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    Plan détaillé Texte intégral La justice comme œuvre Mérite et institution sociale del’individualité Héritage et égalisation Contrat juste À l’horizon de l’équité Notes de bas de page Auteur

    L’équité hors du droit

    Ce livre est recensé par

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    Table des matières

    L’équité, œuvre de justice : aux sources de la politique de la sociologie

    Bruno Karsenti

    p. 123-144

    Texte intégral La justice comme œuvre Mérite et institution sociale del’individualité Héritage et égalisation Contrat juste À l’horizon de l’équité Notes de bas de page Auteur

    Texte intégral

    1L’équité ne peut pas être considérée comme un concept fondamental ou technique de la sociologie. Pas plus que l’égalité ou l’inégalité, il n’appartient à son armature théorique. Mais l’équité figure évidemment dans la constellation des notions que la sociologie, en se produisant, vient redéfinir et dont elle recompose les relations internes. C’est du reste l’un des buts, et peut-être le principal, de cette discipline : décrire et comprendre le monde social, mais aussi réformer notre sens commun à son égard, nous situer autrement dans ce monde en clarifiant les catégories à l’aide desquelles nous l’appréhendons. Ainsi en va-t-il pour les notions, qui ne sont certes pas axiologiquement neutres et dont les usages multiples doivent parvenir à se régler avec plus de lucidité, telles que l’égalité, l’inégalité et l’équité. Leur signification et leur portée sont reprises et déplacées sous l’effet du mode de connaissance sociologique, pour être ensuite restituées au sens commun avec un degré d’élucidation que l’on escompte supérieur, fournissant à l’ensemble des acteurs sociaux une prise plus fiable sur la réalité à laquelle ils sont confrontés.

    2Si l’on se replace aux origines de la discipline, plusieurs angles et plusieurs corpus se prêtent à la description de la refonte sémantique de ces notions. On privilégiera ici l’un d’entre eux, qui est à nos yeux le principal, du moins celui à partir duquel la conceptualisation sociologique se saisit le plus aisément dans ce qu’elle a de propre. Il s’agit du chapitre éminemment politique de la thèse d’Émile Durkheim de 1893, De la division du travail social, intitulé « La division du travail contrainte1 ». Durkheim, dans les suites de la Seconde Internationale et en réaction à l’hégémonie que le marxisme est en train d’acquérir dans la pensée socialiste, y soumet à l’examen le thème de la lutte des classes, ou encore ce qu’il appelle la « guerre des classes2 ». Sans que Marx soit cité à cet endroit, la thèse marxienne est prise directement pour cible. L’argument est simple : pour le sociologue, la lutte des classes ne peut en aucun cas être considérée comme un moteur historique. Elle naît de l’une des formes anormales, pathologiques, du processus de division du travail qui structure les sociétés industrielles modernes. Elle en est l’effet négatif le plus grave, lorsque, sous l’empire de certaines contraintes extérieures – qu’il est exact, mais partiel et insuffisant, d’imputer au mode de production et d’échange que l’on désigne sous le nom de « capitalisme » –, cette structuration ne parvient pas à se développer selon sa logique interne. D’où le qualificatif employé : « division du travail contrainte », ou encore, pour mieux dire, division du travail sous contrainte. Il est vrai que la crise prend alors le visage de cet antagonisme qui fournit au marxisme son motif cardinal. La lutte des classes est effectivement l’affaire du présent, en Europe et hors d’Europe, dans l’ensemble des sociétés parvenues à ce degré de développement. Mais elle n’a rien d’intrinsèque à la constitution de ces sociétés, et n’exprime pas leur ressort essentiel. Ne pas faire cette distinction revient à manquer de sens sociologique et à s’engager dans une fausse voie : celle de la révolution en somme, avec le risque de déchirement du tissu social qu’elle comporte.

    3Pour comprendre les enjeux de cette discussion, il faut reprendre le problème de plus haut. Ce que la lutte des classes rend saillant, ce n’est rien d’autre que le caractère insupportable et tendanciellement destructeur des inégalités reproduites ou engendrées dans une société différenciée. D’un côté, l’accroissement des inégalités, entendues comme inégalités de conditions des individus et des groupes (en l’occurrence, de ces groupes socio-économiques sécrétés par la division du travail que sont précisément les classes), ne peut pas ne pas découler de la différenciation. Elles en sont l’effet inévitable. D’un autre côté, parce que la division implique aussi la mobilité sociale et l’érosion des barrières statutaires, une certaine expérience de l’égalité s’y marque forcément, de telle sorte que la montée des idéaux égalitaires vient redoubler le processus et introduire en lui une tension majeure.

    4La tension politique caractéristique des modernes se laisse ainsi décrire : elle naît de la prétention légitime à l’égalité qui devient coextensive des inégalités vécues, qu’il s’agisse d’inégalités venant d’un stade antérieur de la stratification sociale (des inégalités anciennes de statut que la dynamique d’égalisation laisse encore persister, et qui font barrage à ses avancées) ou bien qu’il s’agisse d’inégalités plus difficiles à concevoir et à affronter, des inégalités naissant à chaque nouvelle phase de la différenciation, déclenchées et accusées par la division du travail elle-même, dont il faudra par conséquent comprendre si et en quoi elles lui appartiennent effectivement, lui sont essentielles ou accidentelles.

    5À l’horizon de cette discussion, on le voit bien, c’est de la politique de la sociologie qu’il est question, du moins au sens où la sociologie classique a cherché à la promouvoir. Cette politique requiert un notable effort d’abstraction. Elle suppose que l’on s’extraie du champ de tensions où l’on est enferré, pour le reconduire à ses causes. Le geste a une conséquence immédiate : que l’on reconnaisse que la seule affirmation de l’égalité n’est qu’un aspect partiel du problème moderne. À rester captivé par elle, on s’interdit d’aborder le problème complet, et par conséquent de le traiter. La difficulté, cependant, est qu’elle est effectivement captivante, et l’est même toujours plus. À cet égard, on relèvera que l’effort requis au moment de la fondation scientifique de la sociologie n’a fait que croître en difficulté au cours du long siècle qui nous en sépare. Aujourd’hui, dans les conditions actuelles du débat public comme académique, l’abstraction ou la distanciation nous sont devenues plus pénibles encore, si bien qu’il est courant que les sciences sociales succombent aux attentes d’un sens commun avide de confirmation. Au besoin, elles le font sous couvert de revendications vertueuses d’objectivisme irréprochable, en usant de méthodes d’observation et de quantification où se concentre ce qu’elles voient comme leur garantie de scientificité. De toute part, dans nos disciplines, il est manifeste que l’on assiste à ce curieux dévoiement : n’étant plus apte à l’élévation proprement politique exigée par ce type de savoir (appréhender la tension moderne comme rapport contradictoire entre égalité et inégalité), on se pare d’un positivisme certes scrupuleux mais étroit, pour en fait mieux reconduire en sous-main un simple parti pris doxique, confortable par définition.

