L’étude des religions au Collège et à la V^e section de l’École pratique des hautes études

1« Napoléon Bonaparte, dont on a dit et écrit tant de choses, n’a pas même existé. Ce n’est qu’un personnage allégorique. C’est le soleil personnifié ; et notre assertion sera prouvée si nous faisons voir que tout ce qu’on publie de Napoléon le Grand est emprunté au grand astre. » Ainsi s’exprimait Jean-Baptiste Pérès1, un mathématicien qui était bibliothécaire à Agen dans une satire, composée en 1827, qui vise en fait le livre publié en 1795 par un professeur d’éloquence latine au Collège de France, Charles François Dupuis, sur « Origine de tous les cultes, ou la religion universelle2 ». Passionné par l’astronomie, Dupuis ramène toutes les religions à la force naturelle, à la lumière, au soleil qui impriment le mouvement à la nature tout entière. Toutes les divinités de l’histoire, y compris Jésus-Christ, se trouvaient ainsi identifiées à une divinité lumineuse, généralement le soleil, mais bien sûr aussi la lune.

2Ce livre pittoresque et sa parodie introduisent parfaitement cette réflexion sur l’histoire des religions au Collège de France et à la V^e section de l’EPHE. Ils démontrent que le Collège n’a pas attendu la création de la V^e section pour produire des écrits et des idées sur les religions. À chaque fois qu’un professeur commentait un auteur antique, médiéval ou moderne qui traitait de sujets religieux, ou bien lorsqu’un égyptologue ou un assyriologue faisait ses cours, il leur arrivait de faire de l’histoire des religions. C’est ainsi que, pour me limiter à mon domaine, Gaston Boissier (« Poésie latine », puis « Histoire de la littérature latine », 1869-1885, fig. 1) a publié sur les religions des Romains deux livres3 qui ont beaucoup moins vieilli que ceux qui ont été écrits après lui par d’autres professeurs du Collège de France ou de l’EPHE, tel par exemple celui de Jean Réville4. En 1913, Camille Jullian consacra lui aussi un cours Aux anciens dieux de l’Occident. Et par ailleurs, l’épigraphiste Louis Robert est considéré par les chercheurs comme un excellent historien des cultes de l’époque hellénistique.

Fig. 1 — Gaston Boissier (1823-1908).

3Avec la création de l’Altertumswissenschaft allemande, la situation de l’histoire des religions, ou de la science des religions – la Religionswissenschaft – comme on disait volontiers outre-Rhin, un terme que l’on retrouve dans le nom même de la V^e section, et surtout dans le nom de sa collection (« Sciences des religions »), devait évoluer rapidement. L’histoire des religions devenait un enjeu scientifique, destiné soit à trouver aux religions antiques une signification logique satisfaisante aux yeux de la science historique, bref pour en faire une matière historique, soit pour l’inscrire dans l’histoire de l’avènement du christianisme, le tout généralement vu d’un point de vue chrétien. Le problème dépassait en fait la science ainsi que les deux institutions dont nous parlons. Il trouvait une place dans les luttes qui opposaient l’Église et l’État, aussi bien que les conservateurs catholiques et les progressistes protestants et laïcs. Le conflit éclata, pour ce qui concerne le Collège de France, au milieu du xix^e siècle, avec les péripéties qui accompagnèrent la nomination de Renan comme professeur au Collège de France. Et d’une certaine manière, l’histoire se répéta avec la création de la section des sciences religieuses à l’École pratique, et plus tard l’élection d’Alfred Loisy. Désormais les deux institutions étaient liées sur ce plan.

