Greenberg 2020, p. 3289). Cette attitude, Scott Sturgeon la décrit comme une attitude « d’engagement à la neutralité » (committed neutrality) (2010, p. 136), Thomas Raleigh comme « une opinion véritable, bien que neutre, sur la question de savoir si p » (Raleigh 2021, p. 2451) et Jane Friedman comme une attitude qui « exprime, représente, ou est le fait d’être neutre ou indécis » s’agissant de la vérité ou non de p (Friedman 2013, p. 180). La question qui se pose alors est de savoir en quoi consiste au juste cette attitude de neutralité dont Friedman soutient qu’elle est une attitude propositionnelle sui generis (à l’instar de la croyance, du doute ou du désir par exemple) qui ne peut « être réduite à, ou expliquée en termes, d’autres attitudes propositionnelles » (Atkins 2017, p. 3022) – telles par exemple « les croyances, pleines ou partielles » (Raleigh 2021, p. 2454)).
22Une première possibilité est que SJp ? consiste à se trouver dans un état de doute quant à la vérité de la proposition considérée. La question de savoir si la suspension de jugement admet des degrés serait alors aisément résolue : si tout un spectre de degrés de confiance intermédiaires, ou de credences moyennes, quant à la vérité de p correspond au fait de se trouver dans le doute quant à la vérité de p, alors SJp ? peut admettre des degrés : ils augmentent à mesure que le degré de confiance du sujet concerné à l’égard de la vérité de p se rapproche de 0.5, et diminuent à mesure que ce degré de confiance s’éloigne de cette valeur pour se rapprocher des valeurs à partir desquelles on cesse, au moins dans certains contextes, d’être dans le doute quant à la vérité de p et commence soit à croire que p, soit croire que non-p.
23Il est douteux cependant que SJp ? consiste à se trouver dans un état de doute quant à la vérité de la proposition considérée. Matthew McGrath insiste sur deux aspects sous lesquels les deux choses diffèrent selon lui : « “suspension de jugement” connote quelque chose qui a à voir avec le futur, contrairement à “être agnostique”. “suspension de jugement” connote quelque chose d’agentiel – un refus, une omission intentionnelle –, contrairement à “être agnostique” » (McGrath 2021, p. 472). Commençons par ce qu’on pourrait appeler « l’argument de l’agentivité » : « l’aspect agentiel » de la suspension de jugement – que le doute ou l’agnosticisme ne possède pas davantage que la croyance – se manifeste dans le fait que « se voir offrir une récompense à condition d’être dans un état de confiance intermédiaire sur une question ne semble pouvoir être le genre de chose sur quoi on peut se baser pour, de façon pleinement consciente et directe, évoluer vers, ou se trouver dans, un tel état – à la différence de celui de suspendre son jugement » (ibid., p. 483). Corrélativement, « adopter un état de confiance intermédiaire sur une telle base » serait intuitivement « irrationnel » en un sens auquel suspendre sur cette base ne le serait pas (ibid.).
24Considérons ensuite ce qu’on pourrait appeler « l’argument de la visée » : le fait que « suspendre son jugement » connote quelque chose qui a à voir avec le futur, contrairement à « être agnostique », s’explique selon McGrath par le fait que suspendre son jugement implique « la poursuite d’un but lié au jugement (celui de juger dans le futur, ou sous certaines conditions) » ; à l’inverse, et à l’instar du fait de croire, « être agnostique ne semble pas requérir un tel but » (ibid., p. 474). Plus précisément, pour McGrath, « suspendre son jugement sur une question consiste à différer un jugement conduisant à une formation de croyance (to put off belief-forming judgment), c’est-à-dire à s’abstenir d’un tel jugement dans le but de juger plus tard de la question concernée ou uniquement quand certaines conditions seront satisfaites (qu’on croit ne pas l’être encore) » (ibid., p. 469). À l’inverse, « il est possible que vous soyez agnostique sans suspendre votre jugement si vous êtes agnostiques mais savez que vos données et/ou la puissance de votre jugement ne seront jamais aussi bonnes que maintenant, ou si vous êtes agnostiques mais n’êtes pas désireux de revenir plus tard sur la question ni d’en connaître plus tard la réponse » (ibid., p. 473). Cela signifie que SJp ? ne consiste pas simplement, pour McGrath, à s’abstenir intentionnellement de former un jugement quant à la vérité de p. On peut en effet faire cela sans avoir le but de différer son jugement sur cette question mais simplement parce qu’on ne souhaite pas s’en faire un (par exemple parce qu’on réalise, après avoir commencé y réfléchir, qu’on se moque de cette question).
