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    Plan

    Plan détaillé Texte intégral 1. Universalisme et tropisme esthétiques 2. Arguments (non conclusifs) pour le tropisme esthétique 3. Quelques arguments plus prometteurs pour le tropisme esthétique 4. Conclusion Bibliographie Notes de bas de page Auteur

    Des propriétés esthétiques

    Ce livre est recensé par

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    Table des matières

    Le tropisme esthétique

    Alexandre Declos

    Résumé

    S’il existe des propriétés esthétiques réelles, sont-ce des universaux ou des tropes ? Autrement dit, faut-il y voir des types abstraits et répétables ou bien au contraire des propriétés particularisées et individuelles ? Cette question, étonnamment, n’a presque jamais été examinée dans la littérature philosophique, que ce soit en esthétique ou en métaphysique. Pourtant, tout réalisme envers les propriétés esthétiques est ultimement engagé envers l’une ou l’autre option. Dans cet article, je soutiens que les réalistes esthétiques ont plusieurs raisons de considérer que les propriétés esthétiques sont des tropes, plutôt que des universaux.

    Entrées d’index

    Mots-clés : propriétés esthétiques, tropes, universaux, particularité, Sibley

    Texte intégral Bibliographie Notes de bas de page Auteur

    Texte intégral

    1La littérature récente sur les propriétés esthétiques s’est cristallisée autour d’un certain nombre de débats. Ceux-ci ont porté, entre autres, sur la question de savoir si les propriétés esthétiques sont réelles, sur leur relation aux propriétés non esthétiques, ou encore sur leur rôle dans le jugement esthétique. Le problème dont je veux traiter ici est différent, et il n’a à ma connaissance quasiment jamais été discuté tel quel dans la littérature. Ce problème, c’est celui de savoir quel type de théorie des propriétés doit être adoptée par ceux qui sont prêts à admettre qu’il y a des propriétés esthétiques réelles. Autrement dit, la question qui m’intéresse est celle de savoir quelle métaphysique des propriétés est la plus adéquate pour une théorie réaliste des propriétés esthétiques.

    2Je vais préciser ce que j’entends par là. En métaphysique, une question très débattue est celle de savoir si les propriétés sont des entités particulières. Selon certains, une propriété telle que la blancheur est non particulière, car elle est répétable : elle serait présente à l’identique dans toutes les choses blanches. D’autres métaphysiciens, en revanche, considèrent que la blancheur est quelque chose de particulier. Il y aurait des blancheurs individuelles, non répétables et numériquement distinctes entre elles. La blancheur de cette feuille de papier, par exemple, ne serait pas numériquement la même blancheur que celle de cette autre feuille.

    3Selon la terminologie consacrée, l’opposition de que je viens de présenter celle des propriétés comprises comme universaux et des propriétés conçues comme des tropes. J’appellerai « universalisme » la théorie qui défend que les propriétés sont des universaux, et « tropisme » celle qui les considère comme des tropes.

    4Ce qui m’intéresse ici, c’est qu’il est possible en principe d’accepter l’une ou l’autre thèse dans le cas plus spécifique des propriétés esthétiques. Ce qui nous donne les deux options suivantes :

    Universalisme esthétique : les propriétés esthétiques sont des universaux (i.e. des entités non particulières, répétables, multiplement localisées)

    Tropisme esthétique : les propriétés esthétiques sont des tropes (i.e. des entités particulières, non répétables, uniquement localisées)

    5La question que je poserai ici est la suivante : laquelle de ces deux options convient-elle mieux pour qui accepte l’existence réelle des propriétés esthétiques ? En d’autres termes, le réaliste des propriétés esthétiques doit-il préférer le tropisme ou l’universalisme esthétique ? Étonnamment, cette question n’a presque jamais été discutée dans la littérature. C’est pourtant un point déterminant pour tout réalisme des propriétés esthétiques. C’est aussi, comme j’essaierai de le montrer, une question qui a des enjeux esthétiques notables. Considérer la beauté, l’élégance, l’équilibre, comme des universaux ou des tropes ne revient pas esthétiquement à la même chose.

    6La thèse que j’entends défendre dans ce texte est que le tropisme esthétique est préférable à l’universalisme esthétique, pour plusieurs raisons. Notons que j’admettrai ici sans discussion un certain nombre de choses :

    1. Premièrement, qu’il y a des propriétés esthétiques réelles. Mon propos ne concernera donc que ceux qui sont déjà acquis au réalisme des propriétés esthétiques. Évidemment, ma discussion ne concernera pas non plus ceux qui admettent une forme de nominalisme austère ; selon laquelle il n’existe pas de propriétés tout court1.

    2. Deuxièmement, je partirai aussi du principe que nous avons une compréhension intuitive de ce que la notion de « propriété esthétique » recouvre. Je tiendrai par exemple « beau », « équilibré », « élégant » comme paradigmes de propriétés esthétiques ; et « rouge », « rond », ou « métallique » comme cas exemplaires de propriétés non esthétiques.

    3. Troisièmement, j’admettrai que le tropisme comme l’universalisme sont compatibles avec les thèses couramment acceptées au sujet des propriétés esthétiques : leur caractère relationnel (ou response-dependent), leur nature ontologiquement dérivée ou survenante, et leur dépendance partielle vis-à-vis de catégories artistiques que nous utilisons2.

    4. Enfin, notons qu’il existe sans doute des raisons strictement métaphysiques de préférer l’une ou l’autre théorie des propriétés ; et de défendre à partir de là que les propriétés esthétiques sont des tropes ou bien des universaux. Cependant, ce genre d’argument indirect ne m’intéresse pas ici. Mon objectif sera de départager l’universalisme et le tropisme esthétiques sur la base de considérations esthétiques (par exemple en ce qui concerne les questions qui entourent la valeur esthétique, la perception esthétique, etc.). Je demanderai donc d’admettre, pour les fins de l’exposé, que le tropisme et universalisme sont deux théories des propriétés qui sont globalement « ex æquo ».

    7Cela étant dit, il convient de noter que ma thèse sera ici hautement conditionnelle. Je défends que, si l’on admet qu’il y a des propriétés, et a fortiori des propriétés esthétiques réelles, le tropisme esthétique est ceteris paribus préférable à l’universalisme esthétique, pour des raisons qui relèvent du domaine esthétique.

    8Voici le plan de ce chapitre. Je commencerai par quelques remarques générales sur le tropisme et l’universalisme esthétiques. Dans un second temps, j’examinerai plusieurs arguments qui, bien qu’ils paraissent plausibles à première vue, me semblent néanmoins échouer à soutenir le tropisme. Pour finir, je discuterai d’autres arguments qui, eux, me semblent réussir à faire pencher la balance en faveur du tropisme esthétique.

    1. Universalisme et tropisme esthétiques

    9L’universalisme existe sous différentes formes. Dans version la plus répandue, d’inspiration aristotélicienne, cette position affirme que les universaux sont immanents aux choses qui les instancient (voir par exemple Armstrong, 1989)3. Si on la rapporte au cas spécifique des propriétés esthétiques, cette doctrine revient à affirmer que les objets qui possèdent une certaine propriété esthétique, par exemple l’élégance, ont littéralement quelque chose en commun, à savoir un universel d’élégance. La même propriété d’élégance se retrouverait à l’identique en plusieurs endroits et dans plusieurs choses : par exemple, dans tel vase, tel ballet, tel drapé sur une toile, etc. Il y aurait ainsi quelque chose comme l’élégance « en général » : une propriété qui serait partagée par toutes les choses élégantes

    10Le tropisme esthétique rejette cette analyse, et affirme qu’il n’existe que des élégances individuelles ou particulières. L’élégance d’un vase n’est pas un universel d’élégance, présent à l’identique dans toutes les choses élégantes, mais un trope d’élégance. Cela signifie qu’il s’agit d’une élégance unique, propre à ce vase, et qui se distingue numériquement de toute autre élégance actuelle ou possible. Chaque chose élégante le serait ainsi numériquement à sa façon propre.

    11Je tiens à insister ici sur le fait que quiconque admet le réalisme esthétique devrait ultimement opter soit pour l’universalisme, soit pour le tropisme. Il ne s’agit pas de dire, bien sûr, que tout réaliste esthétique doit nécessairement proposer des arguments contre l’une ou l’autre thèse, ni même qu’ils devraient nécessairement s’intéresser à cette dispute (après tout, certains pourront vouloir rester neutres sur la question, et laisser aux métaphysiciens le travail de départager ces deux théories des propriétés). En revanche, les réalistes esthétiques doivent accepter que les propriétés esthétiques sont ou bien des universaux, ou bien des tropes. En effet, si l’on admet qu’il existe des propriétés esthétiques réelles ; et d’autre part, que toute chose est ou bien particulière, ou bien non particulière, il s’ensuit que les propriétés esthétiques sont ou bien particulières, soit ou bien particulières. Si cela est juste, le réaliste esthétique devrait idéalement opter, et nous en dire plus sur la nature des propriétés esthétiques : il lui faut préciser si ce sont des universaux ou bien si ce sont des tropes.