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4La fermeture des facultés de théologie de l’université et la création de la section des sciences religieuses de l’École pratique ouvrirent une page nouvelle dans l’histoire des religions, puisqu’il s’agissait d’une institution publique, qui ne réunissait pas seulement l’étude des peuples « non-civilisés », non-européens et païens et l’étude des christianismes et du judaïsme, mais confiait l’histoire de l’Église – et aussi celle d’autres religions – à des pasteurs protestants, sur le modèle hollandais, allemand et suisse, qui visait à aborder la question de manière scientifique et laïque. Il est significatif que le premier titulaire d’une chaire d’Histoire des religions au Collège de France, le pasteur Albert Réville5, élu en 1880, ait également été le premier président de la section des sciences religieuses. Représentant du libéralisme religieux, A. Réville fut en France l’un des principaux diffuseurs des nouvelles idées du protestantisme européen, à côté de Maurice Vernes, qui fut certainement à l’origine de la création d’une chaire d’Histoire des religions au Collège, dont Réville fut précisément le premier occupant, sans doute en raison de sa proximité avec Ernest Renan. Au Collège de France, Réville donna un enseignement général d’histoire des religions, alors qu’à l’EPHE il enseignait l’histoire des dogmes. Les effets lointains de cette agitation se retrouvent encore en 1909 lorsque Loisy6 fut élu à la chaire d’Histoire des religions, sur laquelle il succédait à Albert Réville. Bien auparavant, entre 1900 et 1904, il avait donné des cours libres à la section des sciences religieuses, et ce ne fut qu’en 1924, et jusqu’à sa retraite en 1927, qu’il y occupait une direction d’études de Religion d’Israël et des Sémites orientaux. Loisy est un des professeurs du Collège qui fut élu à l’EPHE après son élection au Collège (c’est par exemple aussi le cas de P. Monceaux ou de L. Massignon)7.

5Je puis ajouter à ce point une donnée cocasse sur la création de la section des sciences religieuses, qui relie cette institution d’une autre manière encore au Collège. Le premier enseignant pour le domaine des religions de Grèce et de Rome était, en 1886, un maître de conférences de 24 ans, André Berthelot, qui n’était autre que le fils de Marcelin Berthelot. Professeur au Collège de France depuis 1865 ; or ce dernier enseignait également à la III^e section de l’École, dont il dirigeait à l’époque la section de chimie et de physique. Proche de Renan, Marcelin Berthelot avait comme lui œuvré pour la création de l’École pratique et l’on soupçonne qu’il ne fut pas étranger à la nomination, en 1886, de son fils, qui était un jeune agrégé, alors que lui-même était ministre de l’Instruction publique. Autres temps autres mœurs ! Cultivé et doué, André Berthelot avait aussi figuré parmi les premiers membres de l’École française de Rome. Il ne cessera jamais de publier sur la géographie antique, et ses nom et résumés figurent jusqu’en 1915 dans l’Annuaire de la V^e section à côté de ceux de Jules Toutain, élu deux ans après lui. Mais son activité fut brève et ténue. Dans son article nécrologique J. Toutain écrit élégamment que « bien qu’il soit resté plusieurs années dans le cadre de l’École, André Berthelot dès lors nous échappa8 ». Ce fut pour entamer une carrière politique entre autres, au cours de laquelle il œuvra d’ailleurs fortement pour la création du métropolitain, et se rendit ainsi d’une autre manière utile aux Parisiens.

6La chaire d’Histoire des religions du Collège fut reconduite après la mort précoce de J. Réville en 1908, un an après qu’il eut succédé à son père, et ce fut Alfred Loisy qui fut élu dans cette chaire en 1909. Nous retrouvons donc toujours le contexte de la création de cette chaire et de celle de la section des sciences religieuses. Lors de la retraite d’A. Loisy en 1932, le contexte initial attaché à la chaire s’effaça toutefois avec l’élection de Jean Baruzi9, qui était certes proche de Loisy, mais n’appartenait pas à l’École pratique. La section des sciences religieuses continuait toutefois à sentir le souffre aux yeux de certains, ce dont témoignent les ignobles invectives de Louis-Ferdinand Céline en 1938, dans son École des cadavres10, qui traite la Sorbonne de ghetto, et l’École de sous-ghetto, et ce sont notamment les collègues de la V^e section qui sont traités de « Juifs !… Juifs… et contre Juifs ! ».