    6Réentendre Durkheim à neuf, ce qui ne va pas sans effort, fait l’effet d’un dessillement. Ce qu’il rappelle au lecteur d’aujourd’hui, c’est simplement ceci : l’égalité et l’inégalité ne sont pas des principes abstraits, ni des idées qui ont toujours existé telles que nous les connaissons. Ce sont les pôles corrélatifs de la tension moderne, liée à une certaine configuration socio-historique, la nôtre depuis deux ou trois siècles. Rien ne sert alors de déclarer, d’une voix forte et intimidante, que l’égalité est plus juste que l’inégalité. Encore faut-il être en position de comprendre le processus qui a rendu possible ce jugement axiologique, dans quelle mesure il est constitutif des sociétés que nous formons, et ce qui fait continuellement croître sa prégnance dans l’évolution qui les affecte – ce qui l’instaure en clé de voûte de notre vie sociale.

    La justice comme œuvre

    7Sur le fil de ce questionnement plus objectif, mais d’une objectivité qui n’est en l’occurrence ni dépolitisée artificiellement par une pseudo-neutralité, ni surpolitisée par l’imposition de présupposés d’arrière-plan extrinsèques à l’analyse de la réalité, une autre catégorie se rencontre, dont la prégnance est en apparence moins forte et l’écho plus atténué. Recouverte par le combat pour l’égalité, son insistance devient sensible dès que la perspective sociologique commence à s’appliquer. Cette catégorie, c’est précisément celle d’« équité ».

    8Prenons pour guide ici les textes fondamentaux de Durkheim. Le terme d’équité apparaît dans ce chapitre politique de la Division du travail social, en clôture de la réfutation de la thèse de la lutte des classes, au moment de rendre compte sociologiquement de la réalité des conflits sociaux. Par la suite, les Leçons de sociologie, son texte politique le plus complet3, en font un usage systématique. L’équité y devient la conclusion explicite du raisonnement, qui emprunte les deux voies complémentaires du droit contractuel et du droit de propriété. De sorte que l’on peut dire que c’est la solidarité moderne en tant que telle qui se trouve élucidée à l’aide de ce concept – plus précisément à travers ce que le « contrat équitable », avec la justice particulière qu’il exprime, rend intelligible.

    9La trajectoire parcourue va donc de la sociologie à la politique en passant par le droit. En bout de course, elle conceptualise l’équité comme l’extrême pointe de la normativité moderne. Il y a là quelque chose qui, évidemment, peut surprendre, au regard de l’histoire longue de ce thème classique, de sa décantation entre religion, droit et rhétorique, telle qu’on la voit s’opérer entre la Grèce et la Rome anciennes. Mais précisément, on a là un cas extrême, peut-être paradigmatique, de réactivation heuristique de l’ancien dans le nouveau, où l’archaïque se charge d’une fonction d’intelligibilité qu’il peut seul remplir en produisant dans le présent un écart intérieur. Il en rend possible une saisie plus profonde et vient toucher ce qui le singularise le plus, fondement qui échappe en revanche à une approche strictement immergée dans le lexique moderne. L’enjeu, en d’autres termes, est de rendre la modernité mieux consciente d’elle-même quant à la tension qui la traverse, c’est-à-dire quant au problème normatif autour duquel elle se structure sans toujours le percevoir. Or c’est cela que permet l’équité, dès lors que ses usages présents sont analysés dans leur spécificité, mais sans perdre la trace qu’ils véhiculent de la formation ancienne du concept et des déplacements qu’ils lui imposent.

    10Pour le sociologue, la modernité se décrit à l’aide du schème de la division du travail. Plus exactement, elle s’inaugure avec le basculement qui a lieu lorsque la division du travail, en tant que système dynamique de production et d’échange, devient le foyer paradoxal de la cohésion sociale. Ce basculement n’advient pas d’un seul coup. D’un point de vue morphologique, c’est en fait l’évolution sociale tout entière qui le prépare. Mais le moment décisif, et décisivement moderne, n’en est pas moins identifiable : il réside dans la conscience sociale que l’on en prend, et donc dans ce qui consiste en un seuil de réflexivité. Cette conscience de la division du travail, qu’il faut distinguer de la division du travail en tant que telle (quoiqu’elle corresponde à une spécialisation intellectuelle en son sein), est révolutionnaire et postrévolutionnaire4. Elle s’opère, en rapport avec les transformations sociales de la période, dès la fin du xviiie siècle pour s’approfondir au siècle suivant. En toute rigueur, c’est elle qui coïncide avec ce que l’on entend par modernité. Son point culminant est atteint dans la première industrialisation, avec les liens qu’elle tisse comme avec les dommages qu’elle engendre. Ce dont on prend alors conscience, et qui renvoie en amont à une transformation de longue durée dont l’Europe est l’épicentre, c’est que l’unité sociale ne peut plus avoir son socle dans une « foi commune » (ou encore dans ce que Durkheim appelle « l’intensité de la vie commune », dont le lieu propre est en dernière instance religieux), mais dans une recherche de justice, ou plus exactement dans une « œuvre de justice », qui consiste « à mettre toujours plus d’équité dans nos rapports sociaux, afin d’assurer le libre déploiement de toutes les forces socialement utiles5 ».

    11On a ainsi la première approche du concept. L’équité dans les rapports sociaux, c’est l’œuvre de justice, la justice comme œuvre, à quoi la situation moderne ne peut se dérober. Notons que la justice comme œuvre est une justice fortement sécularisée. Le point essentiel, en l’occurrence, c’est non pas tant l’éloignement de la foi en tant que telle, prise comme disposition individuelle à croire, que celui de la foi commune et de son efficacité, et donc de la religion comme fait social structurant. Ici, il faut raisonner en sociologue plutôt qu’en philosophe. L’important n’est pas que, par les progrès de la raison et de la critique historique, on se détourne du fondement transcendant des normes pour admettre leur immanence, leur engendrement humain et rien qu’humain. C’est plutôt qu’une transformation des rapports sociaux vient modifier le rapport aux normes, sur le plan pratique comme sur le plan intellectuel, modification qui s’atteste par le reflux de leur sacralité et de leur ancrage dans une communion préalable, assurée par leur adossement à une foi commune. En se différenciant, c’est le travail qui, par lui-même, provoque un tel déplacement. Il fait émerger constamment des conflits de justice que parvient de moins en moins à résorber l’adhésion unanime, religieusement constituée, à un ordre normatif sacralisé. Le fait décisif, c’est donc le processus productif, l’actualisation du travail, et non pas les avancées de la raison qui n’en sont que la résultante.