    12Une remarque, au passage : certains admettent une théorie des propriétés dans laquelle il y a à la fois des universaux et des tropes, comme c’est le cas, par exemple, de E. J. Lowe (2006) Dans cet esprit, on pourrait imaginer une théorie qui dirait que certaines propriétés esthétiques sont des tropes, et que d’autres sont des universaux. Mais cette thèse me semble difficile à justifier, et elle est assurément moins élégante qu’une théorie universaliste ou tropiste « pure ». Je m’en tiendrai donc ici à discuter le tropisme et l’universalisme sous leur forme standard, sans considérer cette théorie hybride.

    13Avant de considérer différents arguments en faveur du tropisme, je voudrais insister sur un dernier point. On pourrait penser que la manière la plus simple de départager l’universalisme et le tropisme esthétique consiste à recourir à des scénarios de duplication, tels qu’ils abondent dans la littérature esthétique ou métaphysique. Imaginons par exemple que nous inventions un « Supercopieur », qui puisse dupliquer les objets à l’atome près. Nous y faisons entrer La Joconde. En sort une copie parfaite en termes de propriétés non esthétiques (couleur, forme, taille, etc.).

    14La question qu’on peut poser est alors la suivante : la Joconde et la supercopie ont-elles les mêmes propriétés esthétiques ? Si nous répondons « oui », alors nos intuitions soutiennent l’universalisme ; alors que si nous répondons « non », nos intuitions sont tropistes4.

    15On doit cependant noter que la question de savoir si les deux objets sous considération ont les mêmes propriétés esthétiques est ambiguë. D’une part, elle peut se comprendre comme le fait de savoir si les propriétés des deux objets sont qualitativement identiques. Appelons ceci la question A : La Joconde et sa supercopie ont-elles les mêmes types de propriétés esthétiques ? D’autre part, la question de savoir si les deux objets ont les mêmes propriétés esthétiques peut se comprendre en termes numériques. On demande alors si leurs propriétés sont numériquement identiques. Si La Joconde et sa supercopie sont élégantes, par exemple, y a-t-il ici deux propriétés numériquement distinctes d’élégance, ou bien n’y en a-t-il qu’une seule ? Appelons ceci la question B.

    16Cette distinction étant posée, pouvons-nous tirer départager le tropisme et l’universalisme esthétiques à partir du scénario du Supercopieur ? Je crois malheureusement que ce n’est pas le cas. Nos intuitions ne donnent raison ni au tropisme ni à l’universalisme, que ce soit pour la question A ou pour la question B.

    17Prenons d’abord la question A. De prime abord, il semble plausible que La Joconde et la supercopie auront les mêmes propriétés esthétiques, au sens qualitatif. Si La Joconde est élégante ou mystérieuse, la supercopie le sera également. Néanmoins, cette observation ne donne pas ipso facto raison à l’universaliste. Pour le tropiste, les propriétés de La Joconde et celles de la supercopie sont des tropes numériquement distincts. En revanche, rien ne l’empêche de dire que ces tropes sont qualitativement identiques, dans le sens où ils appartiennent aux mêmes classes de ressemblance exacte. Le tropiste peut par exemple dire que La Joconde et la supercopie ont la même élégance, qualitativement parlant, puisque leurs tropes d’élégance appartiennent à une même classe constituée de tropes exactement ressemblants sous l’aspect d’élégance. Mais dans ce cas, nos intuitions ne permettent pas de trancher ici en faveur de l’universalisme ou du tropisme. Les deux positions sont également à même d’expliquer que La Joconde et la supercopie auront qualitativement les mêmes types de propriétés esthétiques.

    18Prenons maintenant la question B. Je crois que personne n’aura l’intuition que La Joconde et la supercopie ont numériquement la même propriété d’élégance. En effet, l’idée même entité puisse se retrouver à plusieurs endroits dans des objets distincts, c’est-à-dire l’idée de multilocalisation, est précisément ce qu’il y a de plus contre-intuitif dans la thèse universaliste5 ! Aussi est-il plus vraisemblable de penser que les propriétés ne sont pas numériquement les mêmes dans les deux objets : il y aurait ici deux élégances distinctes, et non pas une seule propriété d’élégance partagée par les deux objets. Cela semble donner raison au tropisme. Mais c’est peut-être aller trop vite en besogne. Car en effet, l’universaliste pourrait dire que les deux objets restent des instances numériquement distinctes d’élégance. Si cela revient effectivement à se rabattre sur la distinction numérique des objets, c’est peut-être une manière pour l’universaliste de rendre compte de l’intuition de distinction numérique.

    19Si tout ceci est correct, on arrive donc à une forme de tie break. Les scénarios de duplication ne permettent pas directement de trancher entre tropisme et universalisme, puisque les deux théories semblent également à même d’accommoder nos intuitions dans ce genre de cas. Je suis donc sceptique sur la possibilité de départager d’emblée les deux positions à partir de ce genre de scénarios.

    2. Arguments (non conclusifs) pour le tropisme esthétique

    20J’en viens maintenant à une discussion de différents arguments qui pourraient soutenir le tropisme esthétique. Je vais commencer par examiner plusieurs arguments plausibles en faveur du tropisme, mais qui me semblent néanmoins échouer, car l’universalisme peut y répondre de manière probante.

    2.1. L’argument des propriétés historiques

    21Un premier argument possible en faveur du tropisme esthétique est ce que j’appellerai l’argument des propriétés historiques. On pourrait faire remarquer que ma discussion du Supercopieur était incomplète. En effet, j’ai passé sous silence le fait que La Joconde possède des propriétés que même une supercopie ne pourrait avoir, comme les propriétés d’avoir été créé par Léonard de Vinci au début du xvie siècle, dans tel contexte, avec telle intention, etc. On peut défendre que ces propriétés historiques ou intentionnelles sont esthétiquement pertinentes6. Rappelons-nous de la leçon de Danto ou de Walton : même des duplicats intrinsèques parfaits peuvent différer en termes de propriétés esthétiques. Si cela est juste, La Joconde n’aura pas les mêmes propriétés que la supercopie, car leurs propriétés historiques diffèrent.

    22Le problème, toutefois, est que cette suggestion n’apporte en elle-même aucun soutien au tropisme ou à l’universalisme esthétiques. En effet, les propriétés historiques, contextuelles, ou intentionnelles de La Joconde peuvent aussi bien être des tropes que des universaux. Les propriétés d’avoir été peint par Léonard de Vinci, d’avoir été produit à Florence, ou d’être un tableau de la Renaissance peuvent aussi bien être des propriétés particulières et non répétables (c’est-à-dire tropes) que des propriétés générales et répétables (des universaux).

    23Ici, un argument possible serait de dire que certaines de ces propriétés historiques et esthétiquement pertinentes ne peuvent être autre chose que des tropes. Par exemple, appelons P une propriété très spécifique comme celle d’avoir été produit par Léonard de Vinci à tel moment exact du temps, à tel endroit précis, de telle ou telle façon particulière. Si on la spécifie suffisamment, P sera une propriété non répétable : elle sera uniquement instanciée. Elle ne sera pas non plus partageable : elle ne peut être possédée que par la chose qui l’a effectivement. Certains concluront que P est un trope. On aurait alors un argument possible en faveur du tropisme, qui serait grosso modo le suivant :

    1. La Joconde a une propriété P que ne possède pas la supercopie

    2. Les propriétés esthétiques de La Joconde dépendent en partie de P

    3. On ne peut rendre compte de P sans admettre des tropes

    (Conclusion) Le tropisme est plus adéquat sur le plan explicatif pour rendre compte des propriétés esthétiques

    24Toutefois, cet argument me semble fragile pour plusieurs raisons.

    25Premièrement, même si l’on se mettait d’accord pour dire que P est nécessairement un trope ; cela ne montrerait pas encore que toutes les propriétés esthétiques sont des tropes ; comme le veut le tropisme esthétique. C’est donc au mieux un argument pour admettre qu’il y a des tropes, et non un argument général pour le tropisme esthétique. Deuxièmement, la propriété P est une propriété conjonctive complexe, si complexe qu’elle finit par devenir singulière ou non-répétable. Mais chacun des conjoints, individuellement pris, pourrait tout à fait être un universel. Or cela va évidemment contre l’esprit du tropisme. Troisièmement et pour finir, un universaliste pourrait dire que P est un universel, même s’il n’est pas répétable ou partageable. L’idée d’un universel uniquement instancié n’a rien d’incohérent. Un monde possible dans lequel il existe un unique objet rouge pourrait impliquer un universel de rougeur non répétable et non partageable dans ce monde. Dès lors, le fait que P soit uniquement instanciée par La Joconde ne signifie pas que cette propriété n’est pas un universel.

    26Ainsi, l’argument des propriétés historiques échoue. Même si certaines de ses propriétés s’avéraient non répétables, cela ne suffirait pas à justifier le tropisme esthétique.

