L’Europe et les États-Unis : la solitude
Troisième conférence
p. 53-72
Texte intégral
Introduction : Munich, février 2021
1Abordons à présent le rapport de l’Europe aux États-Unis, que de longues accointances rendent difficile à définir, et que nous nous proposons cependant d’analyser sous le signe de la « solitude ». La solitude peut résulter d’un abandon, de l’indifférence, d’un éloignement ou encore d’une émancipation voulue. Pour chacun de ces mouvements, il en va de notre rapport à l’espace et au temps : nous y reviendrons. Commençons par revenir sur deux scènes – l’une relative à Donald Trump, l’autre à Joe Biden. La première renforce la solitude, la seconde cherche à y mettre fin. Curieusement, sur le plan géopolitique, les Européens ont plus de mal à se situer par rapport à Biden que par rapport à son prédécesseur. Signe des temps.
2La scène trumpienne, tout d’abord. Parmi le lot de surprises que l’An I de la Pandémie a apporté figure le constat suivant : il s’agit de la première crise mondiale majeure depuis 1945 sans leadership américain. Nous venons de voir combien la diplomatie chinoise du masque a ébranlé l’Europe et sa carte mentale du monde. La mauvaise gestion américaine de la crise de la Covid-19 renforce la nécessité d’un réajustement. Le manque évident d’aide apportée aux alliés a marqué les esprits.
3Bien entendu, on n’ignore pas, en Europe, les côtés sombres du rêve américain : flambées de violences raciales, inégalités sociales flagrantes, crise des opioïdes, rapports politiques polarisés. Avant la pandémie, la face positive prédominait encore : liberté démocratique, esprit d’innovation, foi en l’avenir. Cependant, peu après, Trump ayant recommandé à ses concitoyens d’utiliser de la Javel contre la Covid-19, une plume incisive écrivait dans The Irish Times : « En plus de deux siècles, les États-Unis ont suscité nombre de sentiments dans le reste du monde : amour et haine, mépris et jalousie, colère et crainte. Mais celui-ci est nouveau : la pitié1. »
4Cet échec intérieur a eu des conséquences géopolitiques immédiates pour la grande puissance, dans la mesure où il sape sa prétention à l’exceptionnalisme moral et au leadership mondial. Au début de la pandémie, Trump suivait encore le scénario habituel ; parlant de la Corée du Sud, il déclara : « Ils ont beaucoup de personnes contaminées. Nous, aucune. Tout ce que je dis, c’est : “Restez calmes.” […] Le monde compte sur nous2. » Mais ce script a été bientôt frappé d’obsolescence : tout d’abord, parce que la pandémie a obligé le président américain à jouer plus encore la carte du « America first » dans la lutte planétaire d’acquisition de remèdes, mais aussi parce que ce scénario subordonne toute action de politique étrangère à la question « À qui la faute ? » et à la rivalité avec la Chine. De cette imbrication résulte pour l’Europe une double dynamique de rareté et de solitude. Une expérience sans précédent.
5Cela nous amène à la scène « Joe Biden ». Entendant améliorer la relation, le successeur de Trump nous tend la main. Le vendredi 18 février 2021, il se rend virtuellement « en Europe » pour sa première visite en tant que président. Tout commence le matin par un échange vidéo entre les dirigeants du G7, présidé cette année par le Prime Minister Boris Johnson ; on parle principalement de diplomatie des vaccins. Ensuite, Biden « se téléporte » à Munich pour un discours lors de la conférence annuelle sur la sécurité. Avec conviction et chaleur, il évoque le lien transatlantique, répétant son slogan de campagne – « America is back » –, se gardant bien d’ajouter l’habituel « à la tête de la table ». Il est donc temps, affirme-t-il, que les démocraties se remettent au travail, ensemble, après les années Trump, et se préparent à une « longue rivalité stratégique avec la Chine3 ». Contrastant avec cette généreuse main tendue, Angela Merkel intervient de façon convenue. Bien que Biden ait dit attendre impatiemment sa réponse – il était sans doute resté en ligne pour la suivre depuis la Maison-Blanche –, la chancelière s’en tient à son texte. Après un détour par la pandémie puis le climat, et passant par une référence à Alexander von Humboldt, elle approuve l’engagement renouvelé des États-Unis. Si elle souscrit aux valeurs partagées de démocratie et de liberté, elle n’ajoute pas moins : « Nos intérêts ne coïncideront pas toujours, je ne me fais aucune illusion à ce sujet4. » Emmanuel Macron, troisième orateur majeur de la journée, fait bref5. Il plaide en faveur d’un « multilatéralisme efficace » sur des problématiques mondiales (le climat) et d’une collaboration en matière de sécurité au sein de l’Otan. Il ne mentionne pas la Chine. Peu après, Johnson est le premier dirigeant à qualifier de « fantastique » le retour des États-Unis comme leader de l’Occident6. On a assisté à Munich à un choral fascinant et révélateur. Un accueil européen étonnamment tiède pour le nouvel occupant de la Maison-Blanche. Pourquoi ? Ne venait-on pas de fêter le départ de Trump ?
