Les premières générations de l’EPHE : à l’ombre de Renan ?
Avec une lettre inédite d’Albert Réville à Renan sur la composition de la Ve section
p. 5-38
Texte intégral
1Renan est assurément l’une de figures les plus célébrées mais aussi les plus controversées de l’histoire du Collège de France. On sait qu’il y fut élu sur une chaire d’hébreu, qu’il fut suspendu quelques jours après sa leçon inaugurale du 2 février 1862 puis remplacé par Salomon Munk en 1864, enfin qu’il fut réintégré en 1870 après l’effondrement de l’Empire. Devenu administrateur en 1883, il mourut un peu moins de dix ans plus tard1. Les vingt-deux ans durant lesquels il enseigna au Collège de France correspondent au premier quart de siècle de l’École pratique des hautes études (EPHE), primitivement organisée en quatre sections puis en cinq à partir de 1886. Cette période est aussi celle où sa gloire et sa notoriété atteignirent des sommets. Le nombre des savants de l’EPHE, également professeurs au Collège de France ou non, qui entretinrent des relations avec lui est particulièrement élevé. Beaucoup lui ont rendu hommage et ont écrit des textes à son sujet, certains l’ont critiqué. Renan incarnait dans la deuxième moitié du xixe siècle la figure du savant responsable de guider l’humanité vers le progrès, mais il n’a pas appartenu à une école qui, à partir de 1868, était remplie d’admirateurs travaillant dans des disciplines proches des siennes. Il est donc légitime de poser la question des relations entre la plus célèbre figure du Collège de France à cette époque et la nouvelle institution fondée par Victor Duruy en 1868. J’étudierai d’abord le rôle indirect de Renan à l’époque de la création de l’EPHE, puis ses relations avec la Ve section au moment de sa fondation (1886) ; pour finir, je m’intéresserai à ses relations avec les savants des deux sections qui traitaient de sujets proches des siens (IVe et Ve), pour tâcher de comprendre ce qu’elles révèlent au-delà des cas particuliers.
Fig. 1 — Photographie sans date d’Ernest Renan, alors qu’il est administrateur du Collège de France.

Archives du Collège de France, 16 CDF 355-2.
Le rôle de Renan à l’époque de la création de l’EPHE
L’article de 1864 dans la Revue des Deux Mondes
2Ernest Renan n’a jamais enseigné à l’EPHE et il fut même tenu à l’écart de sa création, ses mauvaises relations avec le ministre Victor Duruy, qui l’avait renvoyé du Collège de France en 1864, n’étant certainement pas étrangères à cette situation2. Néanmoins, l’immense prestige dont il jouissait alors dans les milieux scientifiques et le fait qu’il ait écrit cette année-là un article extrêmement influent sur L’instruction supérieure en France invitent à ne pas passer sous silence son rôle, même indirect, en 18683. Dans ce texte célèbre, dès 1864, Renan énonce en effet les principes qui présideront quatre ans plus tard à la création de l’EPHE :
- La science dite « positive » est « la plus claire acquisition de l’humanité » et doit par conséquent succéder à la religion : « Le monde amélioré par la science sera le règne de l’esprit, le règne des fils de Dieu. »
- Il ne faut pas séparer les sciences exactes de celles que Renan appelle déjà « historiques et philologiques ». « L’art et la littérature » sont d’un côté et les sciences historiques d’un autre, qui est bien celui des « sciences mathématiques et physiques ».
- L’État, dont il faut souhaiter qu’il s’éclipse dans un futur lointain, doit intervenir pour combler le retard de la France dans le domaine de l’enseignement supérieur : « Que l’État fasse pour la culture scientifique ce qu’il fait pour les choses indispensables, qui seraient négligées, s’il ne s’en mêlait. »
- Il faut pallier l’inefficacité des universités qui dispensent un enseignement souvent proche du divertissement, déconnecté de la recherche scientifique : « On divertit, on n’instruit pas » ; « l’esprit n’a puisé dans cet enseignement aucune connaissance nouvelle ». Or :
- L’enseignement à son plus haut niveau ne doit pas être séparé de la recherche : « Les leçons du professeur, pour un grand nombre d’enseignants, ne devraient constituer qu’une partie de ses devoirs. »
- Il faut privilégier les petits groupes plus que les grandes assemblées, comme cela se fait déjà dans les laboratoires, ainsi que les disciplines rares qui ne sont pas enseignées à l’université : « On peut sérieusement espérer que les établissements d’instruction supérieure gagneront à être ainsi débarrassés d’un public qui les faussait. Rendus à leur vraie destination, qui est de continuer la tradition de la haute culture, ils songeront moins à attirer la foule qu’à faire des élèves. »
3Il est frappant de constater que tous les éléments avancés seront repris lors de la création de l’EPHE quelques années plus tard : affirmation du primat de la science positive, qu’elle soit naturelle ou non, rôle directeur de l’État, rejet de l’enseignement / spectacle au profit de l’enseignement / recherche, culture du laboratoire (on dira bientôt, à l’allemande, du « séminaire ») et faveur accordée aux disciplines rares. En 1868, le groupe qui conseille Victor Duruy pour la création de l’EPHE comprend de nombreux amis de Renan qui ont lu et digéré cet article : celui-ci est d’ailleurs repris, la même année, dans le recueil Questions contemporaines. Plusieurs des amis ou des admirateurs de Renan écrivirent aussi, après 1864, des textes sur la réforme de l’enseignement : citons Gaston Boissier (1868), Michel Bréal (1872), Gabriel Monod (1876), Ferdinand Lot (1892) et Gaston Paris (1894)4. En 1878 avait été fondée une « Société pour l’étude des questions d’enseignement supérieur » où l’on retrouvait entre autres Paul Bert, Marcellin Berthelot, Gaston Boissier, Michel Bréal, Gabriel Monod, Gaston Paris et Louis Pasteur, au côté d’autres personnalités non liées à l’EPHE : Renan y figurait aux côtés de Taine, de Fustel de Coulanges ou encore de Lavisse. La création de l’EPHE s’inscrit donc pleinement dans une réflexion de longue haleine sur l’enseignement supérieur dont la France devait se doter sans tarder car elle était en retard par rapport à l’Allemagne. Pour tous ceux qui se penchèrent sur cette question, Renan était à la fois le pionnier et la référence.
« Sciences historiques et philologiques » : le nom de la IVe section
4On ne s’est guère interrogé sur le nom donné en 1868 à la IVe section : sciences historiques et philologiques. Or il semble assez probable que Renan en fut l’inspirateur. Les preuves manquent, mais je donnerai brièvement les arguments qui peuvent être avancés. Ce nom est en effet riche d’enseignements. Louis Havet révèle dans un discours prononcé pour le cinquantenaire de l’École que l’on avait d’abord envisagé un intitulé « section de philologie, d’histoire et de morale5 ». Cependant, le décret de fondation et les premiers statuts portent bien la mention « section des sciences historiques et philologiques ». Notons la grande ressemblance entre l’intitulé mentionné par Havet et celui de la chaire du Collège de France qui, à la même époque, avait pour nom « Histoire et morale ». Bien entendu, la « morale » dont il est ici question ne doit pas être entendue dans son sens actuel6. De définition délicate, ce mot signifiait sans doute avant tout « non physique ». D’un usage courant aux xviiie et xixe siècles, il apparaît au Collège de France avec l’abbé Jean-Jacques Garnier (1769-1792). Il semble donc que, dans un premier temps, les fondateurs de l’EPHE aient envisagé de reprendre une appellation alors courante, que l’on retrouvait d’ailleurs dans les expressions « sciences morales et politiques » ou encore « philosophie morale », mais en lui donnant une rigueur nouvelle par l’adjonction de la « philologie ». Au Collège de France, cette chaire d’Histoire et morale avait été occupée par Michelet de 1838 à 1852, puis, après sa révocation et l’intermède Joseph-Daniel Guigniaut (le traducteur et commentateur de Creuzer), par Alfred Maury à compter de 1862. Or ce dernier, ami de Victor Duruy, faisait partie du cercle restreint des conseillers et pères fondateurs de l’EPHE. Il est difficile d’imaginer qu’il ait été étranger à la proposition d’un intitulé qui démarquait presque totalement celui de son enseignement au Collège. Ce sont cependant les « sciences historiques et philologiques » qui l’emportèrent. Pourquoi ?
5Ce syntagme, nouveau en France, était alors d’un usage courant en Allemagne où il apparaissait dans la classification des savoirs (c’était la Philologisch-historische Klasse de plusieurs périodiques scientifiques). Au tout début du xixe siècle déjà, Schlegel oppose les « sciences physiques et les arts mécaniques » (die physikalische Wissenschaften und mekanische Künste) aux « historischen und philologischen Wissenschaften7 ». En France, l’expression n’était sans doute connue que de ceux qui étaient familiers de la littérature scientifique et du système universitaire allemands. Il est cependant probable qu’en 1868, les réformateurs ne l’empruntèrent pas directement au monde germanique mais plutôt à Ernest Renan. En 1864 en effet, dans son célèbre article sur l’« Instruction supérieure », celui-ci l’avait utilisé pas moins de quatre fois8. L’auteur faisait explicitement référence à l’Allemagne : « […] dans les sciences historiques et philologiques leur supériorité [= celle des universités allemandes] est telle que l’Allemagne, en ces études, peut être considérée comme rendant plus de services que tout le reste de l’Europe ensemble. » Renan définissait ces sciences par opposition aux « sciences mathématiques et physiques ». Les « sciences historiques » (l’expression inclut implicitement ici l’adjectif « philologiques ») étaient pour lui la « base des sciences sociales9 ». Or comme on l’a vu, c’est en grande partie dans le cadre conceptuel défini par Renan dès 1864 que raisonnaient Duruy et ses collaborateurs : il est donc fort possible que l’intitulé « section des sciences historiques et philologiques » ait été indirectement suggéré par l’auteur de la Vie de Jésus, qui avait lui-même emprunté cette expression à l’Allemagne10.
Réformer, mais où ? Renforcer le Collège de France ou créer une nouvelle école
6Si tous ces savants réformateurs étaient d’accord sur les principes essentiels qui viennent d’être exposés, ils différaient sur le choix de l’endroit où la réforme devait être menée à son terme. L’action devait-elle être générale ? Fallait-il créer un nouvel établissement ? Fallait-il prioritairement réformer l’un de ceux qui existaient déjà ? Pour l’auteur de la Vie de Jésus, la rénovation ne devait pas être opérée par la création d’une nouvelle institution mais bien à l’intérieur du Collège de France : « que celui-ci redevienne », écrivait-il en 1864, « ce qu’il fut au xvie siècle, ce qu’il a été depuis à plusieurs reprises, le grand chapitre scientifique, le laboratoire toujours ouvert où se préparent les découvertes, où le public est admis à voir comment on travaille, comment on découvre, comment on contrôle et vérifie ce qui est découvert. Les cours intéressants ou simplement instructifs n’y sont pas à leur place11 ». Dans la notice nécrologique qu’il consacra en 1917 à Gaston Maspero, Louis Havet décrivit lucidement ce qui aurait pu arriver si l’on avait écouté Renan. Il était alors président de la IVe section et voici comment il décrivait, non sans nostalgie, l’époque héroïque des débuts avec les rares petites salles dans lesquelles avaient lieu les cours :
Je vous parle de ces toutes petites salles avec reconnaissance ; c’est à elles que nous devons d’avoir acquis une âme, car il ne pousse point d’âme à qui végète hospitalisé chez le tiers et le quart. Songez, mes chers collègues, que notre Section pourrait n’être qu’une expression administrative ; que nous pourrions être, les uns pour les autres, des étrangers et des indifférents, voisinant à la vérité sur une affiche et dans des annuaires, mais n’ayant en commun ni un but ni un souvenir. Ma reconnaissance pour nos petites salles est très ferme dans mon cœur, mais ma raison peut-elle la ratifier ? Ici je vous confesserai un petit doute : le sentiment que je sens si vif repose sur un raisonnement hypothétique ; or celui-ci pourrait se retourner. Supposons pour un moment qu’il n’y ait pas eu de petit local ; il ne nous serait pas poussé une âme à nous, mais peut-être que l’hospitalité du Collège de France à notre égard se serait élargie, puis généralisée ; peut-être que la Section se serait fondue dans le Collège de France et identifiée avec lui, en lui infusant une activité d’une nature nouvelle (c’est le résultat qu’aurait voulu Ernest Renan) ; peut-être qu’aujourd’hui notre âme serait celle du Collège, et que nous nous accommoderions de cette vieille âme de quatre siècles. – La France aurait dû acclamer Édouard III, me disait mon vieux confrère d’Arbois de Jubainville, que je ne me lasse pas de citer ; l’Angleterre serait aujourd’hui divisée en départements. – Est-ce bien sûr12 ?
