1L’objet du cours que je voudrais présenter cette année au Collège de France, c’est l’économie-société, ou bien l’éco-démographie traditionnelle d’un monde aujourd’hui disparu, tel qu’il a « fonctionné » si l’on peut dire, du xiv^e au xviii^e siècle. En dates plus précises : de 1300-1320 à 1720-1730. Les commodités de la recherche font que ce monde se situe provisoirement pour moi dans l’Hexagone qui en cette circonstance est de pure forme. Sans connotations tricolores ni fleurdelisées. Y sont concernées presque en toute époque, mais non sans long hiatus, 15 à 20 millions de personnes. À vrai dire, une étude du même genre pourrait être probablement poursuivie, et le sera peut-être un jour, si elle ne l’est déjà, parmi les nations voisines : Allemagne, Italie, Espagne sans doute. Mais non pas nécessairement îles Britanniques. L’un des paradoxes d’une telle entreprise, c’est en effet que le royaume d’Angleterre, où fut défini pour la première fois et avec quelle pénétrante intuition le « Monde que nous avons perdua », était probablement de tous les pays occidentaux celui où ce monde était le moins typique et le moins stable.

2Les instruments et les méthodes que je me propose d’utiliser pour cette entreprise ne sont pas ceux, bien sûr, qui dériveraient d’une historiographie traditionnelle, même et surtout quand celle-ci se veut confortée par des greffes rajeunissantes. Force est de constater que l’histoire scientifique est quand même beaucoup plus que simples méditations sur le hasard ou sur l’événement, et sur l’intrigue dans le sublunaire. Basées qui plus est sur une négation de la sociologie. À de telles méditations, nous serions réduits en effet si nous couchions l’histoire sur un lit de Procuste, dont les courtes mesures n’auraient pas varié depuis Aristote et Thucydide. Au risque de me faire accuser de scientisme, je plaiderai ici le point de vue du bon sauvage. Dans leur candeur, qui n’est point naïve, beaucoup d’historiens de l’école des Annales, parmi lesquels je me rangerai, sont plus férus de Labrousse que de Rickert, et de Goubert que d’Ammien Marcellin. Pour nous, l’étude du hasard ne va pas sans celle de la nécessité, même et surtout quand celle-ci prend le visage d’une régularité ou d’une probabilité statistique.

3Il n’est pas question dans cette perspective de nier les rôles novateurs de l’événement, même si celui-ci ne mérite pas la réhabilitation seignobosienne, que voudrait lui décerner depuis cinq ans une historiographie pseudo-révolutionnaire, qui considère comme bourgeoise l’existence même des notes infrapaginales. Mais précisément les meilleures études d’histoire « événementielle », au sens scientifique et non point péjoratif de ce terme, sont celles qui, pour jauger l’impact de tel événement, s’emploient à replacer celui-ci dans son contexte rigoureux vers l’amont et surtout vers l’aval ; ceci afin de savoir si oui ou non l’événement ainsi mis en cause a fait la différence. Ainsi procèdent les cliométristes américains de l’école de Fogel. Ils cherchent à savoir si tel événement majeur de l’histoire des États-Unis, et par exemple la guerre d’Indépendance, a réellement joué le rôle que lui a prêté l’interprétation généralement admise, dans le domaine de l’histoire économique. Ils postulent donc, selon un schéma d’histoire-fiction, l’absence de l’événement qu’ils interrogent ; et puis ils recalculent chronologiquement toutes les chaînes des données d’aval. Le paradoxe de ces recherches sur l’événement, c’est donc qu’elles ramènent leurs auteurs à quantifier, et à utiliser en fin de compte — ô horreur — le bon vieil ordinateur. Dans une telle circonstance, on peut même dire du quantitatif ce que Jean Jaurès disait de la patrie : un peu d’événementiel éloigne de la quantification, mais beaucoup d’événementiel y ramène invinciblement. On sait du reste que, dans le domaine, il est vrai spécialisé, de l’histoire économique, ce genre de mise à l’épreuve n’a pas été favorable aux tenants à tout prix d’une restauration de l’événementiel : la non-occurrence de la Révolution américaine, dans les années 1770, n’aurait pas changé d’un schilling ce qui fut l’un des prétextes de la guerre : à savoir le prix des tabacs, tel que la mère patrie le payait à ses planteurs et colons d’outre-Atlantique. Plus féconde, en un tel sens, serait alors l’œuvre de Paul Bois ; cet historien remonte d’aval en amont, fil à fil et chiffre à chiffre, les grandes tendances de l’histoire économique et politique de son Bocage ; au cours de cette démarche régressive de quasi-psychanalyste, notre auteur retrouve, à l’origine du conservatisme de l’Ouest, le trauma initial et momentané que fut la chouannerie. Ainsi donc, au point de départ d’une apparente et pesante nécessité, gît la mutation. Mais celle-ci, et c’est l’essentiel, est isolée a posteriori, et non pas présupposée a priori.

4Quant à l’histoire strictement événementielle ou immédiate, qu’elle soit cocardière ou barricadière, elle me paraît sacrifier à une demande légitime mais souvent triviale. En une époque où les mass media confondent quelquefois selon le mot de McLuhan le message et le massageb et dissolvent les logiques du livre et de la réflexion, il est normal que l’histoire immédiate retrouve sans effort les procédés d’un récit sans recul, qui s’apparentent à ceux de nos vieilles chroniques médiévales, antérieures à la galaxie de Gutenberg.

5Il n’y a pas de raison néanmoins pour qu’une telle démarche, qui témoigne à merveille sur nos mentalités contemporaines, soit tenue, sauf exception talentueuse, pour autre chose que ce qu’elle est en effet : un témoignage, au bon comme au mauvais sens du mot.

6Les instruments et les méthodes que nous nous proposons d’utiliser ne sont pas non plus nécessairement ceux qu’une mode exigeante et souvent créatrice voudrait voir adopter par l’historien : du dernier cri du marxisme, nous retiendrons surtout une leçon qui ne s’y trouve guère : à savoir que c’est en première analyse dans l’économie, dans les rapports sociaux, et plus profondément encore dans les faits biologiques, beaucoup plus que dans la lutte des classes, qu’il faut chercher le moteur de l’histoire massive, du moins pendant la période que j’étudie et pour l’échantillon qui m’intéresse. Il est vrai que, s’agissant d’une société « sans moteur », ou d’évolution très lente, dans le cas du monde traditionnel, notre hérésie deviendra plus excusable. Quant à la linguistique dont plusieurs de nos collègues, et principalement des non-linguistes, estimaient qu’elle était dorénavant la petite reine des sciences sociales, nous ne méconnaissons nullement ses apports immenses. Mais ceux-ci se situent, hélas, en deçà de nos spécialités. Malgré tout l’intérêt des études consacrées au vocabulaire, je dois avouer en effet que jusqu’à aujourd’hui, par pure inclination personnelle, je n’ai guère pris le temps de regarder les mots, mais davantage les choses qui sont en deçà des mots. Même et surtout quand ces « choses » réfractées par les archives sont en partie des représentations collectives, qui, parce qu’elles sont pourvues d’une base de fait, demeurent irréductibles au pur discours. Je pense par exemple à la propriété du sol. Peut-être aussi, puisque nous parlons des mots, ressemblé-je à ces semi-analphabètes du xix^e siècle qu’aime à décrire Jacques Ozouf : j’ai eu trop de mal à apprendre à compter pour trouver le temps d’apprendre à lire.

7Pour des motifs qui, je le répète, sont de pure spécialité et non de discrimination quelconque ou de dédain, la géologie des couches sous-jacentes me concerne davantage qu’une fascinante géographie du discours, certes nécessaire à toute histoire proprement culturelle. Les pleins et les déliés, les reliefs et les trous du discours, ne devraient faire l’objet dans mes perspectives personnelles que d’une cartographie ou d’une archéologie préliminaire, et préalable aux sondages profonds. Les deux prospections, archéologiques et géologiques, ressortissant du reste à des techniques de fouille et de décapage qui pourraient devenir très comparables.