6Nous verrons comment cette réticence peut s’expliquer. Au fond, la relation transatlantique souffre d’un décalage narratif. À Munich comme ailleurs, Biden défend un récit : nous sommes à la veille d’une lutte entre démocratie et autocratie, à un tournant de l’Histoire. « Montrons à nos petits-enfants et arrière-petits-enfants que la démocratie fonctionne7. » Au nom de son pays, Johnson est le seul à approuver ce récit sans réserve ; le Royaume-Uni, plus que jamais désireux d’entretenir sa special relationship après le Brexit, est mentalement préparé à une nouvelle guerre froide, que ce soit contre la Russie ou la Chine. À Londres, depuis l’époque tsariste, l’antagonisme avec Moscou relève de l’évidence. De même, la répression exercée par Pékin sur Hong Kong, ancienne colonie britannique, affecte plus l’Angleterre que le continent. Mais voilà, ni Merkel ni Macron ne croient vraiment au récit de Biden, du moins pas comme leurs prédécesseurs à l’époque de la guerre froide. Pour sa part, le président français propose une alternative : s’il peut concevoir un grand duel idéologique – démocratie contre tyrannie –, il envisage surtout un monde multipolaire dont l’Europe serait l’un des pôles… qu’il a hâte de construire. De là son entrain quand on lui demande, à l’issue de son intervention, si l’« autonomie stratégique » européenne ne nuit pas au lien transatlantique. Au contraire, assure Macron, l’engagement européen contribue à un meilleur partage du fardeau militaire entre les deux côtés de l’océan. Contrairement au Français, la chancelière allemande se trouve dans une impasse narrative. Depuis 1945, la République fédérale entend et doit embrasser inconditionnellement la démocratie ; son pays n’a guère la possibilité de revendiquer explicitement des intérêts économiques ou stratégiques allant dans une autre direction (ce qui signifie que l’hypocrisie est quasiment inscrite dans sa communication). En 2019, une Merkel inspirée avait reçu une véritable ovation dans le même grand hôtel munichois grâce à un discours défendant l’ordre multilatéral et incarnant l’anti-trumpisme. Trump parti, elle se retrouve dépourvue de rôle à jouer, si ce n’est acquiescer au leadership américain. Elle reste bouche bée.
Espace et temps revisités
7Gardons à l’esprit ces scènes et propos munichois et revenons au cœur de la géopolitique, aux trois concepts clés dont aucun acteur ne saurait se passer : « puissance », « territoire », « récit ». Nous avons pu constater la difficulté qu’ont eue les Européens à les regarder en face après 1945 : le malaise des institutions de l’Union européenne tout d’abord, mais aussi celui des gouvernements et des opinions publiques. Puissance et frontières étaient devenues taboues. Nous en avions conclu provisoirement que la géopolitique européenne entraînait une rupture avec les pratiques existantes et avec l’image qu’ont les Européens d’eux-mêmes. Il convient à présent de clarifier cela en recourant aux catégories « espace » et « temps », avant de revenir à notre rencontre avec les États-Unis.
8L’espace, tout d’abord. Dans ce domaine, on relève deux concepts contrastés, exposés par Michel de Certeau dans L’Invention du quotidien : « espace » et « lieu »8. Un lieu, un endroit, un havre, apporte protection, stabilité, appartenance, telle une maison où les gens se sentent chez eux. Un espace, en revanche, ouvre sur des possibles, du mouvement. C’est une question de direction, de vitesse, de temps. Nous avons manifestement besoin des deux : un espace où s’envoler, un nid où se poser.
9Nous avons également vu que l’Union européenne a mis initialement et exclusivement l’accent sur l’espace ouvert : suppression des frontières pour les marchandises, les capitaux, les travailleurs, les voyageurs ; création d’opportunités ; aubaine pour ceux qui échangent et bougent. Nous n’avons pas ou peu pensé à l’Europe comme maison, comme abri, non plus qu’à l’impact de l’intégration économique sur les États providence (sécurité sociale), ni aux conséquences de l’élargissement sur les relations de voisinage et la question des frontières (point abordé plus haut à propos de la Russie et de la Turquie).
10Certes, depuis une douzaine d’années, les crises financières et géopolitiques ont contraint l’Union à assumer un nouveau rôle : dorénavant, elle se charge aussi de protéger, et donc de devenir un lieu. Sur ce point, le référendum britannique de 2016 a joué un rôle important. Impossible d’écarter du revers de la main la victoire du « leave » comme une simple idiosyncrasie anglaise ; ce résultat traduit en effet des attentes et des déceptions proches de celles des opinions publiques du continent. Message : l’Europe fonctionne pour les nomades – jeunes diplômés jonglant aisément d’une langue à l’autre, monde des affaires –, mais beaucoup moins bien pour les sédentaires, ceux qui déménagent peu, qui sont attachés à leur territoire et dépendent de leur État providence9. Autrement dit, à travers le référendum britannique, l’Europe « opportunité et espace continental » a perdu contre l’Europe « menace du lieu national ». D’où la recrudescence des appels (que l’on entendait certes déjà en France) à une « Europe qui protège ». Pour l’Union européenne, ce passage du seul espace à l’articulation espace et lieu – de la libéralisation à la protection – touche de nombreux domaines de politiques publiques. Mais concernant la dimension internationale qui nous occupe ici, il convient de dire que la géopolitique ne commence que là, dans ce basculement d’une image de soi universelle (ou mondiale) à une localisation géographique spécifique.
11Concluons sur l’aspect spatial en disant que cette distinction lieu/espace chez Michel de Certeau correspond aux notions Ort/Raum chez Martin Heidegger, lequel reprend la distinction d’Aristote entre topos et choros. Le topos, c’est le lieu concret, qui fait sens, tandis que le choros est un espace plus abstrait, mais non pas vide. Chez Homère, le choros est un lieu « libre de morts », donc, pourrait-on dire, où il y a absence de passé, d’Histoire. On retrouve la même distinction qu’entre espace abstrait (choros) et lieu concret (topos). En ce sens, la géopolitique appelle un « tournant topologique ».
12Or il en va de même pour la dimension temporelle ! Il nous faut passer d’un temps abstrait à un temps concret. Là aussi, deux concepts grecs nous aident. D’un côté, le temps comme chronos : le temps abstrait, le temps de l’horloge, celui des vocables chronique, chronométrie ou chronologie. De l’autre, le temps comme kairos : le moment juste, qui fait sens. Aristote considère chronos comme le temps de l’ordre sériel et kairos comme le temps de l’occasion opportune10. D’autres notions méritent d’être confrontées au temps abstrait du chronos : par exemple, aïon ou époque, stade, ère. Armés de ces concepts temporels, posons les yeux sur notre protagoniste : on peut dire que, de même que l’Europe de l’après-guerre s’est positionnée hors de la géographie jusqu’à ce que le monde extérieur se présente à la frontière, le continent s’est positionné hors du temps jusqu’à ce que les événements s’accélèrent. Voilà pourquoi, en plus de devoir effectuer un « tournant topologique », l’Union européenne se doit d’effectuer un « tournant historique » du temps abstrait au temps concret et porteur de sens.
