Munio Weinraub et l’héritage du Bauhaus
Texte intégral
1Comme ses films le montrent largement, le cinéaste Amos Gitai semble orienté dans son inspiration et son travail par trois éléments, qui sont les murs porteurs d’un édifice qu’il ne cesse de construire. Le premier est l’héritage culturel de sa famille, un legs d’expériences séculaires d’ostracisme, d’humiliations, de souffrances, de luttes. Le deuxième est sa propre généalogie, sa naissance engendrée par un couple précis : Efratia, sa mère, descendante de juifs de Russie, venue au monde à Haïfa au pied du mont Carmel, et son père Munio, architecte, arrivé en Palestine en 1934. Le troisième élément relève de son histoire personnelle, liée au territoire de la Terre promise sur lequel se sont implantés ses parents, territoire proclamé « État d’Israël ».
2« Le cinéma est un artisanat, un processus d’élaboration et d’articulation de différentes strates », écrit Amos Gitai dans son livre Mont Carmel1. L’exemple de son père est si fort qu’il suit d’abord la même voie en s’orientant vers des études d’architecture, et qu’il se réfère ensuite fréquemment aux principes de travail de l’architecte pour mettre en lumière, par comparaison, la pratique du « faiseur de films ». Munio Weinraub est pour lui une figure tutélaire, tout comme la formation qu’il a reçue en Allemagne dans une école très particulière – le Bauhaus – au point que celle-ci vient régulièrement et tout naturellement à l’esprit du cinéaste en vue d’affirmer la « méthode de fabrication artisanale » qu’il revendique pour ses films.
Confusion, clichés, affabulations
3En Israël, les allusions au Bauhaus, abondantes dans l’espace médiatique depuis les années 1970 et souvent inconsidérées, servent principalement à alimenter la publicité en faveur du tourisme, et à justifier matériellement, visiblement, l’élaboration d’un État au plus haut point « moderne ». Elles incitent à découvrir une ville comme Tel-Aviv, où beaucoup d’immeubles sont assurément « modernes », en étant toutefois simplement représentatifs d’un « style international », selon la dénomination adoptée en architecture à la fin des années 1920. Le mérite d’Amos Gitai est de se situer, en connaissance de cause, sur un autre registre, et de mettre en avant, à travers l’évocation du Bauhaus, des méthodes et techniques de maîtrise des matériaux permettant de parvenir à une production créatrice en harmonie avec l’ambition d’une émancipation sociale.
4Reste à savoir de quel Bauhaus il est question. Où et quand ? Il s’agit d’une école qui, entre 1919 et 1933, a connu en Allemagne trois lieux institutionnels, trois directeurs, cinq phases différentes de fonctionnement, et qui a eu le privilège d’être fermée par trois fois pour des raisons politiques, sous la pression des forces conservatrices et d’extrême droite. De Weimar, où l’architecte Walter Gropius la fonde en avril 1919, à Dessau, de 1926 à 1932, et finalement à Berlin, en 1932-1933, cette école acquiert une notoriété en même temps qu’elle concentre sur elle les appréciations les plus confuses.
5« La majeure partie de la littérature consacrée au Bauhaus est constituée d’emprunts de textes piqués eux-mêmes dans des resucées de légendes suspectes. Les lecteurs de langue française sont encore moins favorisés que les autres dans ce domaine », souligne en 1976 Claude Schnaidt2, architecte d’origine suisse qui a été, à Paris, à l’origine de l’Institut de l’environnement, ouvert en 1969 à l’instigation d’André Malraux et dissous en 1977. Il précise que l’image du Bauhaus habituellement présentée est schématique et maintient dans l’ombre les interrogations « embarrassantes ».