8L’ethnographie en revanche a été et restera l’une de mes compagnes préférées, mais il faut bien avouer que l’historien, dans la plupart des cas, pratique cette discipline de la façon la plus humble ; il s’agit pour nous, fichier en main, d’écouter sans nous lasser les textes surgis des profondeurs du social ; tout comme l’ethnographe, en couvrant de notes son carnet, interroge inlassablement les indigènes. Et cependant (dès qu’on passe au niveau supérieur et aux grandes constructions de l’ethnologie, fonctionnalistes ou structuralistes), l’histoire de jadis ou la sociologie d’aujourd’hui se révèle souvent trop mal équipée pour pouvoir appliquer ces vastes théories dans toute leur ampleur ; quelques années d’enseignement dans nos universités ont du reste suffi à me démontrer par la pratique même de mon métier de professeur, dont les finalités maintes fois ont été remises en question, la vanité du fonctionnalisme intégral, cher à Bronisław Małinowski. Certes, il arrivait de temps à autre au cours de ces années que quelque chose fonctionnât dans nos UERc. Mais quand même ! Censier n’était pas la Mélanésie. Ni Jussieu les îles Trobriand. Les harmonies malinowskiennes, et quasi préétablies qui valaient pour les atolls de corail, devenaient inadéquates pour les campus en béton, parfois frappées d’anomie, et sans doute aussi pour bien des aspects de notre société d’Occident. On me dira que, si nos universités paraissaient quelquefois privées d’une partie de leurs fonctions, elles n’en conservaient pas moins leurs structures. Ma profession d’enseignant, qui m’éloignait irrémédiablement du fonctionnalisme, allait-elle me rapprocher du structuralisme ? À vrai dire, et de ce point de vue, mon siège était fait depuis belle lurette, et je n’avais besoin, pour un tel rapprochement, d’aucune incitation d’ordre biologique ou personnel ; tant j’admirai l’efficacité des méthodes structuralistes, telles qu’elles furent investies, et avec quel succès, dans l’étude des règles de parenté ou des mythologies du Nouveau Monde. Hélas, ces méthodes ne sont pas toujours reproductibles ni transposables dans leur intégralité, parmi les divers secteurs de notre passé d’Européens. Nathan Wachtel, parce qu’il travaillait en Amérique du Sud, a pu appliquer les techniques lévi-straussiennes à l’histoire lointaine et parfois récente des sociétés du Pérou, au niveau des mythes, des institutions et des structures familiales. Par contre, dans les groupes humains de notre continent, qu’ils soient traditionnels ou contemporains, les règles du mariage sont, sauf exception passionnante, trop ouvertes et trop anomiques — mise à part la constance d’une certaine endogamie villageoise — pour qu’on puisse utiliser telles quelles les grilles que nous propose l’anthropologie : les ordinateurs eux-mêmes y cassent leurs dents, pourtant fort longues. Du structuralisme en fin de compte, l’historien aura quelque peine à retenir la littéralité d’une technique, relative à l’échange des signes : car, dans l’état actuel des recherches, elle vaut surtout sous d’autres cieux. Il s’appliquera surtout à lui-même la définition globale de la doctrine : celle-ci se présentant avec simplicité, « comme une méthode vieille comme le savoir : elle est destinée à appréhender les phénomènes en dehors de leur manifestation consciente, et à systématiser leurs relations et transformations d’ensemble à partir d’un petit nombre de variables1 ». Depuis près d’un demi-siècle, de Marc Bloch à Pierre Goubert, les meilleurs historiens français, systématiquement systématisateurs, ont fait du structuralisme en connaissance de cause, ou quelquefois sans le savoir, mais trop souvent sans que ça se sache.

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9Il n’est pas non plus impertinent de noter, dans cette revue des contacts interdisciplinaires, ce que peuvent donner les explorations d’un démographe du passé tel que je voudrais l’être, en direction d’un savoir proprement psychologique. Et plus précisément en direction de la psychanalyse. Cette branche de la connaissance est en effet trop proche des préoccupations de l’historien pour que celui-ci puisse s’en désintéresser de façon pure et simple. À vrai dire, sur cette frontière contestée, le bilan de nos entreprises, et par notre faute, est plutôt maigre. Je n’apporterai bien sûr rien de comparable aux riches trouvailles qu’a récoltées Alain Besançon dans le même secteur. À deux reprises pourtant, ma route s’est approchée — très en contre-bas — des chemins que balisa voici longtemps Sigmund Freud. Dans mes études sur la limitation des naissances, j’ai été confronté, inévitablement, aux témoignages qu’a donnés à ce propos le médecin viennois, encore très jeune, pendant les deux dernières décennies du xix^e siècle. Il se penchait en effet, à l’occasion de ses rencontres avec les malades, sur les débuts du birth control parmi les élites de la capitale autrichienne. Et il examinait, dans cette perspective, le traumatisme psychologique qu’infligeaient, croyait-on, aux intéressées les premières pratiques de ce genre. Traumatismes qui s’expliquaient peut-être, si l’on en croyait l’explication jadis en vogue, par le caractère fruste et peu satisfaisant des techniques contraceptives utilisées. Aux yeux du psychologue, le témoignage de Freud sur ces problèmes correspond peut-être à une étape dépassée de la médecine ; mais pour l’historien, qui n’est guère gâté en documents de ce type quant aux xviii^e et xix^e siècles français, ces textes freudiens, de psychologie démographique, demeurent parmi les plus incisifs dans le maigre corpus que nous possédons.

10Par ailleurs, et s’agissant toujours des déviances, l’histoire des religions plébéiennes, en milieu paysan ou citadin, nous a mis en présence des convulsionnaires des Cévennes et de saint Médard, respectivement huguenots et jansénistes. Là aussi, les premiers travaux de Freud et de Breuer sur l’hystérie de convulsion, si démodés qu’ils puissent paraître aux yeux des doctes, nous ont mis sur la piste de quelques hypothèses intéressantes, relatives à l’étiologie sexuelle et culturelle des hystéries convulsionnaires du bon vieux temps.

11Dans ces deux cas pourtant, nous en sommes restés au Freud des premières années, avant la découverte du complexe d’Œdipe : à l’homme des Lettres à Fliess, et des Études sur l’hystérie. Nos recherches ne mettent en cause, de façon du reste occasionnelle, que les aspects juvéniles de l’œuvre freudienne. Elles paraîtront donc secondaires, à juste titre, aux yeux des vrais spécialistes. Ces études, somme toute, témoignent sur les limites de notre savoir d’historien, plus que sur la pertinence même de l’analyse freudienne, quant au développement de notre discipline. Pertinence qu’à vrai dire je me sens incapable de jauger. Je me souviens à ce propos de notre stupéfaction de jadis, lorsque, voici une dizaine d’années, une grande voix venue de la rue d’Ulm nous tirait de notre sommeil antidogmatique de chercheurs d’archives, afin de nous annoncer, en guise de réveil, que Marx n’avait jamais été jeune. Eh bien, en ce qui concerne le fondateur de la psychanalyse, de notre point de vue d’historien, c’est tout le contraire. Par suite du caractère spécifique de nos recherches, nous n’avons eu affaire qu’aux œuvres de jeunesse du Maître de Vienne ; et pour nous Sigmund Freud n’aura jamais été vieux. Ni même mûr tout simplement.

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12Parvenu à ce point de mon exposé, on me permettra de reprendre un mot de Roland Barthes, initialement appliqué à d’autres corporations : nous formons en effet, nous autres historiens, l’arrière-garde de l’avant-garde. Nous laissons aux chercheurs des disciplines les plus sophistiquées le soin d’opérer les reconnaissances dangereuses ; c’est à eux qu’il revient, parfois au péril de leur vie, de faire sauter les champs de mines qui s’opposent à la progression générale. Quant à nous, historiens, nous utilisons largement les richesses qu’ont créées antérieurement les branches déjà consacrées du savoir quantitatif, au titre de la démographie, de l’économie, voire de l’économétrie. Nous pillons sans vergogne — en tâchant, dans la mesure du possible, de restituer au centuple — les ressources de la démographie qui, grâce à nous, est devenue historique ; les ressources aussi de l’économie marxiste et ricardo-malthusienne, et de la théorie économique de notre temps ; les ressources enfin d’une ethnographie qui de notre point de vue demeure plus assurée de ses démarches qu’elle ne l’est de ses accomplissements. Dans l’abordage de l’objet relativement bien délimité qu’est la société traditionnelle, les modèles biologiques, tels que les a proposés Wynne Edwards, s’avèrent parfois pour nous d’un plus grand secours que ne le sont les ultimes raffinements de la sémiotique, dont nous ne comprenons pas toujours les idiolectes. En même temps, n’étant pas affectés par le prurit d’une modernité au jour le jour, nous avons le sentiment d’être des continuateurs. L’école des Annales, après une longue phase intra-utérine, débute comme on le sait, dans les années 1920, avec Febvre et Bloch. Ernest Labrousse, dès la décennie 1930, lui donne après Simiand sa coloration quantitative. Fernand Braudel, dont j’assume ici la succession, et puis tant d’autres qui enseignent aujourd’hui à Paris, à Rennes, à Toulouse, à Aix-en-Provence, etc., confèrent à ce groupe devenu polycentrique sa permanence officieuse. L’école est à l’image même des sociétés qu’elle étudie : lente. Elle définit sa propre durée dans le long terme de notre siècle. Vieille taupe bien creusant son trou, elle ne délaisse pas volontiers ses galeries souterraines, et elle témoigne d’une assez remarquable indifférence aux phénomènes qui se passent à la surface. Que saignent en effet les coupures épistémologiques, que descendent les jupes jusqu’à la cheville, ou qu’elles remontent jusqu’au-dessus du genou, l’historien des Annales, impavide, n’en continuera pas moins d’aligner ses additions. Tant il est vrai que l’histoire, en dépit de tout ce qu’on a pu dire, participe quand même au travail cumulatif des sciences exactes : elle est donc à l’écoute du monde tel qu’il va, mais elle ne peut pas se plier d’un an sur l’autre aux décrets impératifs que promulguent les ateliers de la haute couture, ou les grandes surfaces du prêt-à-porter.