13Avant de revenir à nos acteurs qui patientent sur l’échiquier transatlantique, ajoutons une autre considération philosophico-étymologique. Nous la devons à Hannah Arendt, grande lectrice d’Aristote. Dans Condition de l’homme moderne, elle souligne que l’action et le discours ont lieu entre les hommes ; ceux-là renvoient le plus souvent à la part du monde concret et matériel existant entre ceux-ci. À partir de là, la philosophe établit un lien entre le mot intérêt et le verbe inter-est : est donc intérêt ce qui se trouve parmi les hommes et qui est à même de les lier les uns aux autres11. Une donnée fondamentale.
14En poussant ce raisonnement, nous pourrions dire que notre capacité à définir nos intérêts (point de départ de toute approche géopolitique) ne commence qu’au moment de déterminer ce entre quoi on se trouve. Ceci, bien sûr, dans les deux dimensions : entre quels lieux, à l’intérieur de quelles frontières, d’une part ; entre quel passé et quel avenir, de l’autre. Autrement dit, tant que l’Europe niait, refusait même son inscription dans le temps et dans l’espace, il lui était impossible de se défendre, de se connaître, voire de vivre en tant que corps politique. Tout restait abstrait, en creux, lointain. On pose là le doigt sur une chose fondamentale, relevée par tous ceux qui ont vu dans la Communauté européenne de naguère (et même dans l’Union d’aujourd’hui) une entité hors-sol, apatride, fantôme.
15Il faut dire que les études européennes ne l’ont guère aidée à s’ancrer, bien au contraire. La recherche universitaire s’est inscrite dans une logique intemporelle, ainsi que le laissent entendre les deux expressions clés désignant le mouvement d’ensemble : « construction européenne » fait penser à un chantier hors de l’Histoire où, tout restant à faire, chacun doit apporter sa pierre, tandis qu’« intégration européenne » évoque un processus quasi chimique qui se termine dans une fusion totale. Qu’il se soit agi de juristes impatients de montrer l’autonomie du droit européen ou de politologues voyant avant tout dans l’Europe politique une expérience de laboratoire d’intégration, tous ont oublié l’Histoire et notre place dans le temps – tendance lourde à laquelle, depuis mon livre Le Passage à l’Europe, je tente modestement de m’opposer.
16Ces points pris en considération, comment amarrer cet ensemble flottant à l’espace et au temps concrets ? Chaque gouvernement le fait plus ou moins pour nos pays respectifs en déterminant les intérêts nationaux. Mais quand on entreprend de le faire collectivement, c’est pour ainsi dire le vide stratégique : des platitudes, de la bienveillance, de l’universalisme. Sauf en temps de crise… Là réside toute la difficulté invisible de notre rapport aux États-Unis : celui-ci ne dépend pas uniquement de valeurs démocratiques plus ou moins partagées, mais aussi d’intérêts de plus en plus divergents. L’incapacité à les définir, voire à en parler, c’est rester à la merci du plus fort. Situation d’autant plus gênante que, de part et d’autre de l’Atlantique, on ne partage plus le même topos, ni la même ère. Ces considérations en tête, revenons au décalage narratif de Munich, point de départ de notre réflexion.
Trois positionnements temporels États-Unis/Europe
17Comment définir la position temporelle de l’Europe au regard des États-Unis après l’arrivée de Biden aux affaires ? Quelle époque quittons-nous, dans quelle époque entrons-nous et comment traverser cette période intermédiaire ? Abordons notre position historique sous trois aspects.
L’après-Trump
18Nous sommes dans « l’après-Trump ». L’Amérique a un nouveau président. Cependant, comme d’autres, les Européens ont de bonnes raisons de ne pas oublier son prédécesseur : tout d’abord, du fait de l’élection américaine elle-même. Trois remarques à ce propos. (1) Sans le coronavirus, Trump aurait, selon toute vraisemblance, été réélu ; un mandat dont il aurait tiré plus de pouvoir encore. Devant ses principaux conseillers, il a déclaré à plusieurs reprises qu’il envisagerait alors sérieusement de quitter l’Otan. Nous serions déjà entrés dans un autre monde – ou nous nous apprêterions à le faire. (2) Lors du scrutin, Trump a recueilli 74 millions de voix, plus que tout autre candidat à la présidence par le passé ; seul Biden le dépasse (81 millions). Autant d’électeurs toujours là. (3) L’écart entre Trump et Biden dans les États qui ont fait la différence s’élève à quelques dizaines de milliers de voix, moins que la marge qui a fait perdre Hillary Clinton en 2016.
19Pour ces raisons, les Européens ne seraient guère inspirés de laisser leur sécurité existentielle dépendre d’un cycle électoral américain de quatre ans. Une telle stratégie relève de plus en plus de la roulette russe. Le président Trump a eu une stratégie de politique étrangère que résume le slogan « America first ». Il a traité ses alliés comme des rivaux et des compétiteurs, plutôt que comme des amis, et a considéré tous les engagements internationaux à travers le prisme du bénéfice pour les électeurs américains. Actuellement, au sein du Parti républicain, on assiste à une bataille entre une aile trumpiste et une aile internationaliste dont l’issue demeure incertaine. Le Parti démocrate a d’ailleurs pris à cœur le message de Trump, promettant une politique étrangère au service de la classe moyenne et de l’industrie américaines, ainsi qu’a pu le formuler Jake Sullivan, conseiller à la Sécurité nationale de Biden.