6Depuis les années 1970, les recherches sérieuses sur le Bauhaus, à partir des archives laissées par ses protagonistes eux-mêmes, ont beaucoup progressé. Néanmoins, les fausses représentations et les affabulations n’ont pas disparu, loin de là, et ce autant dans le grand public que parmi les « spécialistes ». Ainsi une historienne de l’art3 peut encore écrire en 1986, à propos de l’Exposition internationale des Arts décoratifs à Paris de 1925, que cette manifestation a été une « source de déceptions » pour les architectes d’orientation « moderniste », étant donné l’absence de la plupart des « architectes allemands du Bauhaus ». Comme si le Bauhaus, entre 1919 et 1925, s’était particulièrement distingué par un enseignement de l’architecture et par la formation d’architectes !…
7Internationalement, l’une des erreurs les plus répandues est en effet de tenir le Bauhaus pour une école d’architecture. Or Walter Gropius avait bien, à Weimar, un cabinet d’architecte qu’il partageait avec Adolf Meyer, et ensuite, un second, à Dessau, avec un autre associé, Carl Fieger, mais il n’a jamais dispensé aucun cours d’architecture. Spécifiquement, cette discipline n’a été enseignée qu’à partir du semestre d’hiver de 1927, à Dessau, confiée par Walter Gropius lui-même à un confrère, Hannes Meyer. Elle était réservée à une minorité, voire à une élite, puisqu’elle rassemblait seulement une dizaine d’élèves.
8Dans les informations documentaires qui, depuis les années 1970, sont colportées à foison sur tous supports, les activités réelles du Bauhaus sont fréquemment gauchies. La communauté de l’école et les oppositions que ses responsables ont dû affronter sont estompées pour monter en épingle le rôle de certaines personnalités qui y ont enseigné, comme les peintres Johannes Itten, Lyonel Feininger, Paul Klee, Vassily Kandinsky, ou pour mettre en valeur les productions de tel ou tel atelier.
9Les découvertes à succès les plus récentes, qui visent à jeter le trouble sur le caractère novateur du Bauhaus, présenté comme trop exemplaire, sont un « antiféminisme » qui lui aurait été intrinsèque, ainsi que la présence des conceptions nazies au sein du corps enseignant tout autant que parmi les élèves. À cela, il faudrait ajouter les compromissions des uns et des autres avec le Troisième Reich après son instauration en 1933.
10Ces toquades ou fantaisies de la part de commentateurs hasardeux donnent des résultats qui, pour beaucoup, versent dans la caricature4. Les interprétations sommaires tendent à s’imposer au détriment des analyses de l’environnement global dans lequel se manifestent les comportements et les décisions de chacun.
11Caractéristique de ces approches superficielles, mutilantes et malheureusement dominantes, est la résolution des députés allemands qui, dès 2015, votent un soutien financier pour la célébration du centenaire de la fondation du Bauhaus en 2019, avec un argument non dénué d’opportunisme, singulièrement commandé par la perspective de profits commerciaux, puisque le Bauhaus y est défini comme « l’un des articles d’exportation les plus riches de réussite dans l’histoire de la culture allemande ».
Les lignes d’orientation de Walter Gropius
12Devant le débordement d’approximations qui auréolent cette école, il vaut donc la peine de revenir sur ses origines et son évolution. Quelles étaient les idées de son fondateur ? Estimant que sa fonction était celle d’un « concepteur de formes dans l’espace », et non simplement d’un ingénieur du bâtiment, ou d’un architecte, Gropius avait acquis la conviction, avant 1914 déjà, qu’il ne pourrait jamais parvenir à ses fins sans la concrétisation d’un idéal de transformation de la société allemande. « La question sociale est devenue le véritable point central de l’éthique de notre temps », insiste-t-il dans un article de 19115, et pas l’esthétique en soi. Pour que la « volonté créatrice » des artistes s’extériorise par de « grandes choses », il faut une « foi en de grandes idées communes ».
13En 1919, il pense qu’avec les changements politiques en cours, avec l’agitation révolutionnaire et l’avènement de structures sociales démocratiques en Allemagne, une telle « foi » n’est plus une chimère. Lui qui a été, avant 1914, l’un des promoteurs des maisons standardisées change de cap. Un Conseil de travail pour l’art a été instauré à Berlin, ayant notamment pour objectif de « réhumaniser » l’architecture. Il y adhère, acceptant même de le présider. Dans une contribution à l’une de ses brochures, il écrit : « Notre travail ne peut consister qu’à préparer l’unité future d’un temps d’harmonie. »
14L’école dont il établit les bases à Weimar, dans une situation de conflits en tous genres – contre le conformisme ambiant et contre des traditions paralysantes –, doit selon lui devenir une nouvelle communauté de vie et de travail. Son but, à travers ce qu’il nomme d’un libellé original, inventé par lui, « Bauhaus » – ou « Maison de la construction » –, n’est pas de former des artistes mais les acteurs d’une transformation sociale, grâce à la connaissance des compétences artisanales et des techniques artistiques. Il s’agit de permettre aux élèves, qui sont admis sur dossier, sans que le baccalauréat soit exigé, de trouver leur voie personnelle, tout en les insérant dans la société de leur temps : une société où ils seront producteurs d’objets utilitaires, adaptés aux besoins du plus grand nombre, avant de pouvoir porter sur eux le moindre jugement « esthétique ».
