Ma grande église et ma petite chapelle
|L’anthropologie au croisement des sciences sociales et des sciences religieuses
Texte intégral
- 1 Sur Broca et l’anthropologie physique à l’EPHE, voir O. Dutour, « Les sciences anthropologiques à l (...)
- 2 C. Cohen, « Teilhard de Chardin (1881-1955) », dans P. Henriet (dir.), L’École pratique des hautes (...)
1Plus qu’une discipline au sens strict, l’anthropologie telle qu’elle trouva place dans les relations entre l’École pratique des hautes études (EPHE) et le Collège de France gagne à être perçue comme un courant de pensée plutôt qu’un champ bien délimité, une dynamique qui n’a cessé de redéfinir ses rapports avec d’autres sciences plutôt qu’un ensemble constitué de corpus et de méthodes définitivement établis. Le mot lui-même a recouvert, au fil du temps, des réalités très variables. Il convient de rappeler que jusque dans les années cinquante du xxe siècle le terme ne désigne, à l’EPHE, que l’anthropologie physique – c’est-à-dire, pour l’essentiel, l’œuvre et la postérité scientifique de Paul Broca1. Celui-ci avait fondé en 1868, à la IIIe section de l’École (actuellement sciences de la vie et de la terre), le Laboratoire d’anthropologie, installé dans les locaux du couvent des Cordeliers, rue de l’École de médecine. Pour lui comme pour ses successeurs, l’anthropologie se situait dans la perspective de l’étude biologique du genre humain et marquait très nettement la distance avec l’ethnologie, consacrée à l’étude des différentes familles humaines. Il fallut attendre 1926 pour que cette opposition s’atténue avec la création, conjointement par Paul Rivet, un des successeurs de Paul Broca, et le sociologue Marcel Mauss, alors directeur d’études à la section des sciences religieuses de l’École, d’un Laboratoire d’ethnologie – toujours à la IIIe section de l’EPHE. Également fondateur du musée de l’Homme, Paul Rivet manifestait ainsi le souhait de rapprocher l’anthropologie physique, l’archéologie, la préhistoire et la linguistique. L’anthropologie restait néanmoins fortement marquée par sa définition première, et ce domaine d’étude n’eut pas de relation directe avec le Collège de France, sinon de manière inaboutie, et par le biais d’une branche particulière de l’anthropologie : la paléontologie. En 1938, Paul Rivet avait fait nommer le Père Teilhard de Chardin, paléontologue renommé, directeur du laboratoire de « Géologie appliquée aux origines de l’homme » à la IIIe section de l’EPHE, fonction que le célèbre Jésuite assuma jusqu’à sa mort, en 1955. En 1946, Teilhard de Chardin fut pressenti pour une chaire de paléoanthropologie du Collège de France2. Mais, en délicatesse avec sa hiérarchie, il n’obtint pas de ses supérieurs l’autorisation de présenter sa candidature. Or, c’est précisément dans ces mêmes années que la notion d’anthropologie s’élargit considérablement et évolua vers une ambition d’étude globale de l’homme en société.
- 3 R. Koch Piettre, « Claude Lévi-Strauss (1908-2009) », dans P. Henriet (dir.), L’École pratique des (...)
- 4 R. Koch Piettre, « Marcel Mauss (1872-1950) », dans P. Henriet (dir.), L’École pratique des hautes (...)
- 5 R. Koch Piettre, « Comparatisme et Anthropologie », dans P. Henriet (dir.), L’École pratique des ha (...)
- 6 Rapport produit à l’assemblée des professeurs du 30 novembre 1958 : Archives du Collège de France, (...)