    12En tant que phénomène socio-historique, par les besoins de régulation qu’il fait naître sur le plan pratique, le travail implique en cela la sécularisation des normes. Par lui, les individus se distinguent et se redistribuent en de nouveaux groupes qui ne se confondent pas avec les groupes d’appartenance fixés par la tradition. Tous, individus et classes (ces groupes socio-économiques qui répartissent les individus autrement que selon leurs statuts, et donc autrement qu’en des corps sociaux), se trouvent emportés dans des conflits normatifs où leurs prétentions particulières montent forcément en puissance. Et pourtant, le fait remarquable est que la société ne se défait pas. En se divisant, le travail unifie d’une autre manière. C’est son second versant : il est « social », au sens où, dans son sillage, une cohésion d’un nouveau genre apparaît, fondée sur d’autres interdépendances, plus nombreuses et plus diversifiées.

    13Si une telle unification est possible, c’est que l’expérience de la justice a, dans ces sociétés, changé de nature. Elle n’est plus prioritairement effectuée en un arrière-plan, attachée à un ordre préétabli et à sa structure interne, mais elle se projette maintenant vers l’avant ; elle est devenue, progressivement, un horizon à atteindre. Elle devient justice à faire, ce que Durkheim appelle exactement une « œuvre », c’est-à-dire le contraire d’un donné ou d’un socle : une série d’opérations agencées selon une visée constamment relancée, à mesure que de nouveaux conflits naissent et appellent de nouvelles règles. C’est cette modification du rapport à la justice, inscrite dans une recherche plutôt que dans une fondation, qui fait ressortir avec une évidence grandissante le lieu de l’équité. À ce concept classique, avec ses propriétés distinctives d’équilibrage graduel, prospectif, effectué à même la réalité et trouvé devant soi – découvert, au sens littéral –, il revient donc de capter le rapport spécifique, inédit, des modernes à leur justice, pensée et pratiquée expressément comme une œuvre.

    14Suivons alors les étapes du processus. En se divisant, le travail transforme l’ordre social, force les barrières statutaires, impulse la mobilité individuelle et collective. Surtout, il ouvre le champ de conscience des individus, l’étend considérablement, en suscitant un rapport réflexif et critique aux normes qui ont trait aux fonctions sociales et à leurs relations. Voilà ce que signifie essentiellement le fait que la division du travail soit individualisante : la conscience individuelle s’accroît en tant que réflexion critique6. Elle s’individualise en se faisant réflexion et évaluation des règles qui assignent l’individu à telle ou telle fonction, l’insèrent dans le dispositif productif, l’engagent et l’obligent dans le jeu même des échanges que la différenciation fonctionnelle déclenche. Tout comme il est inévitable que l’ordre social perde en fixité et en sacralité, il est inévitable que l’individu, en se spécialisant, se perçoive de plus en plus comme le sujet de ses actions. Il est inévitable qu’il entretienne par là un autre rapport à lui-même, à sa liberté et à ses aptitudes, où il se trouve enclin à une évaluation de ce qui lui est imparti, c’est-à-dire de ce qui lui revient en propre, en termes de rôle social ou de rétribution, dans la société qui se construit sous ses yeux et par son activité.

    Mérite et institution sociale de l’individualité

    15On notera que ce récit sociologique est différent de celui auquel la philosophie politique, mais aussi l’économie politique, nous a accoutumés. Ce récit ne se fonde pas, pour rendre compte de l’émergence du sujet moderne, sur les théories du droit naturel, ni sur les présupposés individualistes des économistes classiques et néoclassiques. Car l’individualité que l’on voit poindre n’est pas le dépositaire de droits subjectifs, opposables à un ordre légal censé les garantir, pas plus qu’elle ne se ramène à l’agent intéressé, pivot de l’échange marchand qui structure le concept classique, dans l’économie politique anglo-écossaise notamment, de « société civile7 ». L’individualité, ce n’est pas exactement l’individu. Elle n’est pas un donné élémentaire, mais une production des rapports sociaux, la résultante d’un processus de socialisation. Elle varie avec ce processus, toujours en lien avec un certain état de la division du travail. Si on voulait résumer son principe d’engendrement, on dirait qu’elle se ramène à la conscience que les individus prennent d’eux-mêmes en agissant dans un ordre affecté pour eux de contingence où, comme dit l’adage moderne, « les carrières sont ouvertes aux talents ». C’est dans ce contexte précis que l’équité, avec ses résonances anciennes, mais accommodée aux conditions de la modernité, conquiert son profil propre. Elle apparaît de plus en plus comme l’axe sur lequel viennent s’ordonner les demandes spécifiques de justice que cette ouverture fait naître.

    16L’effort principal exigé ici, c’est de se défaire d’une représentation de sens commun, sécrétée par notre position socio-historique, sur ce qu’est toujours déjà un individu. À cette représentation spontanée, on substituera celle des variations de l’individualité. En surface, ce sont évidemment la liberté et l’aptitude subjectives (le choix de la « carrière » et le « talent », dont on vient de parler) qui lui donnent son contenu. Mais ces attributs subjectifs par quoi l’individu se perçoit et se rend objectivement descriptible varient en fonction de l’action censée s’accomplir dans une situation sociale déterminée. C’est de cette manière aussi que l’on comprend que la liberté subjective dont chacun fait l’épreuve dans une situation de différenciation sociale poussée, de mobilité et d’ouverture accrues, ne devient pas pour cela désir sans règle : si elle consiste, pour l’individu, à se concevoir comme sujet de choix et d’action, c’est en se réglant sur la réalité sociale que fonctions et échanges, dans leur ouverture, ne cessent pas de représenter. L’œuvre de justice, dans cette forme de société, a donc son critère dans l’accroissement de la liberté réglée, qui est le vrai principe de la solidarité que le sociologue appelle « organique », puisqu’elle repose sur l’action conjointe et les relations accrues de ces organes que deviennent les individus. Les rendre toujours plus libres, c’est les mettre toujours plus en position de se déployer sur ce mode, et donc de se socialiser de cette manière. Car c’est la société, ou du moins ce type spécifique de société, qui présuppose leur liberté, et non leur liberté qui présuppose cette société.