7Indépendamment du sujet précis qui nous occupe, le Collège fut cependant le lieu d’une découverte, ou du moins de la création d’une notion qui devint célèbre et détermina les recherches sur la religion hellénistique et surtout romaine pendant près d’un siècle. En 1905, la fondation Michonis, du Collège de France, récemment créée, invita ses deux premiers conférenciers, dont un jeune savant belge, Franz Cumont, professeur à Gand et excellent historien, qui s’était fait remarquer en 1896 et 1899 par ses Textes et monuments figurés relatifs aux mystères de Mithra. Il fit quatre conférences – complétées par une Hibbert Lecture à Oxford – sur un sujet qui lui était reproché par les milieux catholiques de son université : Les cultes orientaux dans le paganisme romain, dont il tira en 1906 un livre qui fit époque. Je ne développerai pas ses théories, qui sont par ailleurs très connues, sinon pour rappeler qu’il rapprochait les cultes orientaux et le christianisme, en traçant ainsi l’ébauche d’une évolution au sein de la « religiosité » des Anciens, dans le droit fil des théories romantiques allemandes11. Je n’ai pas réussi à savoir qui avait prononcé le nom de F. Cumont pour l’inviter aux conférences de la fondation Michonis. L’Assemblée du 13 mars 1904 décide l’affectation de la fondation Michonis au Collège de France12. La commission désignant les futurs conférenciers Michonis était composée en 1904 du Bureau de l’Assemblée : Émile Levasseur (Géographie, histoire et statistiques économiques), Nicolas Mascart (Physique générale et expérimentale) et Louis Léger (Langue et littérature slaves), et de trois professeurs : Paul Meyer (Langues et littératures de l’Europe méridionale – au Moyen Âge), Gabriel Tarde (décédé en 1904 sans remplaçant connu en 1905) et Camille Jordan (Mathématiques). Les littéraires de cette commission ont pu soutenir la proposition, mais l’incitation est sans doute venue d’un autre professeur. Son maître, Charles Michels, qui connaissait bien A. Loisy et avait introduit Cumont chez lui13, et qui fera d’ailleurs les conférences Michonis de 1907, sera intervenu auprès de Loisy. Mais A. Loisy n’était alors pas encore au Collège en 1904. On peut aussi penser à A. Réville qui occupait à l’époque la chaire d’Histoire des religions, et peut-être à son fils, J. Réville, qui connaissait bien F. Cumont, et dont la thèse, de 1886, comportait des idées en tous points semblables, et dont certains éléments sont d’ailleurs déjà présents dans le Marc Aurèle de Renan. Ils ont en fait tous pu jouer un rôle dans le choix de F. Cumont. On discerne en tout cas sans problème les liens intellectuels qui unissaient Cumont et sa pensée aux collègues du Collège et de l’EPHE, ainsi qu’à la thématique de l’Histoire des religions. Dans le domaine de l’histoire des religions de Rome, ces conférences furent certainement l’une des grandes innovations du début du xx^e siècle, qui n’émanait, certes, ni d’un professeur du Collège ou de l’École, mais de l’initiative de certains d’entre eux, dont F. Cumont développait parfaitement les idées.

8C’est lors de l’Assemblée du 2 avril 1905, que la commission désigne F. Cumont conférencier Michonis pour 190614 (fig. 2). Enfin, l’Assemblée du 5 novembre 1905 confirme que « les Conférences Michonis ont commencé à fonctionner, avec MM. Édouard Naville et Cumont15… » (fig. 3).

Fig. 2 — Extrait du procès-verbal de l’Assemblée des professeurs, 2 avril 1905.

Fig. 3 — Extrait du procès-verbal de l’Assemblée des professeurs, 5 novembre 1905.

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9En 1952, le lien traditionnel du Collège avec l’EPHE se renoua avec l’élection de Henri-Charles Puech, qui appartenait à la V^e section depuis 1934. À son départ à la retraite, en 1972, la chaire d’Histoire des religions disparut. Car les temps et les méthodes avaient changé. D’une part, les spécialistes de l’histoire des religions se voyaient davantage comme des spécialistes d’un domaine précis que comme des généralistes, peut-être aussi parce que certaines doctrines comme la phénoménologie, avaient discrédité ce type d’approche. Puech lui-même travaillait en fait presque exclusivement sur les gnostiques et des sujets apparentés. Et quand on lit la liste des chaires créées entre 1972 et 1991, où on relève la chaire d’Étude comparée des religions antiques de Jean-Pierre Vernant qui venait de la V^e et de la VI^e section de l’EPHE, celle d’« Histoire des mentalités religieuses dans l’Occident moderne », occupée par J. Delumeau, qui venait lui aussi de la VI^e section, celle des « Christianismes et gnoses dans l’Orient préislamique » d’Antoine Guillaumont, venu de la V^e, celle de l’« Histoire de la pensée hellénistique et romaine », occupée par Pierre Hadot (fig. 4), venu lui aussi de la V^e, et enfin celle de Michel Tardieu, la chaire d’Histoire des syncrétismes de la fin de l’Antiquité, toujours de la V^e, on doit constater que l’heure n’était plus à la généralisation. L’horizon scientifique avait changé.