2Claude Lévi-Strauss est évidemment la figure centrale de cette évolution, à l’EPHE comme au Collège de France. Dans la cadre de la première, en 1951, le fondateur de l’anthropologie structurale demanda le changement d’intitulé de la chaire qu’il détenait depuis 1948 à la VIe section (sciences économiques et sociales) en tant que directeur d’études cumulant : le nom de « Civilisations primitives » laissa la place à la notion toute nouvelle d’anthropologie sociale. La même année, Lévi-Strauss était également élu directeur d’études titulaire à la Ve section (sciences religieuses) de l’École, sur une chaire « Religions des peuples non civilisés » qui devint, en 1954, « Religions des peuples sans écritures », et qu’il garda jusqu’en 19743. Même si Lévi-Strauss ne fut pas le seul à détenir simultanément une chaire de cumulant dans une section et une chaire de titulaire dans une autre, ce double positionnement de l’anthropologie sociale à la fois en sciences sociales et en sciences religieuses mérite qu’on s’y arrête. Il y a en effet tout un arrière-plan à expliciter, et c’est ici qu’il convient de revenir sur la figure de Marcel Mauss, déjà évoquée plus haut. Le grand nom de la sociologie française, neveu et élève de Durkheim, philosophe de formation, fut en effet le premier à illustrer ce double rattachement4. Dès 1901, il avait été élu titulaire de la chaire « Religions des peuples non civilisés » à la section des sciences religieuses – celle-là même où Claude Lévi-Strauss fut élu plus tard –, mais en 1930 c’est sur une chaire de Sociologie qu’il fut élu au Collège de France. On voit se dessiner là un mouvement de convergence qui, à partir de la sociologie d’un côté et des sciences religieuses de l’autre, et non sans garder parfois le lien avec l’anthropologie physique comme on l’a vu précédemment à propos de la fondation du Laboratoire d’ethnologie à l’EPHE, cherche à façonner une manière globale, unifiée, d’aborder l’étude de l’homme. Dans ce mouvement, l’articulation entre sciences sociales et sciences religieuses peut même être considérée comme la « marque de fabrique » de l’anthropologie telle qu’elle fut élaborée à l’EPHE et développée au Collège de France. Comme Renée Koch Piettre l’a souligné, cette articulation est révélatrice de la tendance croissante, vers le milieu du xxe siècle, à mettre l’accent sur le caractère social du religieux, au détriment d’une approche plus personnalisante, ou psychologisante, de la religion perçue comme une réalité largement intérieure et individuelle5. Cette évolution, qui allait à l’encontre d’une tradition bien ancrée dans l’histoire des religions, fut en quelque sorte consacrée par l’élection de Marcel Mauss sur une chaire de Sociologie au Collège de France. Claude Lévi-Strauss, lui aussi philosophe de formation, ne fut pas directement élève de Mauss ; mais on voit bien que son double positionnement s’inscrit dans la même logique initiée par Mauss. C’est d’ailleurs cette continuité entre l’enseignement de Mauss et l’anthropologie sociale que souligna Maurice Merleau-Ponty dans son rapport de 1958 en faveur de la création d’un Laboratoire d’anthropologie sociale au Collège de France6.
3L’anthropologie sociale, qui constitue aussi l’intitulé de la chaire sur laquelle Claude Lévi-Strauss fut élu au Collège de France en 1959, et qui fournit aussi le nom du Laboratoire d’anthropologie sociale créé par le même à la VIe section de l’EPHE en 1960, se définit donc d’emblée par son caractère englobant, qui s’étend à bien d’autres disciplines : la pratique ethnologique, bien entendu, la linguistique, dont l’apport est essentiel pour la définition de l’approche structurale et nourrit aussi le comparatisme dont l’anthropologie fait grand usage. Mais l’intérêt que Claude Lévi-Strauss porta au mythe et aux systèmes de pensée que celui-ci transcrit, ainsi que le maintien de son enseignement à la section des sciences religieuses de l’EPHE, montre bien la force de l’articulation fondamentale entre les deux champs disciplinaires des sciences sociales et des sciences religieuses. On vit dès lors se multiplier à l’EPHE les chaires d’ethnologie/anthropologie religieuse influencées par l’anthropologie structurale. Firent ainsi leur apparition, dans la section des sciences religieuses, des enseignements qui déclinaient en spécialités multiples ce qui relevait auparavant de la seule chaire des peuples « sans écriture » : l’Afrique subsaharienne (Germaine Dieterlen, 1956), l’Océanie (Jean Guiart, 1956), l’Asie septentrionale et l’Arctique (Evelyne Lot-Falck, 1965), les sociétés indiennes sud-américaines (Pierre Clastres, 1974), tandis que Jean Rouch renouvelait les méthodes d’enquête de terrain en expérimentant la cinématographie des rites (1960). Cette organisation du champ ethnologique s’est maintenue pour la plus grande partie jusqu’à présent.