13De l’impact des méthodes quantitatives, qui révolutionnent la manière d’écrire l’histoire, on peut se faire une idée en lisant le dernier livre de Robert Fogel et de Stanley Engermand, sur l’économie de l’esclavage des Noirs aux États-Unis. On me permettra donc de développer ici brièvement le cas pour nous exemplaire de cet ouvrage. Il est écrit à coups d’enquêtes chiffrées, qui furent menées grâce aux recensements et grâce aux comptabilités des plantations ; il est écrit aussi à coups de calculs, qui n’eussent pas été possibles sans l’aide de l’ordinateur ; les conclusions du livre n’en paraissent que plus paradoxales et plus scandaleuses. Au point qu’un lecteur superficiel, ou de mauvaise foi, serait tenté de voir dans ce travail une apologie déguisée de l’esclavage. En fait, les deux auteurs, partisans déterminés de la libération présente des Noirs, ont abouti d’abord et avant tout à démontrer qu’une des pires périodes pour les ci-devant esclaves avait coïncidé avec l’époque de soi-disant liberté qui commence après 1865. Ils ont conclu également, au terme de leurs longues et patientes études, que le racisme à peine déguisé des abolitionnistes était en fin de compte presque aussi néfaste que l’était la discrimination sans fard, pratiquée par les planteurs avant 1860. Pionniers d’une histoire-fiction de type contrefactuel Fogel et Engerman n’ont pas hésité à calculer ce qu’aurait été le prix des esclaves en 1889, si la guerre de Sécession n’avait pas eu lieu (ce prix aurait bien sûr monté). Pêle-mêle, et chiffres en main, les deux auteurs ont prouvé dans ces conditions que l’esclavage nord-américain était un système hautement profitable ; il n’était nullement moribond, quoi qu’on en ait dit, dans les années qui précédèrent la guerre civile ; il s’avérait même plus efficace que les modes de production des États septentrionaux de l’Union fondés sur la liberté du travail ; les Noirs asservis du Sud, comme tels, étaient des travailleurs très efficients, souvent qualifiés, aptes au métier urbain comme à la besogne rustique. Ils menaient une vie familiale normale ; celle-ci, dans l’immense majorité des cas, n’était point perturbée par les aliénations pour cause de vente d’hommes. Les conditions matérielles de vie de ces gens (mais non pas, certes, leurs conditions psychologiques d’hommes privés de liberté) étaient équivalentes à celles dont jouissaient les travailleurs blancs de la même région ; les taux d’exploitation de la main-d’œuvre par le patronat sudiste n’étaient pas élevés. Le Sud des États-Unis, en 1860, formait un pays et même une quasi-nation économiquement avancée, en dépit de son odieux archaïsme quant aux relations humaines. La performance économique, strictement quantifiable, situait en effet le Sud bien avant les pays du continent européen ; avant la France, avant la Belgique. Contrairement aux images d’Épinal qui le dépeignent sur presque tous les plans comme moins développé, le vieux Sud de jadis économiquement n’était dépassé que par les deux régions les plus avancées du monde : à savoir l’Angleterre et le Nord des États-Unis. Encore une fois, répétons-le : en effectuant cette périlleuse démonstration, Fogel et Engerman ne se proposent nullement de justifier ou de réhabiliter en quoi que ce soit l’affreux esclavagisme. Ils se bornent à prouver, en toute simplicité, que leurs prédécesseurs n’ont pas fait de la bonne historiographie, dès lors qu’ils se basaient seulement sur le discours que tenaient les pamphlets abolitionnistes — ceux-ci fussent-ils pavés des intentions les meilleures du monde. La leçon vaut pour nous également, historiens économistes d’Europe, jeunes et moins jeunes : si nous n’assimilons pas à la Fogel les éléments de la théorie économique la plus sophistiquée, notre école hexagonale de chercheurs risque de se retrouver un jour en possession d’un capital de savoir qui sera légèrement surévalué.

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14Au terme de ces considérations d’itinéraire, j’en viens à l’objet même de ce cours, autrement dit à une certaine société traditionnelle et rurale, depuis la fin du Moyen Âge jusqu’au début du xviii^e siècle ; le fait est que celle-ci constitue, à beaucoup d’égards, un objet, dont les dimensions chiffrées, en dépit de vastes fluctuations, tendent toujours à revenir vers le strict plafond d’une constance. Je ne prétends certes pas que la « France » des années 1300 ou 1700, dans les limites du quasi-hexagone de l’époque Vauban, forme une unité organique. Cette France-là, d’avant la francisation, n’est qu’une fenêtre ouverte sur le monde, grâce à laquelle il nous est possible de découper un important échantillon d’humanité. Elle contenait 19 à 20 millions d’habitants que nous qualifierons par commodité de « Français » lors des dénombrements de Vauban, disons vers 1700. Or, il se trouve que les très nombreuses études nationales et régionales qui gravitent autour de l’État des feux de 1328, confirmées par de multiples monographies provinciales, indiquent ceci : le même pays, dans les mêmes frontières (qui, non existantes encore en 1320, ne constituent pour nous qu’un découpage de commodité), avait au bas mot 17 millions d’âmes vers 1300-1340. Au total, en quatre siècles, de 1300-1340 à 1700-1720, la hausse égale seulement 2 millions de personnes. Qui dit moins ! On n’aura jamais été si proche, sauf peut-être pendant les années qui, pour la France, courent de 1865 à 1945, de cette croissance démographique zéro que prêchent désespérément les spécialistes des populations, sans pour autant parvenir à la faire mettre en œuvre. Il est vrai que les moyens, qui du reste n’étaient point délibérés, qu’employait le système français classique pour parvenir ainsi à son auto-stabilisation n’ont rien de bien séduisant pour notre époque (je pense par exemple aux épidémies : elles faisaient effectivement partie d’un écosystème qui regroupe l’homme avec son environnement biologique, bacillaire et prédateur. Le modèle que j’évoque ici en quelques mots est donc éco-démographique et factuel ; il ne se veut ni normatif ni attractif).

15L’autre série de découvertes qu’effectua récemment l’école historique française concerne la stabilité des techniques rurales et des rendements céréaliers entre la première révolution agricole (celle du Moyen Âge : xi^e-xiii^e siècles), et la seconde, tardive, qui prendra place au xix^e siècle. Sans nous prononcer pour le moment sur le cas un peu ambigu du xviii^e siècle, constatons en tout cas que la production des subsistances s’opère grosso modo selon des normes stables, entre 1300 et 1720, également. Ainsi se révèle un extraordinaire équilibre écologique ; il n’excluait pas, en son temps c’est vrai, tout comme dans le cas de la démographie animale, des bouleversements et des fluctuations négatives, éventuellement monstrueuses, mais toujours momentanées. Cet équilibre général, aussi susceptible de sautes d’humeurs et d’ajustements que l’est celui des économistes, peut se ramener à l’esquisse d’un tableau champêtre : dans les limites du cercle vert des forêts épargnées, qu’avaient élargi les grands défrichements des xi^e-xiii^e siècles, un peuple de paysans pendant douze à treize générations de 1300 à 1700-1720, s’active et se reproduit en fonction d’une enveloppe de possibilités numériques dont les contraintes sont inexorables. Ces contraintes du reste pourront s’atténuer par la suite, après 1720 ; elles ne s’évanouiront quand même pas de sitôt, puisqu’en 1914 encore, à la veille du conflit, la population active de l’agriculture française demeurera très proche de ses maxima de 1850. Pour m’en tenir à la période cruciale 1320-1720, la quasi-stabilité, dans le long terme, des paramètres démographiques et céréaliers nous fournit l’occasion d’un dialogue avec les tenants à tout prix d’une conceptualisation préalable. Les chiffres ici ne sont pas les serviteurs bougons du concept, lequel serait tout prêt du reste à les congédier, dès lors qu’ils résistent à ses injonctions. Bien au contraire, c’est la problématique qui jaillit de l’évidence même du nombre : elle ramène tout droit aux vieilles notions qui nous parlaient des virtualités d’un état quasi stationnaire.