    2.2. L’argument d’unicité

    27Tournons-nous vers un autre type d’argument, que j’appellerai l’argument d’unicité. Une thèse assez répandue dans la littérature esthétique est que les œuvres d’art seraient ontologiquement « uniques ». Cette idée est supposée renvoyer au fait que les œuvres d’art, ou du moins les œuvres « singulières », uniquement localisées dans l’espace-temps, seraient « non substituables », « non répétables », ou « irremplaçables », à la différence notamment des artefacts produits de manière sérielle. De fait, on ne saurait substituer La Joconde par une réplique, si parfaite soit-elle, alors que deux cartes postales représentant la Joconde sont aisément intersubstituables.

    28Bence Nanay (2016, p. 119-121) relève que les arguments avancés en faveur de cette thèse d’unicité manquent de force7. En revanche, certains pourraient penser que le tropisme esthétique apporte un nouvel éclairage sur la thèse ontologique d’unicité. Dans une approche tropiste, toute œuvre d’art est unique ou irremplaçable métaphysiquement parlant, parce que ses propriétés sont par principe numériquement uniques. Par contraste, l’universalisme voit les œuvres d’art comme des patchworks de propriétés répétables ; propriétés qui sont donc non-uniques et substituables. Pour autant que nous soyons acquis à la thèse d’unicité, n’est-ce pas un argument en faveur de la position tropiste ?

    29Je ne pense pas. En effet, cette lecture tropiste de l’unicité ontologique n’a rien à voir avec les œuvres d’art. Ce que les partisans de l’unicité ontologique veulent dire, c’est que l’unicité des œuvres d’art est un trait qui leur est spécifique, et qui les distingue d’autres types d’objets, comme les artefacts produits à la chaine. Mais le problème est que, selon la théorie des tropes, toute propriété de n’importe quel objet est unique. Le tropisme esthétique conduit certes à dire que La Joconde est unique, au motif que toutes ses propriétés sont uniques. Mais la même remarque vaut pour la banane que j’ai mangée hier, ou pour des IPhones sur une ligne de production en Chine. Pour une théorie des tropes, aucune paire de chose n’a jamais les mêmes propriétés, numériquement parlant. La thèse d’unicité perd tout son intérêt, car elle est trivialisée. Le tropisme esthétique devient, on me pardonnera le jeu de mots en ces murs, un triste tropisme.

    2.3 L’argument de la particularité

    30Un autre argument en faveur du tropisme esthétique peut être envisagé. Selon le tropiste, toute œuvre d’art élégante possède (numériquement) sa propre élégance unique, et il en va de même pour toute autre propriété qu’elle possède. Or, il peut sembler que cette proposition est bien plus conforme à nos intuitions que la thèse universaliste.

    31Mettons que la Pietà possède la propriété d’être élégante. L’universaliste dira que la Pietà est en cela partiellement identique avec toutes les choses élégantes, quelles qu’elles soient. Car en effet, un universel se retrouve présent à l’identique dans toutes ses instances. L’universaliste devra ajouter que l’élégance de la Pietà n’est pas une élégance spéciale : c’est simplement une instance d’un universel d’élégance, qui est le même dans toutes les choses élégantes. La Pietà, pour l’universaliste, est donc une combinaison de propriétés qui se retrouvent à l’identique dans d’autres choses. C’est, si l’on veut, un patchwork de types généraux.

    32Cette suggestion semble toutefois intuitivement erronée. Ce qui est unique ou spécial dans la Pietà, voulons-nous dire, ce n’est pas le type général de qualités qu’elle possède, et qu’elle a en commun avec d’autres choses. Ce sont bien plutôt les qualités particulières qu’elle possède. Ce qui nous semble digne d’admiration n’est pas simplement le fait que la Pietà soit élégante, mais la façon particulière dont elle l’est, sa manière individuelle d’être élégante que nous supposons être unique, et non transférable. En cela, le tropisme esthétique semble plus conforme à nos intuitions

    33Considérons par exemple ce qu’écrit Frank Sibley :

    Lorsque nous parlons d’une œuvre d’art, nous nous préoccupons de ses caractéristiques individuelles et spécifiques. Nous disons qu’elle est délicate non simplement parce qu’elle est composée de couleurs pâles, mais en raison de ces couleurs pâles ; ou qu’elle est gracieuse non à cause de son contour légèrement courbe mais en raison de cette courbe particulière. Nous utilisons des expressions comme « en raison de ses couleurs pales » (…) ou « en raison de la manière dont les lignes convergent », où il est clair que nous faisons référence non à la présence de caractéristiques générales mais à des caractéristiques très spécifiques et particulières. (1959, p. 434)

    34Cette analyse semble bien suggérer que nous avons des intuitions particularistes. Néanmoins, on notera que Sibley est ambigu ici. Contrairement à ce qu’il suggère, une propriété spécifique n’est pas forcément une propriété particulière. La propriété conjonctive de peser 3,51 kg, d’être bleu et d’avoir été produit par Yves Klein, par exemple, est très spécifique ou déterminée. Pourtant, l’universaliste la considère bien pourtant comme une propriété répétable, i.e. un universel. Ce qui est requis pour motiver le tropisme esthétique, ce n’est donc pas une intuition de spécificité vis-à-vis des propriétés esthétiques, mais plutôt une intuition de particularité.

    35Mais certains, de fait, semblent bien avoir ce genre d’intuition. Michael Loux écrit par exemple :

    Lorsque je me focalise sur tons de La Joconde, je ne pense à rien de général, mais à ces tons précis sur cette toile précise. (2006, p. 74)

    Peter Strawson considère pour sa part que :

    Lorsque vous attirez attention sur une caractéristique en vertu de laquelle des termes d’évaluation esthétique peuvent être décernés, vous attirez l’attention non pas sur une propriété que différentes œuvres d’art individuelles pourraient partager, mais sur une partie ou un aspect d’une œuvre d’art individuelle. (1974, p. 186 ; cité par Nanay 2016, p. 125)

    36Ce genre d’affirmations milite en faveur du tropisme. Si l’on admet que nos intuitions sont particularistes, on peut tirer un argument en faveur du tropisme esthétique, qui serait le suivant.

    1. Les propriétés des œuvres d’art nous semblent particulières

    2. L’universalisme esthétique considère que les propriétés des œuvres sont générales

    3. Le tropisme esthétique considère que les propriétés des œuvres sont particulières

    (Conclusion) Le tropisme esthétique s’accorde mieux à nos intuitions que l’universalisme esthétique vis-à-vis des propriétés des œuvres d’art

    37Comment l’universaliste, à supposer qu’il admette ces intuitions particularistes, pourrait-il répondre à cet argument ?

    38Une première possibilité serait de dire que, même si l’élégance de la Pietà est une propriété générale qu’elle partage avec d’autres choses, l’objet de notre attention esthétique, face à la Pietà, est l’élégance en tant qu’elle est instanciée par la Pietà. En d’autres termes, l’universaliste pourrait défendre que ce qui nous importe dans la Pietà n’est pas une propriété générale d’élégance, mais l’élégance qua instanciée par la Pietà. C’est une manière universaliste de donner corps à la suggestion tropiste : l’attention esthétique serait focalisée non des types généraux, mais sur des universaux en tant qu’ils sont instanciés par leur porteur.

    39Néanmoins, cette stratégie me semble être intenable. Ce supposé universel d’élégance qua possédé par la Pietà n’est pas un universel, car il ne pourrait être répété ni partagé avec aucune autre chose. Rien d’autre que la Pietà ne pourrait avoir cette propriété d’élégance en tant qu’elle est possédée par la Pietà. Cette propriété n’est donc pas un universel. C’est un trope. (Ce pourrait aussi être un état de chose ; mais je ne discuterai pas cette option ici). Dans tous les cas, l’universalisme esthétique ne peut introduire des propriétés qua instanciées par un particulier sans admettre autre chose que des universaux. Cette réponse universaliste à l’argument de la particularité ne fonctionne donc pas.

    40Il y a toutefois une autre option par laquelle l’universaliste pourrait rendre de nos intuitions particularistes. Il pourrait dire que ce qui fait de la Pietà une chose particulière ou même unique, ce n’est pas le fait qu’elle possède une élégance spéciale, mais plutôt, sa manière spéciale de produire de l’élégance. Ce serait la combinaison particulière de ses courbes, de ses angles, par exemple, qui produirait l’élégance de la Pietà. La particularité de cette œuvre pourrait ainsi être due à un agencement particulier de qualités elles-mêmes non particulières. Dans ce cas, ce qui est spécial ou même unique, dans la Pietà, c’est la manière particulière dont ses propriétés sont combinées, et non pas les propriétés elles-mêmes, individuellement prises. Ce genre d’affirmation est tout à fait compatible avec l’universalisme. Elle permet de rendre compte de la particularité de la Pietà sans à avoir à admettre des tropes.

    41Ainsi, je crois que l’argument de la particularité échoue. Même si l’on admet que nous avons des intuitions particularistes vis-à-vis des propriétés esthétiques, cela ne donne pas raison au tropisme, car l’universaliste semble en mesure de rendre compte de ces intuitions sans admettre autre chose que des universaux.