15Lors d’une « enquête sur l’Allemagne » effectuée par un journaliste français6, Gropius souligne qu’un apprentissage premier ne saurait être consacré à l’architecture, car elle est à considérer comme une « synthèse des arts ». Il diffère en cela de ce que le compositeur Richard Wagner voulait pour l’opéra, ambitionnant d’atteindre à des « correspondances » entre la poésie, la danse, la musique, et de capter en une fusion les sensations du spectateur. Dans l’art de bâtir, chaque besogne particulière n’a de raison d’être qu’intégrée à une unité. Construire, visée finale, encore nécessairement lointaine pour les élèves du Bauhaus, est « la réunion de tous les arts en une nouvelle Unité, en un Tout indivisible ».
16Les artistes qui pratiquent les arts appliqués se sont égarés trop souvent, selon Gropius, dans la « spéculation esthétique », un travail individuel sur les formes des objets à produire. Il juge nécessaire de restaurer un travail collectif, fondé sur une collaboration entre les artisans et les artistes : « À la “Maison de la construction”, on s’est engagé dans une voie nouvelle ayant pour but d’aiguiller les artistes vers la vie laborieuse du peuple et de rendre à nouveau leur talent utile à la communauté7. »
17À Weimar, au bout de deux ans de tâtonnements, de décisions en butte à l’opposition d’une partie des élèves et des enseignants, de conflits avec les autorités locales, Gropius en arrive à la conviction que la production artisanale d’objets utilitaires est surannée. Le rôle du Bauhaus est de se plier aux conditions d’une production industrielle. L’activité artisanale doit contribuer, en association avec le génie inventif des artistes, à élaborer des prototypes destinés à l’industrie, en vue d’une production de masse.
18Sur ces entrefaites, une majorité de droite et d’extrême droite conquiert la Diète de Thuringe, en février 1924. Les menaces de restrictions financières et les pressions économiques vouent le Bauhaus à une agonie progressive. Dans ces conditions, son directeur et son Conseil des maîtres décident, le 26 décembre 1924, que l’école de Weimar sera dissoute au 1er avril 1925.
À Dessau, une nouvelle école-modèle
19Suite à la proposition du maire de Dessau de transférer le Bauhaus dans sa ville, à 80 kilomètres de Berlin, Gropius accepte de prolonger ce qu’il a entrepris ; d’autant qu’il est chargé de construire les bâtiments qui accueilleront l’école. De mars à septembre 1926, leur structure est érigée, composée des matériaux réputés « modernes » : l’acier, le verre, le béton. Tout est prêt à la rentrée d’octobre 1926. La nouvelle institution reçoit le titre d’École supérieure de conception de formes, et elle est officiellement inaugurée en décembre 1926. C’est un établissement universitaire, financé par la municipalité.
20Les ateliers de poterie, de reliure, de lithographie, de vitraux, où prédominait un travail artisanal, disparaissent. Ils sont trop peu « productifs » et « rentables ». En revanche, une section de publicité, avec une imprimerie, des sections de menuiserie, de travail du métal, de tissage et, enfin, trois mois plus tard, d’architecture voient le jour. Pour vendre à des industriels les prototypes mis au point, écouler les objets produits ou signer des contrats, une société commerciale est instituée sous l’égide du Bauhaus.
21En février 1928, Gropius, soucieux de ne pas se laisser engloutir par les charges administratives et de renouer activement avec son métier d’architecte, décide de démissionner. Pour lui succéder, il recommande le professeur d’architecture de l’école, Hannes Meyer, qui prend ses fonctions le 1er avril 1928. Sous sa responsabilité, le Bauhaus se dirige alors vers une autre aventure.