25Qu’on accepte ou non ces deux arguments de McGrath, un autre argument semble réfuter la thèse selon laquelle SJp ? est identique au fait d’avoir un degré de confiance intermédiaire en la vérité de p tel qu’on soit dans le doute quant à la vérité de p et qu’on ne croie donc ni que p ni que non-p : ainsi que l’observe Raleigh, « ma credence que mon ticket de loterie est gagnant peut être extrêmement basse alors qu’il semble que je puisse, assez rationnellement, suspendre mon jugement sur la question de savoir s’il l’est » (Raleigh 2021, p. 2453). Il semble même, comme il l’ajoute à la suite de Sturgeon, qu’on puisse n’assigner aucune « probabilité subjective spécifique ou aucun degré de confiance à p » et qu’on suspende néanmoins son jugement sur cette question – par exemple lorsqu’on ignore la probabilité que le ticket qu’on détient soit gagnant.
26L’idée selon laquelle suspendre son jugement admet des degrés se trouve défendue d’une autre façon par Errold Lord et Kurt Sylvan, qui développent l’idée qu’il existe tout « un spectre de formes de suspension », et que « ce spectre mesure le degré auquel le sujet concerné est ouvert d’esprit sur la question considérée » (Lord and Sylvan 2022, p. 149). Lord et Sylvan distinguent quatre formes de suspension, les deux premières étant définies comme des « attitudes agnostiques », les deux dernières comme des « attitudes inquisitives ». La « plus ouverte » de celles-ci consiste à « être disposé à se demander si p, ce qui implique d’adopter une disposition à être réceptif aux raisons relatives à cette question » (Lord et Sylvan, à paraître, p. 12) et « présuppose qu’on n’ait pas encore tranché la question de savoir si p », excluant donc, sur cette question, la « croyance que p, la croyance que non-p, et la neutralité fermée d’esprit (closed-minded neutrality) » (ibid., p. 10). L’autre attitude inquisitive consiste à « être disposé à essayer de trancher la question en adoptant l’une de ces trois attitudes » (ibid., p. 12) – ce qui ne requiert pas, pour qu’on soit cohérent, qu’on ne croie ni p ni que non-p, ni qu’on « considère les données actuelles sur cette question comme insuffisantes », mais qu’on ait « une raison de penser que des données suffisantes pourraient être découvertes allant au-delà de nos données actuelles » (ibid., p. 13). S’agissant des « attitudes agnostiques », la moins fermée, « l’agnosticisme instable », consiste à « être disposé à considérer ses données [actuelles] à l’appui de p et de ¬p comme insuffisantes à justifier la croyance que p (ou que ¬p) », l’autre, « l’agnosticisme stable », consiste à être disposé en plus de cela à « ne pas évaluer la pertinence de nouvelles informations éventuelles relatives à la question de savoir si p » (ibid., p. 12) – l’une et l’autre de ces attitudes agnostiques requérant, pour qu’on soit cohérent, qu’on ne croie ni que p ni que non-p.