    2.4. L’argument du témoignage

    42Tournons-nous maintenant vers un autre argument possible en faveur du tropisme, que j’appellerai l’argument du témoignage. Une thèse fort débattue en esthétique, mais qui compte beaucoup de défenseurs, est l’idée qu’on ne peut connaître les propriétés esthétiques d’une chose sans accointance perceptuelle avec elle. En d’autres termes, il ne serait pas possible de connaître les propriétés esthétiques sur la simple base d’un témoignage. C’est cette thèse que Wolheim (1980) a fameusement appelé le « principe d’accointance »8. On notera qu’il s’agit d’une suggestion convaincante prima facie. Après tout, il semblerait absurde de dire : « cette sculpture est majestueuse, puissante et équilibrée », puis d’ajouter : « mais je ne l’ai jamais vue ». Ce que cela suggère, c’est que l’expérience directe est requise pour connaître les propriétés esthétiques des objets.

    43Selon Sébastien Réhaut (2013, p. 218), ce point n’est pas sans rapport à la controverse entre le tropisme et l’universalisme esthétique. Pour Réhaut, le tropisme esthétique a l’avantage de « fournir une explication métaphysique simple » au principe d’accointance. Son idée est la suivante : si les propriétés esthétiques des œuvres d’art sont des tropes, alors il semble naturel de dire que nous ne pouvons en avoir de connaissance sans en faire l’expérience en première personne. Car après tout, ces propriétés sont numériquement uniques : elles se retrouvent nulle part ailleurs. La seule façon de connaître cette élégance particulière (ce trope d’élégance), semble-t-il, c’est de se trouver en face de l’œuvre, d’en faire l’expérience directe.

    44Par contraste, Réhaut considère que cette suggestion ne vaut pas si les propriétés esthétiques sont des universaux. Il écrit :

    Si les propriétés esthétiques étaient des propriétés universelles (…) il suffirait d’avoir vu une chose belle pour savoir en quoi consiste une autre chose belle. Autrement dit, après une accointance initiale avec une chose belle, on n’aurait plus besoin de faire l’expérience d’autres choses belles pour savoir qu’elles le sont. Il suffirait, par exemple, qu’on nous dise qu’une chose est belle pour qu’on acquière la connaissance qu’elle l’est (…) La théorie des tropes sied mieux à notre intuition selon laquelle l’expérience directe est cruciale en esthétique. (2013, p. 218)

    45L’argument de Réhaut, en somme, semble être le suivant : alors que l’universaliste est engagé par principe à rejeter le principe d’accointance, le tropisme est naturellement compatible avec ce lui. Pour autant que l’on admette le principe d’accointance, ce serait là un argument en faveur du tropisme esthétique.

    46Toutefois, il me semble que cet argument n’est pas convaincant. Je mentionnerai au moins deux raisons de le rejeter.

    47Premièrement, il serait très problématique pour le tropiste d’affirmer qu’on ne peut connaître les tropes sinon par accointance perceptuelle. S’il accepte cette thèse, le tropiste devra dire que nous ne pouvons pas non plus connaître les propriétés non-esthétiques des choses sur une base testimoniale. Par exemple, même une foule de témoignages fiables échoueraient à produire en moi la connaissance que La Joconde fait 77cmx 53cm. Il faudrait contempler la toile de visu pour avoir connaissance de ce trope de taille. Le tropiste, s’il accepte l’argument de Réhaut, serait alors engagé rien moins qu’à remettre en cause la possibilité d’une connaissance testimoniale. Outre le fait que ce soit une thèse difficilement défendable ; c’est un coût semble assurément bien trop élevé pour une théorie des propriétés esthétiques.

    48Il y a une seconde raison de rejeter l’argument de Réhaut. Selon lui, l’universalisme conduit à une forme de quiétisme, au sens où quelqu’un qui aurait déjà fait l’expérience de toutes les propriétés esthétiques n’aurait plus besoin de se mettre en quête de nouvelles expériences esthétiques. Si j’ai déjà vu une œuvre élégante, une autre équilibrée, et ainsi de suite pour toutes les propriétés esthétiques, alors je n’ai plus de raisons de poursuivre ma quête esthétique : je sais déjà à quoi toutes ces propriétés esthétiques ressemblent ! Plus besoin d’aller au musée ! La conséquence semblant bien sûr ridicule ; Réhaut suggère qu’il faut rejeter l’universalisme. Cependant, cette considération me semble peu probante. L’universaliste peut répondre que la valeur spécifique des œuvres d’art tient moins aux propriétés qu’elles possèdent, qu’à la manière particulière dont elles les possèdent. La critique de Rehaut porterait, si nous faisions l’expérience des propriétés de manière « atomique », c’est-à-dire si nous pouvions expérimenter la grâce ou la sérénité, sans expérimenter en même temps les propriétés qui en sont responsables. Mais il est clair, comme j’y reviendrai, que cette suggestion est erronée. Les propriétés esthétiques ne flottent pas dans l’air. Nous ne les percevons pas comme des atomes discrets, mais de manière holiste, comme étant prises dans un ensemble d’autres propriétés. Si tel est le cas, l’objection de Réhaut ne vaut pas : l’universaliste peut à bon droit continuer d’aller au musée.

    3. Quelques arguments plus prometteurs pour le tropisme esthétique

    49Les différents arguments présentés jusqu’à présent me semblent incapables de donner raison au tropisme esthétique, plutôt qu’à l’universalisme. Est-ce dire qu’on aurait un match nul, si bien que les deux théories ne pourraient être départagées sur le terrain esthétique ? Je ne le crois pas. Plusieurs arguments, que je vais maintenant discuter, me semblent cette fois pouvoir donner raison au tropisme esthétique.

    3.1. L’argument de la destruction

    50Considérons premièrement ce que j’appellerai l’argument de la destruction. Cet argument s’arrime à une différence technique entre les tropes et les universaux, qui est la suivante. Un universel immanent, comme il est souvent remarqué, dépend ontologiquement de son porteur de manière générique. L’universel de rondeur, par exemple, existe tant qu’il y a une entité ou une autre qui l’instancie, quelle qu’elle soit. Pour l’universaliste, l’existence de la rondeur ne dépend donc pas spécifiquement de celle de telle ou telle chose ronde particulière : n’importe quelle chose ronde fera l’affaire. En revanche, il n’en va pas de même pour les tropes. Un trope dépend rigidement, et non pas génériquement de son porteur. La rougeur d’une tomate, comprise comme un trope, est la rougeur de cette tomate et d’aucune autre chose. On ne peut déconnecter ce trope de rougeur de cette tomate ; car le trope ne saurait exister sans le particulier qu’il caractérise.

    51À partir de cette observation, il est possible de formuler un argument en faveur du tropisme esthétique. Une conséquence de la dépendance générique des universaux sur leurs instances, qui peut être imputée à l’universalisme esthétique, est qu’il ne serait pas très grave de détruire la Pietà. En effet, si les propriétés de la Pietà sont des universaux, ces propriétés continueront d’exister ailleurs et à l’identique même après la destruction de la statue. L’universaliste est donc contraint de dire que, si l’on détruit la Pietà, il n’y a pas moins d’élégance, moins de grâce, ou moins de courbure dans le monde ; car toutes ces propriétés continuent d’être instanciées par d’autres choses. Cela heurte évidemment nos intuitions. Il ne serait en rien un soulagement que d’affirmer, après avoir détruit la Pietà : « consolez-vous, rien n’a été perdu. Tenez, regardez par exemple cette écharpe élégante. C’est la même élégance que celle de la Pietà ! ». Par contraste, le tropiste peut rendre compte de la perte irréparable qui serait occasionnée ici. Il peut simplement dire que, lorsque la Pietà est détruite, ses propriétés particulières (ses tropes de courbure, d’élégance, etc.) le sont également. Puisque ces propriétés sont par définition numériquement uniques et irremplaçables, la destruction de la Pietà entraînerait bien qu’il y a moins de beauté, d’élégance, ou de grâce dans le monde. Bref : le tropiste peut simplement expliquer pourquoi détruire la Pietà serait une catastrophe, alors que l’universaliste semble échouer à le faire. C’est une raison de préférer le tropisme esthétique.

    52Que pourrait répondre un universaliste, face à cet argument ?

    53Premièrement, il pourrait rétorquer qu’il serait lui aussi à même de rendre compte de la perte occasionnée par la destruction de la Pietà. Ce qui serait perdu lors de la destruction, pourrait-il dire, c’est la combinaison unique de propriétés que possède la Pietà, et non ses propriétés en elles-mêmes. On retrouve l’idée précédente : ce qui compte, c’est le pattern de propriétés, pas les propriétés individuellement prises9.