22Dans la revue maison du Bauhaus, en octobre 1928, Meyer publie un manifeste qui traduit ses conceptions architecturales et laisse entendre le programme d’enseignement qu’il souhaite développer : « Construire, c’est organiser de manière réfléchie des processus vitaux… Construire, ce n’est qu’organiser – organiser socialement, techniquement, économiquement, psychiquement8. »
23Avec lui, la mission sociale du Bauhaus est accentuée, en prenant appui – ce qui est radicalement neuf – à la fois sur les sciences exactes et sur les sciences humaines. Il introduit des cours de résistance des matériaux, mais aussi de culture physique. Il met en place des cycles de conférences dans les domaines les plus actuels, comme la psychologie, la sociologie, le cinéma. Il crée un atelier de photographie. Il engage plusieurs architectes, parmi lesquels Ludwig Hilberseimer, spécialisé en « urbanisme ».
24Le mot urbanisme, en français, est nébuleux. Il évoque la ville, des constructions adaptées à la vie urbaine. Pour le terme allemand Stadtplanung, le sens est évident : il s’agit de la « planification de la ville », de son organisation programmée. En janvier 1928, Hilberseimer s’est rendu célèbre pour avoir conçu la cité-jardin du quartier de Weissenhof à Stuttgart, et publié un album rassemblant une centaine de reproductions de constructions modernes, dues aux projets de 83 architectes.
25Meyer bouleverse donc le plan d’étude et les méthodes de formation du Bauhaus. Les élèves sont directement confrontés à des commandes et à la pratique professionnelle, intégrés à un travail collectif. En 1929, un prospectus publicitaire est élaboré et divulgué – « Jeunes gens, venez au Bauhaus ! » –, dans lequel le cursus est clairement résumé : quatre étapes en neuf semestres. Au cours des trois derniers, les élèves se destinant à l’architecture sont regroupés dans des bureaux d’études, où ils exécutent les tâches prévues dans les cahiers des charges d’un architecte.
26Cependant, toutes ces réformes subissent un coup d’arrêt en août 1930. Comme à Weimar naguère, les forces réactionnaires imposent leurs vues à la municipalité de Dessau, et la rumeur publique accuse Meyer, qui n’hésite pas à se qualifier de « marxiste », de serviteur de la propagande communiste. Alors en vacances d’été, le directeur du Bauhaus reçoit inopinément une lettre de licenciement.
Vers un institut technique supérieur
27Celui qui succède à Hannes Meyer, à la rentrée d’octobre 1930, est un architecte renommé : Ludwig Mies van der Rohe. Il a été choisi par les autorités locales de Dessau pour remettre le Bauhaus, économiquement et socialement, sur un bon chemin. Il réduit la scolarité à six semestres. L’organisation de l’enseignement et ses objectifs ultimes perdent les lignes d’orientation très précises qui leur avaient été attribuées par Gropius. Oubliée, l’idée d’une école parvenant à un regroupement synthétique des pratiques d’art jusqu’à produire le Grand Œuvre d’où se dégage l’Unité.
28Du reste, le programme est réduit à un libellé fort vague : « L’objectif du Bauhaus est la formation artisanale, technique et artistique de ceux et celles qui y étudient9. » Les trois stades du cursus, désignés successivement et explicitement par « enseignement de fond », « enseignement principal » et « enseignement spécialisé pour construire », sont résumés en une description lapidaire.
29Au « cours préliminaire » qui avait été institué par Johannes Itten à Weimar et pris en charge par Josef Albers, justifié par la nécessité de libérer les élèves de toutes les conventions et habitudes acquises, est substitué un programme d’uniformisation des manières d’être : « Celles et ceux qui étudient, très différents par leur formation antérieure et leurs capacités, doivent être amenés à une unité dans leur comportement. » Voilà qui équivaut à une sorte de mise au pas générale.
30Avec Mies van der Rohe, la voie adoptée est une planification fonctionnelle des enseignements. Le Bauhaus prend l’image d’un institut technique supérieur, ou d’une école professionnelle de haut niveau. Les élèves doivent choisir un atelier et s’y tenir. Ils doivent être présents aux cours avec constance. L’épanouissement du futur architecte à travers une initiation au travail artisanal et à diverses disciplines artistiques n’est plus à l’ordre du jour. Ce qui est primordial, ce sont les règles de construction à respecter, lesquelles sont inculquées par Mies van der Rohe lui-même, ainsi que les conditions générales de l’urbanisme, toujours enseignées par Hilberseimer.