16Cette société écologiquement stable et démographiquement quasi stable ne l’avait pas toujours été au même degré, du moins pendant une phase antérieure. Du xi^e au xiii^e siècle, elle avait connu l’expansion vraie, et de long souffle, élargissant les clairières, gonflant les noyaux humains. L’expansion ainsi mise en cause s’était produite dans un monde de pouvoirs décentralisés, parcellairement manœuvrés par les seigneurs féodaux ; en fin de compte, ce vieux monde-là s’était avéré très favorable au développement réellement prodigieux d’une société. Prodigieux en tout cas quand on le compare aux stagnations longues des quatre gros siècles d’après 1300. Du xi^e au xiii^e siècle, ce qui avait été bon pour la féodalité avait été bon aussi pour l’Europe occidentale dans son ensemble ; et plus particulièrement pour les populations de ce futur Hexagone, qui nous servira de champ d’expérience. C’est seulement après 1300 que la formation de grands États nationaux, engagée bien entendu depuis belle lurette, va finir par créer des risques de guerres mondiales, qui se révéleront comme l’un des freins les plus efficaces à l’expansion : elles contribueront, parmi bien d’autres facteurs, à casser la croissance, ci-devant gothique et médiévale.

17Après 1300 en effet, et jusque vers 1720, disons de Philippe le Bel au système de Law, d’une mauvaise inflation jusqu’à une bonne, les temps du développement frais et joyeux sont bien révolus. La société (qui auparavant avait connu la reproduction élargie), et disons plus généralement tout l’écosystème (nature plus agriculture, faune animale et flore bacillaire plus espèce humaine), s’avère désormais capable, dans les limites de notre échantillon géographique et quant au point de vue des humains, de secréter certains mécanismes d’arrêt (ou de relance) : ceux-ci bloqueront l’essor et gripperont la crue ; ou bien ils ramèneront la masse humaine globale, périodiquement et non sans à-coups, jusqu’à sa position haute d’équilibre. Cette normalisation met d’abord en cause des forces de freinage exogènes. Cette exogenèse ne vaut du reste qu’en première analyse. Car il serait facile de montrer que ce qui est exogène quant à l’Europe est endogène quant à l’Eurasie ; endogène aussi, un peu plus tard, à partir du xvi^e siècle, quant au monde atlantique pris dans son ensemble. Quoi qu’il en soit, à force d’accroître graduellement, depuis le xi^e siècle, ses dimensions démographiques, ses échanges, ses contacts commerciaux, coloniaux, religieux, militaires, la nébuleuse occidentale en état d’essor a fini par rencontrer ou par coudoyer, fût-ce de loin, d’autres nébuleuses. Également massives. Voire expansives. Nébuleuse chinoise à partir du xiii^e siècle. Nébuleuse amérindienne à partir du long xvi^e siècle. Pour m’en tenir au premier de ces deux cas, les zones maudites de l’Asie centrale, grouillantes de rats et de puces pesteuses, sont traversées dès le début du xiv^e siècle par les caravanes de la soie et par les armées mongoles à long rayon d’action, dont les trajectoires se donnent libre cours, grâce à la pacification politique et commerciale du cœur des vieux continents, réalisées sans ménagements par les Gengiskhānides. Stimulé du même coup par les pérégrinations accrues des porteurs de germes, un marché commun des bacilles et des virus peut donc se créer à l’échelle de l’Eurasie ; puis des Atlantiques, européen et américain. Ce marché-là n’a pas cessé jusqu’à nos jours de fonctionner à l’insatisfaction générale. De quoi rendre possible, à une échelle jamais connue avant 1300, les courts-circuits microbiens. Parmi eux, figure en première place la peste noire de 1348, dont les séquelles ne cesseront de hanter la « doulce France », jusqu’à l’ultime peste marseillaise de 1720. Figure aussi, au-delà de 1492 ou de 1532, l’immense génocide amérindien, bien pire que nos pestes d’Occident. Il est provoqué par les infections que propagent — on n’ose pas dire en toute innocence — les conquérants venus de Castille. Il s’accompagne aussi de contrecoups dommageables pour la démographie de notre Europe : je pense à la syphilis. Mais ce n’est là qu’un prêté pour un rendu, et sans commune mesure avec le génocide des nouveaux mondes qui fut exporté, lui, depuis les pays latins jusqu’au Mexique et jusqu’au Pérou. Dans les deux cas, au xiv^e comme au xvi^e siècle, des agents de pollution internationale sont mis en route : ils sont catalogués, précis, responsables. On me permettra, dans la perspective d’une histoire plus événementielle, de signaler au passage la fonction meurtrière des Génois deux fois coupables ; primo, en raison du rôle de leaders qu’ils assumaient parmi les caravanes asiatiques de la soie, celles-ci branchées sur le comptoir de Caffa d’où devait partir la peste vers l’Occident ; secundo, en raison de la présence d’un des plus distingués de leurs concitoyens, Christophe Colomb, à la tête de la première conquista. À grande ville, à grand port, grandes pandémies.

18L’unification microbienne du monde, ainsi réalisée non sans dégâts, entre 1300 et 1650, est l’un des plus puissants facteurs de stabilisation de notre écosystème, telle qu’elle s’enregistre à peu près entre ces deux dates. Mais cette stabilisation s’opère, bien sûr, à travers des oscillations du positif au négatif et vice versa, qui sont d’abord géantes (je pense aux xiv^e et xv^e siècles) ; puis graduellement amorties. La France, dans le cadre conventionnel de l’Hexagone, a, au bas mot, 17 millions d’habitants vers 1320. Elle n’en a plus, si je puis dire, que moins de 9 millions vers 1440. Mais dès 1550, et jusque vers 1715, le chiffre bas médiéval de 17 millions est retrouvé, amélioré même, puisque, selon les époques, des vaches maigres aux vaches grasses et réciproquement, l’Hexagone hésitera pendant le très long xvii^e siècle entre 19 et 20 millions d’êtres humains, ou autour de ces deux chiffres.

19Pourtant, l’unification microbienne n’est pas seule en cause, en tant qu’élément limitatif. Un second et formidable « facteur » de blocage, que nous verrons à l’œuvre du xiv^e au tout premier xviii^e siècle, c’est la guerre. Et en fin de compte, par deçà la guerre, l’État moderne ou prétendu moderne. Plus largement, je mets en cause le système interétatique (international) : puisque aussi bien il forme la toile de fond sur laquelle s’individualisent les phases de bellicosité pour tout l’Occident.