    54Cependant, cette réponse contrevient elle aussi à nos intuitions. Car dans ce cas, si l’on reconstruisait une réplique parfaite de la Pietà après que celle-ci a été détruite, l’universaliste devrait s’estimer satisfait. On retrouverait alors en effet la combinaison unique de propriétés qui a été perdue lors de la destruction. Mais cela semble clairement erroné. De fait, il semble que quelque chose aurait été perdu à jamais lors de la destruction de la Pietà, même si nous en reconstruisions ensuite une réplique parfaite. Le tropiste peut expliquer ce point. Il dira que la réplique, même si elle est qualitativement identique à l’œuvre originale (en vertu du fait que ses tropes appartiennent aux mêmes classes de ressemblance que ceux de l’œuvre d’origine), reste numériquement distincte de la Pietà que nous connaissons. Cela suggère que nous ne nous soucions pas simplement de l’instanciation de tels ou tels types d’aspects qualitatifs, mais que nous nous soucions de ces aspects qualitatifs, numériquement uniques. (Comparez : Je ne cesserais pas de pleurer la mort de mon chat même si je pouvais en réaliser un duplicat parfait après sa mort. Cela, semble-t-il, est dû au fait que le duplicat ne serait pas numériquement le même individu). Le tropisme peut donc rendre compte de nos intuitions dans ce cas, à la différence de l’universalisme.

    55À ce stade, l’universaliste pourrait vouloir en appeler aux propriétés historiques. La valeur de la Pietà, dira-t-il, tient aussi à ses propriétés historiques et contextuelles, comme celle d’avoir été créé par Michel-Ange en 1498-1499, par exemple. Ce qui est perdu lorsque la Pietà est détruite, dès lors, c’est une combinaison unique de propriétés, combinaison qui inclut ces propriétés historiques. Et il est clair qu’aucune reconstruction, si fidèle soit-elle, n’arriverait jamais à être cette combinaison de propriétés : une reproduction, même parfaite, n’aura pas par exemple la propriété d’avoir été faite par Michel-Ange à telle date, etc. De ce fait, l’universaliste pourrait utiliser les propriétés historiques pour expliquer pourquoi nous serions meurtris par la destruction de la Pietà.

    56Toutefois, je pense que cette suggestion universaliste ne fonctionne pas. Une expérience de pensée montre pourquoi.

    57Supposons qu’il existe en fait deux Pietàs : nous découvrons par hasard que Michel-Ange a réalisé, dans un même intervalle temporel et à partir du même bloc de marbre, deux Pietàs indiscernables sur le plan visuel. Il y a celle que nous connaissons, qui se situe actuellement au Vatican ; et une autre, enfouie dans une caverne sous le Vatican. Appelons-les respectivement PietàV et PietàC. Imaginons maintenant le scénario suivant : PietàV est détruite, mais on découvre peu de temps après PietàC.

    58Dans cette situation, l’universaliste serait contraint de dire qu’en découvrant PietàC, on compense la perte occasionnée par la destruction de PietàV. Car en effet, le même faisceau de propriétés, incluant les propriétés historiques, se trouvent dans les deux statues. L’universaliste pourrait donc dire : « cessons de pleurer la destruction de la Pietà, car nous venons en fait de découvrir une œuvre qui a exactement les mêmes propriétés. La Pietà est morte, vive la Pietà ! ».

    59Cette suggestion semble toutefois très contestable. Il semble que la destruction de PietàV figure une perte irréparable, même s’il devait s’avérer qu’il existe quelque chose comme PietàC. Notre intuition nous dit qu’il y a moins de beauté, de grâce, dans le monde, après la destruction de PietàV, et que la découverte de la PietàC, si elle figure peut-être une consolation, ne compense pas pour autant la perte. L’universalisme est donc engagé envers une thèse hautement problématique. Le tropisme, en revanche, peut simplement rendre compte de nos intuitions à cet endroit. Dans une perspective tropiste, les propriétés de PietàC sont numériquement distinctes de celles de PietàV. C’est pourquoi il y a une perte, si PietàV est détruite : ses propriétés particulières, ses tropes, ont disparu à jamais !

    60Une réponse possible, pour l’universaliste, serait de dire que les deux Pietà, même si elles sont qualitativement identiques, possèdent chacune leur propre valeur individuelle, du fait de leur rareté en tant qu’artefacts. Comparons ce cas à celui de timbres très rares dont il n’existe qu’une poignée d’exemplaires : chaque timbre peut posséder une valeur individuelle, bien qu’ils soient tous qualitativement identiques. Et il est clair que détruire l’un de ces timbres importerait (au moins pour les philatélistes), même s’il en reste d’autres exemplaires ailleurs dans le monde. L’universaliste pourrait prétendre qu’il en va de même dans le cas des deux Pietà. Cependant, je ne crois pas que cette réponse soit d’une grande aide. En effet, alors que le tropiste peut simplement rendre compte de la situation sous considération (les tropes étant uniques, ils peuvent aisément avoir une valeur individuelle), l’universaliste n’explique ici en rien pourquoi le fait d’avoir en notre possession plus d’une instance d’un certain type aurait une quelconque valeur, ni ce qui donne leur valeur à telles ou telles instances particulières. Pourquoi serait-il préférable d’avoir deux Pietà (voire plus), plutôt qu’une seule ?

    61Les universalistes pourraient dire que c’est là une question de valeur pratique ou instrumentale. Supposons cette fois que Pietàv se trouve au Vatican, alors que PietàC est à New York. Si Pietàv était détruite, il deviendrait plus difficile pour les européens d’accéder à l’élégance ou la grâce particulière des Pietàs de Michel-Ange. La proposition, autrement dit, consisterait à dire qu’il y a de la valeur à voir plus d’une Pietà, simplement parce que cela offre une plus grande facilité d’accès à l’expérience esthétique, quelle qu’elle soit, que produit l’œuvre de Michel-Ange. Mais là encore, cette suggestion semble peu convaincante. Car dans ce cas, la perte que génère la destruction de Pietàv est purement et seulement pratique. Nous serions moins attristés ou émus de cette destruction qu’importunés par ce qu’elle implique (« quelle poisse ! Il faudra maintenant prendre un vol pour New York pour contempler l’élégance caractéristique de la Pietà »). Cela semble erroné. Dans un tel cas de figure, nous ne serions pas simplement contrariés qu’une propriété, ou un ensemble de propriétés, devienne moins aisément accessible. Nous serions plutôt horrifiés du fait qu’une chose dotée d’une valeur esthétique considérable a disparu à tout jamais. Cela est quelque chose dont les tropistes, et pas les universalistes, peuvent rendre compte.

    62Dès lors, l’universalisme est bien contraire à nos intuitions : ce à quoi nous attachons de la valeur, dans une œuvre d’art, ce n’est pas simplement un pattern particulier de propriétés générales. C’est plutôt les propriétés particulières qu’elle possède. C’est du moins ce que suggère le scénario que je viens de discuter.

    3.2. L’argument perceptuel

    63Je voudrais maintenant me tourner vers ce que j’appellerai l’argument perceptuel en faveur du tropisme esthétique. Certains auteurs ont défendu la théorie des tropes sur le plan de considérations qui relèvent de la philosophie de la perception10. Il semble prima facie plausible de dire que nous percevons toujours des rougeurs, des rondeurs, ou des élégances particulières, plutôt que des types généraux. Et a contrario, on peut défendre que l’universalisme est une doctrine particulièrement implausible au sujet de la perception. Mulligan, Simons, et Smith écrivent par exemple :

    Quelqu’un qui souhaite rejeter [les tropes] (…) doit défendre que (…) nous ne voyons pas simplement des choses indépendantes en elles-mêmes, mais aussi des choses en tant qu’elles tombent sous certains concepts ou en tant qu’elles exemplifient certains universaux (…) Mais l’ami des [tropes] trouve cette thèse contre-intuitive. (1984, p. 306)

    64L’objection est ici la suivante. L’universaliste, face à une chose rouge, devra dire que nous voyons cette chose en tant qu’elle instancie un universel de rougeur. Mais cela semble phénoménologiquement faux. En voyant une chose rouge, ne voyons pas la relation entre un particulier et une propriété générale. Nous voyons simplement une chose rouge particulière.

    65L’argument tel quel n’est cependant pas très persuasif, car il s’agit simplement d’un appel à l’intuition – qui, comme on sait, n’est pas chez les philosophes la chose au monde la mieux partagée. Il me semble cependant y avoir une manière de donner plus de force à la suggestion de Mulligan et consort. On peut dire que l’universalisme échoue à rendre compte du fait que les propriétés esthétiques sont, selon le mot de Frank Sibley, « co-discernables ». Dans un passage important mais rarement discuté, Sibley écrit :

    Tout comme un rouge riche n’est pas juste une couleur riche et une rougeur, de même une ligne n’est-elle pas courbe d’une certaine façon et gracieuse, pas plus que les mots d’un poème ne sont ordonnés de telle ou telle façon et émouvants : la courbe est une courbe gracieuse, la combinaison de mots est émouvante. (…) Ces propriétés doivent être co-discernables. On voit la grâce dans cette courbe particulière, ou encore le fait que cette courbe particulière est gracieuse (1974, p. 17).

    66Dire que les propriétés esthétiques sont co-discernables avec les propriétés non esthétiques, c’est affirmer qu’on ne peut percevoir les premières sans aussi percevoir les secondes. Ce diagnostic semble correct. Par exemple, je ne peux percevoir pas la grâce d’une peinture sans voir aussi les propriétés non esthétiques responsables de cette grâce – la couleur de cette forme, la courbe de cette ligne, etc.