7Or fidèle à ses principes, Renan mit lui-même en pratique cet enseignement de type EPHE à l’intérieur du Collège de France. On cite souvent la leçon inaugurale de 1862, à laquelle accourut le tout Paris dans l’attente d’un scandale. Mais après sa réintégration en 1870, les cours de Renan avaient certainement une toute autre allure. En voici deux témoignages pris chez deux directeurs d’étude de la IVe section, qui furent en même temps professeurs au Collège de France et qui nourrissaient tous deux un sentiment de vénération à l’égard du grand homme. Gaston Paris rappelle ainsi que Renan, dès 1862, « avait annoncé depuis longtemps qu’il ne ferait pas un cours à l’usage du “grand public”, qu’il regardait comme sa véritable fonction d’initier un petit nombre de savants à la haute philologie sémitique : on vit plus tard [comprenons : à partir de 1870] combien il était sincère13 ». James Darmesteter, de son côté, écrit :
[…] aussi le cours d’épigraphie de M. Renan au Collège de France était-il une déception pour la foule qui accourait sur le bruit de sa renommée : je me souviens comme l’heure se passait à s’user les yeux sur tel jambage de lettre (était-ce un daleth, était-ce un resch ?) des estampages nabatéens rapportés par Charles Doughty. C’est dans ce cours que s’ébauchait le Corpus, et les auditeurs, bientôt plus clairsemés, qui venaient s’asseoir à la petite table de la salle IV, formaient ainsi le premier public et le premier critique du grand œuvre14.
8Le texte de Darmesteter est saisissant, car on croirait lire la description d’un séminaire de l’EPHE. Ce que Gaston Paris et James Darmesteter nous disent implicitement, c’est bien que Renan, qui aurait préféré une réforme du Collège de France plutôt que la création de l’EPHE, avait mis en application ses convictions et donnait des leçons qui tenaient plus du séminaire que de l’exercice d’éloquence à l’usage d’un public fourni.
Renan et la Ve section
La création
9La création de la Ve section participait d’un mouvement de laïcisation de l’enseignement des religions, dont la première pierre en France fut l’inauguration d’une chaire générale d’Histoire des religions au Collège de France en 188015. En 1885, les crédits alloués aux professeurs des facultés de théologie catholique furent supprimés. L’argent dégagé ainsi permit de créer à l’EPHE une nouvelle section qui vit le jour en janvier 1886. Or une lettre tout récemment publiée donne la position de Renan face à cette création : son opposition est totale. Le 11 juillet 1885, il écrit en effet à son vieil ami Marcellin Berthelot, alors sénateur (il sera ministre de l’Instruction publique dès le mois de décembre 1886), pour lui dire tout le mal qu’il pense du projet en cours (notons que la lettre ne fut pas retenue par Berthelot en 1898, lorsqu’il publia un choix des lettres échangées avec son vieil ami pendant quarante-cinq ans16). Renan craignait qu’une section consacrée aux « sciences religieuses » ne devînt un jour, lorsqu’un gouvernement très réactionnaire viendrait au pouvoir, un « nid d’apologétique catholique17 ». L’enseignement déconfessionnalisé des religions était certes une bonne chose, mais il aurait mieux valu, expliquait-il alors, utiliser l’argent dégagé par la suppression des facultés de théologie catholique pour créer des chaires d’histoire des religions en trois endroits : à la Faculté de droit pour le « droit canonique », à la Faculté des lettres de Paris pour « deux ou trois cours complémentaires », enfin à la IVe section pour « trois ou quatre conférences ». Les sciences historiques et philologiques auraient donc absorbé une bonne moitié du nouveau dispositif. Renan rappelait aussi que l’on avait justifié la suppression des facultés de théologie catholique par le faible nombre d’étudiants qui les fréquentaient, argument qui perdrait toute valeur dans le cas de séminaires n’attirant qu’un faible public comme ceux de l’École pratique18. Si Renan marquait bien que ce projet de nouvelle section était né sans qu’on lui demandât son avis, il n’en montrait pas moins un grand intérêt pour la nouvelle création, jusqu’à employer la première personne d’un pluriel qui désignait Berthelot, lui-même et leurs amis : « Si la rédaction de la Chambre des Députés ne peut être changée, nous ferons ce que nous faisons si souvent, nous chercherons à tirer le meilleur parti possible d’une création qui est loin de réaliser notre idéal19. »
Une lettre d’Albert Réville à Renan
10Cet intérêt ne décrut pas au cours des mois qui suivirent, comme le montre cette fois-ci une lettre inédite d’Albert Réville à Renan. Le pasteur Albert Réville, dont il sera bientôt question un peu plus longuement, avait été nommé contre Jules Soury sur la chaire d’Histoire des religions créée au Collège de France en 188020. Il s’apprêtait alors à devenir simultanément directeur d’études en Ve section (histoire des dogmes) et président de celle-ci. Le 4 février 1886, à un moment où la section avait été créée mais où les cours n’avaient pas encore commencé et alors que la liste des directeurs d’étude n’avait pas encore été rendue publique, Réville écrivit à son vieil ami Renan pour lui apprendre très précisément qui enseignerait quoi21. Le futur directeur d’études parle à ce moment d’une « section d’histoire et de critique religieuses », ce qui montre que l’appellation « sciences religieuses » n’était pas encore définitivement entérinée. Pour lui, pour les fondateurs, il y avait deux groupes de conférences : celles qui s’occuperaient du christianisme et du judaïsme, et celles qui traiteraient des autres religions. Enfin Réville terminait en rappelant à Renan qu’il n’avait pas plus que lui souhaité cette création (il est difficile ici de savoir dans quelle mesure la flatterie ne l’emporte pas sur la sincérité). Il précisait également avoir informé son ami « aussi promptement que cela [lui] a[vait] été possible ». On peut sentir ici la pression de Renan, tenu à l’écart d’un projet qu’il n’approuvait pas mais qui touchait directement ses centres d’intérêt.
La Société Ernest Renan
11Nous reviendrons bientôt sur les rapports de Renan avec les savants de la nouvelle section et sur la façon dont ceux-ci percevaient le maître. Il convient cependant de rappeler dès maintenant que l’ombre de Renan plana longtemps sur la Ve section en raison de la création, en 1919, d’une Société Ernest Renan. Si celle-ci n’était bien entendu pas rattachée à la section, elle en était extrêmement proche. Crée afin de promouvoir « le goût pour les études d’histoire des religions et de philosophie religieuse », elle avait initialement pour président Edmond Pottier, conservateur des musées nationaux. Les comptes rendus des réunions étaient publiés dans la Revue de l’histoire des religions, très proche de la Ve section et dirigée d’abord par Maurice Vernes puis par Jean Réville, qui avait succédé à son père au Collège de France en même temps qu’à l’École pratique22. Les différents comités révèlent la présence d’un grand nombre de membres de la Ve section23. Surtout, la principale cheville ouvrière en était Paul Alphandéry, directeur d’études en sciences religieuses et pur produit de l’École pratique, qui avait le titre de secrétaire général. Les statuts de la société, régulièrement publiés par la Revue de l’histoire des religions, précisaient que son siège se trouvait au 104 rue de la Faisanderie, dans le XVIe arrondissement. Or cette adresse n’était autre que l’adresse personnelle d’Alphandéry. La société Renan et Alphandéry contribuèrent en 1923 à l’organisation des manifestations pour le centenaire de Renan, avec en particulier la venue à Paris de Sir James George Frazer et la publication d’une plaquette qui reprenait les deux discours prononcés par celui-ci pour l’occasion, le premier l’ayant été à la société24. Trente ans après sa mort, Renan jouissait donc encore d’un très grand prestige auprès des enseignants de la Ve section.
Réseaux, amitiés, influences
« Quelque profonde communauté de sentiments et d’idées » : Renan et les savants de la IVe section
12Renan eut tant d’amis et tant d’admirateurs parmi les premiers savants de la IVe section qu’il faut opérer un choix et se résoudre à abandonner ici tout souci d’exhaustivité. Nous nous contenterons donc de donner un certain nombre d’exemples de ce qui apparaît comme le cœur des « affinités électives » auxquelles est consacré ce livre.
13Parmi ceux qui conseillèrent Victor Duruy en 1868, on trouve au tout premier plan Alfred Maury et Michel Bréal (selon Gaston Paris, c’est même ce dernier qui aurait eu l’idée de créer le nouvel établissement). L’amitié entre Renan et Maury, qui n’enseigna pas à l’EPHE mais qui eut jusqu’à sa mort, la même année que Renan, le titre de directeur des études historiques, est ancienne. Dès 1856, candidat à l’Académie des inscriptions et belles-lettres, Maury avait choisi de se désister au profit de Renan et de Léon Renier (premier président de la IVe section), lesquels furent tous deux élus cette année-là25. Son tour vint en 1867. Les deux hommes restèrent proches et il faut rappeler qu’en 1862, Maury chercha vainement à dissuader Renan de scandaliser son auditoire lors de sa première leçon au Collège de France, au cours de laquelle la petite phrase sur « Jésus homme incomparable » occasionna l’un des plus grands scandales du xixe siècle. Plus tard dans la journée, Maury alla rejoindre Renan chez lui. Le récit des événements qu’il a livré dans ses mémoires est l’un des plus fiables et des plus précis que nous possédions26.
14Dans une moindre mesure, Michel Bréal était également proche de Renan. En 1860, il avait été nommé suppléant de celui-ci au département des manuscrits de la Bibliothèque impériale. Deux ans plus tard, le même Renan faisait partie du jury qui lui attribua le prix de l’Académie des inscriptions et belles-lettres27. Renan assiste encore à sa soutenance de thèse en 1863. En 1870, il recommande la lecture du livre que Bréal vient d’écrire sur l’instruction publique en posant comme condition du relèvement de la France l’amélioration du système d’enseignement, à l’instar de ce qui avait été réalisé en Prusse28. Ces idées étaient aussi celles de Renan. Lorsque Bréal écrivit à la mort de Renan un texte sur l’apport de celui-ci à la connaissance des langues indo-européennes, il fut assez critique et marqua bien ce qui était inacceptable dans le système du maître, en particulier cette idée que les langues pouvaient être « le produit immédiat de la conscience humaine » (Renan) plutôt qu’une « création lente et graduelle », une « invention par tâtonnements, par approximations successives29 » (Bréal). Bréal n’en concluait pas moins que Renan « élevait tout ce qu’il touchait jusqu’à lui et le mettait en pleine lumière ». Il ajoutait, en sous-entendant que c’était indépendamment du caractère extrêmement daté de certaines de ses théories, que les écrits linguistiques de Renan pouvaient jouer pour leurs lecteurs le même rôle que ceux de Guillaume de Humboldt : « des ouvrages où l’esprit se retrempe, s’élève, en quelque sorte des livres d’édification30 ». Ce qui était une façon de canoniser Renan au-delà de ses erreurs.