    17Cette remarque a une conséquence importante sur la pensée de l’équité. C’est que son substrat n’est pas tant la référence aux libertés et aux aptitudes, ou encore aux capacités naturellement affectées aux individus, qu’à une autre notion plus ambiguë : celle de mérite – là encore munie de ses sources anciennes, puisque intrinsèquement attachée par ses origines romaines au concept d’« équité ». La réactivation du concept classique se laisse de nouveau percevoir sous cet angle. Car le mérite n’acquiert ici son sens qu’à se rattacher à l’individualité telle que la sociologie la dégage, ce qui en fait tout autre chose qu’une notion individualiste. Il n’est individuel que par son point d’inscription ; pris à la lettre, il se mesure à la libre contribution de l’individu à la totalité dans laquelle son action s’inscrit, à la hauteur de ses aptitudes et de ses efforts, c’est-à-dire, pour reprendre l’expression déjà citée, en fonction du « libre déploiement de toutes les forces socialement utiles8 ». Le sens de l’équité moderne en découle : les attentes de justice se règlent sur la reconnaissance des mérites individuels, dans la seule mesure où les mérites individuels sont traduisibles en termes sociaux. Reconnaître le mérite individuel, l’attribuer de façon juste, faire valoir les règles qui garantissent cette reconnaissance et cette attribution, c’est conjuguer valeur sociale et valeur personnelle de chacun, personnelle en tant que sociale et sociale en tant que personnelle. De cette manière, on peut dire que le mérite assure la congruence entre l’auto-évaluation de l’individu et son évaluation par la société. Sa fonction implicite est de refléter dans l’opinion commune le mode spécifique de construction de la solidarité organique, fondée sur l’accroissement de la division du travail : le fait qu’elle se produise non pas en s’imposant aux individus, comme une contrainte extérieure, mais par eux, à partir de ce qu’ils sont et peuvent, individuellement.

    18Lorsque l’on a dit cela, on n’est pas pour autant sorti de la tension moderne. On n’a fait que déblayer le terrain sur lequel cette tension se forme et s’accentue, devenant sans cesse plus vive et plus douloureuse. Car le mérite n’a rien d’égalitaire. Certes, au principe de la différenciation, l’idée d’égalité des individus, également libres de déployer leurs forces dans les fonctions sociales qui se dessinent, se précise et gagne en puissance. Mais c’est pour se composer avec l’inégalité des aptitudes et la hiérarchie des mérites. On n’a donc pas élucidé le rôle joué par l’équité comme vecteur de la solidarité en soulignant la centralité du mérite dans la structuration normative qui se met en place. On a seulement déplacé la question, qui devient plutôt celle-ci : de quel genre d’égalité parle-t-on, dans la recherche de justice qui a pour critère l’équitable, dès lors que l’on admet que l’équitable se mesure essentiellement au mérite ?

    19La réponse à cela est connue, et elle ne distingue pas à proprement parler, en surface du moins, l’approche sociologique des thèses philosophiques en circulation. On la retrouve, sous des variantes plus ou moins sophistiquées, dans toutes les théories de la justice d’inspiration républicaine : l’équité se résout dans l’égalisation des conditions extérieures de la lutte, de telle sorte que les mérites puissent être exactement mesurables et attribuables et satisfassent le sens commun de la justice. À cette ligne républicaine, les objections, symétriques inverses du marxisme et du libéralisme, sont elles aussi bien connues. Les premières soulignent l’impossibilité de se départir d’une inégalité injuste inscrite dans la lutte, sinon à en passer par le renversement de l’ordre social fondé sur la division du travail elle-même, ce qui ne peut se faire que par la lutte des classes. Les secondes entendent le libre déploiement des forces individuelles comme leur affranchissement dans un espace concurrentiel dont le marché est le paradigme, ce qui exclut que toute considération de la société prise comme un tout vienne le parasiter, le mérite se convertissant, et au fond se dissolvant, dans la logique de l’intérêt.

    20Afin de répondre correctement à ces deux objections, il faut s’entendre sur le lien qui se tisse ici entre pensée sociologique et républicanisme. En réalité, le lien pertinent est plutôt entre sociologie et socialisme, un certain républicanisme parvenant ou non à se greffer sur cette connexion, en vérité plus fondamentale9. Dans cette voie, on verra que s’approfondit aussi la référence à l’équité qui nous sert de guide.

    21Si la référence à l’équité n’a de rôle central ni dans l’optique marxiste, ni dans l’optique libérale, c’est que dans les deux cas, on raisonne avec le couple égalité-inégalité, soit qu’on l’applique à des individus en soi, soit qu’on l’étende aux rapports de classes. Or, ce qui n’est pas vu dans les deux cas, voire est expressément rejeté, c’est que la lutte, qu’elle concerne les individus ou les classes, est en réalité toujours une lutte réglée. Elle n’est jamais pur affrontement, parce que les individus en lutte sont des individus socialisés, et qu’ils le sont, non seulement par leurs appartenances à des sous-groupes d’arrière-plan (confessionnels, familiaux, professionnels ou autres…), mais surtout par leur activité même, dans la mesure où cette activité (leur travail social) s’inscrit dans une société dont ils perçoivent qu’elle se produit par eux (en tant qu’organes sociaux).

    22C’est précisément ce second ordre de socialisation que le mérite rend tangible. Quant à l’affirmation de l’équité comme égalisation dans les conditions extérieures de la lutte qui en découle, elle ne fait qu’exprimer l’ascendant graduel pris sur la socialisation primaire par cette socialisation de second ordre. Bref, si la politique de la sociologie, comme politique de l’équité, n’est ni libérale, ni marxiste, c’est parce qu’elle est une politique de l’institution sociale de l’individualité, de l’individualité comme forme produite par les rapports sociaux. Lorsque le républicanisme est vraiment conséquent (ce qui ne lui arrive que dans sa version sociologique-socialiste), il se ramène à cela.

    23On notera au passage qu’il est rare qu’il y parvienne. Souvent, il s’arrête en chemin, ne radicalise pas ce qu’il pense sous le nom de « mérite », et ne sonde pas ce qui se cache sous son invocation de l’équité. Il ne va pas jusqu’à l’institution sociale de l’individu, jusqu’à la catégorie sociologique d’individualité. Il s’arrête à l’inégalisation individuelle par le mérite, sans dégager le concept d’« individu » effectivement à l’œuvre. C’est alors qu’il prête le flanc aux deux objections, qui l’accusent de deux manières opposées de manquer de radicalité, soit pour libérer la société entière d’un ordre globalement injuste, soit pour libérer plus complètement l’individu d’une justice abstraite et aliénante qui ne le concerne pas.

    Héritage et égalisation

    24On en arrive à la thèse suivante : l’institution sociale de l’individualité implique de concevoir la justice en termes d’équité où chacun est traité selon son mérite. Pour saisir avec plus de détail cette implication, repartons du point de vue libéral. Il repose sur l’adage déjà cité, pertinent à certains égards, qui correspond en tout cas à la mobilité éprouvée avec l’accentuation de la division du travail (quels que soient les dommages qu’on lui impute et les exploitations qu’elle engendre) : « les carrières sont ouvertes aux talents ».