Fig. 4 — Pierre Hadot, 2005.

10Pour ce qui concerne l’« Histoire des religions », cette mutation s’est faite d’abord à la V^e section. Les personnalités les plus caractéristiques de cette évolution sont Henri Hubert et Marcel Mauss, qui étaient entrés dans la section des sciences religieuses en 1903 comme maîtres de conférences, l’un de l’« Ethnologie primitive de l’Europe », l’autre des « Religions des peuples non civilisés ». Tous deux se trouvaient sous l’influence de la sociologie durkheimienne, mais aussi sous celle de Léon Marillier, d’Antoine Meillet, d’Israël Lévi, de Sylvain Lévi, tous de l’EPHE, et ont contribué à changer la manière d’aborder l’histoire des religions. Même si M. Mauss s’occupait d’un domaine très particulier, et que ses séminaires, d’après ce que m’a confié G. Dumézil, étaient très ennuyeux, son enseignement suscita un grand nombre de vocations, par exemple celles de Paul Rivet, Lucien Lévy-Bruhl, Marcel Griaule, André Leroi-Gourhan, Marcel Granet, et au-delà, G. Dumézil. Celui-ci apprit chez Mauss ce qu’était un mythe ou un rite, ce qui fait de sa Religion romaine archaïque (1966 ; 1974²) le meilleur manuel d’histoire de la religion romaine républicaine et impériale depuis celui de G. Wissowa (1902 ; 1912²). Outre son enseignement, m’a raconté G. Dumézil, c’était avant tout la promenade que faisait M. Mauss après son séminaire sur le boulevard Saint-Michel vers Denfert-Rochereau, où il habitait à l’époque, qui était extraordinaire. Terrorisé par son oncle Durkheim pendant sa scolarité, Mauss était d’après Dumézil incapable de faire une leçon, tellement il était crispé ; mais une fois libéré de ce poids, son esprit pétillait sur le chemin du retour, il était passionnant et, me disait Dumézil, les sujets de thèse tombaient comme la pluie. On ignore aujourd’hui à quel point le trottoir du boulevard Saint-Michel est lié à la transformation de l’histoire des religions et d’autres disciplines ! Ami d’Ignace Meyerson, le spécialiste de la psychologie historique, M. Mauss combinait son enseignement avec cette approche, qui détermina plus tard J.-P. Vernant. Ce foisonnement intellectuel se transmit au Collège de France : M. Mauss y est élu en 1931, et y retrouve nombre de ses collègues de l’EPHE, dont certains lui étaient proches16. Et désormais le domaine de l’histoire des religions, sera caractérisé, d’un côté, par une approche technique : l’édition et le commentaire des documents de première main, et marqué de l’autre par ce qu’on appelait à l’époque de Mauss la sociologie, qui donna naissance à l’ethnologie et à l’anthropologie sociale modernes, au comparatisme, bref à l’histoire des religions telle qu’on l’écrit aujourd’hui, en tout cas en France, en Angleterre et aux États-Unis.