15Au sein de la génération des fondateurs de l’EPHE, Léon Renier et William-Henry Waddington étaient aussi des amis de Renan. Le premier, épigraphiste, présida la IVe section depuis la fondation de l’École jusqu’à sa mort en 1885. Le second, archéologue, fut titulaire de la chaire de Philologie et antiquités grecques avant de se lancer dans une brillante carrière politique. Le budget de l’EPHE fut très généreusement augmenté en 1873, alors qu’il était ministre de l’Instruction publique. Dans l’introduction de son Saint Paul, troisième volume de l’Histoire des origines du christianisme, Renan les remercie chaleureusement tous deux, en même temps qu’Émile Egger, pour leur aide dans le domaine de l’épigraphie : « trois confrères dont l’amitié a pour moi un prix infini », écrit-il31.
16La jeune génération des réformateurs, qui joua un rôle capital durant les premières décennies de la IVe section, témoigne d’un attachement sans doute encore supérieur à la figure de Renan. On s’en convaincra en examinant brièvement les cas de Gaston Paris, de Gabriel Monod et de James Darmesteter.
17De Gaston Paris, Renan aurait dit qu’il était le vrai chef d’œuvre de Paulin Paris32… Une différence d’âge de seize ans séparait les deux hommes et Renan protégea toujours son cadet. C’est lui qui l’introduisit en 1868 aux « dîners Magny », qui réunissaient régulièrement un groupe de libres penseurs parmi lesquels Sainte-Beuve, Taine, Flaubert, les frères Goncourt et Marcellin Berthelot (la seule femme à avoir été invitée semble être George Sand)33. En 1875, Renan parraine Gaston Paris lorsque celui-ci est promu chevalier de la Légion d’honneur, et l’année suivante il lui apporte son soutien pour le rejoindre à l’Académie des inscriptions et belles-lettres. C’est encore Renan qui pousse son jeune ami à se présenter à l’Académie française en 188634. Aux funérailles de Renan, Gaston Paris prononce un discours au nom du Collège de France. L’émotion est perceptible et Gaston Paris semble parler pour lui-même lorsqu’il dit : « Les uns parmi nous sont vos anciens amis ; ils ont éprouvé presque dès l’enfance votre bonté paternelle, ils ont eu toute leur vie éclairée par la lumière qui venait de vous, et ils ne se consoleront jamais d’avoir perdu pour leur esprit et pour leur cœur ce foyer de chaleur et de clarté35. »
18Gabriel Monod, fondateur de la Revue historique, s’est intéressé à Renan historien (« Un homme que j’aimais autant que je l’admirais »), le choisissant même comme l’une des trois figures caractéristiques du xixe siècle français aux côtés de Taine et de Michelet36. Son texte insiste non pas sur les découvertes de Renan, qui « n’a pas été un créateur dans les études d’érudition », mais sur ses talents d’historien et sur son importance décisive dans le traitement des phénomènes religieux37. Pour ce qui est du premier point, il a démontré qu’il possédait les deux « qualités essentielles de l’historien », la « pénétration critique » et la « divination imaginative » (une expression qui pourrait aussi s’appliquer, bien entendu, à Michelet)38. Mais ce que Monod admire avant tout, ce qui fait selon lui la grandeur de Renan, c’est la façon dont il a su faire corps avec ce que son époque avait de meilleur. Le xixe siècle, en effet, a été le siècle de l’Histoire et Renan fut un historien éminent39. Surtout, il a élargi le champ des études historiques en y faisant entrer la religion : « Malgré son respect, sa sympathie même pour les choses religieuses, il portait les coups les plus graves à l’idée de surnaturel et de révélation en faisant rentrer l’histoire des religions dans l’histoire générale de l’esprit humain40. » À un niveau supérieur encore, il incarne pour Monod, et c’est là nous semble-t-il le point capital, « l’aurore d’une ère nouvelle, où la conception scientifique de l’univers succèdera aux conceptions métaphysiques et théologiques41 ». Or cette évolution repose en grande partie sur les sciences « historiques et philologiques », expression qu’il faut évidemment souligner ici car elle fait implicitement de Renan la figure tutélaire de la IVe section et de ces sciences qui sont non seulement « libératrices de l’esprit », mais encore « maîtresses de la vie42 ». Ajoutons qu’en décrivant Renan comme faisant « rentrer l’histoire des religions » dans la catégorie des sciences historiques et philologiques, Monod donnait implicitement raison au maître puisque, comme on l’a vu, celui-ci avait souhaité étoffer la IVe section plutôt que créer la Ve.
19Le spécialiste de l’avestique (ou zend, comme on disait alors) James Darmesteter fut extrêmement proche de Renan. Dès 1875, se recommandant de son frère Arsène, médiéviste qui professa aussi en IVe section, il avait pris contact avec celui qu’il ne cessa de considérer comme son maître en même temps que son ami43. En 1884, il lui succéda en tant que secrétaire de la Société asiatique. À la mort de Renan, il publia dans le bulletin de celle-ci une longue étude sur son prédécesseur qui fut ensuite reprise dans la Revue bleue, ce qui lui assurait une large diffusion, puis dans un recueil posthume de ses articles critiques et politiques44. L’épouse de James, la poétesse anglaise Mary Robinson-Darmesteter (ultérieurement Duclaux), écrivit de son côté une biographie de Renan pour laquelle elle sollicita l’épouse de celui-ci45. Pour Darmesteter s’adressant à ses collègues de la Société asiatique, Renan était « celui qui incarnait leur idéal46 ». Certes, il avait commis des erreurs et il avait opéré un certain nombre de simplifications (Darmesteter apparaît ici très proche de Bréal)47 ; cependant, il avait été « l’apôtre d’un Évangile de vérité et de science » et il avait montré que la « marche du monde », telle que révélée par cette dernière, était une marche vers « une forme plus haute et plus parfaite de l’être48 ». Comme Monod, Darmesteter campait par ailleurs un Renan très proche des idéaux de la IVe section. Il rappelait que Renan faisait du Corpus inscriptionum semiticarum sa réalisation la plus importante et surtout, il décrivait les sciences de l’Homme ancrées dans une double dimension historique et philologique : « La science de l’esprit humain doit surtout être l’histoire de l’esprit humain et cette histoire n’est possible que par l’étude patiente et philologique des œuvres qu’il a produites à ses différents âges49. »
20On doit à Darmesteter, dans ce même texte, une description de la pratique scientifique qui mérite d’être citée dans son intégralité, tant elle résume bien la philosophie de la IVe section et sa proximité avec les vertus alors attribuées à Renan. À ceux qui accusaient celui-ci de n’avoir eu de génie que philosophique, Darmesteter répondait en effet :
Il est permis de dire que, bien au contraire, le génie synthétique est celui qui sent et comprend le mieux la valeur du détail, la nécessité de l’analyse microscopique, parce qu’il sait mieux que tout autre que nul détail n’est insignifiant, qu’il n’est pas un atome qu’il soit permis de négliger et qu’un débris de pierre, un trait de lettre à demi effacé, un lambeau de papyrus troué peuvent révéler le secret d’un ensemble50.
21On n’en finirait pas de passer en revue les savants de ces premières générations de la IVe section qui professaient une profonde admiration pour Renan. Citons encore Louis Havet et Jean Psichari, qui furent longtemps amis intimes. Le premier était le fils d’Ernest Havet qui avait lui-même été, comme on le rappellera bientôt, l’ami intime de Renan. On voit ainsi le maître inviter son jeune collègue, en octobre 1885, à dîner chez lui en compagnie de Mommsen, alors de passage à Paris51. Lorsqu’Havet fils, qui présida la IVe section de 1912 jusqu’à sa mort en 1925, se fit photographier au Collège de France, il prit bien soin de se placer sous le buste du grand homme52. Quant à Jean Psichari, titulaire à l’École pratique d’une chaire de Philologie byzantine et néo-grecque, il avait épousé la fille de Renan, Noémi. Il en divorça par la suite, au grand dam de Louis Havet qui lui retira alors son amitié53, mais il n’en écrivit pas moins un livre de souvenirs sur son ex beau-père54.
Fig. 2 — Louis Havet (1849-1925) au Collège de France, devant le buste de Renan.

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22Tous ces savants étaient des libres-penseurs, comme on disait à l’époque. Or c’est aussi dans cette catégorie qu’il faut ranger une figure plus connue aujourd’hui pour son antisémitisme virulent, Jules Soury. Ce savant excentrique avait été présenté par Michel Bréal à Renan et il avait suivi ses cours lorsque celui-ci, éloigné du Collège de France, professait chez lui. Il s’était rendu célèbre en 1878 par un livre, Jésus et les Évangiles, dans lequel il prétendait démontrer la « dégénérescence mentale » de Jésus, appliquant en réalité au fondateur du christianisme une grille d’analyse, très répandue depuis le milieu du xixe siècle, qui interprétait les différentes formes d’enthousiasme religieux comme des pathologies mentales55. Un Alfred Maury, un Théodule Ribot, un Charcot père, pour ne prendre que quelques exemples liés à l’EPHE, sont de bonnes illustrations de cette tendance. Soury ne put obtenir, contrairement à ses espérances, la première chaire d’Histoire des religions du Collège de France, car celle-ci fut attribuée en 1880 à Albert Réville ; avec le soutien décisif de Paul Bert il obtint en 1881, à titre de dédommagement, une conférence d’« Histoire des doctrines psychologiques » à l’EPHE56. Directeur d’études à partir de 1898, il s’intégra tant bien que mal dans une institution où les dreyfusards dominaient largement57. Soury avait été marqué à vie par Renan, celui-ci traçant quant à lui un remarquable portrait de son disciple dans une lettre à Max Müller » :
Nous possédons dans notre littérature l’hircocerf le plus étrange que jamais la nature ait produit ; c’est Jules Soury. Dons de nature surprenants ; le grand style inné ; prodigieuse facilité d’assimilation des idées d’autrui ; esprit éminemment philosophique ; puis tout cela gâté par une déplorable étourderie, un amour-propre insupportable, un manque de sérieux désolant. Enfin corruptio optima, c’est le seul être créé qui ait réussi quelquefois à me faire sortir de mes gonds […]58.
23Dans son livre sur la vie de Jésus, Soury ne se prive pas de critiquer Renan sur le double plan de la science et de l’idéologie, allant même jusqu’à lui décocher quelques flèches discrètes. Ainsi Renan, « malgré la sévérité de ses jugements sur le peuple d’Israël », a « conservé un fond de tendresse pour le peuple de Dieu59 ». Soury n’en cite pas moins constamment son maître et son livre apparaît à la fois comme un prolongement et comme un correctif de la Vie de Jésus. Son séminaire rencontrait grand succès et fut fréquenté entre autres par Maurice Barrès. Anatole France écrivit dans Le Temps un long article sur lui60. Enfin, c’est très vraisemblablement Soury qui fournit le modèle d’Adrien Sixte, le philosophe scientiste du Disciple, le célèbre roman de Paul Bourget61. Or dans la notice nécrologique anonyme qui fut consacrée à Soury dans l’Annuaire de l’EPHE en 1915 (notice vraisemblablement due à Louis Havet, qui était alors président de la IVe section et dont le père avait été très admiré du défunt), on peut lire qu’après la mort de Renan, « des étrangers venaient entendre Soury pour avoir une idée de l’éloquence et du geste du maître disparu62 ». Cette vénération s’exprimait dans les séminaires, mais aussi dans des publications plus politiques, ainsi dans un texte d’hommage paru dans L’Action française le 1er novembre 1900. Dans un autre texte paru en 1894, peu après la mort de Renan, Soury avait écrit qu’il n’aurait pas aimé celui-ci comme il l’avait fait s’il n’y avait eu entre eux « quelque profonde communauté de sentiments et d’idées63 ».
