Amos Gitai et l’enjeu des archives
|Refaire surface
Texte intégral
1Tous les mots qui disent l’archive nous tendent des pièges. Sources, fonds, dépôts : cet imaginaire fluvial et sédimentaire de l’archivage risque de nous faire croire que le passé se dépose de lui-même, comme un peu de boue après l’orage, une matière sèche qu’il suffirait de tamiser pour recouvrer le sens et la saveur de ce que nous avons perdu. En réalité, cela ne se passe pas ainsi : il y a des archives dès lors que quelqu’un, quelque part et à un moment donné, décide d’archiver des vestiges de ses actions passées – c’est-à-dire de détruire beaucoup pour conserver un peu. L’appellation de « dépôt d’archives » ne devient alors intelligible que si on la dépouille de sa fausse naturalité pour la rendre à la dignité humaine d’un acte volontaire. L’expression « déposer ses archives » donne alors une autre musique, lente et solennelle, où l’on entend à la fois l’offrande et le retrait – déposer désignant le geste de celui qui se défait de ce qu’il portait, mais aussi de celui qui renonce à un certain pouvoir.
2Amos Gitai est un artiste qui, au sommet de sa puissance créatrice, a commencé à déposer ses archives. Parce qu’il est un artiste, ce geste ne peut être qu’éminemment artistique : ces archives de la création forment en elles-mêmes une création d’archives. Mais parce que son art est pleinement politique, le geste d’Amos Gitai dévoile sa nature toute politique. Voici pourquoi les essais qui composent ce livre dressent le constat de ce que l’on peut appeler « l’enjeu des archives », un enjeu dont la portée dépasse l’importance, pourtant considérable, de l’œuvre du cinéaste. Ces essais proviennent d’un colloque qui s’est tenu en juin 2019 au Collège de France, où Amos Gitai occupait la chaire de création artistique. Ils n’en constituent pas les actes mais en sont, au sens propre, l’archive – puisque l’on comprend désormais qu’elle n’est pas dépôt inerte mais mise en forme.
3On lira donc dans cet ouvrage une mise en forme de ce que son maître d’œuvre Jean-Michel Frodon appelle à juste titre « une archéologie du savoir par des moyens particuliers, ceux du cinéma ». Le cinéma d’Amos Gitai donne à voir des lieux et des trajets entre les lieux, dessinant les figures de l’insistance topographique (comme dans la trilogie de House) et de son espacement (comme dans celle de Wadi). Il ne s’agit pas seulement ici d’archives filmées ni d’archives du filmage : on sait que l’art d’Amos Gitai est multiforme et, avec une vitesse et une énergie toute hugolienne, exprime avec la même puissance le moi et le monde. Car cet autoportrait de papiers, d’images et de pellicules fait aussi un récit très convaincant de l’ordre du monde. Il documente une aventure collective, où les films anciens deviennent les archives des films à venir, et où le cinéma se fait dialogue continu et pratique d’interprétation.
4Il y a les archives du film lui-même, mais aussi tout ce qu’il a laissé hors de lui. La caméra archive au large, déborde son cadre, et ce débord affecte aussi l’agencement du temps. Faire retour dans les mêmes lieux, y mesurer le passage du temps, revient dans le cinéma d’Amos Gitai à se donner les moyens de faire de l’archive un passé porteur d’avenir. Voici pourquoi c’est sans doute un mot cher à Amos Gitai qui peut le mieux désigner cette mise en forme : celui d’architecture. L’enjeu de l’archive réside bien ici dans l’invention d’une architecture de la mémoire, qui en restitue le tempo et la topographie. Pour en produire la description la plus juste possible, sans doute doit-on se souvenir de la manière dont il définit la mémoire, dans les pages qui suivent : elle est, dit-il, ce « qui finit un jour par refaire surface ».
