Préface
p. 9-12
Texte intégral
1L’ouvrage de Martial Gueroult, La « Critique de la raison pure » de Kant, édité et présenté par Arnaud Pelletier est d’un intérêt considérable.
2Il ne fait de doute pour personne que Martial Gueroult (1891-1976), qui fut professeur au Collège de France de 1951 à 1962 après avoir enseigné à l’université de Strasbourg et à la Sorbonne, est l’un des plus grands historiens français de la philosophie. Il n’est pas seulement l’auteur de livres classiques qui ont formé plusieurs générations, consacrés, notamment, à Fichte (L’Évolution et la Structure de la Doctrine de la science chez Fichte, 1930), Descartes (Descartes selon l’ordre des raisons, 1953), Malebranche (Malebranche, 1955-1959) ou encore Spinoza (Spinoza, 1968-1974). Il est aussi celui qui a fondé une école d’interprétation des œuvres philosophiques qu’on a appelée « structuralisme philosophique », qui met l’accent sur la construction systématique des grandes œuvres et sur leur structure argumentative. Une célèbre polémique l’opposa, dans les années 1950, à Ferdinand Alquié qui revendiquait une approche de l’œuvre de Descartes à partir de l’expérience vécue, alors que Martial Gueroult entendait s’en tenir uniquement aux données systématiques des œuvres. L’opposition structura même longtemps la discipline ; les étudiants de philosophie étaient sommés de choisir leur camp : pour Alquié ou pour Gueroult ? Parmi ses principaux disciples en France, on compte Jules Vuillemin, Victor Goldschmidt, Gilles Gaston Granger, Ginette Dreyfus ou Alexandre Matheron ; en Suisse, Fernand Brunner. Mais on peut dire que son œuvre, comme modèle de rigueur dans l’étude des philosophies, a influencé toute la philosophie du xxe siècle.
3Parallèlement à son œuvre d’historien, Gueroult a développé une philosophie originale, qu’il appelle la « dianoématique », dont le projet est d’analyser les rapports entre la philosophie et son histoire. Elle comporte, d’une part, une Histoire de l’histoire de la philosophie (Aubier, 1988, 3 vol.) et, d’autre part, une Philosophie de l’histoire de la philosophie (Aubier, 1979). Selon lui, chaque philosophie véritable entend révéler la nature de la réalité et créer sa propre vérité par la construction d’un système. Le problème est alors de savoir comment concilier cette prétention à la vérité de chaque système avec l’existence de l’histoire de la philosophie. Énoncé dans sa leçon inaugurale au Collège de France (publiée en 1952), ce projet implique que l’historien de la philosophie adopte une méthode de lecture des œuvres qui soit purement interne et immanente, qui ne fasse donc appel à aucun élément extérieur à la doctrine – génétique, sociologique ou historique –, mais s’emploie uniquement à ressaisir la manière dont les philosophes ont eux-mêmes pensé leur projet. Ainsi, dans son livre le plus célèbre, Descartes selon l’ordre des raisons, Gueroult entend mettre en lumière la métaphysique de Descartes au prisme d’un « ordre des raisons » appliqué à la découverte de la vérité à partir du doute et du cogito. Cette méthode prend sa forme la plus accomplie dans son Spinoza qui examine, à un niveau de détail rarement atteint, les démonstrations de l’Éthique. Elle influencera fortement Vuillemin dans ses travaux d’historien, notamment dans sa théorie des systèmes philosophiques, développée dans Nécessité ou contingence (1984).
4De nombreux travaux posthumes de Gueroult ont paru, notamment ses études sur Leibniz, Spinoza et Malebranche, et plusieurs de ses œuvres ont été traduites en anglais. Récemment, l’apport de Gueroult a été réévalué, en particulier par Jacques Bouveresse qui lui a consacré de longues analyses dans ses cours du Collège de France en 2007-20081, en replaçant le projet de Gueroult dans la continuité de celui de Charles Renouvier au xixe siècle, et en le confrontant à celui de Jules Vuillemin. Un numéro récent de la Revue internationale de philosophie (2020) a été consacré aux différentes lectures philosophiques de Gueroult, un autre numéro de la Revue de métaphysique et de morale (2021) a permis la réévaluation de ses travaux sur la philosophie transcendantale de Salomon Maïmon, et son nom apparaît dans l’histoire des chaires du Collège de France à propos de la manière dont la philosophie y a été reçue2. De nouvelles et brillantes générations de chercheurs en philosophie moderne tels Mogens Laerke et l’éditeur de ce manuscrit, Arnaud Pelletier, redécouvrent son œuvre. Grâce aux travaux menés autour des archives de Jules Vuillemin aux Archives Henri-Poincaré de Nancy, on dispose à présent d’instruments d’études pour cette partie si riche de l’histoire intellectuelle et de la philosophie française, moins connue que la tradition de la phénoménologie et du structuralisme, mais qui a pourtant joué un rôle important dans la réflexion en France sur l’argumentation comme sur les relations entre science et philosophie.