20Dans l’époque antérieure en effet (xi^e-xiii^e siècles), quand les conflits guerriers tranchaient simplement sur la robe sans couture de la féodalité du bon vieux temps, tricotée à petites mailles, ils avaient toutes les chances de rester locaux. Ils n’endommageaient qu’une région très limitée du tissu, et celui-ci parvenait assez vite, dans de telles conditions, à cicatriser ses blessures. Mais, avec la maturation des grands royaumes, la situation change du tout au tout. Les gros États sont poussés par une logique interne ; ils sont menés par des individus qui sont statistiquement à courte vue, munis de dents longues et d’idées courtes ; ils s’engagent dans des guerres d’envergure internationale, qu’ils s’avèrent incapables de terminer, et qui peuvent durer trente ans, cent ans, etc. Ces guerres-là ne sont pas nécessairement très meurtrières par elles-mêmes ; leur pouvoir de tuer, après tout, émanait d’une armée dont l’effectif permanent au cours d’une longue période ne devait pas dépasser 10 000 personnes (mais 500 000 quand même sous le vieux Louis XIV). Ce pouvoir de tuer directement n’était donc pas en soi très destructif... Mais les petites troupes de « trognes armées » agissaient davantage par leurs retombées indirectes. Les guerres en effet disséminaient les épidémies, que véhiculaient les poux typhiques et les puces pesteuses dont étaient porteurs les militaires, les réfugiés, les vagabonds et les mendiants, si nombreux dans les temps de conflits. Une seule et mince armée de 8 000 hommes, au cours d’une randonnée concoctée par Richelieu, traverse la France d’un bout à l’autre, depuis La Rochelle jusqu’à Montferrat2e ; or, du seul fait des pandémies qu’elle propage, cette minuscule armée, à partir de 1627-1628, cause la mort pesteuse de plus d’un million de personnes, qui ne se doutaient sans doute point que c’était là le prix à payer pour la réduction des protestants à l’obéissance, imposée par la politique du Cardinal. Et puis, la guerre a d’autres effets : par la réquisition des bœufs et chevaux, par le pillage, par la destruction des moulins et des fermes, par l’incendie des granges pleines de grains, elle peut désintégrer le capital agricole ; s’y joignent souvent les mortalités de toute espèce, et les paniques inopportunes qui, au moment des indispensables travaux champêtres (semailles, labours, moissons), refoulent la main-d’œuvre épouvantée derrière les murs des villes closes. Dès lors, la classe des laboureurs, saignée et rainée, s’en trouve quelquefois détruite et « dékoulakisée » avant la lettre. Voilà qui suffit dans certaines conditions à rendre impossible la reproduction simple de l’économie et de l’éco-démographie d’un Ancien Régime. Des phénomènes de ce genre sont intervenus en Normandie vers 1430 ; ils ont contribué, du même coup, à réduire le peuplement de cette province aux 28 % de son niveau d’avant les guerres de Cent Ans3f. M. Guy Bois parle sur ce point, à juste titre, d’un « modèle Hiroshima ». À elles seules donc, pendant l’époque de Jeanne d’Arc, la guerre, la peste, les épidémies et les famines ont beaucoup plus agi qu’une pure et simple récession per se de l’économie, dont nous risquerions de surestimer les effets si nous faisions preuve d’un économisme périmé. À elles toutes, ces quatre cavalières de l’Apocalypse produisent le prodigieux et momentané dépeuplement de la France au xv^e siècle. Ou bien, pour être plus précis : disons que la récession bas-médiévale de l’économie a été prise dans un jeu de facteurs et de variables, où elle était à la fois déterminante et déterminée, mais somme toute plus déterminée que déterminante.

21Dans la période qui suit la grande renaissance ou reconstruction de notre peuplement (1440-1560) et qui va de 1560 à 1715, la guerre, avec ces disettes et pestilences, est une fois de plus l’une des grandes régulatrices des populations : elle fait plafonner, voire décliner brièvement jusqu’à la suivante récupération, notre système d’éco-démographie. Il suffit pour s’en convaincre de se reporter à l’étude globale du produit des dîmes que je dois à l’amitié de M. Joseph Goy4. Trois grandes périodes de freinage, accompagnées bien sûr d’épouvantables souffrances, s’y font jour, en dates rondes, sur nos gerbes de courbes : guerres de religion (1560-1595) ; guerres de Trente ans et Fronde (1635-1653) ; guerres de la fin du règne de Louis XIV (1690-1715).

22Mettre en cause la guerre, en tant que malthusian check, c’est bien entendu mettre en cause l’armée permanente, cette matrice des bureaucraties à venir. Par delà celle-ci, notre démarche revient aussi à inculper l’État « moderne », monarchique, soi-disant absolutiste, mais très certainement administratif, répressif et distributeur des « offices ». Il achève de se mettre en place du xiv^e au xvii^e siècle et il domine tout le paysage, un peu trop même, si l’on se fie sur ce point aux descriptions politico-centriques de l’historiographie de jadis. Or, l’ambiguïté de cet état monarchique est totale, vis-à-vis de l’éco-démographie qui forme ici notre objet : dans une optique weberienne, l’État mis en cause apparaît d’abord comme modernisateur. Du fait de ce que Pierre Chaunu n’a pas craint d’appeler sa technostructure, il est susceptible de stimuler certains développements, quant à l’économie, quant à la culture, quant à la société. Mais, du xiv^e au xvii^e siècle, cette fonction de croissance est souvent éclipsée par l’effet de stabilisation. Relisons le dernier livre de Pierre Goubert sur l’Ancien Régime5 : on y verra que l’État monarchique est, pour une très grosse part, institution militaire, elle-même impliquée dans le système européen des États. Elle dévore plus de la moitié de son propre budget au profit d’une armée qui devient par bien des manières le tombeau de la nation. Beaucoup plus que ne le sera jamais la Cour de Versailles. L’État et l’armée comptent ainsi, de 1315 à 1715, au nombre de principaux régulateurs d’une éco-démographie qui les engendre et qu’ils dévorent. Il ne s’agit pas ici d’adopter le point de vue panglossien, selon lequel tout étant pour le mieux, et les melons étant pourvus de tranches afin d’être mangés en famille, la société d’Occident se devait de s’équiper d’États-moloch, destinés à se déchirer à belles dents les uns les autres, et chargés d’organiser tous les trente ans l’holocauste, afin de parvenir ensemble à un heureux plafonnement des populations et afin de faire goûter aux braves gens les bienfaits de l’équilibre. Ce point de vue finaliste et polémologique, que je n’ai dressé ici que comme un fantôme à abattre, me reste étranger. J’ai simplement voulu souligner que l’équilibre long, qui me paraît caractériser mon objet d’études, n’est pleinement atteint que dans la tragédie, c’est-à-dire hier plus encore qu’aujourd’hui, dans la politique et donc dans la guerre. Après tout, dans le monde animal aussi, l’écosystème implique le prédateur. Les guerres dans la France classique sont prédatrices par la mort, mais elles le sont aussi indirectement par l’impôt, fauteur de crise et de misère (voyez les malheurs de la « fin du règne » de Louis XIV).

23En fait l’État n’assumera pleinement ses fonctions modernes, économiquement expansives et bénéfiques, qu’après un retournement que faute d’un meilleur terme je qualifierai de dialectique. Après 1715, quand viendra l’époque de la guerre en dentelles, des Intendants éclairés, et des bureaucrates statisticiens. Le temps des Lumières, quant à notre essor démographique du xviii^e siècle, sera aussi le temps des cerises. La Révolution française de 1789, pour l’édification permanente des générations à venir, se chargera du reste de donner l’ultime impulsion en ce sens-là. Une impulsion qui avec les guerres de 1792-1815 se changera quelquefois momentanément en son contraire.

24Ces réflexions sur l’État nous amènent à souligner ce qu’on pourrait appeler l’un des paradoxes de la modernisation. L’État, la guerre et l’armée, avec leur essaim de fléaux, mènent à plusieurs reprises la Nation au bord du gouffre, au nom d’une démarche qui, dans un régime d’affreuse régulation malthusienne, évite, il est vrai, au bon peuple les affres d’une expansion irréfléchie des effectifs. Mais cette politique au seuil de l’abîme vaut aussi pour les innovations majeures du xvi^e siècle. Faut-il, en effet, rappeler que la masse des Français, si j’en excepte une petite élite, subsiste du xiv^e au xvii^e siècle, et même au-delà, dans un monde de relative stabilité culturelle : ils jargonnent leurs dialectes ; et ils restent fidèles à un catholicisme à demi folklorique qui fait le fond de leur religiosité. Dans un tel milieu, l’irruption de la Réforme protestante, elle-même fondée sur l’imprimerie et sur l’alphabétisation d’un faible pourcentage du peuplement, déclenche d’effroyables réactions de rejet. On ne greffe pas impunément un cœur huguenot sur un corps qui se veut encore tout catholique. Et il faut s’attendre à des contrecoups, dès lors qu’on entreprend de priver les villageois du culte de la Vierge Marie, et de celui de tous les saints, qui avaient anthropologisé pour la bonne cause les dévotions forestières et chosistes, jadis héritées du paganisme. Une réaction défensive et punitive, allergique et panique tout à la fois, parcourt donc l’organisme national (pour m’en tenir à lui) de 1560 à 1685. Et cela jusqu’à l’expulsion révocatrice du corps étranger. Jusqu’au triomphe final de la tradition papiste, repeinte à neuf grâce à la Contre-Réforme. Jusqu’à l’unité de foi dérisoirement retrouvée. Or en sa première phase, de 1560 à 1595, cette réaction de rejet a été d’une violence inouïe. S’identifiant au backlash des guerres de religion, et provoquant une hémorragie éco-démographique de grande ampleur, elle a constitué l’un des plus puissants stabilisateurs de notre système. Elle a brisé net l’expansion jusqu’alors incontrôlée de la Renaissance, quand les hommes se multipliaient comme rats en paille ou souris en grange. Une fois de plus, et par choc en retour, la tentative de modernisation contribuait à renforcer le caractère répressif et stagnant du système ; celui-ci sortait de l’épreuve, après 1600, couturé et labouré de glorieuses balafres ; mais il demeurait en fin de compte semblable à lui-même, aux cicatrices près.