5Refaire surface – voici assurément l’expression d’un projet indissociablement poétique et politique, qui s’inscrit ici sur la surface sensible de la pellicule. Si Amos Gitai a honoré le Collège de France de sa présence en 2018-2019, c’est parce que la France a une place importante dans la géographie personnelle qui architecture son dispositif archivistique, depuis le don à la Cinémathèque française de 2007 jusqu’à celui de la Bibliothèque nationale de France en 2018. Mais ces choix n’ont de sens que rapportés à ceux qui ont amené Amos Gitai à déposer également certaines de ses archives à Bruxelles, Jérusalem, New York et Stanford. Cette répartition spatiale forme une surface tramée de plusieurs lieux ouverts mais reliés entre eux ; elle est, dans sa dynamique même, l’expression puissante de sa volonté de « traverser les frontières », pour reprendre l’intitulé de son enseignement au Collège de France en 2018-2019.
6Il convient donc d’entendre la charge utopique de cette expression : si la mémoire refait surface, c’est pour étaler devant nos yeux le champ des possibles. L’étaler au loin, l’étoiler au mieux, afin que cette diaspora archivistique exprime aussi une forme d’idéal babélique. Le plurilinguisme est bien un horizon fondamental de l’enjeu des archives tel qu’il apparaît ici, renouant avec la pensée juive de Babel. Dieu n’a pas dispersé les hommes pour les châtier, mais pour les sauver. En les répartissant sur la surface de la terre, mais aussi en leur faisant don de la diversité des langues, il a œuvré à rendre l’humanité inexpugnable : il y aura toujours, en un endroit du monde, un être parlant qui sera, en lui-même, une archive du futur.
7L’enjeu des archives dont il est question dans ce livre n’est donc pas seulement artistique et politique. Il est aussi, fondamentalement, philosophique. Mais il l’est avec d’autant plus d’ardeur et d’intensité qu’il aborde, comme c’est le cas ici, les aspects les plus concrets, j’allais dire les plus artisanaux, de la pratique de l’archivage. Comment assurer, par exemple, la conservation et la consultation des formats numériques de l’archivage filmique ? Ce sont autant de questions très précises qui sont traitées dans les essais que l’on va lire. Car c’est bien en rematérialisant la notion d’archive qu’on peut la repolitiser et, partant, la revivifier, c’est-à-dire l’arracher à la pulsion de mort.
- 1 Jacques Derrida, Mal d’archive. Une impression freudienne, Paris, Galilée, 1995, p. 27.
8On sait que Jacques Derrida avait identifié cette pulsion destructrice dans l’acte même de conserver : « Elle menace même toute principauté, toute primauté archontique, tout désir d’archive1. » Derrida appelait « archontique » ce principe de consignation et de rassemblement – un seul lieu pour un seul dépôt. Car l’arkhè est à la fois, dans la pensée grecque, ce qui commence et ce qui commande. Rien de tel dans la pensée juive où, comme on le lira avec grand profit, le ganaz hébraïque peut désigner à la fois « dissimuler » et « détruire ». Peut-être retrouvera-t-on ici certains des fantômes qui hantent le cinéma d’Amos Gitai. C’est cela aussi, refaire surface : affronter sans louvoyer les spectres du passé.
9Artiste frontal, Amos Gitai sait les regarder en face et voici pourquoi sa politique des archives dessine la promesse d’une politique tout court, faisant front à toutes les idéologies de la séparation, prenant systématiquement le parti de la surface contre celui de la frontière. Parce qu’il se déploie devant nos yeux de manière inexorable et souveraine, le cinéma, affirme-t-il souvent, se montre autoritaire. Il le serait sans doute s’il ne nous offrait pas avec tant de générosités les archives de ses devenirs possibles. En les déposant en divers lieux du monde, Amos Gitai renonce peut-être à cette autorité. Il nous donne alors une leçon politique, dont le livre que l’on va lire dessine la portée.
Notes
1 Jacques Derrida, Mal d’archive. Une impression freudienne, Paris, Galilée, 1995, p. 27.
© Collège de France, 2021