20En 2017, les paroles et les actes de Trump ont représenté un gros choc pour les Européens, surtout pour les Allemands. Rien d’étonnant dès lors à ce que Merkel, juste après un sommet de l’Otan et la première visite de ce président en Europe, ait prononcé ces mots célèbres : « Nous, Européens, devons prendre notre destin en main. »
21Dans mon livre Quand l’Europe improvise12, je qualifie de « moment machiavélien » cette expérience de vulnérabilité, tournure que j’emprunte à John Pocock. Dans son ouvrage éponyme, cet historien localise l’émergence de la pensée politique moderne – chez Machiavel et chez certains contemporains – dans la reconnaissance de la finitude de la polis, qui était à la fois émancipation politique et libération théologique d’une eschatologie. Pocock parle du moment « où la république fut perçue comme confrontée à sa propre finitude, comme s’efforçant de rester moralement et politiquement stable dans un flot d’événements irrationnels conçus essentiellement comme détruisant tous les systèmes de stabilité séculière13 ». Quiconque se sait mortel doit se considérer comme une unité incidente dans le flux du temps et s’armer en conséquence : un moment existentiel, et hautement significatif, de kairos.
22Certes, pour l’Union européenne, ce moment se cristallise après une bonne décennie de dangers. Depuis 2008, les unes après les autres, les crises sapent ses fondements, l’image qu’elle se fait d’elle-même, son existence. À plusieurs reprises, le traité fondateur lui a dit « non » ou « c’est interdit », mais il lui était et il lui est impossible de rester les bras croisés. Tempête de l’euro, chaos migratoire aux frontières, choc du Brexit, dans ces crises, l’Union abandonne le cadre sacro-saint de sa vision éternaliste et agit pour survivre.
23À chaque fois, on a posé des actes pour parer le danger immédiat : une lente métamorphose, l’avènement progressif d’une puissance en commun, de structures exécutives. Cependant, les paroles ne devaient suivre qu’après l’élection de Trump. La phrase de Merkel de 2017 – « prendre notre destin en main » – est une pure déclaration machiavélienne au sens de Pocock. Sa conscience germano-européenne se savait d’ailleurs soutenue par l’esprit franco-européen de Macron, fraîchement élu et désireux de s’affirmer sur la scène internationale au nom de l’Union. Il n’est pas nécessaire de redire combien les actions de Trump, en quatre ans de présidence, ont renforcé cette prise de conscience. Ce qui nous importe ici, c’est le résultat. En termes de logique narrative, Trump a rompu l’« enchantement narratif » de l’Alliance transatlantique qui durait depuis soixante-dix ans. Le conte de fées est terminé. Si le schéma n’a pas changé, si les faits sont plus ou moins les mêmes, il est difficile de rétablir le charme, de croire, à la différence des trois générations précédentes, que ce que les États-Unis veulent ou font est d’office bon pour nous. Pour toutes ces raisons, nous aussi nous vivons, en Europe, dans l’« après-Trump » – première situation temporelle.
L’après-pax americana
24Dans le prolongement de cette situation temporelle, il y a la deuxième : nous vivons dans l’après-pax americana. La Seconde Guerre mondiale terminée, le rôle de l’Amérique, puissance d’occupation ayant vaincu les nazis, se mua en celui de protecteur contre l’ennemi soviétique, du moins en Europe occidentale et méridionale. Après l’effondrement de l’empire soviétique en 1989-1991, les États-Unis ont étendu leur position de puissance organisatrice vers l’est. Les gouvernements européens ont accepté la perte de leur capacité d’action géopolitique. Un historien norvégien a parlé de ce lien protecteur-protégés comme d’un « empire par invitation14 » : un phénomène unique.
25Pour les États-Unis, la pax americana présente deux aspects : le bien public mondial et l’intérêt national. Les accords internationaux et les organisations telles que les Nations unies favorisent la paix et la prospérité, tout en tempérant les politiques de puissance brute – raison pour laquelle, en Europe, on salue le système comme un ordre « international », « multilatéral », « libéral » ou « fondé sur des règles ». À Washington, il arrive que l’on parle de l’ordre « dirigé par les Américains », ce qui reflète mieux les rapports de force. L’ONU n’a-t-elle pas son siège à New York ? Le FMI (Fonds monétaire international) et la Banque mondiale à Washington ? Le dollar ne demeure-t-il pas le pilier monétaire qui soutient le système ? Certes, une tension intrinsèque préside à cet arrangement. Il a connu des hauts et des bas (parmi les bas, on se souvient des guerres du Vietnam et de l’Irak) ; toutefois, il s’est révélé plus ou moins efficace et crédible. Or la tension s’accroît entre l’intérêt national et le bien public mondial.
26Tout d’abord, il y a la géographie. La montée en puissance de la Chine en Extrême-Orient fait basculer le monde. À la différence de l’ère du conflit américano-russe, le continent européen n’est plus le centre du théâtre mondial. Voilà pourquoi, en février 2021 à Munich, Macron a déclaré que les États-Unis, étant devenus une « puissance du Pacifique », avaient des priorités géopolitiques différentes de celles de l’Europe.
27La géographie ne se limite toutefois pas à la nouvelle Chine. Prenons la Russie : pour les Américains, un écran lointain sur lequel projeter des rivalités ; pour les Européens, un voisin proche et puissant – une proximité qui rend la menace moscovite plus concrète (ce que ressentent avec acuité Baltes et Polonais) tout en impliquant une relation viable (ce que visent Français et Allemands). Enfin, notre situation par rapport au Moyen-Orient et à l’Afrique distend un peu plus les intérêts transatlantiques. En 2015, l’opinion publique en a fait l’expérience : les guerres, le chaos et le désespoir sur les continents voisins peuvent se traduire par des millions de réfugiés venant en un rien de temps, par voie terrestre ou par la mer, frapper à la porte de nos pays. Ce n’est pas le problème des États-Unis, séparés de nous par un océan, et qui rencontrent plutôt ce type de difficultés avec l’Amérique latine.
28La démographie influence elle aussi les relations américano-européennes. Le « patrimoine commun » s’estompe au fil des années. Âgé de 38 ans, l’Américain moyen se souvient peu des conflits du xxe siècle qui ont fait de l’Alliance atlantique une communauté historique de destin (débarquement en Normandie, pont aérien à destination de Berlin-Ouest…). Bien plus que dans l’immédiat après-guerre, il y a une forte probabilité que cet Américain moyen soit originaire d’Amérique latine ou d’Asie. La population américaine n’est plus disposée à payer le prix de la pax que suppose le leadership mondial du pays – ni sous la forme d’accords commerciaux menaçant les emplois, ni sous la forme de guerres lointaines coûtant la vie à des compatriotes, à des fils et à des filles de familles qui ont toujours moins d’enfants. L’élection de Trump a révélé ce revirement. À cet égard et au contraire de ce que beaucoup ont dit, son « America first » était moins un « isolationnisme » qu’un anti-impérialisme du centre. Si, pour des raisons électorales, les États-Unis ont moins de marge de manœuvre pour soutenir les intérêts de leurs alliés européens, ces intérêts divergent de surcroît de plus en plus des leurs. Un terrain propice aux tensions.