25Bien sûr il serait absurde, et même stupide, de tout expliquer par la guerre. Celle-ci ne fournit qu’un dernier recours ; elle est l’ultima ratio de notre système. Durant le très long xvii^e siècle qui va de 1560 à 1715, elle n’agit cependant qu’à trois reprises (voir supra), mais qui sont coupées de phases de répit : en gros, quatre-vingts années de crises belliqueuses s’opposent, pendant toute cette époque, à quatre-vingts années de paix ; ou de semi-paix dans l’intérieur des frontières. Nous devons donc admettre qu’il existe aussi, à côté des paroxysmes belliqueux, une routine purement pacifique des stabilités ; cette routine-là, c’est l’épidémie pure qui la procure. Le grand livre de François Lebrun sur l’Anjou6 a fourni, quant à ce problème, toutes les précisions indispensables. Lebrun disposait d’un cas, si j’ose dire privilégié. Au xviii^e siècle, époque où toute la France s’emballe dans un vaste élan d’expansion démographique, qui fait passer la population du pays de 19 à 27 millions d’habitants, subsistent néanmoins quelques enclaves d’exception, qui restent en proie aux phénomènes de stabilité. Parmi celles-ci figurent la Bretagne, et surtout l’Anjou, celui-ci totalement bloqué (quoique non sans ruade) au palier démographique de la croissance zéro, entre 1700 et 1789. Cette stagnation ne s’explique point par la guerre : l’Anjou, très éloigné des théâtres d’opérations militaires, n’a connu, sous Louis XIV, Louis XV et Louis XVI, ni les conflits guerriers ni non plus après 1710 les famines. L’explication doit donc être cherchée ailleurs. François Lebrun n’a eu aucune peine à le fournir et à montrer que les maladies infectieuses provoquent au tout premier chef l’inaptitude angevine à la croissance. En termes prosaïques : que survienne dans la région d’Anjou une velléité d’essor démographique, et presque immédiatement, dans ce pays sans hygiène où les gens boivent l’eau polluée de la Loire, surgit une contagion de dysenterie bacillaire, qui couche dans la tombe des milliers de personnes et qui casse l’expansion toute fraîche. Or, il faut bien constater, quelque respect qu’on ait pour la douceur angevine, que cette forme fruste et cruelle de régulation se retrouve dans le domaine de la démographie animale : et précisément chez les singes supérieurs qui sont les animaux les plus proches de l’homme. Parmi des groupes de singes insulaires, étudiés par un ethnologue britannique7g, la dysenterie s’exalte quand s’augmentent les populations simiennes, et quand se multiplient de ce fait les contacts infectieux entre individus toujours plus grouillants ; la dysenterie s’apaise au contraire quand les animaux devenus moins nombreux, à la suite de la toute dernière épidémie, peuvent s’offrir le luxe d’un relatif isolement qui les abrite plus ou moins des contacts trop meurtriers. Du coup croissent derechef les effectifs simiens, jusqu’à provoquer la prochaine vague d’infection, qui ramènera la situation au point initial, etc. La dysenterie, hélas, est donc aux populations humaines des pays angevins ou simiennes des îles ce que le régulateur à boules est à la machine de Watt.

26Cette prégnance épidémique aboutirait-elle à mettre en doute la théorie couramment admise depuis trente ans, selon laquelle la population urbaine et rurale de notre Ancien Régime était modulée par la famine ? Pas nécessairement. Il demeure exact que les famines du xvii^e siècle, heureusement exorcisées après 1741, furent atroces en leur époque. Les travaux les plus récents ont pourtant l’utilité de nous rappeler que la famine ne doit pas être détachée de son contexte ; en réalité, elle se comporte comme un « fait social global ». Vers l’amont, elle est reliée aux guerres, qui constituent bien souvent, par le paupérisme qu’elles provoquent du fait des souffrances et des impôts, la toile de fond sur laquelle s’individualise la disette8. Vers l’aval, elle se relie dans le court terme aux épidémies, qu’elle contribue doublement à provoquer : elle crée en effet pour celles-ci un terrain favorable, du fait de la dénutrition ; elle dissémine d’autre part les mendiants, porteurs de germes. Somme toute, la famine m’apparaît, elle aussi, comme un recours ultime, aux horreurs duquel l’équilibre démographique n’a généralement pas besoin de s’adresser, afin d’imposer de toute manière sa loi suprême. Dans les cas usuels, bien avant qu’intervienne cet épuisement famineux des subsistances, les régulateurs exogènes et endogènes (pestes, guerres, épidémies, mariage tardif) se mettent en place : ils rabotent, avant qu’il ne soit trop tard, les velléités d’expansion démographique. Ils peuvent même provoquer de violentes fluctuations dans le sens négatif.

27Il n’est pas jusqu’aux phénomènes urbains, pourtant suspects a priori de modernisme, qui ne soient mis à contribution par les forces de freinage, qui entretiennent la croissance zéro. Dans un petit village de la région parisienne, au xviii^e siècle encore, en une seule année, cent quarante-deux enfants de Paris, mis en pension chez des nourrices locales, sont morts. Et voici, dans ce même village, un fait encore plus incroyable que me signale Marcel Lachiver : pendant la durée d’un seul intervalle intergénésique, soit trente mois, trente et un bébés urbains furent confiés dans ce village l’un après l’autre à un seul couple, peut-être tuberculeux, dont l’épouse était nourrice mercenaire. Tous ces petits êtres sont morts, successivement, à quelques semaines de distance. On se trouve là en présence d’un cas extrême et tératologique, d’infanticide organisé, ou du moins irresponsable. Mais cette tragique expérience survient à point pour nous rappeler que nos grandes cités de l’âge classique, si brillantes qu’elles soient, méritent quand même leur sobriquet de « villes-tombeaux ». Disons en d’autres termes qu’elles fonctionnent comme soupapes de sûreté pour l’essor démographique. Elles en absorbent les surplus, que leur fournit l’exode rural. Elles renvoient ensuite à la mort ou à la stérilité une grosse partie des surplus en question ; elles jouent pour cela de la phtisie galopante, de l’exportation d’innombrables bébés vers les nourrices infanticides et de la non-reproduction des jeunes immigrées qui montent en graine, vouées qu’elles sont au célibat sans fin ou au mariage très tardif. Voyez le livre de Maurice Garden9.

28Le tableau que je viens de présenter pourrait paraître exagérément pessimiste. À supposer, ce qui n’est pas le cas, qu’il implique des jugements de valeur. Et il est vrai que la mort, quant à la régulation des peuplements, semble bien jouer un rôle essentiel. Il est vrai aussi que les procédés plus doux de contrôle démographique, à base de contraception, ne sont guère en honneur pendant les quatre siècles envisagés. Le tabou, mi-religieux mi-anthropologique, qui pesa longtemps dans les pays occidentaux sur le coïtus interruptus, ne commence à s’effacer parmi les classes riches qu’au xviii^e siècle. Et chez les paysans, cet affaiblissement d’un tabou n’intervient guère qu’à partir de la Révolution française, dont on sait que, de ce point de vue, elle se comporte en Islam démographique10h.

29Plus importantes au premier abord, quant à notre époque de référence, sont les données relatives au mariage tardif. Selon Pierre Chaunu11, cette coutume constituait l’« arme contraceptive par excellence de l’Europe classique ». Et de fait, à condition d’être précédé par une stricte phase d’austérité préconjugale, le mariage tardif des filles, à vingt-cinq ou vingt-six ans, permettait d’éviter trois ou quatre naissances. Avantage supplémentaire : une telle pratique, génératrice d’un célibat pleinement vécu jusqu’à l’heure des noces, s’accordait à merveille avec les idéologies de l’austérité, puritaine et janséniste ; disponibles, celles-ci fleurissaient de toutes parts dans l’Europe préindustrielle, entre 1580 et 1780. Ces idéologies rigoureuses, si l’on en croit Max Weber, serviront plus tard de contrepoint à l’essor de l’esprit petit-bourgeois ou capitaliste. Mais, dès les xvii^e-xviii^e siècles, faute peut-être d’un meilleur objet, elles sont utilisées sur le tas, pour justifier les chastes rigueurs que doivent s’imposer les jeunes gens, depuis la puberté jusqu’au mariage, pendant près d’une décennie de continence virginale. Pour se marier au village sous l’Ancien Régime, il faut en effet, semble-t-il, attendre longtemps et chastement, de disposer ou d’hériter d’une maison afin de pouvoir s’y établir.