24On sait bien que Renan eut des réceptions diverses, y compris lorsqu’il était positivement apprécié : la IVe section ne fait pas exception à la règle. La figure de Soury apparaît à bien des égards comme un trait d’union entre la perception de Renan par des libres-penseurs souvent anticléricaux, férus d’histoire et de philologie, et celle, beaucoup plus maurrassienne, qui goûtait le Renan peu démocrate de La réforme intellectuelle et morale en même temps que le défenseur d’un paganisme indo-européen. Au moins un savant de la IVe section représenta cette tendance ; il s’agit de Pierre Lasserre († 1930), dont Antoine Meillet rappelle, dans la notice nécrologique qu’il lui consacre, qu’il était rentré à l’École en 1922 de la même façon que Soury, c’est-à-dire « sur initiative ministérielle64 ». Philosophe et journaliste, Lasserre avait été le premier critique littéraire de L’Action française et il avait consacré un texte à Maurras dès 190265. Lors des huit ans qu’il passa à l’EPHE, il se consacra essentiellement à la rédaction d’une volumineuse monographie consacrée à la jeunesse d’Ernest Renan, dont le troisième et dernier tome ne parut qu’après sa mort66.
25Pour en finir avec la IVe section, nous dirons quelques mots des réceptions catholique et juive de Renan en son sein. Avant même la création de la Ve section, la grande figure de l’histoire ecclésiastique à l’EPHE et en France était Louis Duchesne, qui enseigna de 1885 à 1895 dans la section des sciences historiques et philologiques. Ecclésiastique suspecté de modernisme, mis à l’index en 1912 pour son Histoire ancienne de l’Église, Duchesne n’en restait pas moins un prêtre et il ne pouvait accepter les positions philosophiques de Renan, ce qui ne signifie évidemment pas qu’il condamnait ses méthodes. Sa position était pour le moins inconfortable. Dom Chamard, l’un de ses principaux adversaires, n’hésitait pas à le comparer à Renan et écrivit par exemple : « son appréciation est entièrement réglée sur celle de Tillemont, des Doellinger, des Funk et des Renan, qu’il prend pour modèles67 ». Duchesne avait pourtant vivement critiqué l’auteur de la Vie de Jésus, par exemple dans un article où il qualifiait de préjugé l’affirmation selon laquelle l’esprit scientifique et la croyance au surnaturel étaient incompatibles68. Duchesne mentionne souvent Renan et son hostilité ne fait aucun doute. En 1882, il se permit même de parodier malicieusement son adversaire dans un compte rendu consacré à la traduction et au commentaire de l’Ecclésiaste que celui-ci venait de publier :
C’est moi, Renan (Ernest), qui suis l’auteur du Kohéleth69. La métempsychose n’est pas une fable vaine. Avant d’être professeur d’hébreu au collège de France et d’épigramme au palais Mazarin, avant même de gouverner l’Empire romain sous le nom de Marc-Aurèle, j’ai été professeur à Jérusalem… Je demeurai sur le chemin des jardins du roi, comme qui dirait les Champs-Élysées de Jérusalem… Des terrasses de ma villa, je pouvais voir, chaque matin, fumer l’autel du Temple… Les cavaliers de la cour du roi Hyrcan distrayaient mes regards. Parfois je les laissais errer plus loin, sur les tombeaux épars dans la vallée de Josaphat. Toutes ces contemplations et certaines expériences d’une vie déjà longue engendraient en moi une sorte de mélancolie sceptique ; las de porter le poids de mes pensées, je finis par m’en décharger sur un rouleau de parchemin que l’on trouva longtemps après ma mort, dans le coin de quelque secrétaire. Un rabbin, complaisant, mais un peu myope, déclara le livre inspiré et le mit dans la Bible. Dieu a permis que je revinsse au monde sous l’écorce d’un hébraïsant, pour étudier ce phénomène curieux d’inspiration et me convaincre, une fois de plus, par la fortune de mes boutades, que tout est vanité70.
26En 1888, Duchesne fut élu à l’Académie des inscriptions et belles-lettres avec le soutien de Gaston Boissier mais contre l’avis de Renan. Il écrivit alors au baron von Hügel :
[…] je ne suis que de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. Il n’y a pas de discours de réception. Vous n’aurez pas le plaisir de me voir en conversation publique avec mon compatriote Renan. Nous sommes cependant collègues, car il est des deux académies, et nous nous disons « cher confrère ». Nous avons même le droit de porter habit brodé à palmes vertes, avec le chapeau à claque et l’épée de salon. Ne vous effrayez pas ; Ernest a, outre le droit, le devoir, moi je suis dispensé par l’usage de quitter l’uniforme ecclésiastique71.
27Mais c’est sans doute dans son compte rendu des Souvenirs d’enfance et de jeunesse, paru en 1883, que Duchesne a livré le fond de sa pensée sur Renan. Le début est féroce, digne de son auteur à vrai dire :
On a déjà laïcisé bien des choses, mais jusqu’ici nul n’avait songé à laïciser la canonisation ? Cet oubli est réparé par M. Renan dans le petit livre que voici, où il a eu l’attention de fournir le sujet et l’objet, Homère et Achille, le canonisant et le canonisé. Il ne s’agit pas, entendons-nous bien, d’une apothéose d’outre-tombe : le paradis laïque est situé du bon côté de la mort ; tout au plus empiète-t-il un peu sur la région des rhumatismes72.
28Mais la fin de ce long texte est sérieuse car le sujet, qui l’est aussi, intéresse tout spécialement Duchesne :
C’est le philosophe qui a fait dérailler l’historien : celui-ci, laissé à lui seul, eût rencontré de graves difficultés, mais il aurait pu les surmonter. Un esprit aussi éveillé aurait fort bien pu discerner entre les exigences religieuses fondamentales et les prescriptions des théologiens ; laisser dire ceux-ci et s’arranger avec celles-là, ce n’eût été qu’un jeu, s’il eût voulu s’y mettre73.
29Dans ses Mémoires, Alfred Loisy commente ainsi ce passage : « C’est à ce jeu que Duchesne s’est mis et où il a pensé réussir74. » On ne saurait mieux dire.
30Duchesne ne pardonnait pas Renan d’avoir sacrifié les « exigences religieuses fondamentales » à l’analyse critique. Les reproches de Joseph Derenbourg, grand hébraïsant titulaire à l’École pratique de la conférence de « Langues sémitiques » depuis 1877, étaient d’un autre ordre. Derenbourg avait été correcteur à l’Imprimerie impériale. Par la suite, il intégra la Commission du Corpus Inscriptionum Semiticarum. On conserve au moins une cinquantaine de lettres adressées par Derenbourg à Renan, échelonnées entre 1855 et 188975. Il s’agit d’une correspondance érudite dans laquelle les mots en hébreu ponctuent régulièrement le texte français. La lettre la plus intéressante a récemment été signalée par Robert Priest76. Écrite en 1863, alors que la Vie de Jésus venait de sortir, elle témoigne de quelques désaccords fondamentaux avec Renan. Derenbourg regrette en effet que son correspondant ait en quelque sorte déjudaïsé Jésus, faisant de lui un illettré et un homme que n’aurait atteint « aucune influence pharisienne77 ». Or Derenbourg était l’ami d’Abraham Geiger, tenant d’un judaïsme réformé, voire régénéré, qui devait s’ouvrir aux méthodes les plus exigeantes de la critique scientifique sans sacrifier pour autant complètement la tradition78. Pour Geiger, Jésus était un pharisien et à l’évidence, il l’était aussi au moins un peu pour Derenbourg. Renan avait par ailleurs attribué au peuple juif « une avalanche d’adjectifs injurieux pour qu’il serve d’ombre au tableau plein de lumière et de douceur » qui avait été proposé pour le Christ. Citant malicieusement son adversaire, Derenbourg n’hésitait pas à revendiquer pour lui-même la qualité de « fils de ceux auxquels une postérité irritée a demandé compte de l’arrêt prononcé avec un si insouciant dédain », et il rappelait le « fanatisme » des « races latines et germaniques ». Enfin, il n’hésitait pas à reprendre assez vertement Renan (« Je vous ai déjà dit, Monsieur, que votre livre n’a pas répondu à ce que j’attendais de vous ») et il lui reprochait d’être resté trop marqué par son éducation catholique au point d’avoir accepté une sorte de compromis comparable à celui qui caractérisait un protestant comme Heinrich Ewald († 1875)79 :
[…] après avoir déployé toutes les ressources d’une critique sévère [il] ressent tout-à-coup le besoin de sauver sa foi par une espèce de compromis entre les exigences rigoureuses de sa froide raison et la demande impérieuse de ses sentiments chrétiens.
31Ces critiques de fond n’empêchèrent pas les deux hommes de rester ou sans doute plutôt de devenir amis, malgré la tentative de Derenbourg pour obtenir en 1870 la chaire d’hébreu du Collège de France en lieu et place de Renan. À partir du début des années 1870, le « Mon cher monsieur » fait place à un « Mon cher ami », puis à un « Mon cher confrère » dans les années 1880, Derenbourg assurant toujours Renan de son affection ou de sa « vive amitié » (ainsi en 1889). En 1880, le même Renan avait fait nommer le fils de l’ancien relecteur à la Commission des inscriptions sémitiques80. Il existe d’ailleurs aussi une correspondance avec Hartwig Derenbourg, directeur d’études à l’EPHE depuis 188481. Les lettres de ce dernier témoignent d’une respectueuse intimité, par exemple lorsqu’il écrit au « cher maître » depuis l’Escorial, « en dehors du monde civilisé », et signe « votre reconnaissant admirateur ». Admirateur de Renan, Hartwig Derenbourg l’était déjà en 1864, lorsqu’âgé de 20 ans il avait écrit depuis Göttingen au grand professeur pour lui dire toute son indignation de le voir écarté par Victor Duruy du Collège de France82.
