Logique transcendantale
p. 111-116
Texte intégral
1En face de la sensibilité ou réceptivité, qui est la faculté de recevoir des représentations au moyen d’intuitions sensibles (pures ou empiriques), nous découvrons en nous une faculté de produire nous-mêmes des représentations, qui est la spontanéité. Ces représentations sont les concepts qui sont des produits de l’entendement ou pensée. Toute connaissance suppose l’union de ces deux facultés : sans la sensibilité rien ne serait donné, sans la spontanéité rien ne serait pensé. Des pensées sans matière sont vides ; des intuitions sans concepts sont aveugles. En face de l’esthétique qui a étudié la sensibilité et les intuitions, nous trouvons la logique qui étudie l’entendement et les concepts (A 52 / B 76 sq.).
2Puisque nous allons étudier les concepts dans la mesure où ils rendent possible une connaissance a priori d’objets ou de rapports d’objets, la logique à laquelle nous aurons affaire ici sera, conformément à la définition du terme transcendantal, une logique transcendantale. Mais pour en indiquer les différentes parties et en caractériser la nature, Kant crut nécessaire de se référer à la logique ordinaire. Celle-ci peut être générale et envisager l’usage général de l’entendement indépendamment de la diversité des objets auxquels il peut s’appliquer ; elle contient les règles absolument nécessaires de la pensée. Ou elle peut être particulière lorsqu’elle envisage l’usage particulier de l’entendement, c’est-à-dire des règles servant à penser exactement une certaine espèce d’objets. C’est ce que l’on appelle de nos jours l’« épistémologie » ou la « logique des sciences », ou encore < la > « logique appliquée », dernière appellation que Kant lui refuse, la réservant ainsi qu’on va le voir, pour un autre emploi.
3En effet, la logique générale peut être dite elle-même « pure » ou « appliquée ». Elle est pure lorsque l’on fait abstraction de toutes les conditions psychologiques empiriques sous lesquelles l’entendement s’exerce in concreto ; elle est appliquée lorsque, au contraire, elle envisage l’entendement et les règles nécessaires de son usage comme soumis aux conditions contingentes du sujet, qui peuvent lui être favorables ou défavorables : par exemple, les sens, l’imagination, l’habitude, l’inclination, l’attention, ses obstacles, ses effets, l’origine de l’erreur, de l’état de doute, de scrupule, de conviction (de même, il y a une morale pure qui contient les lois nécessaires de la volonté libre en général, et une morale appliquée ou éthique qui examine ces lois par rapport aux obstacles qu’elles rencontrent dans les sentiments, inclinations, passions, etc.).
4Il est évident que la logique générale pure a seule pu constituer jusqu’ici une logique pure et a priori, car en tant que générale elle fait abstraction de tout contenu, de toute diversité d’objets [contrairement à la logique particulière], et ne s’occupe que de la forme de la pensée ; en tant que pure elle est dépourvue de tout principe empirique issu de la psychologie [contrairement à la logique appliquée]. Elle peut donc bien être une doctrine démontrée où tout est certain a priori.
5Qu’est-ce maintenant que la logique transcendantale ? C’est une logique moins générale que la logique générale, mais tout aussi pure et a priori qu’elle, dépourvue comme elle d’éléments psychologiques et empiriques. Elle s’occupe des règles de l’entendement qui rendent possible une connaissance a priori d’objets. Elle ne fait donc pas abstraction de tout contenu de la connaissance, de tout rapport de celle-ci à l’objet, comme la logique générale ; elle fait seulement abstraction de toute connaissance empirique (a posteriori) d’objets, de tout contenu empirique d’objet ; elle s’occupe des règles de la pensée pure d’un objet. Or, qu’il y ait une pensée pure des objets, distincte de leur pensée empirique, cela est certainement possible, puisque nous savons déjà par l’esthétique qu’il y a des intuitions pures distinctes des intuitions empiriques. D’autre part, qu’il y ait des concepts dont l’origine ne soit ni esthétique ni empirique, mais qui soient des actes de la pensée pure par lesquels nous pensons tout à fait a priori des objets, c’est ce que nous présupposons pour concevoir à l’avance l’idée d’une science de l’entendement pur et d’une connaissance rationnelle a priori d’objets. Mais alors que la logique générale valait pour tout contenu de connaissance (que celui-ci soit empirique ou a priori), précisément parce qu’elle ne légiférait que pour la forme (qui peut recevoir n’importe quel contenu), la logique transcendantale est forcément restreinte au contenu a priori de la connaissance, puisqu’elle légifère pour la pensée de ce contenu. D’autre part, la logique transcendantale s’efforce d’établir que cette connaissance a priori d’objets n’a pas son origine dans les objets mêmes, mais dans le sujet (ce qui est une façon de prouver son a priorité véritable). Or la logique générale ne soulève jamais cette question d’origine, se bornant à examiner les lois selon lesquelles l’entendement, lorsqu’il pense, relie les représentations, qu’elles soient empiriques ou non.