11Le progrès introduit dans l’histoire des religions par Mauss et un certain nombre de ses élèves et collègues vient de ce qu’ils ont réussi à soustraire cette matière à l’influence de la phénoménologie et du concept de religion primitive, tel qu’il avait été élaboré par la philosophie romantique allemande. Cette foi naïve dont les philosophes romantiques imaginaient qu’elle caractérisait les temps premiers, et qui était en fait fortement marquée par leur propre point de vue chrétien, était censée ensevelie sous des siècles d’obscurantisme païen. À partir de l’époque hellénistique cependant, cette foi serait remontée à la surface à travers la spiritualité attribuée à Platon et aux cultes à mystères, avant l’éclosion finale du christianisme. Sur tous ces points les études postérieures ont donné raison à la mise en question de ces idées qui s’est opérée au début du xix^e siècle. Bien entendu, ces nouvelles recherches ne découvrirent pas tout en un jour. L’esprit humain est ainsi fait qu’il n’échappe pas toujours à ce qu’il critique. Ainsi l’Essai sur la nature et la fonction du sacrifice, publié en 1899 par M. Mauss et H. Hubert17, trahit-il, malgré de nombreux aspects novateurs, l’inspiration chrétienne, puisque l’humanité y est censée aller du sacrifice au Dieu au sacrifice du Dieu. Et G. Dumézil lui-même, dont une grande partie de travaux appartiennent encore aujourd’hui à ce qu’il y a de meilleur en histoire de la religion romaine, et qui incriminait dans certaines de ses études la volonté de vouloir résoudre tous les problèmes par le retour aux origines, poursuivait inlassablement la recherche des origines indo-européennes, même s’il avait appris de M. Mauss ou de M. Granet comment faire du comparatisme et comment analyser un mythe ou un rite. Dans sa thèse18 soutenue juste après la Première Guerre mondiale, il était nettement plus traditionnel, ce qui inquiéta d’ailleurs son maître Meillet. Vingt ans plus tard, Dumézil est un bon exemple de la puissance de ce courant. En raison précisément de sa manière nouvelle de déchiffrer les mythes, il s’attira l’ire de A. Piganiol quand il publia en 1941 l’Essai sur la conception indo-européenne de la société et sur les origines de Rome. Il avait même affronté directement, entre 1942 ou 1944, le maître de l’histoire romaine, qui avait consacré sa grande thèse à un Essai sur les origines de Rome (1917), dans un débat organisé dans son salon par le juriste Henri Lévy-Bruhl. Malgré son amitié pour M. Mauss, A. Piganiol en sortit si irrité qu’il mit en quelque sorte le jeune Dumézil au ban du milieu des historiens et des latinistes pendant toute son activité. Cela d’autant plus qu’A. Piganiol reprenait à l’occasion la tradition hégélienne du xix^e siècle sur la vacuité de la religion romaine entièrement fondée sur le rite19. Or, on ne trouve jamais dans les travaux de Dumézil une référence à la prétendue décadence religieuse romaine à partir du iii^e ou du ii^e siècle av. J.-C., ce qui est très surprenant pour l’époque, et contribuait sans doute à élargir encore davantage le fossé entre les deux savants. La fatwa prononcée par le grand historien eut comme conséquence qu’aucun latiniste ou historien – à l’exception d’un ou deux d’entre eux, pendant la guerre (R. Schilling et H. Le Bonniec) – n’a suivi les séminaires de Dumézil à l’EPHE, comme en témoignent les cahiers de présence de son séminaire20. Pourtant, Dumézil fut élu au Collège en 1949 malgré l’opposition de Piganiol, grâce notamment au soutien d’Emile Benveniste, de Jules Bloch, d’Édouard Dhorme et d’Albert Gabriel. On constate également la force persistante du courant d’études né à l’EPHE, quand on se rend compte que les seuls comptes rendus positifs de la Religion romaine archaïque émanent de J.-P. Vernant (fig. 5), qui restait prudent quant à la tradition indo-européenne, mais louait la méthode d’analyse des mythes et des rites telle que la pratiquait Dumézil. Et ce courant s’est maintenu pendant les dernières décennies à l’EPHE comme au Collège, en combinant l’approche critique des sources dans un domaine donné et la tradition de l’anthropologie religieuse, telle qu’elle s’est formée à partir des années trente à la V^e section.

Fig. 5 — Jean-Pierre Vernant, 1999.

12Un autre trait caractérise d’ailleurs cette tradition. Dès l’époque de M. Mauss, les directeurs d’études de l’EPHE collaboraient et se livraient à des travaux en commun. Je cite en exemples le travail d’Israël Lévi, à la V^e section, sur les fragments hébreux de l’Ecclésiastique, découverts à la synagogue du Caire, et qu’étudièrent avec lui les jeunes H. Hubert, M. Mauss, ainsi que Isidore Lévy, et puis, à une époque plus récente, les nombreux séminaires et colloques communs faits à l’École pratique à l’époque où j’eus l’honneur d’en faire partie, et qui réunissaient selon le sujet traité hellénistes, spécialistes de Rome, de la Grèce, du judaïsme, du mazdéisme, du Véda, des anthropologues, et d’autres collègues – jusqu’à l’éditeur des œuvres de Calvin.

13Je mesure la percée méthodologique accomplie par ces directeurs de l’EPHE et ces professeurs du Collège de France, qui est reconnue en France, en pays anglophone ou en Italie, quand je fréquente les séminaires et les colloques des universités allemandes, où l’anthropologie sociale, et par exemple un article aussi fondamental pour l’étude des religions que celui sur la notion de personne, dû à M. Mauss21, et le colloque de Royaumont en 196022 qui s’en inspirait, sont encore ignorés, et où anthropologie rime toujours avec phénoménologie.