27Le problème est qu’à supposer que cette quadripartition parvienne à distinguer adéquatement différentes formes possibles d’attitudes de neutralité quant à la vérité d’une proposition donnée, il ne semble pas qu’elle parvienne à distinguer différentes formes possibles de suspension de jugement quant à la vérité de cette proposition. Les deux « attitudes inquisitives » mentionnées par Lord et Sylvan – se demander si p sans avoir encore la moindre opinion quant à la vérité de p, ou être disposé à enquêter quant à la vérité de p en étant, éventuellement, enclin à croire que (non-)p sur la base des données disponibles mais en jugeant que des données supplémentaires pourraient nous conduire à cesser entièrement de croire cela – ne semblent en effet nullement constituer des cas de suspension de jugement au sens le plus large du terme. Quant aux deux « attitudes agnostiques », les différents arguments qui ont été avancés à l’appui de l’idée qu’être dans le doute quant à la vérité de p ne saurait être identique au fait de SJp ? s’opposent à l’idée que ces « attitudes agnostiques » impliquent qu’il y ait suspension de jugement.
28Tournons-nous à présent vers l’idée, à première vue plus satisfaisante, selon laquelle, SJp ? requiert
a) d’avoir formé la croyance d’ordre supérieur que les données disponibles ne permettent pas « de décider si p ou non-p » (Raleigh 2021 : 2455) (ou, variante, ne permettent pas d’être « en position de savoir que p ni de savoir que ¬p » (Lord 2020 : 128), ou, seconde variante, interdisent rationnellement de croire que p comme de croire que non-p) ;
b) d’avoir formé, sur la base de cette croyance d’ordre supérieur, l’intention ou la résolution d’être agnostique quant à la vérité de p, c’est-à-dire de ne croire ni que p ni que non-p.
29Cette idée a pour elle de s’accorder avec la représentation intuitive de la suspension de jugement qui en fait un état dans lequel on entre par un acte de notre part. Mais cette idée rencontre deux difficultés. Tout d’abord, si l’on sait qu’on ne peut pas davantage être agnostique à volonté que croire à volonté, les intentions ou résolutions en question ne peuvent qu’être des intentions ou résolutions de se conduire causalement, d’une façon ou d’une autre, à ne croire ni que p ni que non-p. Or il ne semble pas que ce soit nos intentions ou résolutions lorsque nous décidons ordinairement de suspendre notre jugement sur une question donnée. Ensuite, il semble que si rien ne suivait de ces intentions ou résolutions, si elles n’étaient pas au moins partiellement satisfaites, il serait inadéquat de considérer les sujets concernés comme ayant suspendu leur jugement sur la question considérée.
30L’idée que je voudrais alors suggérer pour terminer est que l’intention ou résolution requise pour SJp ? est celle d’être neutre sur la question de savoir si p, mais que cette intention ou résolution, contrairement à ce qu’on présuppose généralement, n’est pas d’être doxastiquement neutre sur cette question – c’est-à-dire d’être dans l’indécision ou agnostique quant à la vérité de p, et de ne croire ainsi ni que p ni que non-p.
31Pour comprendre la différence entre ces deux intentions ou résolutions, considérons la liste des six tendances (au moins) qui constituent selon Alston le « profil dispositionnel » de la croyance :
1) Si S croit que p, alors si quelqu’un demande à S si p, S aura tendance à réponse par l’affirmative.
2) Si S croit que p, alors si S considère la question de savoir si p, S aura tendance à avoir le sentiment que p est le cas, avec un certain degré de confiance.
3) Si S croit que p, alors si S estime que [q] suit de p, S aura tendance à croire que [q].
4) Si S croit que p, alors S aura tendance à utiliser p comme prémisse dans ses raisonnements pratiques et théoriques lorsque la chose est appropriée.
5) Si S croit que p, alors si S apprend que non-p, S aura tendance à être surpris.
6) Si S croit que p, alors, étant donné ses buts, aversions et autres croyances, S aura tendance à agir de façons qui seraient appropriées si p était le cas. (Alston 1996 : 4)
32Une distinction cruciale doit être faite entre ces six tendances. Les tendances (2), (3) et (5) peuvent être qualifiées d’irrésistibles : quand des sujets croient que p, il n’est rien qu’ils puissent faire pour résister aux tendances, associées à cet état doxastique, i) à avoir le sentiment que p est le cas, ii) à être surpris s’ils apprenaient que non-p, et iii) à croire que q quand ils croient que p implique q. Ce n’est qu’en cessant de croire que p qu’on peut résister à ces tendances, rendant dénuée de sens l’idée d’y résister tout en continuant à croire que p. Les choses sont différentes s’agissant des tendances (1), (4) et (6). Ces tendances sont résistibles au sens où l’on peut à la fois croire que p et résister au fait i) de répondre par l’affirmative quand on nous demande si p, ii) d’utiliser p comme prémisse dans nos raisonnements théoriques et pratiques, et iii) d’agir comme si p était le cas.