6C’est encore à la logique générale que Kant recourt pour découvrir les divisions de la Logique transcendantale.
7La logique générale présente deux parties : l’Analytique, où l’on décompose toute l’œuvre formelle de l’entendement et de la raison dans ses éléments ; ses différentes règles énoncent les conditions de l’accord de la pensée avec elle-même et constituent les critères de la vérité formelle. Elles sont les conditions nécessaires – sine qua non – mais non suffisantes de toute vérité. La vérité, en effet, implique outre l’accord de la pensée avec elle-même, l’accord de la pensée avec son objet. Il est bien évident que la logique générale ne peut fournir aucun critère à cet égard, puisqu’elle fait abstraction de tout contenu.
8À côté de l’Analytique, il y a la Dialectique qui expose la critique des sophismes qu’implique l’extension illégitime de la logique, lorsque celle-ci qui n’est qu’un canon – c’est-à-dire qu’un ensemble de critères négatifs de la vérité – veut se transformer en organon, c’est-à-dire en instrument pour élargir et étendre nos connaissances. À vrai dire, le nom de dialectique a été plutôt appliqué à cette logique illégitime elle-même, c’est-à-dire à l’art de donner, par la logique, l’apparence du vrai à des allégations arbitraires (ici Kant pense à l’éristique des sophistes ; on sait que la dialectique d’Aristote était la méthode employée pour traiter des objets sur lesquels nous ne pouvions arriver à aucune certitude, mais à la probabilité ou vraisemblance). Mais par dialectique, Kant comprend la critique systématique de l’apparence dialectique.
9On retrouvera dans la Logique transcendantale les mêmes divisions :
101. Une analytique où l’on expose les éléments de la connaissance pure de l’entendement, éléments sans lesquels aucun objet en général ne peut être pensé, et qui consiste en réalité à indiquer les conditions auxquelles les intuitions sensibles doivent être soumises de la part de l’entendement pour qu’une connaissance d’objet soit possible. C’est l’Analytique transcendantale. Elle est, comme l’analytique générale, une logique de la vérité, mais alors que celle-ci portait uniquement sur la vérité formelle, celle-là porte déjà sur la vérité de contenu, car elle indique a priori les conditions qui doivent être respectées pour qu’une connaissance ait un contenu, c’est-à-dire un objet.
112. Elle présente aussi une dialectique, la Dialectique transcendantale, qui consiste en une critique de l’apparence transcendantale. L’apparence transcendantale consiste à transformer les principes de l’entendement pur qui sont formels, car ils sont les conditions sans lesquelles nous ne pouvons penser le contenu qui nous est apporté d’ailleurs (des intuitions), en principes matériels, c’est-à-dire capables d’apporter par eux-mêmes des connaissances (en dehors de toute intuition) ; elle donne par conséquent à ces principes une valeur absolue, sans les restreindre aux limites des intuitions (donc de l’expérience conditionnée par ces intuitions) auxquelles seules ils s’appliquent légitimement.
12Passons maintenant à l’exposé explicatif de l’Analytique transcendantale. Cette analytique vise à décomposer toute notre connaissance a priori pure de l’entendement dans ses éléments originels : concepts et principes. Tous ces concepts et principes doivent être purs et non empiriques, intellectuels et non sensibles, élémentaires et non dérivés ; enfin, ils devront constituer un ensemble systématique à l’intérieur de l’unité totale de l’entendement. En effet, la critique, comme nous le savons, veut embrasser l’intégralité de toute faculté, sous peine de n’avoir plus de rigueur universelle et de tomber au rang d’une censure, et elle suppose que toute faculté constitue un tout autonome, réellement séparé des autres facultés.