Enthousiasmes et préventions : Renan et les savants de la Ve section
32Paradoxalement, alors que la société Ernest Renan a toujours été plus proche de la Ve que de la IVe section, le prestige et l’influence de l’auteur de la Vie de Jésus y ont sans doute été moins importants : les critiques envers son œuvre y sont en tout cas plus nombreuses. Le savant dont Renan fut le plus proche est sans doute ici, plus encore qu’Albert Réville dont il sera bientôt question, Ernest Havet. Libre-penseur, professeur au Collège de France depuis 1855, Havet occupa en 1886, lors de la création de la Ve section, la chaire d’Histoire des origines du christianisme. En 1863, il avait publié dans la Revue des Deux Mondes un éloge de la Vie de Jésus qui fit ensuite l’objet d’une édition particulière et qui, ainsi qu’on l’a récemment noté, constitue le seul pamphlet alors écrit en faveur de Renan qui ait lui-même fait l’objet de réponses cléricales hostiles83. Dans son œuvre la plus importante, Le christianisme et ses origines (1871), Havet entendait démontrer le caractère plus grec que juif du christianisme. Revenant dans le prologue sur la Vie de Jésus il écrivait alors : « Je me féliciterai toujours d’avoir été un des premiers à rendre hommage à un livre qui, par la nouveauté hardie de l’exemple, par le talent de l’écrivain et par son succès éclatant, marquera une date dans l’histoire de l’esprit français84. »
33Lorsqu’Havet mourut, trois ans après la création de la Ve section, Renan écrivit à son fils Louis des mots qui, même en tenant compte du genre littéraire un peu particulier que constitue la lettre de condoléances, apparaissent particulièrement forts : « Votre illustre père était l’une des parties les plus vivantes de ma vie ; sans cesse je pensais à lui ; je vivais en vue de lui85. » C’est encore Renan qui prononça sur la tombe de son ami un discours au nom du Collège de France. Peu commenté dans la littérature, ce texte est capital car en lisant ces quelques pages magnifiques, on a souvent le sentiment de lire l’éloge que Renan eût aimé que l’on prononçât lors de ses propres funérailles (Havet était de dix ans son aîné mais il mourut trois ans avant lui). Lisons tout particulièrement ce poignant éloge de la vérité :
Le collègue illustre à qui nous disons aujourd’hui le dernier adieu fut un serviteur éminent de la plus grande œuvre de notre siècle, la recherche obstinée de la vérité. […] Il croyait, et je crois comme lui, que le temps des voiles officieux est passé, qu’il ne sert de rien de distinguer entre les vérités bonnes à dire et celles qui ne le sont pas, puisqu’on ne trompe plus personne et que la masse de l’espèce humaine, lisant dans les yeux du penseur, lui demande sans ambages si au fond la vérité n’est pas triste. Le seul moyen de consoler un peu la pauvre humanité, c’est de la bien persuader que nous ne lui cachons rien, et que nous agissons avec elle, non en rhéteurs préoccupés de soucis politiques et pédagogiques, mais en savants d’une absolue sincérité […]. Le triomphe de la raison sera sa récompense. Une récompense ! À vrai dire, nous n’en voudrions pas [notons comment Renan, s’immisce ici dans le texte]. Nous avons servi la vérité dans les tristes conditions que le sort a faites à l’espèce humaine. Voilà notre récompense, nous n’en voulons pas d’autre. Nil nisi te, Domine ; nil nisi te. […] Adieu, cher collègue86.
34Tout Renan est là, jusque dans la réutilisation de motifs chrétiens mis au service de la Vérité scientifique. En 1958, Pierre Courcelle montra comment l’auteur de la Prière sur l’Acropole utilisait un passage des Confessions de saint Augustin pour s’adresser à la déesse Athéna87. Ici, le Nil nisi te, Domine, renvoie à la vision de Thomas d’Aquin devant le crucifix de Naples, lorsque Jésus s’était animé pour demander au saint quelle récompense il demandait pour avoir si bien parlé de lui88. Ailleurs, Renan se lance dans une apologie de la Grèce antique qui rappelle évidemment la Prière sur l’Acropole : « La Grèce a préparé le cadre scientifique, susceptible d’être indéfiniment élargi, et le cadre philosophique, susceptible de tout embrasser, où n’ont cessé de se mouvoir, depuis deux mille ans, les efforts intellectuels et moraux de la race à laquelle nous appartenons89. »
35L’autre grand ami de Renan au sein de la section était Albert Réville, qui en fut le président pendant vingt ans, depuis sa fondation jusqu’à sa mort en 1906. La correspondance entre les deux hommes s’étend sur plusieurs décennies et révèle une longue amitié, peut-être quelque peu asymétrique car Renan n’apparaît pas toujours aussi enthousiaste que Réville90. On a vu comment ce dernier avait subrepticement joué le rôle d’informateur de Renan au moment de la fondation. Cette proximité ne doit cependant pas cacher un certain nombre de divergences, qui s’étaient exprimées dès 1863, dans un long article que Réville avait consacré à la Vie de Jésus. Si le pasteur de la communauté française de Rotterdam défendait en général son ami, il n’en affirmait pas moins : « Je déclare sur le champ que, dans mon opinion, Jésus étudié de près, sans aucun parti pris, est plus grand et plus saint que M. Renan ne le présente à ses lecteurs91. »
36Pasteur, Réville reprochait à Renan d’avoir construit un Jésus qui « parlait moins fort à la conscience qu’au sens esthétique ». Il regrettait également « plusieurs expressions ou jugements choquant inutilement la vénération que doit inspirer le Christ » et se lamentait « qu’il n’y [eût] pas plus d’harmonie foncière entre la philosophie religieuse de M. Renan et les idées constitutives de la doctrine du royaume de Dieu ». Pour Réville, en effet, il convenait de « concilier les données des sciences naturelles avec la notion du Dieu vivant et aimant que réclame avec tant d’énergie la conscience religieuse » : deux « ordres de recherche » qui devaient, selon lui, « se compléter et se rectifier mutuellement92 ». Suivaient un certain nombre de reproches scientifiques, le plus important étant le trop grand crédit accordé par Renan à l’Évangile selon saint Jean. Au total, et ce n’était pas un compliment, le Christ de Renan était un Christ « amoindri93 ». Vingt ans plus tard, Réville publia son propre Jésus de Nazareth en deux volumes. L’auteur expliquait dans le prologue que son œuvre n’avait pas « la moindre prétention de rivaliser avec la Vie de Jésus d’E. Renan au point de vue du charme littéraire et de la célébrité », sous-entendant ainsi qu’il ne se priverait pas de le faire dans les autres domaines, scientifique bien sûr, mais aussi théologique ou philosophique94. En définitive, aussi fortes qu’aient été l’admiration et l’amitié de l’auteur envers Renan, elles n’effacèrent jamais le sentiment que leurs approches étaient différentes. Réville avait d’ailleurs résumé ce sentiment de la façon la plus éclairante dès le 29 juin 1863, dans une lettre adressée à Renan depuis Rotterdam. Renan, qui venait de lui envoyer sa Vie de Jésus tout juste parue, put lire ceci : « Vous êtes un philosophe religieux, moi un religieux philosophe95. »
37Le constat n’est peut-être pas fondamentalement différent lorsqu’on prend le cas d’Auguste Sabatier, lui aussi pasteur, cofondateur de la faculté de théologie protestante de Paris et chargé à l’EPHE, dès la création de la Ve section, d’une chaire sur les « Littératures chrétiennes » (en réalité, le Nouveau Testament et les premiers textes chrétiens). En 1880, Sabatier rédigea pour l’Encyclopédie des sciences religieuses de Frédéric Lichtenberger un long article « Jésus ». Il n’y dissimulait pas son hostilité à Renan, qui avait décrit selon lui « la marche d’un esprit sain vers la folie96 » (on croirait lire ici une critique du Jésus de Jules Soury). Dans sa thèse française, soutenue en 1866, Sabatier n’avait pas hésité à parler, déjà, des « monstruosités psychologiques » de Renan97. Dans l’article de l’Encyclopédie des sciences religieuses, il ajoutait : « cette construction arbitraire n’a pas eu besoin d’être renversée par la critique. Elle croulait d’elle-même par les contradictions internes d’une narration affectée où se mêlent la frivolité du romancier et les pieux souvenirs du séminaire de Saint-Sulpice98 ». Frivolité et restes de catholicisme, Renan n’était décidément pas un modèle à suivre pour Sabatier… Cette hostilité se retrouve dans sa correspondance bien avant 1880, avant même la parution de la Vie de Jésus : ainsi en 1860, alors qu’il n’avait que 21 ans, il discernait chez Renan un « spiritualisme brodé sur un fond panthéiste99 ». Deux semaines plus tard, il écrivait au même ami : « Lis Renan, tu fais bien, mais vois-tu, de véritable connaissance, de véritable paix, de véritable joie, de véritable assurance, c’est celle que le Seigneur donne à celui qui courbe les genoux et qui prie100 ». Ce que ne faisait pas Renan, s’entend.
38Maurice Vernes, qui était chargé à l’EPHE du cours sur la « Religion d’Israël et des sémites occidentaux », présida la Ve section de 1913 à 1923, mais battu par Loisy, il ne put succéder à Réville au Collège de France. Il consacra plusieurs textes à Renan. À la mort de celui-ci, il publia dans la Revue internationale de l’enseignement un texte très dense d’une cinquantaine de pages qui passait en revue l’Histoire des origines du christianisme, l’Histoire du peuple d’Israël et quelques autres travaux, avant de porter un jugement général sur la philosophie du maître. Vernes se situait avant tout sur un terrain scientifique et n’hésitait pas à limiter drastiquement l’apport de Renan dans ce domaine : comme hébraïsant, celui-ci n’avait pas apporté « de vues nouvelles et originales101 ». La publication du Corpus inscriptionum semiticarum constituait certes « une date que l’érudition moderne inscrit à son actif comme glorieuse entre toutes », mais l’Histoire des origines du christianisme et l’Histoire du peuple d’Israël, « ne chang[ai]ent rien à la situation de l’exégèse biblique » (Vernes employait le terme exégèse dans un sens moins technique et moins restreint qu’on ne le fait aujourd’hui). L’importance de Renan était ailleurs, elle résidait dans une « révolution dans la manière d’aborder l’histoire des religions ». La parution de la Vie de Jésus avait représenté quant à elle « une date capitale pour l’histoire de la pensée ». En tous ses travaux, en effet, Renan avait fait preuve d’un esprit « à la fois libre et religieux102 ». Au-delà des reproches purement scientifiques, d’ailleurs généralement fondés, Vernes offrait donc une image extrêmement positive du défunt. Il y avait selon lui un avant et un après Renan, et la République avait eu raison d’honorer son grand homme : « La France du centenaire de la République ne s’est donc pas trompée quand elle a entouré d’honneurs extraordinaires la dépouille mortelle de l’homme qui, dans la confusion des idées, avait prononcé une parole décisive, qui, dans les ténèbres de la route, avait fait briller le feu conducteur103. »
39La stature de l’auteur de la Vie de Jésus, dont Vernes écrit encore qu’il était « un adversaire du fanatisme et l’un des plus grands serviteurs de l’idée morale que le monde ait jamais connus », n’était guère comparable qu’à celle de Voltaire, mais elle en était en même temps très différente, comme l’expliquait une formule qui, presque un siècle et demi plus tard, nous semble toujours aussi juste : « Je lis dans le dictionnaire de Littré cette définition du Voltairianisme : Esprit d’incrédulité railleuse à l’égard du christianisme ; je définis, à mon tour, le Renanisme : Esprit d’incrédulité respectueuse à l’égard du christianisme104. »
40Pas plus pour la Ve que pour la IVe section, il n’est possible de passer en revue l’ensemble des directeurs d’étude qui ont connu Renan ou qui ont écrit à son propos. Prenons donc avec Alfred Loisy un dernier exemple de cette variété de sentiments et de jugements que Renan pouvait inspirer. Loisy considérait Renan, comme il l’écrivit à plusieurs reprises, comme « son maître en critique biblique ». Dans ses Mémoires, il raconte avoir commencé à suivre ses cours au Collège de France en 1882 (la première fois, il y avait même emmené Duchesne) :
C’était le meilleur cours d’hébreu qui fût donné à Paris, au moins pour ce qui était de la critique du texte hébreu traditionnel, pour la connaissance de l’épigraphie sémitique, sans compter l’entière impartialité de l’esprit […]. C’est, en toute vérité, Renan qui m’a initié à la critique textuelle de l’Ancien Testament, que je n’avais pratiquée jusque-là qu’un peu au hasard et en tâtonnant. Il me fournit l’exemple d’une méthode excellente dont je n’eus ensuite qu’à faire l’application105.
41Pour ce qui est du fond, l’appréciation de Loisy évolua drastiquement. Celui-ci rapporte comment il voulait initialement prouver à Renan que « ce qu’il y avait de vrai dans sa science était compatible avec le catholicisme sainement compris », alors même qu’il jugeait l’auteur de la Vie de Jésus « trop prompt à ironiser en matière de religion106 ». Mais au terme de son évolution, il avait fini par trouver Renan extrêmement timide, comme en témoigne une lettre à Frantz Cumont datée du 15 juillet 1915 :
Je relis les volumes de Renan, Les apôtres et Saint Paul. Je suis stupéfait de trouver Renan si timide. C’est un conservateur méconnu. L’Église aurait dû lui ériger des statues […]. Sa critique des Actes est presque enfantine. Ce fait n’est pas aussi consolant qu’on pourrait croire. Car si quarante ans ont suffi pour user Renan, il n’en faudra pas tant pour vieillir mes petites histoires107.