    67Cette notion de co-discernabilité est bien capturée par l’approche tropiste. Lorsqu’il parle de l’élégance d’une courbe, par exemple, le tropiste fait référence à un trope d’élégance qui dépend rigidement d’un trope de courbure. On a bien ici un co-discernabilité, puisque les propriétés sont intriquées. On ne peut pas percevoir cette élégance, ce trope d’élégance, sans en même temps percevoir cette courbure, ce trope de courbure.

    68Les choses sont différentes pour l’universaliste. Selon lui, percevoir une propriété, c’est percevoir la relation d’un particulier à un universel. Face à une courbe élégante, par exemple, il faudra alors dire qu’on voit un particulier en tant qu’il instancie un universel de courbure, et que l’on voit aussi le particulier en tant qu’il instancie un universel d’élégance. Mais cela revient à commettre l’erreur que dénonce Sibley : une courbe élégante n’est pas une courbe d’un côté et une élégance de l’autre ; de même que le sourire de La Joconde n’est pas un sourire et un mystère, mais un sourire mystérieux.

    69Ma suggestion est donc que le tropiste peut tout à fait rendre compte de la co-discernabilité des propriétés, alors que l’universaliste échoue à le faire. Si tel est le cas, il s’agit d’une métaphysique plus adéquate pour rendre compte de la perception des propriétés esthétiques11.

    3.3. L’argument perceptuel de la destruction

    70On peut envisager un autre argument pour le tropisme esthétique à partir de considérations qui concernant la perception. C’est ce que j’appelle l’argument perceptuel de la destruction. Supposons que je voie quelqu’un jeter du dissolvant sur La Joconde. Selon le tropisme esthétique, je vois alors les propriétés picturales de la toile (des tropes de couleur, de forme, etc.) cesser d’exister. Et pour le tropiste, c’est précisément parce que ces propriétés particulières cessent d’exister à jamais que nous serions indignés de ce geste. Le tropisme possède donc une explication simple de la situation.

    71À mon sens, l’universaliste aura en revanche beaucoup plus de difficulté à rendre compte de ce genre de cas. Si du dissolvant est appliqué sur La Joconde, le particulier qu’est la toile n’est pas détruit. Celle-ci ne sera certes plus recouverte de peinture, mais elle continue bien d’exister. Les propriétés que possédait la toile continuent elles aussi d’exister à l’identique, si ce sont des universaux, puisqu’elles seront instanciées par d’autres choses : il n’y aurait pas moins de noirceur dans le monde après l’acte de vandalisme, du moment qu’il continue d’exister des choses noires. Enfin, il est évident que la relation d’instanciation elle-même n’a pas cessé d’exister, ne serait-ce parce que la toile continue d’instancier des propriétés.

    72L’universaliste devra donc affirmer que ce qui a cessé d’exister, c’est la relation particulière d’instanciation entre ce particulier-ci et ces propriétés-là ; et que c’est là l’objet de notre indignation. Mais cette relation particulière d’un particulier à un ou plusieurs universaux n’est rien d’autre qu’un fait ou un « état de chose » (state of affairs), au sens d’Armstrong. Cela signifie que, pour rendre compte du scénario ici en considération, l’universaliste devra augmenter son ontologie. Il devra admettre des états de choses, option qui est certes compatible avec un réalisme des universaux (voir Armstrong 1997), mais qui n’est déjà plus l’universalisme esthétique tel que nous l’avons initialement considéré.

    73Je ne peux ici entreprendre de discuter les mérites d’une ontologie d’états de choses par rapport à une ontologie tropiste. Ce que je suggère, c’est que le tropisme a ici en tout cas l’avantage, puisque le seul ressort de l’universalisme est d’augmenter son ontologie pour se tirer d’affaire. Il n’est pas possible de rendre compte de l’indignation que nous éprouverions ici seulement avec des universaux ; alors qu’il est possible de le faire si l’on admet des tropes. En ce cas, le tropisme semble être une théorie plus simple et plus adéquate.

    3.4. L’argument sémantique

    74Je voudrais enfin considérer un dernier argument, que je propose d’appeler l’argument sémantique. Les théoriciens des tropes ont souvent insisté sur les expressions qui semblent directement référer à des propriétés particularisées. Nous parlons ainsi par exemple de « la gentillesse de Marie », de « la rougeur de cette fresque », etc. Dans ce genre de cas, il semble bien qu’on parle de propriétés particulières, et non d’universaux répétables ou partageables.12

    75Selon certains, la référence aux tropes est prégnante dans des contextes esthétiques. Peter Simons note par exemple que nous parlons volontiers de « la forme de la bouche de La Joconde, ou de la façon dont Ingrid Bergman a demandé à Sam de jouer ‘As Time Goes By’ dans Casablanca » ; choses qui selon lui sont assurément des tropes (1994, p. 556). On pourrait peut-être défendre plus largement que la référence apparente aux tropes est courante dans la critique d’art, et plus généralement dans le discours ordinaire sur les œuvres. N’est-ce pas une raison d’admettre les tropes dans notre ontologie ?

    76L’universaliste ne sera pas convaincu. Il répondra, premièrement, que les cas de référence directe aux tropes sont contrebalancés par des cas référence directe aux universaux, dont le tropiste ne saurait rendre compte. Il ajoutera également que tout énoncé qui réfère en apparence à des tropes peut être réinterprété en termes universalistes. Je pense toutefois que cette double réponse est incorrecte.

    77(a) Premièrement, la théorie des tropes peut bel et bien rendre compte des énoncés qui font apparemment référence à des types de propriétés. Prenons deux tropes de rougeur. Même s’ils sont numériquement distincts, le tropiste peut bien dire que ce sont des tropes de rougeur au motif que ces tropes se ressemblent exactement sur le plan qualitatif. Autrement dit, il peut définir les types de propriétés comme des classes de tropes (exactement) ressemblants. Puisque la ressemblance exacte est une relation d’équivalence, elle permet de former des classes mutuellement exclusives et disjointes de tropes, qui sont des substituts parfaits pour les universaux13.

    78Si tel est le cas, le tropisme peut aisément rendre compte des énoncés qui nous engagent en apparence envers des universaux. Prenons par exemple l’assertion suivante :

    « Il y a une mélancolie que l’on retrouve dans toutes les toiles de Hopper ».

    79Pour le tropiste, l’énoncé est faux, si on le comprend en un sens numérique, car chaque toile de Hopper a ses propres tropes de couleur, de forme, et par extension, de mélancolie. Néanmoins, le tropiste peut proposer une interprétation viable de cet énoncé en tant qu’il réfère à un type général de qualité. Il dira :

    « Il y a une classe C de tropes parfaitement ressemblants sous l’aspect de mélancolie, et on retrouve dans toutes les toiles de Hopper un trope qui appartient à cette classe »

    80Ce type d’analyse se généralise aisément. Ainsi, le tropisme peut rendre compte des cas où nous voulons référer à des propriétés en général, sans avoir besoin d’introduire des universaux.

    81(b) L’universaliste, cependant, pourrait répondre qu’il est capable d’accommoder les énoncés qui semblent faire référence à des tropes, si bien que son adversaire n’aurait ici aucun avantage.

    82Une stratégie possible, pour l’universaliste, serait d’analyser la référence apparente à des propriétés particulières comme des cas où l’on réfère à des instances d’universaux ; ou autrement dit, à des universaux en tant qu’ils sont instanciés dans un particulier. Cela reviendrait par exemple à dire que l’énoncé

    « le vert situé en bas dans le coin gauche de L’Estaque de Cézanne »

    dénote :

    un universel de verdeur en tant qu’instancié dans le coin gauche de cette toile

    83Néanmoins, et comme je l’ai souligné précédemment, un universel en tant qu’instancié par un particulier n’est pas du tout un universel, puisqu’il n’est pas par définition pas partageable ou répétable. C’est un trope, ou encore un état de chose. L’universalisme échoue donc à rendre compte des propriétés sous un aspect de particularité en en restant à une simple ontologie d’universaux. Cela rend sa théorie moins attractive, car une théorie qui comprend des tropes et des universaux (ou des universaux et des états de choses) est moins parcimonieuse qu’une théorie tropiste pure.

    84Bref, l’argument sémantique est le suivant. Le tropisme peut rendre compte des énoncés qui font référence à des propriétés particulières, mais aussi de ceux qui entendent référer à des types généraux de propriétés. L’universaliste ne peut quant à lui rendre compte des premiers types d’énoncés, si du moins il s’en tient à une ontologie d’universaux. Or il semble que les deux types d’énoncés jouent un rôle important dans la critique artistique, et plus largement dans notre discours sur les œuvres. Si cela est juste, le tropisme est préférable à l’universalisme pour des raisons sémantiques.