- 7 F. de Polignac, « Jean-Pierre Vernant (1914-2007) », dans P. Henriet (dir.), L’École pratique des h (...)
- 8 R. Koch Piettre, « Ignace Meyerson (1888-1983) », dans P. Henriet (dir.), L’École pratique des haut (...)
4Ce n’est cependant pas dans ces domaines qu’allait se confirmer l’articulation entre l’anthropologie pratiquée à l’EPHE et le Collège de France. C’est en effet dans un champ qui pouvait a priori paraître éloigné de l’anthropologie sociale, car inaccessible à la pratique ethnologique, celui de l’Antiquité, que le lien fut à nouveau étroitement noué, grâce à Jean-Pierre Vernant et à son œuvre7. Non pas helléniste mais philosophe de formation, comme Mauss et Lévi-Strauss, Vernant fut profondément influencé par deux personnalités marquantes. En premier lieu Ignace Meyerson, son professeur de philosophie à l’Université, promoteur d’une « psychologie comparée » ou « psychologie historique » où la psychologie, combinée à la philosophie, est sortie de son cadre individuel pour être étudiée au niveau des sociétés, à travers leurs œuvres. D’abord membre de la IIIe section, puis élu à la section des sciences économiques et sociales, Meyerson y avait créé en 1952 le Centre de recherches de psychologie comparative8. En second lieu, à partir du moment où Vernant commença à s’intéresser à la Grèce ancienne, en 1948, il fut marqué par les travaux de Louis Gernet, helléniste et sociologue élève de Durkheim et très proche de Mauss auquel il avait succédé, en 1949, au poste de secrétaire général de l’Année sociologique (fonction qu’il garda jusqu’en 1961). Gernet travaillait à adapter les questionnements de la sociologie à l’étude de l’Antiquité et peut être considéré comme le créateur de l’« anthropologie historique » qui vise à unifier l’analyse des faits religieux et du mythe, des pratiques et institutions politiques, de la vie sociale et des mœurs, en montrant que ces différentes réalités n’ont de sens qu’en rapport les unes avec les autres. Gernet entra lui aussi à la VIe section de l’EPHE, en 1948, sur une chaire de Sociologie juridique.
Fig. 1 —Jean-Pierre Vernant et Claude Lévi-Strauss en 1987 (détail).

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5Sous cette double influence, Vernant développa une œuvre originale et très remarquée qui modifia en profondeur l’étude de la Grèce ancienne et de l’Antiquité en général. Il est assez remarquable que Vernant aussi combina l’appartenance aux deux sections des sciences sociales et des sciences religieuses à l’EPHE : on retrouve là l’articulation fondatrice de l’anthropologie sociale. C’est en effet d’abord à la VIe section qu’il fut élu en 1957, sur une chaire « Pensée sociale et religieuse de la Grèce ancienne » ; mais en 1968 il passa à la Ve section, avec le même intitulé. L’intitulé de la chaire sur laquelle Vernant fut élu en 1975 – « Étude comparée des religions antiques » – met quant à lui l’accent sur la dimension comparatiste qui n’avait cessé de prendre une importance croissante dans ses travaux et que reflétait déjà le nom du centre de recherche qu’il avait créé en 1964 à la VIe section, le Centre de recherches comparées sur les sociétés anciennes, qui devint plus tard le Centre Louis Gernet de recherches comparées sur les sociétés anciennes. La présence de ce courant de pensée s’est prolongée avec l’élection au Collège de France, en 2001, de John Scheid sur la chaire « Religions, institutions et société de la Rome antique » : influencé par Dumézil et proche de Robert Schilling dont il partage le souci d’histoire institutionnelle et sociale, mais également proche de Vernant et de l’anthropologie structurale, John Scheid a participé aux travaux du Centre Gernet en tant que directeur. Il avait été directeur d’études à la Ve section de l’EPHE sur la chaire « Religions de Rome », à partir de 1983.