L’entendement pur se distingue de toute sensibilité, il forme une unité qui existe par elle-même, qui se suffit par elle-même, et qui ne peut être augmentée par aucune addition d’un élément étranger. Aussi l’ensemble de sa connaissance constitue-t-il un système qui se ramène à une idée. (A 65 / B 89-90, trad. p. 107.)
13On s’attend donc à trouver une déduction unitaire, d’une rigueur parfaite en fonction de cette idée. Nous allons être, à cet égard, quelque peu déçus.
14L’Analytique transcendantale se divise en deux parties : l’Analytique des concepts et l’Analytique des principes.
15Dans l’Analytique des concepts, Kant va s’efforcer d’examiner « la possibilité des concepts a priori de l’entendement pur, en les cherchant dans l’entendement comme dans leur vraie terre natale et en analysant l’usage pur de cette faculté en général » (A 65-66 / B 90).
16Que signifie cette formule ? Elle signifie qu’il s’agit de rechercher comment sont possibles des concepts purs a priori, ayant une valeur objective a priori, et quels sont ces concepts ; qu’il est impossible de répondre à cette question si on ne les découvre pas dans l’usage pur de l’entendement, c’est-à-dire dans la fonction que l’entendement pur assume pour rendre possible la connaissance des objets. Il ne s’agit donc pas ici de décomposer les concepts tels qu’ils se présentent, mais de décomposer la faculté même de l’entendement.
17Il y a donc là deux tâches différentes que Kant présente comme intimement liées :
1. Dresser la liste des concepts originels de l’entendement pur, en établissant qu’ils ont effectivement leur source dans cet entendement originaire et ne sont ni des concepts empiriques, c’est-à-dire issus de représentations données, ni des concepts simplement logiques (concernant les rapports de la pensée formelle). C’est l’équivalent, pour les concepts, de l’exposition métaphysique des intuitions sensibles pures, bref, c’est leur déduction métaphysique.
2. Montrer que les objets ne sont possibles pour nous qu’au moyen de ces concepts et que, par conséquent, en tant que concepts a priori [ayant une valeur objective a priori] ils sont légitimes ou possibles. C’est la déduction transcendantale de ces concepts.
18Dans l’Analytique des principes, il ne s’agit plus d’établir la légitimité de ces concepts, mais de rendre compte de leur applicabilité originelle, car pour rendre possibles les objets en pensant les intuitions, les concepts doivent pouvoir s’appliquer aux intuitions. Il faudra donc déterminer la condition a priori qui permettra aux concepts de s’appliquer aux intuitions, ces conditions seront les schèmes a priori. Ensuite on établira quels sont les jugements synthétiques a priori qui sont fondés sur ces schèmes, sur ces conditions a priori de l’applicabilité des concepts aux intuitions, c’est-à-dire les principes qui sont au fondement de toutes les autres connaissances a priori et qui sont supposés par les différentes sciences (mathématiques pures et physique générale).
19Il faut noter que dans chacune de ces parties de la Logique transcendantale, la préoccupation de Kant est double : montrer comment concepts et principes a priori rendent l’expérience possible et démontrer, par là, qu’ils ont dans la science humaine un emploi légitime et possible. Les deux préoccupations sont étroitement liées : par exemple, en ce qui concerne l’Analytique des concepts, c’est parce que le concept de « cause » est a priori possible (parce qu’il rend possible l’expérience même) qu’il est légitime de l’employer dans la science en vue d’obtenir des jugements (que Kant appelle dans les Prolégomènes « jugements d’expérience ») qui prononcent que tel phénomène est objectivement la cause de tel autre ; en ce qui concerne l’Analytique des principes, c’est parce que, originairement, le concept de « cause » est applicable à la succession des existences réelles dans le temps, par le moyen du schème de la causalité, qu’il est applicable dans la science, au moyen du principe énoncé dans la seconde analogie de l’expérience et qui repose sur le schème de la causalité, au monde réel issu originellement de cette application.
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