    25Ce qu’en déduit le sociologue, c’est que la règle sous-jacente à l’adage veut qu’aucune contrainte extérieure ne pèse sur la concurrence qui s’ouvre avec l’affranchissement des individus de leurs groupes statutaires, et que l’idée d’individualité également représentée en chacun – ce que Durkheim appellera à la fin de son œuvre la « personne10 » – soit cultivée et enrichie dans son contenu par les différents dispositifs (juridiques, politiques, scolaires, mais aussi professionnels, associatifs et culturels) dont se dote la société moderne. Sans cette double pratique égalisatrice, pas d’équité.

    26Or, dans ces deux conditions dégagées par le sociologue, ce que l’on constate est qu’il faut parler d’égalisation plutôt que d’égalité. Et, plus profondément, que cette égalisation est en fait une intériorisation et une autonomisation toujours plus poussées de la dynamique par laquelle la socialisation s’effectue, qui la détache des formes collectives antérieures, des cadres statutaires hérités, pour la faire reposer toujours plus nettement sur le seul agir individuel, c’est-à-dire sur l’individualité comme « foyer autonome d’action ». Dans ce mouvement, il en va toujours cependant, et plus que jamais, d’une nécessité sociale, c’est-à-dire d’un besoin d’unification de la société prise comme un tout (et des sociétés prises comme des totalités, comme c’est le cas à un stade élevé d’internationalisation tel que nous le connaissons).

    27La première conséquence légale de cette politique sociologique, parce qu’elle concerne la marque la plus visible de l’inégalisation qui pèse sur les conditions extérieures de la lutte, c’est évidemment l’abolition de l’héritage. On rejoint l’un des leitmotivs du socialisme sociologique, disons de la naissance corrélative des deux courants, pratique et théorique, au xixe siècle, qui est repérable depuis le saint-simonisme11, et qui se prolonge sans discontinuer dans la critique sociologique des processus d’accumulation et de reproduction des différents types de capitaux dont Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron ont fourni la nouvelle version canonique à partir des années 196012.

    28Dans ce prolongement, la réflexion se focalise sur ce que veut dire véritablement « extérieur », dans l’expression « les conditions extérieures de la lutte ». La distinction, mais aussi l’intégration des dimensions culturelles, symboliques et économiques du capital transmis compliquent et mettent en cause le partage même de l’interne et de l’externe. En l’occurrence, on attire l’attention sur le fait que la reproduction des inégalités et les mécanismes d’accumulation portent sur la qualification même de ce qu’un certain ordre social, pour se maintenir, admet au titre d’aptitudes et efforts individuels, lesquels ne sont pas des propriétés internes aux individus, mais seulement des habitus sociaux, et donc des contraintes externes intériorisées, qui assurent en amont l’inscription des individus dans certains rapports inégalitaires. Pour résumer en quelques mots la critique : l’innéisme républicain est une illusion entretenue, parce que les modes de transmission inégalitaires débordent en réalité largement l’héritage au sens juridique institué. La politique sociologique, prolongée par les sociologues des années 1960 et 1970, sans sortir de l’axe de l’équité au strict sens d’égalisation des conditions extérieures de la lutte, doit forcément se porter au-delà de ce que dit le droit, reconduit à sa fonction idéologique.

    29Mais ne nous laissons pas troubler par cette inflexion critique et sur ce qu’elle puise en partie dans Marx. Formellement, il s’agit toujours de sociologie, ce qui veut dire que le schéma durkheimien reste valide dans ses coordonnées essentielles. Dans cette vision, il en va toujours de l’équité comme équilibrage entre deux tables de position inégales : celle, authentiquement interne, de ce qui reviendrait à l’individu et à lui seul, hors transmission, et celle des fonctions sociales hiérarchiquement ordonnées. Dans cette mesure, l’héritage – toute forme d’héritage, celui des héritiers au sens extensif de Bourdieu et Passeron comme celui des ayants droit du Code civil – est voué dans ce cadre à régresser et à s’effacer, en ce qu’il détruit dans son principe cet équilibrage.

    30Il n’en reste pas moins que l’ombre n’a pas cessé de grandir, que les objections soient venues de positions anti-sociologiques (qui accusent la sociologie, quoi qu’elle fasse, de cryptoconservatisme), ou bien de l’intérieur de la discipline (poussant la sociologie à dépasser la politique de l’équité dans une politique de l’égalité, et à se retraduire plus nettement dans ces termes). Tout se ramène à ceci : le mérite, pivot de l’équité, n’est-il pas un leurre dont il faudrait simplement se débarrasser ? Ne repose-t-il pas en dernière instance sur un innéisme naturalisant, qui n’est qu’un déni de processus sociaux acquisitifs dont l’injustice échappe (volontairement ou non) à la critique ? Et, plus radicalement, la politique de l’équité ainsi comprise comme égalisation des conditions extérieures de la lutte n’est-elle pas faite pour désamorcer la politique de l’égalité, en entérinant a priori l’inégalité de l’ordre social comme totalité différenciée ?

    31Il ne semble pas que, dans toutes ces discussions, on ait vraiment pris la mesure de ce que l’égalisation des conditions extérieures de la lutte concerne non des individus en soi, des natures ou des substrats individuels, avec leurs aptitudes et leurs capacités, mais des individualités socialement instituées, des agents toujours déjà sociaux.

    32L’équitable, en effet, se ramène à ceci : que s’ajustent des individus déjà socialisés à des fonctions que la division du travail fait apparaître, et que les rapports se tissent équitablement au sein de cette différenciation fonctionnelle. L’équitable se détermine dans la recherche d’un tel ajustement. D’un côté, donc, on a des agents dont on ne nie pas qu’ils portent en eux des propriétés héritées (et même que ces propriétés s’inscrivent au plus profond de leurs aptitudes et de leurs capacités inégalement distribuées). De l’autre, on a un ordre social à faire, une totalité se divisant, et appelant en cela la modification des règles en vigueur ou la création de nouvelles règles. Ces règles seront équitables pour autant que les individus pourront déployer sans entrave les forces dont ils disposent dans les fonctions qui s’ouvrent à eux, mais aussi pour autant que ces forces se redéfiniront, indépendamment d’eux et aux yeux de la conscience commune, comme « socialement utiles ». Par quoi on admet qu’elles correspondront plus consciemment, pour chacun et pour tous, à un « service social » déterminé. Dans la solidarité organique, non seulement l’individu empirique est saisi socialement, mais il est surtout appelé, réflexivement, à se ressaisir socialement, précisément comme « organe ». La valeur de ses actions d’individu, on l’a dit, ne lui revient en propre que si se met en place cette socialisation de second ordre, intrinsèquement réflexive (ce qui suppose tout un appareillage social : des syndicats, des groupements professionnels, des écoles, et pour finir un État social où cette réflexion de la société sur elle-même, reconduite dans tous les plis collectifs de la société où les individus sont pris, trouve son centre synthétique et son efficace politique). De cette architecture d’ensemble, qui seule permet à des individus de s’affirmer comme individus, des valeurs sociales se dégagent, objectives et tangibles, qui orientent les attentes de justice.