33L’intention ou résolution d’être neutre sur la question de savoir si p est celle de résister aux tendances (1), (4) et (6) associées au fait de croire que (non-)p – soit que l’on croie actuellement que (non-)p, soit que l’on pense qu’il se pourrait que l’on croie que (non-)p dans le futur. Cette intention ou résolution doit être distinguée de celle d’être doxastiquement neutre sur la question de savoir si p, qui est l’intention ou la résolution de se conduire causalement à ne pas ou ne plus être dans un état de croyance – avec ses irrésistibles tendances (2), (3) et (5) – à l’égard de la vérité ou fausseté de p.
34Mais il serait intuitivement insuffisant pour SJp ? d’avoir formé l’intention ou la résolution d’être neutre sur la question de savoir si p, c’est-à-dire de résister aux tendances (1), (4) et (6) qui font partie du profil dispositionnel de la croyance. Il faut, lorsqu’on croit en la vérité (ou en la fausseté) de p, réussir au moins partiellement y résister. Puisqu’on ne peut être engagé de façon involontaire dans une activité consistant à essayer de résister à quelque chose, et qu’une telle activité est un effort, SJp ? peut alors être caractérisé, dans ce genre de cas, comme l’effort volontaire, et au moins partiellement réussi, de résister aux tendances, attachées au fait de croire que (non-)p, i) à répondre par l’affirmative quand on nous demande si (non-)p, ii) à utiliser (non-)p comme prémisse dans nos raisonnements théoriques et pratiques, et iii) à agir comme si (non-)p était le cas.
35Plusieurs conséquences découlent directement de cette caractérisation de ce qu’est SJp ? dans les cas où l’on croit en la vérité (ou en la fausseté) de p. Premièrement, du fait d’être un effort, cette attitude est métaphysiquement parlant un processus plutôt qu’un acte ou un état. Deuxièmement, parce que cette attitude est un effort et non un état d’agnosticisme, il est peu probable qu’elle conduise à l’ataraxie que visait Sextus Empiricus à travers elle. Troisièmement, parce que cette attitude est un effort de résister à des tendances doxastiques (ainsi qu’on pourrait les appeler) qui sont fortes, suspendre son jugement est, dans les cas en question, difficile. Quatrièmement, parce que cette attitude est, en tant qu’effort, volontaire et découle d’une intention ou résolution du sujet qui l’entreprend, elle est agentielle d’une façon dont l’agnosticisme et la croyance ne le sont pas. Cinquième conséquence – qui nous intéressera particulièrement pour terminer –, cette attitude étant un effort, la suspension de jugement admet, dans les cas en question, des degrés, à la fois parce que les efforts sont des choses qui admettent des degrés mais aussi parce que l’on peut plus ou moins réussir à résister à quelque chose.
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Notes de bas de page
1Quelle que soit sa hauteur, qu’il soit vague ou non, ou que sa hauteur varie ou non en fonction des enjeux pratiques à être dans le vrai à propos de cette chose. Notons que la thèse qu’ils peuvent affecter la hauteur de ce seuil n’est pas identique à l’affirmation, assez incontestable, qu’ils peuvent affecter notre degré de confiance en la vérité de la chose concernée, et donc affecter le fait que le seuil en question soit ou non atteint.
2Voir cependant (Jackson 2023) pour un panorama utile des arguments (plus ou moins convaincants) qui peuvent être opposés à cette idée.
3Pour une défense de cette analyse, voir (Gaultier 2024).
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