30Cette vision du mariage tardif est historique et séduisante. Elle se relie, nous venons de le voir, aux vieilles analyses weberiennes, relatives à la personnalité austère. Elle rejoint aussi les découvertes des ethnographes et celles des biologistes, qui, sur les traces de Carr Saunders et de Wynne Edward, rencontrent chez l’homme et chez l’animal d’innombrables mesures antipopulationnistes ; celles-ci peuvent être fondées, pour m’en tenir au second de ces cas, chez les oiseaux par exemple, sur la limitation du nombre des nids. Il y aurait ainsi une théorie générale des systèmes du contrôle démographique, valable pour l’homme et pour la bête. J’aurai personnellement mauvaise grâce à contester l’intérêt de ces rapprochements, puisque, interdisciplinaire comme tout un chacun, j’ai tenté pour ma part de contribuer à leur mise au point. Et pourtant, les recherches les plus récentes quant au plafonnement des effectifs humains d’Ancien Régime donnent une interprétation qui diverge un peu de celle qui précède. Elles soulignent en effet le rôle des régulations par la mort, qui paraissent l’emporter sur les modes de contrôle plus intelligents à base d’austérité. Et ne parlons même pas de contraception. Voyez à ce propos les modèles mathématiques de Jacques Dupâquier, qui laissent néanmoins peu de place au mariage retardé comme facteur de modulation des effectifs12i.

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31Les théoriciens de l’état stationnaire ont défini celui-ci comme un perpétuel mouvement, mais qui tend à ce que l’état médian, et final, reproduise pour l’essentiel certains traits fondamentaux de l’état initial. Cette théorie de la reproduction vaut aussi pour notre écosystème rural : malgré d’immenses changements parmi les superstructures, celui-ci, tel qu’en lui-même, se retrouve finalement très proche (à la veille des famines de la Fronde et de celles de 1693 ou de 1709) de ce qu’il était trois siècles et demi ou quatre siècles auparavant, à la veille de la famine de 1315. Les paramètres principaux, démographiques, écologiques, voire sociologiques, ont oscillé entre-temps ; ils n’ont pas changé pour de bon. Plus ça bouge, plus c’est la même chose : dans les deux cas, 1320 ou 1680, une population agricole active, dont les dimensions globales persistent à s’accrocher aux mêmes normes, gratte ses parcelles avec des techniques qui ne se renouvellent guère ; et avec des rendements sans essor ; ceux-ci sont incapables d’empêcher que tous les trente ans quelques centaines de milliers de personnes soient victimes directes ou indirectes de la faim. Certes, le système travaille dans les deux cas près des limites de sa capacité, et dans les conditions propices aux crises de subsistance comme aux courts-circuits microbiens : les catastrophes écologiques qui se produisent de ce fait peuvent aller jusqu’à le ramener à sa plus simple expression, en termes de volume démographique et de surface cultivée (c’est le cas par exemple autour de 1430 et, à un degré infiniment moins grave, vers 1695 ou 1711). Mais ces avatars ne peuvent empêcher le système de se reconstruire et de se cicatriser par la suite, en vertu de ses normes antérieures et intérieures. Cette reconstruction ou renaissance s’accompagne, bien entendu, de quelques changements ; ceux-ci peuvent même être d’envergure, à la seule condition qu’ils restent compatibles avec la logique de l’ensemble. L’une de ces transformations, qui à l’échelle de l’Hexagone n’est du reste pas dirimante sur tous les points, concerne le secteur commercial et dominant de l’agriculture. Celui-ci, comme on le sait, est incarné par les réserves seigneuriales, qui, surtout quand elles sont affirmées, deviennent paradoxalement porteuses de modernisation capitaliste : ladite modification s’opère à divers niveaux ; d’abord, la croissance de l’État et l’urbanisation dépouillent le seigneur d’une partie de ses rôles ; il n’est plus, bien souvent, à l’âge classique, que le détenteur nominal d’un ban politique ou policier. Et il perd pour une part sa fonction de petit chef tribal dans le village. Ses ci-devant pouvoirs, qui étaient quasi étatiques, sont récupérés en fait par les officiers, ou par la bureaucratie royale et citadine. En second lieu, la commercialisation et l’urbanisation, encore elle, accroissent le rôle de la réserve seigneuriale, puisque celle-ci est douée d’excédents de céréales et de bétail ; alors que les petites tenures sont vouées à l’autoconsommation. La seigneurie, sans cesser pour autant de rester elle-même, devient donc, depuis le Moyen Âge jusqu’au xviii^e siècle, de moins en moins féodale, et de plus en plus capitaliste ; ou du moins physiocratique. La réaction seigneuriale elle-même, au temps des Lumières, est réactionnaire par la forme, mais rentabilisante quant au contenu. Au point que la Révolution paysanne et proparcellaire de 1789 en deviendra, elle, économiquement rétrograde !

32Mais laissons là ces nuances et ces bavures : elles sont du reste postérieures pour une part à l’objet historique que j’étudie. Dans l’ensemble, c’est toujours l’impression de stabilité, incluant bien sûr les transformations compatibles, qui domine jusqu’en 1720 : après tout, la productivité à l’hectare ne s’améliore guère dans notre période. Du fait même de cette faible productivité, les villes ont toujours exigé d’assez vastes surfaces en gros domaines et en réserves seigneuriales, afin de s’y procurer leur subsistance. Quelles que puissent être les modifications intervenues, entre 1300 et 1720, elles n’altèrent pas les propriétés du mode de production, mi-parcellaire mi-domanial, qui d’un bout à l’autre de la période persiste à dominer notre monde agraire.

33La quasi-stabilité n’est pas l’immobilisme. Je viens d’évoquer certaine dérive. Mais il y a aussi les fluctuations, les oscillations purement internes au système. Après David Ricardo, Wilhelm Abel vient d’évoquer celles-ci, au rythme de leurs inflexions majeures13. Abel fait en effet ses délices du jeu changeant des rapports, qui se nouent à travers les structures sociales, entre population fluctuante et terre disponible. Il nous fait donc assister à un chassé-croisé des variables : rente foncière objectivement élevée, bas salaires, parcellisation du sol, au début du xiv^e siècle. Remembrement des terres ; salaires somptueux et semaine de cinq jours ; maigres rentes, qui vouent les seigneurs au gangstérisme : le tout pour la période qui va de 1350 à 1450.

34Repopulation, refragmentation du sol, paupérisation salariale ; prospérités rentière, seigneuriale et bourgeoise au xvi^e siècle.

35Puis derechef, à l’époque suivante, consolidation des salaires et des domaines, et surtout plafonnement de la rente à partir d’une date variable, pendant le xvii^e siècle.

36Faut-il évoquer à ce propos les mouvements monétaires ; et l’irruption ou le desséchement des trésors du Potosi ? En fait, une récente étude, fondée sur l’activation nucléaire, tendrait plutôt à minorer cette influence de l’argent dans les ondes longues de l’économie14j. Quant aux innovations technologiques, elles jouent un faible rôle dans la genèse des balancements successifs, décrits par Abel. Ceux-ci en effet dessinent des allers et retours, des flux de déclin et de récupération, bien plutôt qu’une croissance ou qu’une décroissance irréversible.

37Les fluctuations majeures de l’économie évoquées par l’historien allemand sont filles, dans le long terme, des grands soubresauts de la démographie ; c’est-à-dire qu’en fin de compte, et toutes médiations étant prises en charge, elles dérivent de la biologie et du rythme de l’agression microbienne. Elles sont modelées par celle-ci. Beaucoup plus qu’elles ne la modèlent de par les effets supposés ou réels des contrecoups du niveau de vie. Elles sont donc beaucoup plus ricardiennes que malthusiennes. On me permettra, sur ce point, de joindre une voix aigrelette et discordante au chœur très parisien des adversaires de l’économisme. Du xiv^e au xvii^e siècle inclusivement, l’économie est servante plutôt que maîtresse, et menée plutôt que meneuse. Aussi importante qu’elle ait été pour le défrichement de nos études, elle s’avère en dernière analyse assez docile aux grandes forces de la vie et de la mort. Quant aux décrets de la politique ou de la lutte des classes, le moment de leur pouvoir est encore à venir, du moins dans la mesure où ce pouvoir est vraiment spécifique.