    33Si le mérite importe tant, dans cette perspective, c’est qu’il intervient à ce point de jonction. Il est l’opérateur de traduction de l’individuel et du social, utilisable dans les deux sens. Ce que sa reconnaissance présuppose, c’est que la socialisation des individus a lieu de plus en plus dans la société se faisant, et non pas dans la société déjà faite, avec le poids qu’elle conserve aux ordres statutaires du passé, aux propriétés transmises par filiation, et plus généralement à l’hérédité, qu’on la comprenne ici comme un fait social ou comme un fait naturel.

    34Bref, on est en présence d’une socialisation qui s’internalise toujours plus, c’est-à-dire qui se débarrasse toujours plus de contraintes qui ne relèvent pas de son principe directeur, pour n’obéir tendanciellement qu’à elle-même – en un mot, pour s’autonomiser. Pour cela, il est vrai qu’elle repose sur les individus. Mais cela veut surtout dire qu’elle se tisse par l’individualité socialement reconstruite, c’est-à-dire par la personne, irréductible à l’individu empirique. Elle s’ordonne à l’équitable, au sens où elle ne reconnaît de place légitime et de relations légitimes que pour et entre des individus pris comme des personnes, des foyers autonomes d’action, ce qu’ils sont tous également, au titre d’agents réels de la solidarité en quête d’elle-même. La société s’autonomise (c’est-à-dire ne se développe que selon son ressort interne et s’épure de toute contrainte non voulue) en autonomisant les individus. En bref, si les individualités, pour la sociologie, ne sont certes pas égales dans leurs natures, leurs actions et leurs mérites, ce n’est pas en niant de telles inégalités que l’on conduira une politique de l’égalité. Par contre, il est indubitable qu’elles sont également des individualités, c’est-à-dire des personnes. La politique de l’équité, incontestablement, repose sur cette égalité spécifique, fondée dans l’opération réflexive de construction de l’individu en personne, dont il faut encore suivre toutes les conséquences.

    Contrat juste

    35Or les suivre revient à concentrer toute l’attention sur le droit contractuel. Le contrat, aux yeux intéressés du sociologue, n’est pas n’importe quelle formation du droit : c’est l’antonyme de l’héritage. C’est l’autre grande forme de transmission de la propriété (si l’on excepte la donation et la prescription, que Durkheim écarte de ses considérations parce qu’elles ne lui paraissent pas contredire l’inscription du passé dans le présent qui a dans l’héritage sa manifestation principale13). Mais surtout, le contrat est la forme prééminente des rapports sociaux au sein des sociétés modernes, dès lors qu’on les ressaisit comme résultant de la différenciation fonctionnelle, et donc de l’accroissement des interdépendances entre agents toujours plus spécialisés et entre services toujours plus spécifiques. La différenciation ne va pas sans intensification des échanges, dont les contrats sont les moyens privilégiés, réaménagés et ajustés à mesure que l’individualisation progresse. L’histoire du droit contractuel fonctionne à cet égard comme le meilleur prisme possible. Elle fournit en quelque sorte le gradient de l’individualisation inhérente à la différenciation, et donne accès au genre de solidarité qui se constitue à travers cette individualisation.

    36Le seuil décisif, on s’en doute, est l’avènement du contrat consensuel, adossé seulement aux intentions individuelles des parties. Son apparition tardive, le fait qu’il se dégage de formes plus anciennes que sont le contrat réel, le contrat solennel et le contrat formulaire, le fait aussi qu’il coexiste longtemps à leur côté dans une typologie qui ne fait pas du sujet de droit son principe, mais s’articule plutôt selon les types de biens et services échangés, montre que le contrat, même lorsqu’il paraît se nouer au plan interindividuel, est toujours un rapport social, qui tire sa force obligatoire du rapport de solidarité qu’il actualise. C’est le sens de la fameuse formule durkheimienne, souvent reprise : « tout n’est pas contractuel dans le contrat14 ». Le fait est pourtant que l’on entend souvent cette formule de façon atténuée : il faut autre chose d’extérieur au contrat (des rapports sociaux qui l’encadrent) pour faire un contrat. Or ce n’est pas ce qu’elle dit : c’est dans le contrat qu’il y a du non-contractuel. En fait, elle parle expressément du contrat consensuel. C’est dans les intentions contractuelles qu’il y a autre chose que ce que l’on met sous la catégorie « contrat ».

    37On voit alors le défi théorique : que l’obligation puisse se fonder sur le seul accord des volontés, indépendamment de toute tradition réelle comme de tout échange formalisé de façon écrite ou orale, est le signe que le principe de socialisation à l’œuvre dans la division du travail s’est internalisé au point de ne reposer que sur le consentement des individus – la contrainte extérieure exercée par les choses sociales que sont l’objet gagé ou le serment prononcé n’étant plus nécessaire. Bref, le droit contractuel exprime donc à son tour les réquisits de la solidarité organique : celle-ci repose sur la liberté des individus dans la production des liens sociaux, et il est inévitable que toute atteinte à cette liberté soit interprétée comme un déficit de justice, objet d’une protestation légitime. Il en va des règles dans les échanges comme des règles dans la production et la distribution des fonctions. Mais de quelle liberté parle-t-on, dans un cas comme dans l’autre ? À quoi les individus consentent-ils exactement lorsqu’ils consentent à un contrat qu’ils estiment juste ?

    38Ils consentent au contrat auquel il est juste qu’ils consentent, répond le sociologue. La formule n’est qu’apparemment tautologique. La justice, dans le contrat consensuel, ne réside pas dans le fait que les parties ont consenti chacune pour son propre compte, que la liberté s’est exprimée également de part et d’autre, mais que les deux ont consenti à la même chose, à savoir au fait que les biens ou les services échangés pouvaient l’être de façon juste – autrement dit, équitablement. C’est pourquoi le contrat consensuel n’est qu’une étape, l’avant-dernière et non pas la dernière, dans la formation de la solidarité contractuelle comme forme normative prééminente de la solidarité dont on ressent le besoin, c’est-à-dire de la socialisation toujours plus internalisée des sociétés hautement différenciées et hautement individualisées. Au-delà du contrat consensuel, ou plutôt à travers lui, si on sait le lire sans se laisser dérouter par les présupposés libéraux qui figent les individus comme points d’origine et détenteurs exclusifs des droits, il y a le contrat juste, ou encore le contrat équitable15. C’est à ce niveau que la formule « tout n’est pas contractuel dans le contrat » s’élucide complètement. Et c’est là que le vecteur de l’équité se dévoile : ce que l’on voit, c’est que le respect des intentions des individus est condition nécessaire, mais non suffisante, de la validité des contrats vers lesquels on tend – notamment, et prioritairement, dans ce renouvellement du droit contractuel que sont le droit du travail et le droit social, que le sociologue est enclin à considérer comme une sorte de laboratoire d’exception pour repenser le droit dans sa globalité, qu’il soit privé ou public.

