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Ma grande église et ma petite chapelle

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Jean-Luc Fournet

Introduction

Texte intégral

1Nous le savons bien, les lieux en disent beaucoup sur les institutions qu’ils abritent. Quiconque pénètre dans la grande salle du fond des locaux historiques de l’École pratique des hautes études (EPHE) en Sorbonne – la salle des solennités où se tiennent les assemblées de la IVe section (ou section des sciences historiques et philologiques) – a le regard attiré par le tableau pendu au mur et la statue qui le flanque sur sa gauche. Le premier est un portrait du latiniste Louis Havet (fig. 1) qui fit ses études conjointement à l’EPHE (dont il fut un des premiers élèves titulaires) et au Collège de France (où il suivit les cours de son père, Ernest) avant de devenir à son tour enseignant à la fois à l’EPHE dès 1872 et au Collège de France où il succède à son père en 1885 – autres temps, autres mœurs !

Fig. 1 — Portrait du latiniste Louis Havet, huile sur toile.

Fig. 1 — Portrait du latiniste Louis Havet, huile sur toile.

Sorbonne, salle Gaston Paris (EPHE) © P. Imbert/Collège de France.

  • 1 G. Paris, Le haut enseignement historique et philologique en France, Paris, Welter, 1894, p. 17.

2La statue, elle, est celle du médiéviste Gaston Paris, qui a d’ailleurs donné son nom à la salle où elle se dresse (fig. 2). Il fut un des premiers enseignants de l’EPHE après sa création en 1868 (jouant d’ailleurs un rôle déterminant dans l’organisation de la IVe section) et fut également élu en 1873 professeur au Collège de France (lui aussi en succédant à son père Paulin !) avant d’en devenir l’administrateur de 1894 jusqu’à sa mort en 1903. C’est à lui que l’on doit la belle expression « Ma grande église et ma petite chapelle » pour désigner les deux établissements entre lesquels il a partagé son enseignement1.

Fig. 2 — Buste en marbre du médiéviste Gaston Paris.

Fig. 2 — Buste en marbre du médiéviste Gaston Paris.

Sorbonne, salle Gaston Paris (EPHE) © P. Imbert/Collège de France.

  • 2 P. Henriet (dir.), L’École pratique des hautes études. Invention, érudition, innovation, de 1868 à (...)

3Ces deux figures symboliquement ancrées dans la topographie de l’EPHE résument bien les liens consubstantiels qui ont uni le Collège de France et l’École pratique dès la création de cette dernière (dans laquelle certains professeurs du Collège ont joué un rôle déterminant) et qui ont contribué à marquer profondément le paysage académique et intellectuel français. Ce sont ces liens, ces « affinités électives », qui faisaient l’objet de la journée d’études que j’ai organisée au Collège de France le 6 septembre 2018 et dont le présent volume – très symboliquement coédité par les deux institutions – rassemble les communications. L’occasion nous en était fournie par le cent-cinquantenaire de l’EPHE (et la publication d’un dense et élégant ouvrage sur l’histoire de cette institution2) qui nous invitait à porter un regard rétrospectif sur le passé commun de ces deux établissements et à nous interroger sur leur tribut à la recherche en général.

  • 3 L’expression est empruntée au Grand dictionnaire universel du xixe siècle de Pierre Larousse, tome  (...)
  • 4 G. Paris, Le haut enseignement historique et philologique en France, op. cit., p. 34.

4Depuis toujours, Collège de France et EPHE ont été en effet rapprochés et considérés comme des institutions jumelles participant d’une même vision de la science, aussi bien du fait des principes ayant présidé à leur création que pour leurs missions ou leurs systèmes d’organisation : les deux établissements ont été créés dans le but « de remédier à la faiblesse de l’enseignement supérieur3 », chacun à son époque, l’un en 1530, l’autre en 1869. Tous deux se sont fixé comme mission d’enseigner « la science en voie de se faire » (Ernest Renan) : comme le résumait Gaston Paris, le Collège de France et l’École des Hautes Études « sont seuls à représenter, dans l’ordre des études historiques et philologiques, la science pure4 ». Tous deux ont enfin comme principe d’organisation la complète collégialité puisque c’est l’assemblée plénière de leurs enseignants qui prend les décisions en matière de recrutements et – ce qui était encore le cas de l’EPHE il y a quelques lustres – de gestion administrative. Et il y a encore peu, les assemblées de professeurs du Collège de France comme celles des directeurs de la IVe section avaient lieu le dimanche – ce n’est plus le cas pour cette dernière depuis quelques années.