    4. Conclusion

    85J’ai ici examiné une controverse au sujet des propriétés esthétiques, qui est trop rarement discutée dans la littérature esthétique et métaphysique. Comme j’ai essayé de le montrer, plusieurs arguments a priori intuitifs en faveur du tropisme esthétique semblent pouvoir être surmontés par les avocats de l’universalisme. D’autres me semblent cependant plus difficiles à rejeter, et abondent en faveur de la position tropiste. Il me semble dès lors que le réaliste au sujet des propriétés esthétiques a plusieurs raisons de considérer que celles-ci sont des tropes, et non des universaux. Si l’on admet par ailleurs que les tropisme et universalisme sont ex-aequo métaphysiquement parlant, c’est là plus généralement une raison de préférer les tropes aux universaux.

    Bibliographie

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    10.2307/2183503 :

    Notes de bas de page

    1 Certains pourraient défendre que les propriétés esthétiques ne sont que les valeurs sémantique des prédicats esthétiques, sans accepter d’engagement ontologique envers les propriétés. D’autres diront peut-être que l’expression « propriété esthétique » est une simple façon de parler, et qu’on pourrait tout aussi bien parler de « termes esthétiques », « de prédicats esthétiques », ou de « concepts esthétiques ». Inutile de s’embarrasser de métaphysique, dès lors !  Ce genre de conceptions déflationnistes ne seront pas discutées ici. Ce que je suggère, c’est que ceux qui prennent la notion de propriété esthétique au sérieux (i.e. les réalistes esthétiques) doivent opter ou bien pour le tropisme ou bien pour l’universalisme esthétiques. Cela étant dit, je suis assez dubitatif envers la possibilité de rejeter l’engagement ontologique envers les propriétés esthétiques d’un revers de main. Premièrement, produire une paraphrase dénuée de ces engagements ontologiquement relève de la gageure – et les antiréalistes esthétiques ne s’y essaient généralement pas. Qui plus est, il me semble insatisfaisant de réduire les propriétés esthétiques à des prédicats ou des concepts, puisque ce genre d’approche tombe assez rapidement dans les travers du nominalisme des prédicats ou des concepts – par exemple, il semble qu’un objet pourrait être F sans que nous ayons un concept ou prédicat correspondant (voir Armstrong, 1978a, p. 17). Mais c’est un sujet que je laisse de côté pour une autre occasion.

    2 Par l’idée que les propriétés esthétiques sont response-dependent, il faut entendre que « leur détection requiert l’existence de créatures qui possèdent notre type de sensibilité » ou d’architecture cognitive (Carroll, 1999, p. 191). Dire qu’elles sont « survenantes », c’est affirmer qu’elles elles dépendent des propriétés non-esthétiques, avec lesquelles elles co-varient. Enfin, l’idée de dépendance catégoriale partielle se comprend comme suit : les propriétés esthétiques dépendent en partie de facteurs contextuels, culturels, ou qui concernent l’histoire de l’art. Des objets dont les propriétés intrinsèques sont indiscernables peuvent néanmoins différer en termes de propriétés esthétiques, selon les catégories d’après lesquelles nous percevons et organisons les œuvres (voir Danto, 1981, Walton, 1970).

    À mon sens, c’est en raison de ces thèses largement acceptées qu’il peut sembler y avoir quelque chose d’étrange à parler de tropes ou d’universaux esthétiques. Il me semble toutefois que le tropisme comme l’universalisme esthétique peuvent tout à fait accepter ces thèses répandues. Ils concèderont que les propriétés esthétiques ne sont pas directement « dans » les objets au même titre que leurs formes ou que leurs autres propriétés intrinsèques. Une fois que l’on admet des propriétés relationnelles, ontologiquement non fondamentales, et dépendantes de catégories, il n’est plus gênant de parler de trope ou d’universel d’élégance.

    On notera aussi que ces thèses populaires ne minent pas l’objectivité ou la réalité des propriétés esthétiques. En effet, on considère souvent que les couleurs sont des propriétés réelles et objectives des choses qui les possèdent, tout en admettant qu’elles sont elles aussi « response-dependent » : elles sont caractérisées en termes du type de réaction ou de réponse qu’elles produisent chez les créatures qui possèdent tel ou tel appareil sensoriel. Cela, toutefois, n’implique nullement que les couleurs ne correspondent pas à des propriétés réelles des choses. Une raison de penser qu’il y a bien des couleurs réelles est que cela explique la convergence des jugements dans des circonstances standard par des sujets standards. Le même type de remarque peut s’appliquer aux propriétés esthétiques.

    3 Je ne discuterai pas ici du réalisme des universaux de type Platonicien, qui affirme que les universaux sont des entités abstraites qui existent en dehors de l’espace et du temps. Cette doctrine pourrait certes permettre de défendre un type d’universalisme esthétique, mais je ne peux la discuter ici pour des raisons de place. Il suffira de noter ici que la plupart des défenseurs des universaux rejettent ce règne platonicien de Formes abstraites et immuables, pour différentes raisons (Armstrong, 1978a). Je soupçonne aussi que l’universalisme esthétique de type platonicien rencontrerait l’essentiel des mêmes difficultés que sa contrepartie aristotélicienne, et probablement des difficultés idiosyncratiques supplémentaires.

    4 La réponse négative est plus couramment associée à ce qu’on appelle le contextualisme esthétique, compris comme l’idée que les propriétés esthétiques dépendent au moins en partie de caractéristiques imperceptibles (par exemple intentionnelles ou historiques). La réponse positive est de même généralement comprise comme un rejet du contextualisme esthétique. Cette lecture courante du scenario du Supercopieur, cependant, n’est pas celle qui m’intéresse au premier chef ici, car elle reste essentiellement silencieuse sur la dispute entre universalisme et tropisme esthétiques.

    5 « Si deux électrons distincts ont chacun une charge e, alors une chose e (un universel) se trouve à deux lieux différents : ceux où se trouvent les deux électrons. Pourtant, l’universel est dit se trouver entièrement et complètement à chacun de ces endroits. Cette idée a semblé incroyablement paradoxale à un grand nombre de philosophes » (Armstrong, 1978, p. 98).

    6 « Les faits historiques pertinents ne sont pas seulement des aides utiles aux jugements esthétiques ; ils ne fournissent pas simplement des indications sur ce que l’on peut trouver dans l’œuvre. Ils aident plutôt à déterminer les propriétés esthétiques d’une œuvre. Avec les caractéristiques non esthétiques de l’œuvre, ces faits la rendent cohérente, sereine, ou quoi que ce soit d’autre » (Walton, 1970, p. 364).

    7 En particulier, ils ne s’appliquent pas bien au cas des œuvres multiples ou sérielles ; et semblent incompatibles avec la compréhension répandue des œuvres littéraires ou musicales comme des types abstraits et multiplement instanciables (voir Nanay, 2016).

    8 « Les jugements de valeur esthétique (…) doivent se baser sur l’expérience en première personne de leurs objets et ne sont pas, sauf dans des limites très étroites, transmissibles d’une personne à l’autre » (Wollheim, 1980, p. 233).

    9 On le sait, la Pietà a été mutilée le 21 mai 1972 par Laszlo Toth, qui a donné quinze coups de marteau sur la sculpture, brisant notamment le nez de la Vierge et une partie de son bras. L’universaliste peut correctement diagnostiquer que ce fût ici un dommage réel : ce qui a été perdu est la combinaison unique de propriétés que possédait la Pietà avait avec cette date.

    10 Voir par exemple ce qu’écrit Williams : « La question se pose de savoir si l’expérience des bébés sont celles de particuliers concrets entiers (sa balle, sa mère, etc.) ou d’universaux abstraits (la rougeur, la rondeur, etc.). Pour ce que cela vaut, l’observation d’un bébé, ou de soi-même dans une humeur de bébé, nous convaincra que l’objet d’une telle absorption n’est pas l’universel abstrait (l’enfant ne ‘tombe pas des cieux sur la cime de l’arbre de Porphyre’) et certainement pas non plus le particulier concret (…) mais en vérité le particulier abstrait ou trope, cette rougeur, cette rondeur, etc. » (Williams 1953, p. 16-17). Il poursuit plus loin : « ce que nous voyons avant tout de la lune (…) c’est sa forme et sa couleur, pas du tout l’entièreté de sa masse concrète » (Williams, 1953, p. 23).

    11 Bien sûr, cet argument ne montre pas qu’il y a des tropes – il indique seulement qu’il est plus plausible de penser que nous nous représentons les propriétés esthétiques comme étant des tropes. Mais pour autant que l’on considère la perception est généralement véridique, il s’agit toutefois d’une raison d’accepter le tropisme esthétique (voir Nanay, 2012 ; 2016 pour des considérations parallèles).

    12 Voir Moltmann (2013) pour une enquête plus approfondie à ce sujet.

    13 De ce fait, et comme le note Armstrong, les tropes « servent comme d’excellents substituts aux universaux » (Armstrong, 1989, p. 122).