31Sur ces faits, le 22 août 1932, décision est prise par le conseil municipal de Dessau, à la demande insistante de la fraction nazie, de fermer le Bauhaus, qui coûte prétendument beaucoup trop cher. Les meilleures volontés de son directeur n’ont servi à rien.
32Mies van der Rohe se résigne à prolonger l’existence de l’école sous la même enseigne, mais sous une forme beaucoup plus rudimentaire, dans une usine désaffectée de Berlin. Son activité perdure jusqu’à ce que les enseignants estiment que les compromis imposés par les autorités nazies sont trop humiliants pour qu’ils les acceptent, et que l’entreprise soit à son tour sabordée par ses animateurs le 10 août 1933.
Munio Weinraub et son parcours
33Parmi les différentes phases du Bauhaus, quelle est celle à laquelle se rattache Munio Weinraub ? Originaire d’une bourgade de Silésie alors sous domination prussienne, il se présente au Bauhaus de Dessau en avril 1927, pour tenter d’y être accepté comme élève. Il a 18 ans. Hannes Meyer, qui vient tout juste d’être appelé par Walter Gropius pour enseigner l’architecture, le reçoit. Il juge que son dossier n’est pas très consistant, que son expérience professionnelle dans le bâtiment est presque nulle. Il lui conseille donc, vu son âge, de s’exercer d’abord à l’apprentissage d’un métier.
34Weinraub obtempère. Il est embauché dans un atelier d’ébénisterie à Berlin. Au bout d’un an, il retourne se présenter au Bauhaus. Meyer en est alors le directeur. Cette fois, son dossier est estimé satisfaisant par le jury et il est accepté comme élève. Dispensé du premier semestre, le semestre de base, où le « cours préliminaire » est assuré par Albers, il est autorisé à suivre directement la formation artisanale, dans les ateliers, pour deux semestres – c’est-à-dire jusqu’à ce qu’intervienne l’éviction de Meyer.
35À la rentrée de septembre 1930, Mies van der Rohe procède au rétablissement de l’ordre à l’intérieur de l’école. Son autoritarisme suscite des mouvements de protestation parmi les élèves. Chacun d’eux doit signer un document par lequel il s’engage à ne pas participer à des activités politiques. Pour certains, repérés comme perturbateurs, la réinscription est refusée. Weinraub est du nombre. Toutefois, après un entretien avec Mies van der Rohe, qu’il parvient à amadouer en lui expliquant ses difficultés, celui-ci lui propose de travailler temporairement dans son cabinet à Berlin, afin d’y préparer l’exposition « Comment habiter ? », à laquelle le Bauhaus a été invité.
36Weinraub est ainsi occupé à Berlin jusqu’en mai 1931. En octobre 1931, il est autorisé par Mies van der Rohe à réintégrer l’école, avec dispense d’un semestre, ce qui l’introduit dans la troisième étape du cursus, celle de l’approfondissement des connaissances techniques dans la spécialité choisie. Il poursuit cette étape jusqu’en mars 1932. Un mouvement d’une partie des élèves contre Mies van der Rohe y met fin.
37Au total, Weinraub justifie donc de cinq semestres validés pour trois semestres d’études effectives au Bauhaus. Comme il faut six semestres au minimum pour prétendre au diplôme, il quitte l’école sans diplôme. Il prolonge sa formation en s’inscrivant à l’École des arts appliqués de Francfort jusqu’à ce qu’un jour, distribuant des tracts contre les nazis, il soit arrêté par la police. Libéré en août 1933, il gagne Zurich, et dépose en Suisse une demande de visa pour la Palestine. Dans l’attente, il travaille dans un atelier d’architecture à Bâle. L’autorisation de partir lui parvient en juin 1934.