29Dernier élément fondamental, la pax americana, phénomène politico-stratégique, tirait une partie de son prestige du fait qu’elle était portée par un concept spatial et civilisationnel : « l’Occident ». Récemment, dans un livre fascinant, The Abandonment of the West. The History of an Idea in American Foreign Policy15, l’historien américain Michael Kimmage a exposé comment l’idée « The West » a été créée aux États-Unis, surtout à partir de la fin du xixe siècle, comment elle a été maintenue puis abandonnée, ceci dans une interaction entre universités et élites de la politique étrangère à Washington ; l’Occident conçu, en d’autres termes, comme espace de civilisation qui va des Grecs et des Romains au général et président George Washington, en passant par Christophe Colomb et William Shakespeare. Cette vision du monde, la génération des Kennedy puis celle des Biden l’ont sucée avec le lait. Mais depuis les années 1960, des guerres culturelles se succèdent qui ont critiqué et démantelé l’idée d’un Occident impérial et colonial – lutte qui n’est pas terminée et qui fait d’ailleurs rage en Europe ces temps-ci. Il est évident que tout cela nuit à la force de l’Alliance transatlantique en tant que communauté de destin.
30L’après-pax americana signifie donc aussi l’après-Occident. Ou, pour le dire autrement : si, grâce à l’Otan, le partenariat transatlantique demeure une alliance militaro-stratégique, il n’est plus une communauté politique au plein sens du terme. D’où le verdict d’un expert français : « L’Otan va bien… mais l’Alliance atlantique va mal16. » La solitude de l’Europe ne date donc pas d’aujourd’hui.
L’après-« fin de l’Histoire »
31Abordons à présent la troisième et décisive position temporelle qui détermine le rapport que nous entretenons avec les États-Unis, en même temps qu’avec le reste monde. Si nous vivons dans l’après-Trump et dans l’après-pax americana, nous vivons également dans l’après-« fin de l’Histoire ». Ce n’est certes là en rien un scoop, mais sur ce terrain aussi, nous tardons à agir en conséquence.
32La Chine de Xi Jinping perturbe le récit de Francis Fukuyama, celui que l’on préparait depuis 1945 et que l’on se racontait depuis 1989 : avec le temps, le monde entier va devenir capitaliste et démocratique. Même à propos de la Chine, c’est ce que bien des observateurs croyaient encore il y a peu, ne l’oublions pas. On pensait que les réformes entamées par la République populaire depuis la fin des années 1970, sous Deng Xiaoping, se traduiraient économiquement et politiquement selon notre modèle. Une simple question de temps. Ce schéma « hégélien » nous a même permis d’interpréter les moments de répression politique (Tian’anmen en juin 1989) comme des reculs temporaires dans une métahistoire de convergence et de mondialisation. L’adhésion de la Chine à l’OMC, en 2001, a constitué une étape importante dans ce récit, un mirage qui saute à présent aux yeux. Réformes et succès économiques n’ont pas été suivis d’une ouverture politique, bien au contraire : ils permettent au pouvoir de s’en passer. C’est le président Xi, au pouvoir depuis 2012, qui a brisé l’enchantement.
33Il me semble qu’aux États-Unis le tournant dans cette prise de conscience se situe vers 2016-2017, Xi ayant affiché ses ambitions technologiques et géopolitiques en toute franchise. Pour Washington, le défi que représente cette montée en puissance éclipse tous les autres. Aux yeux des élites yankees, il s’agit d’un détrônement, d’une menace pour la primauté du pays sur la politique mondiale. En Europe, on se fait aussi du souci, mais la dimension politico-psychologique nous fait en réalité défaut. N’avons-nous pas été détrônés dès 1918 ?
34Peu à peu, les conséquences pour le monde transatlantique se font visibles. Déjà sous Barack Obama, les États-Unis ont amorcé leur pivot asiatique, ce virage géographique vers le Pacifique évoqué plus haut. L’opération visait à stationner 60 % de l’Armée de l’air et de la Marine en Asie, tout en réduisant la présence militaire en Europe. Pour freiner la domination de la Chine en Asie de l’Est, l’Amérique a offert sa protection aux voisins du grand rival. Pour la première fois depuis des siècles, le théâtre européen se trouve relégué au second plan de la politique mondiale.
35Sous Trump, la relation américano-chinoise s’est détériorée à un rythme accéléré. En août 2018, le président a signé une loi faisant de la compétition internationale face à la Chine une priorité politique. Tôt dans son mandat, le président a déclenché une guerre commerciale contre Pékin. Les Américains, réveillés par le plan décennal de Xi « Made in China 2025 », ont aussi commencé à diriger leurs flèches sur des entreprises de haute technologie comme Huawei ; en outre, Washington fait pression sur ses alliés européens et d’autres pour isoler le rival no 1. Sur le plan intérieur, c’est le secrétaire à la Défense qui a mis les points sur les i : juste avant les élections présidentielles, il a décrété qu’à partir de 2021, les académies militaires devront consacrer la moitié de leurs cours à la Chine17. Dans l’imaginaire américain, l’Armée populaire de libération est devenue pour de bon le successeur stratégique et narratif de l’Armée rouge russe. Une nouvelle guerre froide est en gestation.