    Auteur

    • Alexandre Declos
      Collège de France – Université de Neuchâtel
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    1 Certains pourraient défendre que les propriétés esthétiques ne sont que les valeurs sémantique des prédicats esthétiques, sans accepter d’engagement ontologique envers les propriétés. D’autres diront peut-être que l’expression « propriété esthétique » est une simple façon de parler, et qu’on pourrait tout aussi bien parler de « termes esthétiques », « de prédicats esthétiques », ou de « concepts esthétiques ». Inutile de s’embarrasser de métaphysique, dès lors !  Ce genre de conceptions déflationnistes ne seront pas discutées ici. Ce que je suggère, c’est que ceux qui prennent la notion de propriété esthétique au sérieux (i.e. les réalistes esthétiques) doivent opter ou bien pour le tropisme ou bien pour l’universalisme esthétiques. Cela étant dit, je suis assez dubitatif envers la possibilité de rejeter l’engagement ontologique envers les propriétés esthétiques d’un revers de main. Premièrement, produire une paraphrase dénuée de ces engagements ontologiquement relève de la gageure – et les antiréalistes esthétiques ne s’y essaient généralement pas. Qui plus est, il me semble insatisfaisant de réduire les propriétés esthétiques à des prédicats ou des concepts, puisque ce genre d’approche tombe assez rapidement dans les travers du nominalisme des prédicats ou des concepts – par exemple, il semble qu’un objet pourrait être F sans que nous ayons un concept ou prédicat correspondant (voir Armstrong, 1978a, p. 17). Mais c’est un sujet que je laisse de côté pour une autre occasion.

    2 Par l’idée que les propriétés esthétiques sont response-dependent, il faut entendre que « leur détection requiert l’existence de créatures qui possèdent notre type de sensibilité » ou d’architecture cognitive (Carroll, 1999, p. 191). Dire qu’elles sont « survenantes », c’est affirmer qu’elles elles dépendent des propriétés non-esthétiques, avec lesquelles elles co-varient. Enfin, l’idée de dépendance catégoriale partielle se comprend comme suit : les propriétés esthétiques dépendent en partie de facteurs contextuels, culturels, ou qui concernent l’histoire de l’art. Des objets dont les propriétés intrinsèques sont indiscernables peuvent néanmoins différer en termes de propriétés esthétiques, selon les catégories d’après lesquelles nous percevons et organisons les œuvres (voir Danto, 1981, Walton, 1970).

    À mon sens, c’est en raison de ces thèses largement acceptées qu’il peut sembler y avoir quelque chose d’étrange à parler de tropes ou d’universaux esthétiques. Il me semble toutefois que le tropisme comme l’universalisme esthétique peuvent tout à fait accepter ces thèses répandues. Ils concèderont que les propriétés esthétiques ne sont pas directement « dans » les objets au même titre que leurs formes ou que leurs autres propriétés intrinsèques. Une fois que l’on admet des propriétés relationnelles, ontologiquement non fondamentales, et dépendantes de catégories, il n’est plus gênant de parler de trope ou d’universel d’élégance.

    On notera aussi que ces thèses populaires ne minent pas l’objectivité ou la réalité des propriétés esthétiques. En effet, on considère souvent que les couleurs sont des propriétés réelles et objectives des choses qui les possèdent, tout en admettant qu’elles sont elles aussi « response-dependent » : elles sont caractérisées en termes du type de réaction ou de réponse qu’elles produisent chez les créatures qui possèdent tel ou tel appareil sensoriel. Cela, toutefois, n’implique nullement que les couleurs ne correspondent pas à des propriétés réelles des choses. Une raison de penser qu’il y a bien des couleurs réelles est que cela explique la convergence des jugements dans des circonstances standard par des sujets standards. Le même type de remarque peut s’appliquer aux propriétés esthétiques.

    3 Je ne discuterai pas ici du réalisme des universaux de type Platonicien, qui affirme que les universaux sont des entités abstraites qui existent en dehors de l’espace et du temps. Cette doctrine pourrait certes permettre de défendre un type d’universalisme esthétique, mais je ne peux la discuter ici pour des raisons de place. Il suffira de noter ici que la plupart des défenseurs des universaux rejettent ce règne platonicien de Formes abstraites et immuables, pour différentes raisons (Armstrong, 1978a). Je soupçonne aussi que l’universalisme esthétique de type platonicien rencontrerait l’essentiel des mêmes difficultés que sa contrepartie aristotélicienne, et probablement des difficultés idiosyncratiques supplémentaires.

    4 La réponse négative est plus couramment associée à ce qu’on appelle le contextualisme esthétique, compris comme l’idée que les propriétés esthétiques dépendent au moins en partie de caractéristiques imperceptibles (par exemple intentionnelles ou historiques). La réponse positive est de même généralement comprise comme un rejet du contextualisme esthétique. Cette lecture courante du scenario du Supercopieur, cependant, n’est pas celle qui m’intéresse au premier chef ici, car elle reste essentiellement silencieuse sur la dispute entre universalisme et tropisme esthétiques.

    5 « Si deux électrons distincts ont chacun une charge e, alors une chose e (un universel) se trouve à deux lieux différents : ceux où se trouvent les deux électrons. Pourtant, l’universel est dit se trouver entièrement et complètement à chacun de ces endroits. Cette idée a semblé incroyablement paradoxale à un grand nombre de philosophes » (Armstrong, 1978, p. 98).

    6 « Les faits historiques pertinents ne sont pas seulement des aides utiles aux jugements esthétiques ; ils ne fournissent pas simplement des indications sur ce que l’on peut trouver dans l’œuvre. Ils aident plutôt à déterminer les propriétés esthétiques d’une œuvre. Avec les caractéristiques non esthétiques de l’œuvre, ces faits la rendent cohérente, sereine, ou quoi que ce soit d’autre » (Walton, 1970, p. 364).

    7 En particulier, ils ne s’appliquent pas bien au cas des œuvres multiples ou sérielles ; et semblent incompatibles avec la compréhension répandue des œuvres littéraires ou musicales comme des types abstraits et multiplement instanciables (voir Nanay, 2016).

    8 « Les jugements de valeur esthétique (…) doivent se baser sur l’expérience en première personne de leurs objets et ne sont pas, sauf dans des limites très étroites, transmissibles d’une personne à l’autre » (Wollheim, 1980, p. 233).

    9 On le sait, la Pietà a été mutilée le 21 mai 1972 par Laszlo Toth, qui a donné quinze coups de marteau sur la sculpture, brisant notamment le nez de la Vierge et une partie de son bras. L’universaliste peut correctement diagnostiquer que ce fût ici un dommage réel : ce qui a été perdu est la combinaison unique de propriétés que possédait la Pietà avait avec cette date.

    10 Voir par exemple ce qu’écrit Williams : « La question se pose de savoir si l’expérience des bébés sont celles de particuliers concrets entiers (sa balle, sa mère, etc.) ou d’universaux abstraits (la rougeur, la rondeur, etc.). Pour ce que cela vaut, l’observation d’un bébé, ou de soi-même dans une humeur de bébé, nous convaincra que l’objet d’une telle absorption n’est pas l’universel abstrait (l’enfant ne ‘tombe pas des cieux sur la cime de l’arbre de Porphyre’) et certainement pas non plus le particulier concret (…) mais en vérité le particulier abstrait ou trope, cette rougeur, cette rondeur, etc. » (Williams 1953, p. 16-17). Il poursuit plus loin : « ce que nous voyons avant tout de la lune (…) c’est sa forme et sa couleur, pas du tout l’entièreté de sa masse concrète » (Williams, 1953, p. 23).

    11 Bien sûr, cet argument ne montre pas qu’il y a des tropes – il indique seulement qu’il est plus plausible de penser que nous nous représentons les propriétés esthétiques comme étant des tropes. Mais pour autant que l’on considère la perception est généralement véridique, il s’agit toutefois d’une raison d’accepter le tropisme esthétique (voir Nanay, 2012 ; 2016 pour des considérations parallèles).

    12 Voir Moltmann (2013) pour une enquête plus approfondie à ce sujet.

    13 De ce fait, et comme le note Armstrong, les tropes « servent comme d’excellents substituts aux universaux » (Armstrong, 1989, p. 122).

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    Declos, A. (2024). Le tropisme esthétique. In A. Declos & C. Tiercelin (éds.), Des propriétés esthétiques (1‑). Collège de France. https://doi.org/10.4000/books.cdf.15581
    Declos, Alexandre. « Le tropisme esthétique ». In Des propriétés esthétiques, édité par Alexandre Declos et Claudine Tiercelin. Paris: Collège de France, 2024. https://doi.org/10.4000/books.cdf.15581.
    Declos, Alexandre. « Le tropisme esthétique ». Des propriétés esthétiques, édité par Alexandre Declos et Claudine Tiercelin, Collège de France, 2024, https://doi.org/10.4000/books.cdf.15581.

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    Declos, A., & Tiercelin, C. (éds.). (2024). Des propriétés esthétiques (1‑). Collège de France. https://doi.org/10.4000/books.cdf.15173
    Declos, Alexandre, et Claudine Tiercelin, éd. Des propriétés esthétiques. Paris: Collège de France, 2024. https://doi.org/10.4000/books.cdf.15173.
    Declos, Alexandre, et Claudine Tiercelin, éditeurs. Des propriétés esthétiques. Collège de France, 2024, https://doi.org/10.4000/books.cdf.15173.
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