38Sa carrière d’architecte ne commence qu’en 1935, avec son installation à Haïfa. Pourquoi choisit-il Haïfa ? Peut-être parce qu’il a été informé que la ville compte une importante colonie allemande, au point que, selon un témoin, il est parfois possible de se croire en Allemagne, ses rues étant pleines de « jeunes filles aux tresses blondes, écoliers à lunettes, chapeaux verts à plumes, gros souliers et sac sur le dos10 ». Mais il a jugé, plus vraisemblablement, qu’à Haïfa, deuxième port de la Méditerranée après Marseille, la force du mouvement ouvrier peut lui laisser espérer de trouver du travail rapidement. La ville dispose d’un aéroport reliant la Palestine à l’Angleterre, à l’Irak, à la Perse, à l’Inde. Plusieurs entreprises industrielles internationales y ont des agences, dont la Shell. Le pipeline transportant le pétrole en provenance d’Irak aboutit à Haïfa, et de là « l’or noir » est réexpédié dans le monde entier.
39D’abord, Weinraub construit une dizaine de maisons pour des particuliers. Puis il s’implique dans la politique de travaux publics et de construction développée par la Confédération générale des syndicats, l’Histadrouth. Cette organisation, créée en 1921 et que préside David Ben Gourion, compte 25 000 membres sur 150 000 juifs alors établis en Palestine, ce qui correspond aux trois quarts de la population adulte11. Presque tous les travailleurs juifs sont regroupés dans l’Histadrouth ; d’où sa puissance, tant pour lutter sur le terrain syndical que dans l’élaboration du travail coopératif.
40Le socialiste belge Émile Vandervelde, visitant la Palestine en 1927, indique dans ses notes de voyage que n’existe nulle part au monde « une proportion aussi forte de travailleurs industriels ou agricoles qui soient occupés dans des associations coopératives plutôt que dans des entreprises individuelles ou capitalistes12 ». Une banque ouvrière coopérative a même été mise sur pied pour financer toutes les initiatives.
41Coopératives, bâtiments pour les sociétés sous son contrôle, clubs, bibliothèques, centres de santé, l’Histadrouth est partout. Grâce aux contrats qui lui sont octroyés par l’organisation syndicale, l’œuvre de construction de Munio Weinraub, qui a hébraïsé son patronyme en Gitai peu avant sa mort, en 1970, a été gigantesque, et ce dans une diversité de matériaux et de formes, mais dans un seul esprit : répondre au mieux aux besoins manifestes des gens du peuple.
42Ce n’est pas un hasard si, en 1939, à Haïfa, Weinraub prend l’initiative d’un cycle de conférences sur le Bauhaus à l’intention d’un public ouvrier13. Il y est poussé par sa fidélité à un idéal de bien-être pour tous, appuyé sur des valeurs humanistes. Il pressent le danger d’une chute de la Palestine dans le mécanisme d’une construction anarchique. Selon toute vraisemblance, l’expérience qu’il porte au pinacle est celle qu’il a personnellement tirée de la période où Meyer était directeur du Bauhaus, à savoir tenir compte de tout dans l’art de bâtir : topographie, environnement, lumière, hygiène, type de population à satisfaire. Écarter les dogmes du fameux « style international » et viser un seul but : la meilleure construction possible dans des circonstances données.
43Le contexte social est celui de l’arrivée continue de nouveaux immigrants en Palestine. Il ne s’agit pas pour Weinraub de construire n’importe quoi n’importe comment, mais d’adapter les constructions à leur future fonction et aux besoins réels de la population. Il s’agit là d’une prise de distance à l’égard d’une fuite en avant dans un « modernisme » extrême et déshumanisé, qui est au service, essentiellement, du nationalisme sioniste.
Les contre-feux à une déshumanisation
44Émigré aux États-Unis en 1937, ayant pris la nationalité américaine, Walter Gropius, désormais constructeur de gratte-ciel, a perçu lui-même le danger de ne plus pouvoir contrôler la marche inéluctable de ce « modernisme » sans mesure. Fin 1958, devant ce qu’il appelle « l’avènement de la mécanisation » dans l’architecture, il est conduit à des réflexions philosophiques plutôt amères : « La spécialisation outrancière a amorti notre faculté d’unifier notre existence complexe. […] La vie, par conséquent, s’est appauvrie de façon incommensurable. […] L’humanité court le danger de perdre son entité. » Dans l’immédiat, quelle position adopter ? « Notre société a le besoin urgent d’une influence stabilisatrice pour modérer le rythme furieux de la science et de l’industrie14. »
45Un autre « rythme furieux » s’ajoute : celui de la spéculation foncière, de la circulation de l’argent. Et le constat ne vaut pas simplement pour l’évolution de l’architecture. Le cinéma est concerné, bien sûr, avec le pouvoir de production des « usines à fabriquer des rêves », comme le romancier soviétique Ilya Ehrenbourg désignait Hollywood dans un livre-pamphlet de 193215.
