Avant-propos
p. 11-14
Texte intégral
1Les 14 et 15 septembre 2022, le VIIe Congrès des dirigeants des religions mondiales et traditionnelles s’est tenu au Kazakhstan. Absent de la conférence, le patriarche Kirill avait transmis un message qui attribuait les « problèmes alimentaires, énergétiques et économiques » du monde actuel aux tentatives de construire un monde « sans référence aux valeurs morales1 ». Pourtant, et quoi qu’en dise le chef de l’Église orthodoxe russe, la référence aux « valeurs » est bel et bien omniprésente dans les stratégies de communication et de mobilisation de l’Union européenne depuis au moins vingt ans.
2Introduites dans le préambule de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne en 2000, les « valeurs » font partie des traités européens depuis 2009, là où les textes antérieurs ne mentionnaient que des « principes ». Au-delà des textes des traités, les valeurs se sont progressivement imposées comme le répertoire privilégié des dirigeants de l’Union européenne pour justifier des actions publiques dans tous les domaines, qu’il s’agisse de l’éducation ou de la santé, en passant par les atteintes à l’État de droit ou la politique commerciale. L’invocation des « valeurs européennes » semble désormais avoir remplacé celle de l’identité européenne (qui avait dominé dans les années 1980-2000) comme le principal pilier de légitimation de l’ensemble européen2 C’est ainsi que la protection « [de] nos citoyens et [de] nos valeurs » figure dans les priorités de la Commission pour la période 2019-2024 sous le label de la « Promotion de notre mode de vie européen », ce qui peut surprendre s’agissant de principes tels que la dignité, la liberté ou l’égalité supposés avoir une portée universelle.
3Bien sûr, les valeurs mobilisées dans la rhétorique de la Commission européenne pour définir ce mode de vie européen – État de droit, égalité, justice sociale, tolérance – sont très éloignées des « valeurs morales » dont le patriarche Kirill déplore la disparition et qui ont plutôt pour nom « religion », « famille », « autorité » ou « nation ». Mais le fait qu’un même terme puisse être utilisé à l’appui de significations réelles aussi différentes ne peut qu’alimenter le scepticisme manifesté de longue date par certains quant à cette invocation d’une « Europe des valeurs » – scepticisme aggravé par le constat que la promotion du mode de vie européen inclut, selon le site officiel de la Commission, la « protection de l’État de droit », mais aussi des « frontières solides » et la « modernisation du régime d’asile de l’Union européenne3 ».
4J’ai déjà eu l’occasion de faire part de mes réticences quant à cet appel aux « valeurs communes » dans l’ensemble européen. C’était en 2007, à l’invitation de la professeure Samantha Besson, lors d’un séminaire sur la signification de cette invocation des valeurs dites « européennes » organisé, avec ses collègues Francis Cheneval et Nicolas Levrat, au château de Coppet, en Suisse4 Je ne reprendrai pas ici mes arguments qui revenaient à manifester ma préférence pour le langage immanent des droits et des libertés contre les risques de paternalisme ou d’identitarisme auxquels peut conduire l’exaltation de nos « valeurs communes »5.
5À l’automne 2023, j’ai eu l’honneur d’être invitée par l’Assemblée du Collège de France, sur proposition des professeurs Samantha Besson, Edith Heard, Antoine Lilti, Vinciane Pirenne-Delforge et Thomas Römer, à donner quatre conférences sur le thème de « L’Europe démocratique » dans le cadre du cycle Europe du Collège de France. J’ai alors souhaité reprendre cette question des valeurs à partir d’un angle différent. Plutôt que d’ouvrir à nouveau une bataille (désormais perdue) sur le caractère opportun ou non de faire figurer le vocable de valeurs dans des textes officiels européens, j’ai choisi de me saisir d’un certain nombre de concepts présents dans le préambule de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne6 en vue de tenter d’éclairer leur signification, mais aussi les tensions qui les habitent ainsi que les confusions qu’ils peuvent susciter dans nos espaces publics contemporains.
6Il en va ainsi de l’affirmation selon laquelle l’Union européenne « repose sur le principe de la démocratie et le principe de l’État de droit ». Cette association ne semble plus aller de soi comme c’était le cas au début des années 2000, date de proclamation de la Charte. D’où la nécessité de rappeler les liens compliqués mais néanmoins inextricables tissés entre les principes de la liberté individuelle et ceux de l’autodétermination collective (conférence 1), et de maintenir le sens des distinctions entre libéralisme et autoritarisme (conférence 2). Le préambule de la Charte mentionne également la volonté d’établir un « espace de liberté, de sécurité et de justice ». Ces trois notions ne se laissent pas aisément concilier à l’heure où l’impératif de sécurité conduit au recul d’un certain nombre de libertés (conférence 3) et où la place donnée à la liberté d’entreprendre dans l’ensemble européen peut sembler nous éloigner des promesses de l’égalité et des exigences de la justice sociale (conférence 4).