    39Car il est encore des contrats injustes, qui reposent sur des contraintes extérieures pesant sur les intentions, même lorsqu’elles sont clairement exprimées, des contraintes qui n’ont rien du dol ou du vice caché. Ces contraintes, ce sont celles qui éloignent l’échange de son juste prix, c’est-à-dire de son ajustement sur la valeur sociale affectée par la société globale aux biens ou services échangés. Redisons-le : cette valeur, dans une société moderne, n’est pas préétablie. Elle se détermine, c’est toute la difficulté, au sein des rapports eux-mêmes, à mesure qu’ils se tissent et révèlent les injustices qu’ils comportent, et que seule une régulation collective peut permettre de surmonter. C’est dans les rapports de travail, lieu décisif de la lutte, terreau de la lutte des classes légitime, parce que suscitée par les contraintes que l’on ne réduit pas, que l’injustice se fait sentir avec le plus d’urgence.

    40Or la règle de l’équitable s’y applique : comme précédemment, elle passe par l’égalisation, publiquement assurée et continuellement relancée, des conditions extérieures de l’affrontement interindividuel. Les libéraux se sont bornés à avaliser la solidarité contractuelle en la fondant dans le consensualisme (mal compris : « il n’y a rien de non contractuel dans le contrat », disent-ils). Ils n’ont pas perçu ce qui se joue socialement et politiquement dans la solidarité contractuelle. La politique de la sociologie dépasse le consensualisme en direction d’une théorie du contrat juste ou encore « objectivement équitable16 ». La redondance de l’expression est une explicitation : l’équité, comme le mérite, est référée aux individus sans être pour autant suspendue à leurs évaluations subjectives. Elle est objective, parce que sa règle existe dans la société, ressaisie sous l’angle de la solidarité se faisant. Les contrats équitables servant toujours plus de normes explicites aux contrats consensuels, on peut dire qu’ils gravitent alors autour d’une sorte de nouveau « contrat social », très différent de celui admis en philosophie politique classique : un contrat social fonctionnant globalement à l’équité, prise comme ajustement des rapports contractuels sur des valeurs sociales dont l’objectivité se découvre dans les controverses sur la justice. Ces valeurs sociales sont rendues toujours plus claires et accessibles à la conscience des individus socialisés dans leur activité (d’où l’importance des corporations professionnelles, comme pôle de construction de cette conscience distribuée), et l’ajustement est garanti par un État social qui s’assure pour l’ensemble de la société des conditions générales de cette réflexion, de sa synthèse et de sa transformation en politique déterminée.

    À l’horizon de l’équité

    41L’œuvre de justice dont on parlait au départ devient donc elle aussi plus claire. Cela étant, a-t-on pour autant résolu la tension moderne, celle qui naît d’une montée en puissance des prétentions à l’égalité sur une réalité sociale qui, fondée sur la différenciation, ne peut pas ne pas engendrer toujours plus d’inégalités ? Pour finir, il nous faut essayer de juger de la puissance d’égalisation réelle de la politique sociologique, en nous souvenant de toutes les objections, et en faisant droit à la plus massive d’entre elles : l’équité, au mieux, ne serait que la justification ex post des inégalités, où l’on se satisfait d’œuvrer à leur modération, en toute bonne conscience ; au pire, elle se dénonce comme l’outil stratégique de leur perpétuation par neutralisation, le rempart idéologique majeur de l’injustice intrinsèque de la division du travail.

    42Pour répondre, on se fondera sur un passage de la correspondance de Durkheim : une lettre à Célestin Bouglé du 9 mai 1899, en réponse à l’envoi de son manuscrit sur Les Idées égalitaires (qui est comme le pendant moderniste de son étude sur le régime des castes indiennes, c’est-à-dire sur les idées inégalitaires à l’œuvre dans des sociétés où la division du travail s’est figée en un ordre statutaire sacralisé et objet de foi commune). Dans ces deux livres, Bouglé demeure durkheimien, il se situe dans la continuité des développements de Durkheim sur la division du travail contrainte que nous avons commentés. L’ouvrage sur les idées égalitaires fait à cet égard grand cas de la question du mérite. Mais il ne s’attache pas au thème de l’équité. Et du même coup, il ne dégage pas la voie à ce qu’implique l’idée d’équité lorsqu’on la pousse à sa limite. Voici ce qu’écrit Durkheim à son disciple :

    Ce que je vous reprocherai, quant à moi, c’est une sorte de discrétion, presque de pudeur qui fait que vous n’osez pas – à ce qu’il semble – vous enfoncer dans votre propre idée. Ainsi l’égalitarisme se ramène-t-il au seul principe de la justice : à chacun selon son mérite. N’y a-t-il pas un égalitarisme plus radical qui ne tient même pas compte de cette dernière inégalité et qui, pourtant, n’est qu’une forme du précédent ? Est-ce qu’il n’y a pas, dans toute inégalité trop marquée des conditions quelque chose qui nous choque ? J’entends bien que cet hyper-égalitarisme est plus contesté, mais la tendance existe, et je ne crois pas qu’elle soit sans fondement17.

    43L’équité mène plus loin qu’on ne le pensait. La politique sociologique, pour être graduelle et évolutive – l’égalisation des conditions extérieures de la lutte –, est plus révolutionnaire qu’on ne le croit. C’est qu’en s’accrochant à la valeur à double face du mérite, elle affirme que l’individualité prend une conscience croissante de sa forme sociale en ce que c’est elle, en définitive, qui lui permet d’être méritante. Or elle réalise aussi forcément qu’elle le fait au-delà de toute nature propre, au-delà même de toute capacité à l’effort. L’individu, se ressaisissant comme individualité ou comme personne, prend de plus en plus conscience que ce qui lui permet d’agir librement, et de déployer ses forces dans la direction où elles valent d’être déployées, c’est la socialisation qui opère en lui, la solidarité qui se construit à travers lui, comme une force personnelle indépendante de tout substrat naturel. Bref, c’est la dénaturalisation qui est le fond de la justice à l’œuvre, de l’« œuvre de justice » des modernes. À cette prise de conscience s’attache aussi forcément l’idée que cela vaut pour lui comme pour tout agent social, non seulement quels que soient ses aptitudes et ses efforts, mais même quel que soit son mérite.