46Au xxe siècle, les moyens techniques les plus perfectionnés ont contribué à transformer l’architecture, l’urbanisme, tout autant que la réalisation de films. L’édification d’un bâtiment ou la création cinématographique poussent aujourd’hui à l’extrême les performances techniques et exhibent l’évidence de leur toute-puissance.
47Dans ces conditions, comment s’étonner que le cinéaste Amos Gitai, obligé d’affronter les épiphénomènes de la « déshumanisation » qui en résulte, et lui cherchant des contre-feux, convoque avec assiduité le souvenir de son père et l’idéal de travail que, suppose-t-il, celui-ci a pu tirer de ses années d’apprentissage au Bauhaus ? Ce qu’il a en tête, c’est de perpétuer un certain héritage culturel. En se préoccupant du sort de ses propres archives, il a la volonté de prolonger un processus de transmission, non en tant qu’expression d’un ego, mais afin de préserver les traces d’un témoignage civique, social, appelé à être assimilé par la postérité de manière critique et, en toute logique, à être poursuivi.
Notes de bas de page
1 Amos Gitai, Mont Carmel, trad. de l’hébreu par Marie-José Sanselme en collaboration avec l’auteur, Paris, Gallimard, coll. « Haute Enfance », 2003, notamment p. 16-17 et p. 67.
2 L’Influence du Bauhaus sur l’architecture contemporaine, actes d’un colloque tenu les 6 et 7 mai 1976, Université de Saint-Étienne, Centre interdisciplinaire d’études et de recherche sur l’expression contemporaine, 1976, p. 18.
3 Catherine Coley, « André Lurçat, propagandiste à Nancy du style international en architecture », Le Pays lorrain, no 1, 1986, p. 44-53, ici p. 48.
4 À Madrid, par exemple, au musée national Reina Sofía, le Bauhaus n’est présent qu’à travers un aspect du travail d’Oskar Schlemmer, engagé en 1921 comme « maître de forme » : une reconstitution des figures de son Ballet triadique, chorégraphie présentée au Festival de musique de chambre de Donaueschingen le 30 septembre 1922.
5 Voir Walter Gropius, Architecture et société, textes choisis, présentés et annotés par Lionel Richard, trad. Dominique Petit, Paris, Le Linteau, 1995.
6 Jacques Mortane, Sous les tilleuls. La nouvelle Allemagne, avant-propos d’Aristide Briand, Paris, Éditions Baudinière, 1929, p. 245-247.
7 Ibid.
8 Initialement in : « Bauhaus », Zeitschrift für Gestaltung, no 4, Dessau, 1928, p. 12 ; texte repris in Hannes Meyer, Bauen und Gesellschaft. Schriften, Briefe, Projekte, Dresde, Verlag der Kunst/Fundus Bücher, 1980, p. 47-48.
9 « Zweck des Bauhauses ist die handwerkliche, technische und künstlerische Durchbildung der Studierenden », Satzungen Bauhaus Dessau, Faltblatt 1930, documents conservés au Bauhaus-Archiv, Berlin.
10 Colonel Brémond, Conseils pratiques pour les cadres de l’armée métropolitaine appelés à servir au Levant et en Afrique, Paris, Charles Lavauzelle & Cie, 1922, p. 84.
11 Émile Vandervelde, Le Pays d’Israël. Un marxiste en Palestine, Paris, Éditions Rieder, 1929, p. 81-82.
12 Ibid., p. 176.
13 Richard Ingersoll, Munio Gitai Weinraub. Bauhaus Architect in Eretz Israel, Milan, Electa, 1994, p. 36-41 ; également : Olivier Cinqualbre et Lionel Richard, Munio Weinraub Gitai. Parcours d’un architecte moderne, Paris, Centre Georges Pompidou, 2001, p. 37.
14 Walter Gropius, Apollon dans la démocratie, préface de Michel Ragon, Bruxelles, La Connaissance, 1969, citations respectivement p. 28 et p. 32.
15 Ilya Ehrenbourg, Usine de rêves, trad. du russe de Madeleine Étard, Paris, Gallimard, 1935.
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