36Face à ce double héritage Obama-Trump, Biden opte et pour la continuité et pour la rupture. Il ne peut éviter de poursuivre la confrontation avec Xi. Toutefois, souhaitant rompre avec quatre années de discrédit et d’affaiblissement des alliances et des organisations internationales, il repositionne les États-Unis en leader du monde libre sûr de lui. Il n’aura pas moins de difficultés à concilier de manière crédible l’intérêt de son pays et l’intérêt mondial. Fracture et continuité ont donc la même origine. En raison de l’escalade du conflit géopolitique, Biden tire la carte maîtresse de l’impérialisme américain : « Notre puissance, c’est votre liberté. » Les États-Unis se rendent compte qu’ils ne peuvent gagner seuls contre la Chine. Début 2019, l’actuel secrétaire d’État de Joe Biden, Antony Blinken, avait fait un premier pas en plaidant en faveur d’une « ligue des démocraties18 » ; cette idée, élaborée avec le néoconservateur Robert Kagan, n’est pas sans rappeler la vision manichéenne défendue par George W. Bush avec l’« axe du Mal ».
37Le schéma narratif demeure inchangé. À l’été 2020, Mike Pompeo a prononcé un grand discours sur la Chine ; le secrétaire d’État a fait peu de cas de l’ouverture entreprise par Richard Nixon et Henry Kissinger cinquante ans plus tôt vis-à-vis de Mao Zedong19. Tandis que le ministre de Trump parlait de lutte de « la Liberté contre la Tyrannie », le président actuel parle de la démocratie contre l’autocratie. À Munich, en février, il a évoqué un « point d’inflexion dans l’Histoire du monde », le moment où une ligne ascendante, après une brève chute, reprend sa montée. Chef d’État, Biden incarne la place de son pays dans le temps historique ; il a trouvé son kairos de politique étrangère.
38Or nous, Européens, ne voyons pas les choses de la même manière. Nous hésitons à adhérer à cette histoire. Certes, nous reconnaissons que nous avons dépassé la « fin de l’Histoire », mais nous éprouvons plus de difficultés que les Américains à en prendre pleinement conscience puisque le récit de Fukuyama (1989) ne faisait que plaquer sur le monde ce que les Européens de l’Ouest espéraient réaliser entre eux depuis 1950 : un continent de démocraties, de marchés et de règles, sans puissance.
39En voici une preuve parisienne. Dans la capitale française, la grande inspiration de Francis Fukuyama a été Alexandre Kojève, philosophe russe communiste qui, dans les années 1930, par son séminaire sur Hegel à l’École pratique des hautes études, a conquis Maurice Merleau-Ponty, Raymond Queneau, le moins assidu Jean-Paul Sartre, ou encore, de temps en temps, André Breton, Jacques Lacan et d’autres, en exposant la dialectique maître-esclave comme condition fondamentale du mouvement de l’Histoire. Ce même Kojève qui, après 1945, sur l’entremise d’un ancien étudiant, se lança dans le libre-échange international au sein de la fonction publique française. Puisque l’Histoire était terminée, il ne restait plus, selon ce sage, qu’à s’occuper de l’« administration des choses ». Ironie de cette même Histoire, Kojève est mort en juin 1968 d’une crise cardiaque… lors d’une négociation à Bruxelles.
40Il est incontestable que Bruxelles a plus de mal que Washington à reconnaître un monde de puissance et de rapports de force. On est donc d’autant plus frappé par le document stratégique récent de l’Union européenne sur la Chine, déjà évoqué, dans lequel elle caractérise la superpuissance asiatique comme un partenaire et un compétiteur, mais aussi comme un rival systémique. Une première dans la pensée bruxelloise. C’était au printemps 2019, avant-hier d’un point de vue historique. Une prise de conscience toute fraîche. Si ce virage a été pris, les institutions et les usages tardent à suivre.
41Toutefois, on ne tire pas les mêmes conclusions que les Américains. On n’a guère envie de s’aligner comme des vassaux dans une nouvelle guerre froide, ce qui explique la tiédeur des réponses des interlocuteurs de Biden à Munich. Quelques semaines plus tôt, lors de cet autre grand rendez-vous annuel qu’est la conférence de Davos, Merkel avait déjà déclaré qu’elle n’était pas favorable à la formation de « nouveaux blocs20 ». En Suisse, elle avait pris la parole non après Biden, mais après Xi, rejoignant d’ailleurs le propos de ce dernier. Comme souvent, la retenue et le pragmatisme de Merkel traduisaient une aspiration de l’opinion publique européenne. Un sondage réalisé en janvier 2021 par le groupe de réflexion ECFR (Conseil européen pour les relations internationales) révèle que, dans les pays européens interrogés, à la question de savoir quelle serait leur préférence en cas de conflit entre États-Unis et Chine, 60 % se prononcent en faveur de la neutralité (en Grande-Bretagne, comme en France et en Allemagne). On montre peu d’enthousiasme pour les mesures drastiques envers la Chine que les partisans de la ligne dure envisagent à Washington : par exemple, l’endiguement et le découplage des économies.
42Deux différences essentielles par rapport à la précédente guerre froide donnent, il est vrai, à réfléchir. Tout d’abord, l’interdépendance économique. La mondialisation, amorcée avec l’ouverture économique de la Chine sous Deng et accélérée à partir des années 1990, a modifié les enjeux. États-Unis et Union soviétique se livraient une bataille idéologique et territoriale, avec comme points chauds Berlin, Cuba et le Vietnam. Cependant, les liens économiques entre l’Ouest capitaliste et le bloc de l’Est demeuraient ténus. Par conséquent, l’Europe occidentale ne perdait pas grand-chose à limiter les échanges avec les contrées communistes. Il en va tout autrement aujourd’hui ! La propagation fulgurante du coronavirus dans le monde a révélé combien les chaînes d’approvisionnement sont désormais ramifiées et imbriquées les unes dans les autres. Les effilocher dans une volonté de découplage, à supposer que ce soit possible, serait économiquement désastreux pour l’Europe.