    44Précisons. Dans la situation moderne, tous les individus, en ce qu’ils sont socialement institués, sont des personnes, exactement au même titre. De là suit que l’idée d’égalité, creusée et renforcée continuellement dans l’expérience des rapports équitables, va jusqu’à dissoudre la dernière inégalité qu’elle comporte : celle fondée sur la hiérarchie des mérites. Mais il y a là un paradoxe, qui est expressément souligné dans le passage que l’on vient de lire : c’est que l’au-delà de la classification selon le mérite ne se dessine qu’au sein de cette classification et des pratiques de justice dont elle émane, pratiques dont le contrat équitable est le noyau. C’est en poursuivant la politique de l’équité selon le mérite que l’égalité radicale, affranchie du mérite, se dégagera progressivement.

    45On voit alors poindre un hyper-égalitarisme, comme une tendance légitime et pleinement fondée au sein des sociétés modernes : il dit qu’aucune inégalité ne devrait naître de la reconnaissance du mérite comme principe d’ordre, et pointe vers une plus complète dissociation entre différenciation et inégalité. Mais disant cela, il dessine l’horizon vers lequel tend un processus qui en passe par l’équité praticable, c’est-à-dire celle qui fait avancer l’idée de contrat juste sur et dans les contrats consensuels, et l’épuration du mérite de tout résidu de naturalité et d’avantages hérités. Ce qu’exprime l’hyper-égalitarisme des modernes tardifs – nous-mêmes –, c’est l’exigence toujours plus forte de dénaturalisation qu’implique l’internalisation toujours plus complète de notre mode de socialisation. C’est là que réside, profondément, le vrai processus révolutionnaire. Pour la politique de la sociologie, la révolution est devant nous, dans la mesure où l’équité en a initié la courbe irrépressible. La précipiter, par une politique de l’égalité ignorante de l’équité, c’est au contraire quitter la courbe, ou la briser. Sans le savoir, c’est déroger à l’œuvre de justice des modernes.

    Notes de bas de page

    1 É. Durkheim, De la division du travail social, Paris, F. Alcan, 1893 ; rééd. Paris, PUF, 1996, p. 367-382. Cité dans la suite DTS.

    2 Sur le thème, voir notamment son intervention de 1906, « Internationalisme et lutte des classes », in É. Durkheim, La Science sociale et l’action, Paris, PUF, 1987, p. 282-292.

    3 É. Durkheim, Leçons de sociologie, Paris, PUF, 2010, p. 199-244.

    4 DTS, p. 1.

    5 DTS, p. 381.

    6 DTS, p. 125, p. 141.

    7 Pour la généalogie de ce concept, voir C. Gautier, L’Invention de la société civile. Lectures anglo-écossaises, Paris, PUF, 1993.

    8 DTS, p. 381.

    9 Sur le lien intrinsèque entre sociologie et socialisme, voir B. Karsenti et C. Lemieux, Socialisme et sociologie, Paris, Éditions de l’EHESS, 2017.

    10 É. Durkheim, Les Formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, F. Alcan, 1912 ; rééd. Paris, PUF, 1990, p. 398-399, 605.

    11 Voir P. Bourdieu et J.-C. Passeron, Les Héritiers. Les étudiants et la culture, Paris, Éditions de Minuit, 1964 ; et id., La Reproduction. Éléments pour une théorie du système d’enseignement, Paris, Éditions de Minuit, 1970.

    12 P. Bourdieu et J.-C. Passeron, La Reproduction, op. cit.

    13 É. Durkheim, Leçons de sociologie, op. cit., p. 200.

    14 DTS, p. 189.

    15 Voir É. Durkheim, Leçons de sociologie, op. cit., p. 231.

    16 Ibid., p. 232.

    17 É. Durkheim, Textes, Paris, Éditions de Minuit, 1975, t. II, p. 431. Souligné dans le texte.

    Auteur

    • Bruno Karsenti
      Directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales
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    1 É. Durkheim, De la division du travail social, Paris, F. Alcan, 1893 ; rééd. Paris, PUF, 1996, p. 367-382. Cité dans la suite DTS.

    2 Sur le thème, voir notamment son intervention de 1906, « Internationalisme et lutte des classes », in É. Durkheim, La Science sociale et l’action, Paris, PUF, 1987, p. 282-292.

    3 É. Durkheim, Leçons de sociologie, Paris, PUF, 2010, p. 199-244.

    4 DTS, p. 1.

    5 DTS, p. 381.

    6 DTS, p. 125, p. 141.

    7 Pour la généalogie de ce concept, voir C. Gautier, L’Invention de la société civile. Lectures anglo-écossaises, Paris, PUF, 1993.

    8 DTS, p. 381.

    9 Sur le lien intrinsèque entre sociologie et socialisme, voir B. Karsenti et C. Lemieux, Socialisme et sociologie, Paris, Éditions de l’EHESS, 2017.

    10 É. Durkheim, Les Formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, F. Alcan, 1912 ; rééd. Paris, PUF, 1990, p. 398-399, 605.

    11 Voir P. Bourdieu et J.-C. Passeron, Les Héritiers. Les étudiants et la culture, Paris, Éditions de Minuit, 1964 ; et id., La Reproduction. Éléments pour une théorie du système d’enseignement, Paris, Éditions de Minuit, 1970.

    12 P. Bourdieu et J.-C. Passeron, La Reproduction, op. cit.

    13 É. Durkheim, Leçons de sociologie, op. cit., p. 200.

    14 DTS, p. 189.

    15 Voir É. Durkheim, Leçons de sociologie, op. cit., p. 231.

    16 Ibid., p. 232.

    17 É. Durkheim, Textes, Paris, Éditions de Minuit, 1975, t. II, p. 431. Souligné dans le texte.

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    Karsenti, B. (2023). L’équité, œuvre de justice : aux sources de la politique de la sociologie. In D. Mantovani (éd.), L’équité hors du droit (1‑). Collège de France. https://doi.org/10.4000/books.cdf.15941
    Karsenti, Bruno. « L’équité, œuvre de justice : aux sources de la politique de la sociologie ». In L’équité hors du droit, édité par Dario Mantovani. Paris: Collège de France, 2023. https://doi.org/10.4000/books.cdf.15941.
    Karsenti, Bruno. « L’équité, œuvre de justice : aux sources de la politique de la sociologie ». L’équité hors du droit, édité par Dario Mantovani, Collège de France, 2023, https://doi.org/10.4000/books.cdf.15941.

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    Mantovani, D. (éd.). (2023). L’équité hors du droit (1‑). Collège de France. https://doi.org/10.4000/books.cdf.15843
    Mantovani, Dario, éd. L’équité hors du droit. Paris: Collège de France, 2023. https://doi.org/10.4000/books.cdf.15843.
    Mantovani, Dario, éditeur. L’équité hors du droit. Collège de France, 2023, https://doi.org/10.4000/books.cdf.15843.
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