7Il sera donc beaucoup question du sens des mots dans les textes qui suivent. La conviction qui les anime, en effet, est que, dans un contexte qui voit proliférer des concepts attrape-tout et contradictoires, la théorie et l’histoire de la pensée politique ont peut-être un modeste rôle à jouer pour élucider les vocables dont nous nous réclamons. Le terme élucider ne doit pas être entendu ici au sens d’une pureté des concepts dont seuls seraient détenteurs les penseurs du politique. Il s’agit plutôt d’un effort pour rouvrir leurs sens historiques, opérer les distinctions entre eux et complexifier leurs significations, tout en laissant une large part aux conflits d’interprétation qui sont au cœur de toute activité démocratique. Le philosophe Claude Lefort a montré que le propre de la société démocratique est l’avènement d’un espace d’indétermination où il y a toujours une mise en discussion possible de « ce que devraient être la loi, le pouvoir et la société pour être ce qu’ils doivent être7 ». En suivant le fil de cette inspiration, l’Europe démocratique, loin d’être une communauté unie autour de valeurs supposées consensuelles, devrait davantage être comprise comme le lieu d’un affrontement civilisé entre diverses interprétations des droits proclamés dans la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.
*
8Les arguments développés dans les deux premières conférences doivent beaucoup aux réflexions menées en commun depuis une dizaine d’années avec mon collègue Jean-Yves Pranchère8 que je remercie de m’avoir autorisée à les approfondir et à les prolonger ici. Je remercie également les nombreux collègues et amis qui m’ont apporté de précieux commentaires sur des versions antérieures des textes réunis. Merci notamment à Philippe Audegean, Étienne Balibar, Manuel Cervera-Marzal, Martin Deleixhe, Céline Jouin, Cécile Laborde, Paul Magnette, Pierre Manent, Martin Olivier, Isabelle Rorive et Céline Spector pour leurs commentaires et suggestions sur tout ou partie de ces textes. Merci à Bernadette Tulkens pour son travail de relecture.
9Certaines parties de ces conférences ont parfois donné lieu à des premières publications qui sont mentionnées au fil des textes et qui ont toutes été largement remaniées et approfondies en vue de cette publication.
10Durant mon séjour à Paris de novembre 2023, j’ai eu le privilège de bénéficier, grâce au Collège de France et à la Fondation Hugot, d’un cadre de travail particulièrement agréable et stimulant. Je remercie toutes les personnes qui ont œuvré à cet accueil, et notamment les professeurs Samantha Besson, Antoine Lilti et Vinciane Pirenne-Delforge pour nos échanges aussi inspirants que chaleureux. Merci également à Vinciane Pirenne-Delforge pour sa lecture scrupuleuse du manuscrit de ce livre et à Fanny Pauthier pour la grande rigueur de son travail éditorial.
Notes de bas de page
1C. Chambraud, « Au Kazakhstan, le pape implore les religieux de ne “jamais justifier la violence” », 14 septembre 2022, https://www.lemonde.fr/international/article/2022/09/14/au-kazakhstan-le-pape-implore-les-religieux-de-ne-jamais-justifier-la-violence_6141642_3210.html (consulté le 20/03/2024).
2Cf. F. Foret et J. Vargovčíková (dir.), Value Politics in the European Union. From Market to Culture and Back, Londres, Routledge, 2021.
3https://commission.europa.eu/strategy-and-policy/priorities-2019-2024/promoting-our-european-way-life_fr (consulté le 20/03/2024).
4Ce séminaire a donné lieu à la publication suivante : S. Besson, F. Cheneval et N. Levrat (dir.), Des valeurs pour l’Europe ? Values for Europe?, Louvain-la-Neuve, Academia-Bruylant, 2008.
5J. Lacroix, « Europe des valeurs ou Europe des droits ? », in : ibid., p. 27-39.
6Le texte de la Charte est accessible à cette adresse : https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/HTML/?uri=CELEX%3A12012P%2FTXT (consulté le 20/03/2024).
7C. Lefort, Le Temps présent. Écrits 1945-2005, Paris, Belin, 2007, p. 563.
8Je me permets de renvoyer à J. Lacroix et J.-Y. Pranchère, Le Procès des droits de l’homme. Généalogie du scepticisme démocratique, Paris, Seuil, 2016 et Les droits de l’homme rendent-ils idiot ?, Paris, Seuil, 2019, ainsi qu’au chapitre « Droits humains », in D. Fassin (dir.), La société qui vient, Paris, Seuil, 2022, p. 384-398.

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