38Dans une telle conjoncture, ultra-longue, le système est vécu comme un destin ; la contestation ne fait que l’effleurer. Le tout-venant des révoltes paysannes ne participe guère du modèle de luttes anti-seigneuriales qu’illustrèrent pourtant la Jacquerie française, et la guerre des paysans en Allemagne. Les révoltes rurales, en France du moins, revendiquent surtout le bon vieux temps ; elles se dressent contre les innovations, et d’abord contre la dérive la plus scandaleuse, celle qui peu à peu fait sourdre au centre du système, autour d’une personne royale toujours adorée, la prolifération des offices, et la fiscocratie des fermes d’impôt. Fondamentalement, la rébellion paysanne de l’âge classique, telle que la décrivent en termes différents Porchnev et Mousnier, est une réaction de rejet contre un État qui s’engraisse, contre le complexe militaro-financier et contre le tour de vis fiscal ; on sait qu’entre 1605 et 1690 à l’âge long des grandes révoltes, ce tour de vis fait passer les dépenses royales de 192 tonnes d’argent fin à 1 050 tonnes d’argent fin (en équivalent de métal précieux15). Les soulèvements précités ne mettent point en accusation les seigneurs et nobles « féodaux », dont ils bousculent pourtant les intérêts à quelques reprises ; en fait, ils font appel de façon régulière au leadership de ces médiateurs-nés que sont, pour la communauté paysanne, le seigneur, le curé et le robin local. Il faudra la mutation culturelle du temps des Lumières, effectuée au plus profond des masses paysannes, parmi les provinces contestataires telles que la Bourgogne, pour que la révolte, ci-devant antifiscale, devienne antiseigneuriale.

39Objection : l’histoire immobile, avec fluctuations lentes ou catastrophiques, et phénomènes d’involution sur soi-même, que je propose dans cette leçon inaugurale, n’évacue-t-elle pas un peu vite les innovations essentielles que produit en effet la période envisagée ; qu’il s’agisse des théories newtoniennes, de la nuit de Pascal, de la marmite de Papin, de la croissance d’une très grande ville comme Paris, ou des progrès de la civilité des élites incarnés dans l’adoption de la fourchette ? Loin de moi l’idée de mettre en doute le caractère radicalement neuf de ces épisodes. Mais ce qui m’intéresse ici, c’est le devenir ou plutôt le non-devenir des masses innombrables ; quant aux accomplissements de l’élite, ils se situent à un niveau plus élevé, situé à part. Ils n’ont vraiment d’importance que dans les perspectives d’une bruyante minorité ; celle-ci est porteuse d’avenir, certes ; mais elle ne peut pas encore faire basculer sur elle-même la gigantesque masse rurale, empêtrée dans ses feedback ricardiens.

40Cette incapacité cependant ne vaut que pour la très longue période antérieure à 1720. (Je m’en tiens ici aux scansions temporelles qui valent pour la France, car ailleurs la chronologie peut différer.) Au-delà de cette date donc, les forces de renouveau élitiste, qui se sont lentement accumulées au fil des siècles, finissent par faire avalanche ou masse critique. Elles emportent torrentiellement vers une croissance vraie, telle qu’on n’en avait pas connue depuis le xiii^e siècle, nos foules paysannes. Ces forces rénovatrices incluent l’État ; une Église et une éducation rajeunies, plus répressives et plus efficaces ; une monnaie plus abondante ; une noblesse et une bourgeoisie plus sophistiquées ; des domaines mieux gérés ; une alphabétisation partout plus forte ; une bureaucratie plus rationnelle ; un commerce plus actif ; une urbanisation finalement irrésistible, et qui contraint les peuples (dont la productivité augmente trop peu), à engendrer de nouveaux paysans, pour nourrir les citadins en surnombre. Sagesse ou folie ? Tout cela en tout cas ouvre enfin la boîte de Pandore ; tout cela contraint notre population agricole en son écosystème à briser les vieilles normes médiévales, qu’on avait auparavant respectées sans bavure jusqu’au décès de Louis XIV. Cette brisure vaut pour l’époque des Lumières ; et aussi, bien entendu, pour la suite des temps, c’est-à-dire pour le xix^e siècle. Il y avait 17 millions de « Français » vers 1328 ; et 19 millions vers 1700 ; la même chose, quoi. Mais 27 millions en 1789 ; et près de 40 millions à la veille de la guerre franco-prussienne de 1870. Ailleurs, dans les autres pays d’Europe, les progrès s’avéraient plus rapides encore. Cet essor démographique, qui s’accompagnait de la disparition des famines, rendait nécessaire, inévitablement, simultanément, une certaine croissance du produit brut agricole. Et cela quelles que puissent être les performances accrues des transports, pour les grains et pour les vivres. Une telle croissance du produit, quant aux nourritures terrestres qui se faisaient globalement disponibles, se devait, pour la bonne bouche, d’être au moins équivalente, et probablement supérieure, à celle du peuplement total du pays. Sur ce point précis, je me sépare donc d’une œuvre paradoxale et brillante, qui m’a tant servi par ailleurs pour définir ici même l’histoire immobile. Je ne pense pas, en effet, qu’on puisse nier les progrès agricoles du xviii^e siècle. L’une des performances les plus remarquables de l’œuvre que je viens de mentionner n’est-elle pas justement d’avoir démontré l’absence de la révolution agricole, à partir des preuves minutieuses que fournissait la province même, dans laquelle cette révolution avait pris place (je veux parler de l’extrême-Nord de la France). En fait, à moins d’admettre, ce qui n’est pas raisonnable, que la France avait 27 millions d’habitants dès 167016, on doit concéder qu’il y a eu sinon révolution, du moins très vif développement de l’agriculture « hexagonale » au xviii^e siècle. Les travaux inédits de M^me Baulant sur les inventaires après décès démentent du reste la fable de la paupérisation paysanne au cours du dernier siècle de l’Ancien Régime (voir la présentation qui en a été faite au dernier congrès des historiens économistes français, en 1973, dans le groupe qui s’est consacré à l’étude de la consommation).

41Craquaient donc les vieilles enveloppes matérielles qui jusqu’alors bridaient sans merci la croissance de notre Caliban national. Étaient posées en même temps les bases d’une transformation des mentalités. On s’explique mieux, de ce fait, les paradoxes de la paysannerie militante qui forme à son tour le chœur d’une minorité non silencieuse pendant les années 1780. Cette paysannerie en effet se régale pour la première fois des espérances relatives à l’égalité, comme à l’abolition de certains privilèges. Mais en même temps, elle se dresse, dans un ultime et triomphal sursaut, pour la défense de la propriété parcellaire ; et contre les progrès de la production capitaliste, qui sont incarnés dans les campagnes, par la réserve et par la « réaction » seigneuriales. Au fond, cette double attitude du bonhomme Misère possède sa logique interne.

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42J’aurais voulu, en guise de conclusion, dire ou redire l’immense dette que pour la construction de notre objet nous avons, nous autres historiens, contractée vis-à-vis des sciences humaines. Faute de temps, je m’en tiendrai en tout et pour tout à dissiper un malentendu. Jusqu’au siècle dernier, en effet, l’essentiel du savoir fut fondé sur un dialogue de deux cultures : sciences exactes et humanités ; mathématiques et intuition ; esprit de géométrie et esprit de finesse. L’histoire bien sûr, de Thucydide à Michelet, faisait partie des humanités. Et puis voici qu’est venue, d’abord en catimini, puis au vu de tous, la « troisième culture » : celle des sciences sociales. Pendant longtemps, celles-ci ont fait bon ménage avec l’historien ; entre elles et lui, on notait dans la lignée de Marx et de Weber, de Durkheim et de Freud, un constant échange de concepts et de transfuges. À une date plus récente, pourtant, on a voulu nier l’épaisseur du vieux Chronos. Des procédures d’exclusion furent donc engagées par les sciences sociales, qui se voulaient pures et dures, contre l’histoire, accusée d’être une « science molle ». Ce combat impliquait de la part des assaillants beaucoup d’ignorance et une certaine dose de roublardise. On feignait d’oublier que, depuis Bloch, Braudel et Labrousse, l’histoire avait effectué elle aussi sa mutation scientifique ; elle avait trouvé les sciences sociales au bain, et elle avait pris leurs vêtements, sans même que celles-ci s’aperçussent de leur nudité. Aujourd’hui du reste, tout semble suggérer que les procédures d’exclusion touchent à leur terme, parce qu’elles deviennent nulles et non avenues. Chacun se rend, pour finir, à l’évidence : on ne peut pas construire une science humaine sans l’épaisseur du passé ; pas plus qu’on ne saurait bâtir une astrophysique sans connaître l’âge des étoiles ni l’ancienneté des galaxies. L’histoire, qui fut pendant quelques décennies de semi-disgrâce la petite Cendrillon des sciences sociales, retrouve donc désormais la place éminente qui lui revient. C’est qu’elle avait su s’éclipser au bon moment ; elle avait refusé d’être le discours narcissique qui s’abîme dans la contemplation de soi-même, et dans les autocélébrations d’anniversaire ; et tandis qu’on décrétait çà et là sa disparition, elle était simplement passée de l’autre côté du miroir pour y traquer l’Autre à la place du Même.