43Deuxièmement, la pandémie a révélé combien la Chine, si sûre d’elle-même, avance de façon imperturbable. Alors que l’Union soviétique, à son apogée, atteignait 60 % de la richesse américaine, la Chine pourrait bien dépasser, dans un futur proche, les États-Unis tant sur le plan économique que dans les différents domaines technologiques et militaires ; des États-Unis qui ne représentent plus qu’un septième de la richesse mondiale contre environ la moitié juste après 1945. La suprématie mondiale est désormais hors de portée pour les deux empires. Cette situation exige des formes d’équilibre de puissance et de coexistence, autrement dit de pluralisme – et donc aussi une autre philosophie de l’Histoire. Du point de vue européen, il nous revient en conséquence de rebaptiser cette nouvelle période historique. Nous ne nous situons pas au « point d’inflexion » dont Biden a parlé à Munich, au retour en arrière de la lutte entre démocratie et autocratie. Sans doute entrons-nous plutôt dans « the age of encounter » – tournure que j’emprunte à un ouvrage important de Hans Kribbe –, « l’âge des rencontres » avec d’autres grandes puissances, d’autres civilisations. Mais savons-nous qui nous sommes, connaissons-nous notre topos et notre kairos ?
Conclusion
44Cette conclusion procède par une délimitation de trois facteurs dont il n’a pas encore été question. Premièrement, nous n’avons pas axé l’analyse de la relation entre l’Europe et les États-Unis sur ce que les diplomates appellent l’« agenda transatlantique », les « choses à réaliser ensemble ». Pareilles listes circulent : certaines établies par la Commission européenne et le Conseil européen en décembre 2020, très peu de temps après les élections américaines, avant même, pour ainsi dire, que Biden ne nous tende la main. Quant à l’Otan, elle prépare la première mise à jour de son concept stratégique depuis plus d’une décennie. Ces textes traitent de questions comme le climat, la lutte contre la Covid-19, l’Iran ou encore de coopération vis-à-vis de la Chine. Notre propos s’est penché sur les conditions géostratégiques et narratives d’un tel agenda, donc plutôt sur le cadre conceptuel dans lequel le partenariat transatlantique pourra ou non prendre forme. Les frictions, voire un étau narratif, ne doivent pas nous surprendre. L’Europe va devoir s’en défaire.
45Deuxièmement, nous avons peu parlé du système monétaire international et de la place du dollar, ce « privilège exorbitant » des États-Unis (comme disait Valéry Giscard d’Estaing). On le sait, Washington utilise de plus en plus sa puissance monétaire pour atteindre des objectifs de politique étrangère par le moyen de sanctions dites « secondaires extraterritoriales », donc contre des sociétés européennes (BNP Paribas, Total…) qui souhaitent faire des affaires avec, par exemple, l’Iran, pays frappé par des sanctions américaines. En mai 2018, grâce au dollar, Trump, en faisant sauter unilatéralement l’accord nucléaire avec Téhéran, a humilié Paris, Berlin et Londres. Les participants allemands, suisses et néerlandais au projet russe de gazoduc Nord Stream 2 ont été pareillement pris sous le feu. Il faut dire que l’appétit de sanctions est aussi grand chez les démocrates que chez les républicains. Peu à peu, les Européens – y compris hors de Paris – comprennent qu’il faut développer la puissance de l’euro de manière géostratégique. Dans ce domaine, on a accompli de modestes mais significatifs progrès depuis l’humiliation du printemps 2018. Le jour où, grâce au dollar, les États-Unis contraindront leurs alliés à prendre des sanctions non contre l’Iran mais contre la Chine, ou quand la Chine les forcera à prendre des sanctions contre les États-Unis, les entreprises européennes devront choisir entre leurs deux plus grands marchés d’exportation, qui représentent pour certaines la moitié de leur chiffre d’affaires. Des choix tragiques pour notre prospérité et nos emplois ! Il va de soi que cela augmentera le désir d’« autonomie stratégique21 ». Affaire à suivre !
46Troisièmement, nous avons également peu évoqué l’impact de la Russie sur la relation entre l’Europe et l’Amérique, et donc insuffisamment la dépendance réelle de la première par rapport à la seconde quant à la sécurité militaire et nucléaire. Cette question divise l’Europe. La Pologne, les États baltes et la Suède, en particulier, ressentent la menace militaire de Moscou presque physiquement. Pour l’Espagne ou l’Irlande, le Kremlin est loin, tandis que pour la Bulgarie, Chypre ou la Grèce, la Russie n’est pas un problème. Les spécialistes estiment que nous ne pourrons pas nous défaire de la dépendance militaire à l’égard des États-Unis en moins de deux décennies, à supposer que nous le souhaitions.
47Voici un an, dans un discours important sur l’avenir de l’arme nucléaire française, le président Macron a invité ses partenaires européens à un dialogue sur le sujet22. L’idée que le parapluie nucléaire français pourrait s’étendre un jour sur l’Allemagne, par exemple, relève du concevable pour les deux pays. Mais tant que ceux d’Europe centrale et orientale ne se penseront protégés de Moscou que par Washington, la relation avec les États-Unis divisera l’Union européenne, risquant de la paralyser géopolitiquement en tant qu’Union.
48Le choix de se concentrer sur l’impact de la Chine sur la relation transatlantique tient à ce que c’est bien celui-là qui bouleverse tout. Il s’agit de montrer en quoi la Chine explique le changement fondamental de la relation américano-européenne après soixante-quinze ans de pax americana, pourquoi les intérêts géographiques et démographiques divergent, pourquoi Washington en tant que centre impérial a moins de marge de manœuvre pour soutenir ses alliés, et pourquoi les Européens, d’alliés pendant la guerre froide (faibles mais appréciés), risquent de se retrouver (de manière plus visible) dans une position de vassaux au cœur d’une nouvelle guerre froide en Asie. Trump nous en a déjà offert un aperçu. Cela ne signifie pas que les Européens doivent renoncer à leur lien transatlantique (à court terme, c’est impossible), mais que le prix à payer pour sa préservation sera sans conteste plus élevé et qu’il convient donc, pour la première fois depuis des décennies, de soupeser sérieusement d’autres options et scénarios. Ancrage incontournable jusqu’il y a peu, ce lien américain devient une option certes sérieuse, mais parmi quelques autres.