6L’anthropologie telle qu’elle se développe dans la relation entre l’EPHE et le Collège de France se constitue donc par une combinaison variable de disciplines où peuvent figurer la philosophie, la psychologie, la linguistique, l’histoire, mais où se retrouvent en permanence les sciences religieuses et la sociologie sous des formes diverses. Bien évidemment, le départ de la VIe section de l’EPHE pour fonder l’École des hautes études en sciences sociales, en 1975, a modifié les équilibres et les parcours tels qu’ils pouvaient s’associer ou se combiner jusqu’alors. Mais au-delà des divergences institutionnelles, c’est une vraie question de fond sur la définition et l’évolution de l’anthropologie que pose ce parcours croisé entre EPHE et Collège de France.
Notes
1 Sur Broca et l’anthropologie physique à l’EPHE, voir O. Dutour, « Les sciences anthropologiques à la IIIe section », p. 225-239 ; H. Coqueugniot et O. Dutour, « Paul Broca (1824-1880) », p. 234 ; O. Dutour, « Paul Rivet (1876-1858) », p. 237, dans P. Henriet (dir.), L’École pratique des hautes études. Invention, érudition, innovation, de 1868 à nos jours, Paris, Somogy, 2018.
2 C. Cohen, « Teilhard de Chardin (1881-1955) », dans P. Henriet (dir.), L’École pratique des hautes études, op. cit., p. 238.
3 R. Koch Piettre, « Claude Lévi-Strauss (1908-2009) », dans P. Henriet (dir.), L’École pratique des hautes études, op. cit., p. 602-603.
4 R. Koch Piettre, « Marcel Mauss (1872-1950) », dans P. Henriet (dir.), L’École pratique des hautes études, op. cit., p. 597-598.
5 R. Koch Piettre, « Comparatisme et Anthropologie », dans P. Henriet (dir.), L’École pratique des hautes études, op. cit., p. 578-595, en part. 589-593.
6 Rapport produit à l’assemblée des professeurs du 30 novembre 1958 : Archives du Collège de France, Assemblées de professeurs. Comptes-rendus. Assemblée du 30 novembre 1958, 4 AP 573 (https://salamandre.college-de-france.fr/archives-en-ligne/ead.html?id=FR075CDF_000AP0004_2&c=FR075CDF_000AP0004_2_de-574). Je remercie Despina Chatzivasiliou (Collège de France) d’avoir attiré mon attention sur ce rapport.
7 F. de Polignac, « Jean-Pierre Vernant (1914-2007) », dans P. Henriet (dir.), L’École pratique des hautes études, op. cit., p. 404-405. S. Georgoudi et F. de Polignac (dir.), Relire Vernant, Paris, Les Belles Lettres, 2018.
8 R. Koch Piettre, « Ignace Meyerson (1888-1983) », dans P. Henriet (dir.), L’École pratique des hautes études, op. cit., p. 604.
Table des illustrations
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Titre | Fig. 1 —Jean-Pierre Vernant et Claude Lévi-Strauss en 1987 (détail). |
Crédits | Fonds Grig Pop – 152 EHE 225 © École des hautes études en sciences sociales. |
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