42Renan était donc trop à gauche ou trop à droite, mais jamais au bon endroit… Alors qu’il avait encouru l’opprobre de la part des catholiques et aussi, pour reprendre une expression de Maurice Vernes, « des protestants de toute nuance, qui [insistaient] moins sur le blasphème religieux proprement dit que sur l’accusation d’immoralité108 », il apparaissait désormais aux modernistes, en tout cas à Loisy, comme un homme timide et même naïf dans l’exercice de la critique biblique, un homme auquel l’Église aurait dû manifester de la reconnaissance pour sa modération.
43Si le jugement que chacun portait sur Renan était avant tout une affaire personnelle, on peut tout de même souligner quelques grandes tendances qui permettent de distinguer la IVe et la Ve section. En règle générale, Renan était plus proche des hommes des sciences historiques et philologiques que de ceux des sciences religieuses. La composition des diverses institutions auxquelles il appartenait renforçait d’ailleurs cette situation. Au Collège de France, à son époque, deux professeurs appartenaient à la deuxième section (Berthelot et Sainte-Claire Deville), deux à la troisième (Claude Bernard et Théodule Ribot), douze à la quatrième (Gaston Boissier, Michel Bréal, Charles Clermont-Ganneau, James Darmesteter, Charles Defrémery, Louis Havet, Auguste Longnon, Gaston Maspero, Alfred Maury, Jules Oppert, Gaston Paris et Stanislas Guyard), enfin trois seulement à la cinquième (Édouard Chavannes, Ernest Havet et Albert Réville). L’appartenance à l’Académie des inscriptions et belles-lettres (AIBL) accentue cette situation. Si l’on prend les savants qui furent membres de celle-ci en même temps que Renan (donc à partir de 1856) et aussi, à un moment de leur carrière, directeurs d’études à l’EPHE, on trouve en IVe section Charles Bémont, Gaston Boissier, Michel Bréal, Charles Clermont-Ganneau, Charles Defrémery, Joseph Derenbourg, Ernest Desjardins, Louis Duchesne, Antoine Héron de Villefosse, Auguste Longnon, Gaston Maspero, Alfred Maury, Jules Oppert, Gaston Paris, Léon Renier, William-Henry Waddington et Henri Weil, mais seulement Abel Bergaigne et Édouard Chavannes en Ve section109. Pour des raisons institutionnelles, Renan rencontrait donc fréquemment une partie importante des membres de la section des sciences historiques et philologiques mais ce n’était pas le cas pour ceux de la section des sciences religieuses.
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44Si Renan n’a jamais joué un rôle actif dans l’histoire institutionnelle de l’EPHE, il ne semble pas exagéré d’affirmer que son ombre a plané sur les premières décennies de celle-ci, de son vivant et encore après sa mort. Son prestige fut immense même s’il pouvait aussi susciter un rejet partiel, sans doute plus en Ve qu’en IVe section. Ce prestige n’était que secondairement dû à son apport proprement scientifique. À peu près tous les savants se montrèrent critiques envers le maître, tant du point de vue des théories (ainsi pour le caractère spontané de l’apparition des langues humaines) que du point de vue de l’érudition pure (ainsi pour l’importance accordée au quatrième Évangile). Tous s’accordaient sur le fait que Renan n’avait finalement pas été un très grand créateur dans le domaine de la science. Les raisons de son immense prestige, que nous avons du mal à évaluer correctement aujourd’hui, sont donc ailleurs. La figure de Renan symbolisait et résumait un siècle de progrès marqué par le passage d’une explication théologique et métaphysique du monde à un système scientifique. Son parcours personnel illustrait cette évolution et son œuvre l’exposait clairement. La qualité littéraire de cette dernière était un autre motif d’admiration : pour la plupart des savants qui s’exprimèrent à son sujet, Renan était l’un des deux ou trois plus grands écrivains français du xixe siècle. La conscience de vivre une époque de grands changements, désormais dominée par le rôle nouveau assigné à la science, n’était pas dénuée d’une certaine religiosité. Le concept de vérité, si cher à Renan, fut sacralisé jusqu’à être rappelé sur certaines pierres tombales. Veritatem dilexi, avait fait écrire Renan. « Il a aimé la vérité, cru en elle, travaillé à la découvrir », rappelle, comme en écho mais en français, la tombe de Gaston Paris110. Cette vérité, Renan avait rappelé qu’elle pouvait être recherchée dans le domaine des sciences dites « naturelles », à la façon d’un Claude Bernard, qu’il admirait, ou d’un Marcellin Berthelot, qui fut son meilleur ami, mais aussi dans celui des sciences « historiques et philologiques », une expression dont on lui doit peut-être la paternité en français. Pendant plusieurs décennies, voire jusqu’à aujourd’hui, ce qui faisait l’identité de l’EPHE trouvait donc un écho particulièrement fort dans son œuvre. Pour de nombreux savants de la nouvelle institution, Renan joua donc plus ou moins implicitement le rôle de figure tutélaire : il fut une sorte de directeur d’études des directeurs d’études.
Annexe
45Lettre inédite d’Albert Réville à Ernest Renan sur la composition de la Ve section (4 février 1886)111
Paris 4 février 1886
Mon cher administrateur et ami,
Les choses ont marché plus vite au ministère que je ne le supposais il y a quelques jours encore et la nouvelle section d’Histoire et de Critique religieuses est fondée.
Vous savez que comme vous j’aurais été perplexe si j’avais dû a priori décider de la question de la fondation même. Mais quand on m’a fait l’honneur de me demander des avis, la chose était décidée en principe, en voie de formation, et je n’avais plus qu’à tâcher de contribuer à la rendre aussi conforme que possible aux intérêts de la science libre et sérieuse. D’ailleurs il y a peut-être là le germe d’une solution de la question épineuse de facultés de théologie.
C’est en réalité, si l’on s’y prend comme il faut, la laïcisation de la théologie, moins la dogmatique, qui peut sortir de là.
Telle qu’elle va être constituée, la nouvelle section se divise en deux groupes de cours, l’un relatif aux religions autres que le christianisme et le judaïsme, l’autre comprenant les disciplines intéressant ces deux religions connexes.
Il y a un cours pour les religions de l’Inde (M. Bergaigne), un pour celles du Japon, de la Chine et de l’Indo-Chine (M. de Rosny), un pour celle de l’Égypte (M. Lefébure112, je crois), un qui aurait dû être et qui sera pour les religions de la Grèce et de Rome, mais M. Havet qui en est chargé et qui sera un des Directeurs a tenu absolument à ce qu’on ne donnât pas ce titre général à son cours et à ce qu’il fût constaté qu’il enseignerait les Antécédents historiques du christianisme113. On a cédé à ce désir formel, bien qu’on eût pu élever quelques objections au point de vue symétrique. Cela pourra être rectifié plus tard.
Une sorte de sous-groupe ou groupe intermédiaire est constitué par un cours sur l’histoire du Judaïsme (M. Maurice Vernes) et un autre sur celle de l’Islamisme qui sera, je pense, confié à M. Derembourg114.
Le groupe chrétien se compose d’un cours sur la littérature chrétienne primitive (N[ouveau] Test[ament] et Pères apostoliques, M. Sabatier), d’un cours sur la littérature chrétienne grecque et latine (patristique, M. Massebieau), d’un autre, qui sera scindé par la suite, sur l’Histoire de l’Église (M. Jean Réville115), d’un autre enfin sur l’Histoire des dogmes dont je serai chargé moi-même, partageant avec M. Havet les fonctions de Directeur116.
Nous commencerons dans la première semaine de Mars.
Voilà, mon cher ami, où en sont les choses. En fait il n’y a plus qu’à marcher de l’avant et qu’à tirer parti d’une situation que ni vous ni moi n’avons faite, dans le meilleur intérêt d’études que vous et moi aimons beaucoup.
J’ai cru bien faire en vous mettant au courant aussi promptement que cela m’a été possible.
Votre bien dévoué
A. Réville
Fig. 3 — Lettre d’Albert Réville à Ernest Renan (4 février 1886), recto.

BNF, NAF 14198, 365-366 © Bibliothèque nationale de France.
Notes de bas de page
1 La bibliographie de référence est celle de J. Balcou, Ernest Renan. Une biographie, Paris, Champion, 2015.
2 Duruy fut contraint d’agir en 1864 contre Renan, mais il n’en continua pas moins à l’admirer. Voir par exemple cette lettre du 2 août 1873 dans laquelle il demande à l’auteur de la Vie de Jésus de « l’autoriser à solliciter ses conseils » toutes les fois qu’il aura à « approcher une de ces questions où celui-ci peut se prononcer souverainement » et où il l’engage à donner un volume à une collection d’« Histoire des littératures orientales » qu’il projette de créer chez Hachette ; plus généralement, tous les échanges épistolaires entre les deux hommes que l’on conserve (archives du musée de la Vie romantique, correspondance d’Ernest Renan, 146).
3 E. Renan, « L’instruction supérieure en France, son histoire et son avenir », Revue des Deux Mondes, t. 51, 1864, p. 73-95. On notera que cet article fut repris dans le recueil Questions contemporaines en 1868, soit l’année de la création de l’EPHE.
4 G. Boissier, « Les réformes de l’enseignement supérieur », Revue des Deux Mondes, t. 75, 1868, p. 867-888 ; M. Bréal, Quelques mots sur l’instruction publique en France, Paris, Librairie Hachette, 1872 ; G. Monod, De la possibilité d’une réforme de l’enseignement supérieur, Paris, Leroux, 1876 ; F. Lot, L’enseignement supérieur en France : ce qu’il est, ce qu’il devrait être, Paris, Welter, 1892 (voir aussi Id., « De la situation faite à l’enseignement supérieur en France », Cahiers de la quinzaine, 7e série, t. 9 et 11, 1906) ; G. Paris, Le haut enseignement historique et philologique en France, Paris, Welter, 1894 [reproduction de « À propos d’un livre de M. Ferdinand Lot, intitulé L’enseignement supérieur en France », Journal des débats, t. 15, 24 septembre et 8 octobre 1893].
5 Discours de M. Louis Havet, président de la section, dans Célébration du cinquantenaire de l’École pratique des hautes études, Paris, Champion, coll. « Bibl. de l’École des hautes études, sciences historiques et philologiques, 231 », 1922, p. 8 : « La Section, avant de naître, avait un titre provisoire : section de philologie, d’histoire et de morale. »
6 Voir J. Vincent, « Les “sciences morales” : de la gloire à l’oubli ? Savoirs et politique en Europe au xixe siècle », La revue pour l’histoire du CNRS, t. 18, 2007, en ligne : http://journals.openedition.org/histoire-cnrs/4551.
7 F. Schlegel, « Propädeutik und Logik », dans K. J. Hieronymus Windischmann (éd.), Friedrich Schlegel’s Philosophische Vorlesungen aus den Jahren 1804 bis 1806, I, Bonn, Weber, 1836, p. 47.