49Lorsque l’Occident s’effrite, lorsque les États-Unis tournent leur regard vers la Chine, l’Asie et l’Indo-Pacifique, l’Europe se retrouve aux « confins de l’Eurasie » quand elle n’est pas « un petit cap du continent asiatique », pour reprendre les mots de Paul Valéry. Voilà la solitude. Mais ne peut-on pas puiser de la force dans la solitude ? Ou, pour formuler les choses autrement, une Europe plus géopolitique nécessite bien sûr nombre de mesures pratiques, d’investissements, d’énergie diplomatique. En outre, pour échapper à l’étau stratégique dans lequel nous tiennent les États-Unis – notamment à cause du dollar et de notre proximité avec la Russie –, il nous faudra en parallèle une émancipation narrative. À défaut, la machine à raconter des histoires de Washington, les inégalées Hollywood et Silicon Valley, s’efforcera de nous séduire et de nous reconquérir : c’est en Amérique que s’écrirait en conséquence notre récit européen. Voilà pourquoi notre quatrième et dernier volet portera sur l’entrée de l’Europe dans l’Histoire grâce au « récit ».
Notes de bas de page
1 F. O’Toole, « Donald Trump has destroyed the country he promised to make great again », The Irish Times, 25 avril 2020.
2 D. Trump, conférence de presse, 6 mars 2020, cité par E. Luce, « Trump and the great coronavirus meltdown », Financial Times, 16-17 mai 2020 ; version en ligne : https://www.ft.com/content/97dc7de6-940b-11ea-abcd-371e24b679ed (consulté le 20/09/2021).
3 « Remarks by President Biden at the Virtual Munich Security Conference », 19 février 2021, https://www.whitehouse.gov/briefing-room/speeches-remarks/2021/02/19/remarks-by-president-biden-at-the-2021-virtual-munich-security-conference/ (consulté le 20/09/2021).
4 « Rede von Bundeskanzlerin Angela Merkel anlässlich des virtuellen Forums der Münchner Sicherheitskonferenz am 19. Februar 2021 (Videokonferenz) », https://www.bundeskanzlerin.de/bkin-de/aktuelles/rede-von-bundeskanzlerin-angela-merkel-anlaesslich-des-virtuellen-forums-der-muenchner-sicherheitskonferenz-am-19-februar-2021-videokonferenz--1860126 (consulté le 20/09/2021).
5 « Intervention du Président Emmanuel Macron dans le cadre de l’édition spéciale de la Conférence de Sécurité de Munich 2021 », 19 février 2021, https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2021/02/19/intervention-du-president-emmanuel-macron-dans-le-cadre-de-ledition-speciale-de-la-conference-sur-la-securite-de-munich-2021 (consulté le 20/09/2021). Intervention comparable à l’entretien donné par le même au Financial Times, le 17 février 2021.
6 B. Johnson, « Prime-Minister’s speech at the Munich Security Conference: 19 February 2021 », https://www.gov.uk/government/speeches/prime-ministers-speech-at-the-munich-security-conference-19-february-2021 (consulté le 20/09/2021).
7 Voir supra, n. 3.
8 M. de Certeau, L’Invention du quotidien. 1. Arts de faire, Paris, Gallimard, 1980, chap. ix.
9 Selon les mots du président de la Cour de justice de l’Union européenne, Koen Lenaerts. Voir aussi : L. van Middelaar, Le Passage à l’Europe. Histoire d’un commencement, Paris, Gallimard, 2012, chap. viii.
10 Cf. aussi H. Rämö, « An Aristotelian human time-space manifold: From chronochora to kairotopos », Time & Society, vol. 8, no 2, 1999, p. 309-328.
11 H. Arendt, Condition de l’homme moderne [1958], in : L’Humaine condition, Paris, Gallimard, 2012, p. 206.
12 L. van Middelaar, Quand l’Europe improvise. Dix ans de crises politiques, Paris, Gallimard, 2018.
13 J.G.A. Pocock, Le Moment machiavélien. La pensée politique florentine et la tradition républicaine atlantique [1975], Paris, PUF, 1997, p. xlviii.
14 G. Lundestad, « Empire by invitation? The United States and Western Europe, 1945-1952 », Journal of Peace Research, vol. 23, no 3, 1986, p. 263-277.
15 M. Kimmage, The Abandonment of the West. The History of an Idea in American Foreign Policy, New York, Basic Books, 2020.
16 B. Tertrais, « Point de vue. L’Otan va bien… mais l’Alliance atlantique va mal », Ouest-France, 2 mai 2019, https://www.ouest-france.fr/reflexion/point-de-vue/point-de-vue-l-otan-va-bien-mais-l-alliance-atlantique-va-mal-6332252 (consulté le 20/09/2021).
17 M.T. Esper, « Secretary of Defense readiness remarks at heritage foundation », 15 octobre 2020, https://www.defense.gov/News/Speeches/Speech/Article/2383508/secretary-of-defense-readiness-remarks-at-heritage-foundation/ (consulté le 20/09/2021).
18 A.J. Blinken et R. Kagan, « “America first” is only making the world worse. Here’s a better approach », The Washington Post, 1er janvier 2019.
19 M. Pompeo, « Communist China and the free world’s future », discours au Richard Nixon Library and Museum, 23 juillet 2020, https://2017-2021.state.gov/communist-china-and-the-free-worlds-future-2/index.html (consulté le 20/09/2021).
20 « Speech by Federal Chancellor Dr. Angela Merkel at the World Economic Forum’s Davos Dialogue on 26 January 2021 (videoconference) », https://www.bundesregierung.de/breg-en/news/speech-by-federal-chancellor-dr-angela-merkel-at-the-world-economic-forum-s-davos-dialogue-on-26-january-2021-video-conference--1846772 (consulté le 20/09/2021).
21 Cf. S. Erlanger, « Europe struggles to defend itself against a weaponized dollar », The New York Times, 12 mars 2021.
22 « Déclaration de M. Emmanuel Macron, président de la République, sur la stratégie de défense et de dissuasion, à Paris, le 7 février 2020 », https://www.vie-publique.fr/discours/273257-emmanuel-macron-07022020-politique-de-defense (consulté le 20/09/2021).
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