5Le manuscrit présenté et édité par Arnaud Pelletier, chercheur à l’Université libre de Bruxelles, spécialiste de la philosophie de Leibniz et directeur du numéro récent de la Revue internationale de philosophie sur Gueroult, est conservé aux Archives du Collège de France sous la cote 70 CDF 11. Il s’agit du texte d’un cours que Gueroult a donné à de multiples reprises depuis 1940 : au Collège de France en 1957-1958, puis à l’École normale supérieure de Saint-Cloud dans les années 1960. En 1930, Gueroult avait consacré ses thèses à Fichte et à Maïmon ; il publia ensuite quelques articles importants abordant Kant. Son enseignement au Collège de France était en partie consigné dans ses résumés de cours. Toutefois, paradoxalement, bien que la philosophie de Kant fût pour lui centrale et inspirât l’ensemble de son projet philosophique, il ne publia jamais de monographie sur Kant de son vivant. À sa mort, on annonçait de lui un ouvrage intitulé Recherches sur les structures de la « Critique de la raison pure » dont ce manuscrit fait sans doute partie. C’est dire l’importance, pour la connaissance de son œuvre, de ce manuscrit qui a la forme d’un livre achevé, retravaillé à de nombreuses reprises.
6On n’y trouvera pas d’exposé systématique du système kantien, des relations entre les trois critiques, à la manière dont Gueroult l’a fait pour Descartes, Malebranche et Spinoza. Il s’agit bien plus d’une lecture immanente, en profondeur, à la fois savante et pédagogique – parce que destinée avant tout à des étudiants –, de la première partie de la Critique de la raison pure, c’est-à-dire l’Esthétique transcendantale et l’Analytique transcendantale. La Dialectique est laissée de côté, et s’il y a de multiples références à d’autres œuvres de Kant, seuls les Prolégomènes à toute métaphysique future sont sollicités. Gueroult se livre à un exposé détaillé du projet critique kantien, de ses concepts et principes de base, dans un style d’une clarté impressionnante quand on songe que c’est l’un des textes les plus difficiles de toute la philosophie. Mais on a affaire à bien plus qu’à un manuel, parce que sont également discutées les grandes difficultés du texte, et notamment les différences entre les deux versions de la déduction transcendantale des catégories, la relation entre la table des jugements et celle des catégories, comme entre les analyses empiriques et les analyses transcendantales. Une attention particulière est portée à la manière dont Kant délimite le territoire de l’a priori par rapport à celui de l’empirique. L’approche internaliste de Gueroult ne l’empêche pas de se référer aux philosophies de Leibniz et de Locke, à la physique de Newton qui est l’horizon de l’Analytique, ni de recourir aux discussions de Kant avec ses contemporains, comme Christian Garve. Arnaud Pelletier a conservé la traduction de Jules Barni qu’utilisait Gueroult, car il eut été impossible de fusionner le commentaire de Gueroult avec des traductions plus récentes. Il donne cependant les références permettant de se repérer à partir des traductions françaises récentes.
7La bibliographie est évidemment datée, et le commentaire le plus récent mentionné est celui de Herman Jean de Vleeschauwer remontant aux années 1930, mais Gueroult discute de manière très intéressante les grands commentaires allemands comme ceux de Salomon Maïmon, Bruno Bauch, Friedrich Trendelenburg, Hermann Cohen, Kuno Fischer, Paul Natorp et Wilhelm Windelband. On comparera aussi les analyses de Gueroult avec celles de grands commentateurs français de Kant de la génération suivante, tels que Louis Guillermit et Gérard Lebrun, dont les perspectives étaient proches.
8Il va sans dire que l’intérêt de ce manuscrit n’est pas seulement historique. Il tient aussi au fait que cette lecture de Kant, en plus d’être remarquablement fidèle et profonde, permet de comprendre la lecture parallèle que faisait Vuillemin dans Physique et métaphysique kantiennes (1955), ainsi que nombre d’analyses de Gueroult dans ses autres ouvrages, notamment lorsqu’il discute chez Descartes une approche quasi critique du problème de la connaissance. Mais surtout, Gueroult part de l’idée qu’il n’y a pas de philosophie sans position de problèmes, des problèmes que les philosophes s’efforcent de résoudre en élaborant des réponses qui visent une vérité qu’ils tiennent pour la vérité. Ce type de lecture est très distinct et des lectures bergsoniennes, qui cherchent à remonter à une intuition centrale ou à un foyer d’expérience, et des lectures herméneutiques, qui lisent les philosophes en s’appuyant sur des perspectives extérieures à leur problématique. Ce manuscrit fait simultanément comprendre, à partir d’un auteur sur lequel Gueroult n’avait pas publié de monographie, les principes de la méthode kantienne et ceux de sa propre philosophie, qui était, de toute évidence, d’inspiration fondamentalement criticiste. La distance, notamment, qu’il prend avec Hegel est très significative.
9En présentant et en éditant ce manuscrit de l’un des plus grands représentants de la philosophie au Collège de France et de la philosophie française du xxe siècle, Arnaud Pelletier, dont les compétences en édition de textes et en philosophie moderne ne sont plus à démontrer, offre ici un ouvrage de première importance, qui ne manquera pas de susciter un vif intérêt auprès des chercheurs, mais aussi, par son caractère hautement pédagogique, auprès des étudiants. On ne saurait trop saluer cette magnifique initiative.
Notes de bas de page
1 Jacques Bouveresse, Qu’est-ce qu’un système philosophique ?, Paris, Collège de France, coll. « Philosophie de la connaissance », 2013, https://doi.org/10.4000/books.cdf.1715.
2 Travaux sur l’histoire du Collège de France réalisés par la chaire d’Antoine Compagnon. Voir Wolf Feuerhahn (dir.), La Politique des chaires au Collège de France, Paris, Collège de France/Les Belles Lettres, coll. « Docet omnia », 2017, https://doi.org/10.4000/books.lesbelleslettres.120.
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