8 E. Renan, « L’instruction supérieure en France », art. cit., p. 80 (deux fois), 83 et 92.
9 Ibid., p. 76.
10 Je ne trouve pas le syntagme en français avant l’article de Renan. On peut certes mentionner la traduction en 1753 des Lettres historiques et philologiques du comte d’Orreri [John Boyle] sur la vie et les ouvrages de Swift, les Mélanges historiques et philologiques de Jean-Bernard Michault (1754, 2 vol.), les Recherches historiques et philologiques sur la philotésie de Gabriel Peignot (1836), et d’autres œuvres encore ; plus important sans doute, le Bulletin des sciences historiques, Antiquité, philologie des frères Champollion, qui paraît de 1824 à 1831. Mais le syntagme « sciences historiques et philologiques » me semble apparaître pour la première fois, en tout cas dans un texte largement diffusé et lu par les fondateurs de l’EPHE, dans l’article de Renan. En 1868 encore, dans son « De la réforme de l’enseignement supérieur », Revue moderne, 10 mars, 10 juin et 10 juillet, puis Paris, 1868, Karl Hillebrand mentionne la « connexité des études historiques et philologiques et des études de droit » (p. 94), il parle ailleurs de « sciences historiques » (p. 56), mais il n’utilise pas l’expression « sciences historiques et philologiques ».
11 Ibid., p. 90.
12 L. Havet, « Gaston Maspero », Annuaire 1916-1917. École pratique des hautes études, section des sciences historiques et philologiques, p. 42-46, ici p. 45 (https://doi.org/10.3406/ephe.1916.9297). Texte repris dans Memorabilia, I. Notices nécrologiques de la section des sciences historiques et philologiques, 1868-2019, textes présentés et annotés par P. Henriet, Paris, 2019, p. 241.
13 Funérailles de M. Ernest Renan… le vendredi 7 octobre 1892, discours de M. Gaston Boissier, Alexandre Bertrand, Gaston Paris et Barbier de Meynard, Paris, Institut de France, 1892. Le discours de Gaston Paris a été réimprimé dans différentes revues et dans G. Paris, Penseurs et poètes, Paris, Calmann-Lévy, 1896, p. 324-339, ici p. 328-329.
14 J. Darmesteter, « Ernest Renan », dans Id., Critique et politique, Paris, 1895, p. 3-72, ici p. 58. Voir aussi le texte référencé en note 50.
15 C. Grosse, « Apologétique et science des religions. 1880, annus mirabilis du processus d’institutionnalisation des sciences des religions », dans J. Ehrenfreund et P. Gisel (dir.), Mise en scène de l’humain. Sciences des religions, philosophie, théologie, Paris, Beauchesne, 2014, p. 189-208 ; P. Cabanel, « L’institutionnalisation des “sciences religieuses” en France (1879-1908). Une entreprise protestante », Bulletin de la Société de l’histoire du protestantisme français (1903-2015), t. 140, janvier-mars 1994, p. 33-80 ; Id., « La création de la section des sciences religieuses », dans P. Henriet (dir.), L’École pratique des hautes études. Invention, érudition, innovation, de 1868 à nos jours, Paris, Somogy, 2018, p. 103-110.
16 P. Henriet, « Une lettre inédite d’Ernest Renan critiquant la création de la Ve section (11 juillet 1885) », dans Id., L’École pratique des hautes études, op. cit., p. 111-113 ; E. Renan et M. Berthelot, Correspondance. 1847-1892, Paris, Calmann-Lévy, 1898.
17 « […] ce qui est bien à craindre, c’est qu’on n’en fît un nid d’apologétique catholique, conformément à l’ambition qu’a toujours eue l’École catholique d’enseigner sa doctrine particulière dans les établissements laïcs » (ibid., p. 111).
18 « Et M. Freppel, à qui l’on a donné pour raison de la suppression des facultés de théologie qu’elles n’avaient pas de public, comme il triomphera en montrant que la section des sciences religieuses en a encore beaucoup moins ! » (ibid., p. 113).
19 Ibid.
20 Cf. P. Henriet, « La création de la chaire d’histoire des religions au Collège de France (1880). Rapports de Jules Soury et d’un savant anonyme identifié comme Ernest Renan », à paraître dans Revue de synthèse.
21 Archives Paris, BNF, NAF 14198, 365-366. Cf. le texte de cette lettre en annexe.
22 Annonce de la création prochaine de la société : Revue de l’histoire des religions, t. 80, 1919, p. 191-192 (P. Alphandéry) ; compte rendu de la première assemblée (18 décembre 1919) : ibid., p. 375-384. Statuts : ibid., p. 384-386 (encore dans une chronique signée Alphandéry). Les comptes rendus des assemblées sont ensuite régulièrement publiés dans la partie « Chronique ».
23 On relève la présence au premier comité de la société de douze représentants de l’EPHE : Louis Barrau-Dihigau, Charles Bémont, Louis Havet et Antoine Meillet pour la IVe section, Eugène de Faye, Henri Hubert, Marcel Mauss, François Picavet, Jules Toutain pour la Ve. Sylvain Lévi et Alexandre Moret oscillent entre les deux sections. D’autres membres intègreront peu après la Ve section : Maurice Goguel, Alfred Loisy, Paul Masson-Oursel (Revue de l’histoire des religions, t. 80, 1919, p. 382-384).
24 J. G. Frazer, Sur Ernest Renan, Paris, Aveline, 1923.
25 Mireille Pastoureau, « Mon caractère me servit plus que mes faibles mérites. Alfred Maury, bibliothécaire, professeur et membre de l’Institut », dans J. Carroy et N. Richard (dir.), Alfred Maury, érudit et rêveur. Les sciences de l’homme au milieu du xixe siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2007, p. 21-39, ici p. 29. En 1867, Maury fut élu par 18 voix contre 16 à Léopold Delisle.
26 J. Pommier, « Un témoignage sur E. Renan. Les Souvenirs de L. F. A. Maury », Cahiers Ernest-Renan, 1, 1971, p. 5-68.
27 Le sujet mis au concours en 1862 était le suivant : « Recueillir les faits qui établissent que les ancêtres de la race brahmanique et les ancêtres de la race iranienne ont eu, avant leur séparation, une religion commune y mettre en lumière les traits principaux de cette religion sous le rapport des rites, des croyances et de la mythologie ; exposer les lois qui ont présidé de part et d’autre aux transformations des vieilles fables et qui fournissent une méthode assurée pour les comparer. » (Cf. G. Maspero, « Notice sur la vie et les travaux de M. Michel Bréal », Comptes rendus des séances de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, 60e année, t. 6, 1916, p. 544-574, ici p. 550).
28 Journal des débats du 3 mars 1872. Cf. P. Boutan, « Michel Bréal, un linguiste homme d’influence sous la IIIe République », dans Dossiers d’HEL, SHESL, 2014, Linguistiques d’intervention. Des usages socio-politiques des savoirs sur le langage et les langues, p. 9 (https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01115069/), ici p. 2, note 4.
29 M. Bréal, « L’avenir de la science, par M. Ern. Renan, 1 vol. in-16 de xx-541 pages. Paris, Calmann-Lévy, 1890 », Journal des Savants, 1893, p. 5-17. Ce texte est censé être une réflexion sur L’avenir de la science, paru en 1890 seulement, mais il a en réalité une portée à la fois plus générale et plus linguistique.
30 Ibid., p. 17.
31 E. Renan, Saint Paul, Paris, Lévy Frères, 1869, p. lxxv.
32 L’anecdote aurait été racontée par Renan à Pio Rajna : P. Rajna, Gaston Paris. Discorso letto alla R. Accademia della Crusca, nell’adunanza pubblica del 27 dicembre 1903, Florence, Tipografia Galileiana, 1904, p. 6, cit. U. Bähler, Gaston Paris et la philologie romane, Genève, Droz, 2004, p. 60, qui précise que P. Tamizey de Larroque raconte déjà ce bon mot en 1881 : « Notice biographique », dans À la mémoire de Alexis-Paulin Paris (Bulletin du Bibliophile et du Bibliothécaire, mars-avril 1881), p. 5-14, ici p. 13.
33 U. Bähler, Gaston Paris et la philologie romane, op. cit., p. 127. Sur les dîners Magny, A. Martin-Fugier, « Convivialité masculine au xixe siècle : les dîners Bixio et Magny », Romantisme, 137, 2007, p. 49-59.
34 La candidature de 1886 fut un échec. Paris se représenta en 1893, précisément sur le siège de Renan, mais il fut à nouveau battu. Une troisième candidature fut couronnée de succès en 1896. Tous les éléments biographiques relatifs à Gaston Paris se trouvent dans l’indispensable livre d’U. Bähler, Gaston Paris et la philologie romane.
35 Funérailles de M. Ernest Renan… Discours de M. Gaston Boissier, note 11, ici p. 338.
36 G. Monod, Les maîtres de l’histoire : Renan, Taine, Michelet, Paris, 1894, ici p. 3. Le texte consacré à Renan était initialement paru dans la Revue historique, t. 51, 1893, p. 84-98.
37 Ibid., p. 40.
38 Ibid., p. 20.
39 Ibid.
40 Ibid., p. 41.
41 Ibid., p. 13.
42 Ibid.
43 Lettre de Darmesteter à Renan datée du 2 août 1875, conservée au musée de la Vie romantique. J’espère proposer bientôt une édition des dix-sept lettres conservées de Darmesteter à Renan.
44 J. Darmesteter, « Rapport sur les travaux du conseil de la Société asiatique pendant les années 1892-1893, fait pour la séance annuelle de la Société », Journal asiatique, 9e série, t. II, 1893, p. 37-88 ; Id., « Ernest Renan », Revue bleue, t. 52, 1893, p. 481-488 et 517-524 ; Id., « La vie et l’œuvre de Ernest Renan », dans Id., Critique et politique, Paris, Calmann-Lévy, 1895, p. 3-72. Je cite d’après Critique et politique.
45 M. J. Darmesteter, La vie d’Ernest Renan, Paris, Calmann-Lévy, 1898.
46 Critique et politique, op. cit., p. 3.
47 Ibid., p. 30 sq.
48 Ibid., p. 68 et 71.
49 Ibid., p. 22.
50 Ibid., p. 58.
51 Paris, BNF, NAF 24 504, XXIX, 137. L’édition de la correspondance générale de Renan ne va pas encore jusqu’à 1885.
52 Voir fig. 2.
53 Voir par exemple la lettre de Jean Psichari à Louis Havet du 9 mars 1913, Archives de l’EPHE (« Mon cher ami, vous venez de me faire une insulte publique aussi gratuite que déplacée, d’autant plus déplacée que rien n’est officiel »). Dans son journal (Archives de l’EPHE), en date du 9 mars, Havet écrit : « Je préside l’assemblée. Je ne rends pas le salut à Y » (Y = Psichari).
54 J. Psichari, Ernest Renan : jugements et souvenirs, Paris, Les Éditions du Monde moderne, 1925. Beaucoup d’éléments sur les relations entre Renan et son gendre (avec extraits de correspondance inédite) dans D. Orgeolet, « Évocation de Jean Psichari vivant », Bulletin de l’Association Guillaume Budé, 2, 1978, p. 180-197.
55 J. Soury, Jésus et les évangiles, Paris, Charpentier, 1878. La position de Soury évolua vers un athéisme revendiquant le catholicisme comme tradition nationale, ce qui explique une nouvelle édition du Jésus, considérablement modifiée (Jésus et la religion d’Israël, Paris, E. Fasquelle, 1898) : l’auteur raconte même qu’il avait racheté et détruit les exemplaires subsistant des deux premières éditions. Athée, Soury demanda un service funèbre à l’Église (cf. P. Huard, « Jules Soury [1842-1915] », Revue d’histoire des sciences et de leurs applications, 23, 1970, p. 155-164, ici p. 159). Dans le prologue de la 3e édition de son Jésus, il regrette les pages écrites en 1878 « parce qu’elles ont blessé des croyances religieuses qu’il vénère d’amour filial, encore qu’il n’ait point la consolation de les partager ».
56 R. D. Priest, « “After the God and the Man, the Patient”: Jules Soury’s psychopathology of Jesus and the boundaries of the science of religions in the early Third Republic », French History, 2013, p. 535-556. Voir aussi la mise au point de J.-L. Quantin, « Jules Soury », dans P. Henriet (dir.), L’École pratique des hautes études, op. cit., p. 538.
57 Cf. la lettre à Louis Havet (22 novembre 1912) publiée dans P. Henriet (dir.), L’École pratique des hautes études, op. cit., p. 539.
58 Lettre de Renan à Max Müller (19 décembre 1879), dans H. Psichari (éd.), Œuvres complètes de Renan, Paris, Calmann-Lévy, 1961, vol. X, p. 817. L’hircocerf est un animal mythique, moitié bouc et moitié cerf.
59 J. Soury, Jésus et les évangiles, op. cit., p. 182.
60 Le Temps, 8 novembre 1891 (repris dans A. France, La vie littéraire, 5e série, Paris, 1921, p. 320-330).
61 P. Moret-Jankus, « Jules Soury and Paul Bourget, or the influence of Haeckelian biology on fin-de-siècle french literature », dans R. Craig et I. Linge (dir.), Biological Discourses: The Language of Science and Literature around 1900, Oxford, Peter Lang, 2017, p. 87-110.
62 « Jules Soury », Annuaire 1915-1916. École pratique des hautes études, section des sciences historiques et philologiques, p. 71-73, ici p. 73.
63 « Lettre de M. Soury à Monsieur Gustave Kahn », La société nouvelle, 1894, p. 227-229, ici p. 227. Soury raconte qu’il avait offert à Renan Les palais nomades de Gustave Kahn (« J’aimais tant ce livre que je l’ai donné à Ernest Renan, afin qu’il connût, lui aussi, la poésie des temps nouveaux »).
64 A. Meillet, « Pierre Lasserre (1867-1931) », Annuaire 1931-1932. École pratique des hautes études, section des sciences historiques et philologiques, p. 20-21, ici p. 20. Le ministre de l’Instruction publique était alors Léon Bérard, relativement proche de l’Action française, qui fut par la suite ambassadeur de France auprès du Saint-Siège pendant toute la durée du régime de Vichy.
65 P. Lasserre, « Charles Maurras et la culture classique », Mercure de France, juin 1902. Il s’agit selon G. De Leonibus, « Discordances du classicisme maurassien », dans O. Dard, M. Leymarie, et N. McWilliam (dir.), Le maurassisme et la culture. L’Action française. Culture, société, politique, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2010, vol. III, p. 161-172, ici p. 163, du « premier portrait littéraire de Maurras ».
66 P. Lasserre, La jeunesse d’Ernest Renan. Histoire de la crise religieuse au xixe siècle, Paris, Garnier frères, 1925-1932, 3 vol.
67 L’Univers, 6 mars 1889. Cf. A. Houtin, La controverse de l’apostolicité des églises de France au xixe siècle, Paris, A. Picard, 1903 (3e édition, revue et augmentée), p. 150.
68 L. Duchesne, « Les évangiles de M. Renan », Revue du monde catholique, t. 51, 1877, p. 313-333, ici p. 314.
69 Nom hébreu de l’Ecclésiaste.
70 Bulletin critique de littérature, d’Histoire et de théologie, 1882, p. 162-165, ici p. 163. Voir aussi C. Le Goffic, L’âme bretonne, 4e série, Paris, 1924, p. 212-220, ici p. 217-218, qui note à propos du « comme qui dirait » : « Tournure tout de même un peu trop vulgaire dans cette bouche raffinée. »
71 Cit. B. Waché, Monseigneur Louis Duchesne (1843-1922). Historien de l’Église, directeur de l’École française de Rome, Rome, EFR 167, 1992, p. 268.
72 Bulletin critique, 1er juin 1883, p. 201-206, ici p. 201.
73 Ibid., p. 203.
74 A. Loisy, Mémoires pour servir à l’histoire religieuse de notre temps, vol. I. 1857-1900, Paris, Émile Nourry, 1930, p. 127. À rapprocher de ce qu’écrit Duchesne dans le compte rendu des Souvenirs, p. 204 : « On trouve actuellement des personnes graves qui croient pouvoir échapper au dilemme. »
75 Musée de la Vie romantique, Collections Scheffer-Renan, ms. 28 (Lettres V).
76 R. D. Priest, The Gospel According to Renan: Reading, Writing, and Religion in Nineteenth-Century France, Oxford, Oxford University Press, 2015, p. 146.
77 Lettre du 5 juillet 1863, Musée de la Vie romantique, Collections Scheffer-Renan, ms. 28 (Lettres V) (46).
78 Sur Abraham Geiger, voir en particulier S. Heschel, Abraham Geiger and the Jewish Jesus, Chicago, Londres, 1998, et H. Bomhoff (dir.), Abraham Geiger—durch Wissen zum Glauben—Through Reason to Faith: Reform and the Science of Judaism, Berlin, 2006 (Stiftung Neue Synagoge Berlin, Centrum Judaicum. Jüdische Miniaturen, 45). Les lettres de Geiger à Derenbourg ont été publiées par le fils de Geiger pour la période 1832-1848 : Ludwig Geiger, « Abraham Geigers Briefe an J. Derenbourg, 1833-1848 », Allgemeine Zeitung des Judentums, 60/5, 1896, p. 5-53.
79 De son côté, Heinrich Ewald n’hésitait pas à accuser Geiger et ses amis de défendre les pharisiens car ils en étaient eux-mêmes : Cf. S. Heschel, « The german theological tradition », dans J. Neusner et B. D. Chilton, In Quest of the Historical Pharisees, Waco, Baylor University Press, 2007, p. 353-373, ici p. 363.
80 J.-V. Scheil, « Notice sur la vie et les travaux de M. Hartwig Derenbourg », Comptes rendus de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, 53/10, 1909, p. 725-755, ici p. 733 (avec la date erronée de 1881).
81 14 lettres d’Hartwig Derenbourg (1864-1892) à Renan sont conservées au musée de la Vie romantique.
82 Lettre d’Hartwig Derenbourg à Renan du 3 juin 1864 : « M. Duruy n’avait-il donc aucune autre occasion de circulaire cette semaine et son ambition de parler et de faire parler avait-elle en vain cherché un autre sujet ? […] Excusez, mon cher Monsieur, la liberté de cette lettre écrite avec toute la chaleur de l’indignation. »
83 E. Havet, « L’évangile et l’histoire – Vie de Jésus de M. Renan », Revue des Deux Mondes, 2e période, 46, 1863, p. 564-596 ; repris dans Id., Jésus dans l’histoire, examen de la vie de Jésus par M. Renan, Paris, 1863 (avec une préface inédite).
84 E. Havet, Le christianisme et ses origines, Paris, 1871-1884, 4 vol., vol. I, p. xliv.
85 Lettre encore inédite de Renan à Louis Havet (21 décembre 1889) : BNF, fonds Louis Havet.
86 Discours prononcés, le 24 décembre 1889, au cimetière Montmartre, sur la tombe de M. Ernest Havet, membre de l’Institut, Paris, 1890, p. 15-16 et 19.
87 P. Courcelle, « Une source imprévue de la Prière sur l’Acropole : les Confessions de saint Augustin », Revue de l’histoire des religions, t. 153, 1958, p. 215-234.
88 Cet épisode était célèbre. Ce n’est sans doute pas la version du biographe de saint Thomas, Guillaume de Tocco, que cite Renan.
89 Discours prononcés, op. cit., p. 16.
90 Cette impression est peut-être tronquée car on ne connaît à l’heure actuelle que peu de lettres de Renan à Réville. Pierre Grosclaude en a édité une dizaine, parfois partiellement : P. Grosclaude, « Albert Réville et Renan : quelques lettres inédites de Renan », Bulletin de la Société de l’histoire du protestantisme français, t. 119, 1973, p. 597-605. Certaines des lettres de Réville à Renan sont édités par J. Pommier dans Renan et Strasbourg, Paris, 1926. Pour des raisons chronologiques, les lettres de Renan à Réville n’ont pas encore été reprises dans sa Correspondance générale en cours de parution chez Champion.
91 A. Réville, « La vie de Jésus de M. Renan devant les orthodoxies et devant la critique », Revue germanique, t. 27, 1863, p. 577-624, ici p. 597.
92 Ibid., p. 601, 602, 604-605.
93 Ibid., p. 623.
94 A. Réville, Jésus de Nazareth. Études critiques sur les antécédents de l’histoire évangélique et la vie de Jésus, Paris, 1897, 2 vol., vol. I, p. vi.
95 Lettre d’Albert Réville à Ernest Renan (29 juin 1863), Paris, BNF NAF 14198.
96 A. Sabatier, « Jésus-Christ », dans F. Lichtenberger (dir.), Encyclopédie des sciences religieuses, Paris, 1880, vol. VII, p. 341-400, ici p. 347.
97 On trouve mention de ce passage dans le compte rendu de la thèse de Sabatier (Essai sur les sources de la vie de Jésus : les trois premiers évangiles et le quatrième, thèse de la faculté de Montauban, 1866) par Jules Steeg, Revue de théologie (Strasbourg), 5, 1867, p. 94-101, ici p. 95. Steeg terminait en encourageant Sabatier à « recommencer pour son compte […] l’étude qu’il a ébauchée et dans laquelle il a montré un talent plein de promesses ».
98 Article « Jésus-Christ », op. cit., p. 347.
99 Lettre du 28 juillet 1860 à son ami F. Jacot, dans J. Viénot (éd.), Auguste Sabatier, I. La jeunesse : 1839-1879, Paris, Librairie Fischbacher, 1927, p. 111.
100 Lettre du 13 août 1860, ibid., p. 122.
101 M. Vernes, « Ernest Renan », Revue internationale de l’enseignement, t. 24, 1892, p. 379-430, ici p. 429.
102 Ibid., p. 429.
103 Ibid.
104 Ibid., p. 430.
105 A. Loisy, Mémoires, op. cit., vol. I, p. 117.
106 Ibid., p. 118.
107 Cit. C. Bonnet, « Ernest Renan et les paradoxes de la Mission de Phénicie », dans H. Laurens et al. (dir.), Ernest Renan. La science, la religion, la République, Paris, O. Jacob, 2013, p. 101-119, ici p. 101.
108 M. Vernes, « Ernest Renan », art. cit., p. 397.
109 Chavannes fut également professeur au Collège de France. Parmi les membres de la IVe section, c’est le cas pour Boissier, Bréal, Clermont-Ganneau, Defrémery, Maspero, Maury, Oppert, Paris et Renier.
110 U. Bähler, Gaston Paris et la philologie romane, p. 148 (le cimetière est celui de Cerisy-la-Salle).
111 Archives BNF NAF 14198, 365-366. Cf. ci-dessus note 21.
112 « Derambourg » [sic] rayé, corrigé au-dessus en « Lefébure ».
113 « Christianisme » remplace « de la Grèce et de Rome » (raturé). Dès 1886, le cours d’Ernest Havet a pour titre « Histoire des origines du christianisme ». L’année suivante, un cours intitulé « Religions de la Grèce et de Rome » est confié à André Berthelot, fils de Marcellin. Cf. la lettre de Renan à Marcellin Berthelot (11 juillet 1885) citée en note 14.
114 Hartwig Derenbourg (1844-1908), dont le père, Joseph Derenbourg enseigne alors en IVe section.
115 Jean Réville (1854-1908) est le fils d’Albert Réville.
116 Réville insère ici un appel de note dont le texte, donné verticalement sur toute l’étendue de la marge gauche, est le suivant : « J’oublie un cours de Droit canon confié à M. Esmein. »
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2020