  • 5 E. Renan, Œuvres complètes, éd. de H. Psichari, Paris, 1947, t. II, p. 1120.

5Le faciès de ces deux établissements a été perçu dès 1868 comme si proche qu’Ernest Renan en tirait argument pour dénier toute nécessité à la création de l’EPHE : « Pourquoi […] créer un établissement nouveau sous ce titre ? L’École des hautes études existe depuis trois cent cinquante ans. François Ier l’a créée en 1530 ; c’est le Collège de France, puisque ce grand établissement représente justement l’élaboration scientifique, à laquelle l’Université, corps principalement enseignant, ne saurait suffire5. »

  • 6 « La IVe section de l’EPHE et le Collège de France : genèse d’une symbiose institutionnelle », dans (...)
  • 7 Voir, ici même, la contribution de W. Feuerhahn, p. 00-00.

6Elle sera malgré tout créée. Mais, au-delà de leurs missions et de leur fonctionnement, c’est surtout par le recrutement de leurs enseignants que, dès 1868, la complémentarité, voire la symbiose entre les deux maisons se manifeste le mieux. Pour reprendre les chiffres que Sergei Kozlov a donnés dans un article récent6, lors de la première année d’existence de l’EPHE, un tiers des directeurs d’études de sa IVe section appartenaient au Collège de France. L’année suivante, c’est 40 %, chiffre qui, après une baisse, va grimper jusqu’à 45 % en 1907-1908. Depuis, les liens entre les deux maisons n’ont cessé. Sur les quelque 400 professeurs du Collège de France qui se sont succédé entre 1868 et 2012, 120 ont été, avant ou pendant leurs années au Collège de France, enseignants à l’EPHE, soit presque un tiers7. Et pas des plus obscurs puisqu’ils s’appellent, pour ne citer que quelques noms, Claude Bernard, Marcel Mauss, Lucien Febvre, Georges Dumézil, Emile Benveniste, Fernand Braudel, Louis Robert, Claude Lévi-Strauss, Roland Barthes… Et, au moment où j’écris, quatre professeurs incarnent pour ainsi dire ce qui pourrait bien s’apparenter à une « endogamie institutionnelle ».

7Cette dernière ne s’est cependant pas exercée également dans tous les domaines. On constate une nette disparité entre les sciences dures et les sciences humaines : sur la centaine de professeurs du Collège de France qui ont aussi enseigné à l’EPHE, moins d’une quinzaine relèvent des premières, essentiellement en médecine et chimie – il est vrai pas des moindres puisqu’il s’agit notamment de Claude Bernard et, plus tard, d’un de ses grands admirateurs, Bernard Halpern, ou de Marcellin Berthelot. Ce déséquilibre flagrant explique que la journée d’études comme ses actes, qui en sont le reflet, se soit limitée au domaine des sciences humaines. Et encore me pardonnera-t-on les lacunes que le lecteur ne manquera pas de pointer en feuilletant ces pages (études sémitiques, arabes, latines, byzantines, histoire de l’art, histoire moderne, etc.) : les limites d’une journée d’étude interdisaient de pouvoir rendre justice à la profusion des champs disciplinaires où ces deux laboratoires du savoir se sont conjointement illustrés. Certaines lacunes ont été comblées grâce à l’amitié de collègues qui ont bien voulu, après coup, contribuer à ce volume. Mais il en reste tant d’autres…

  • 8 G. Dumézil, Entretiens avec Didier Eribon, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais, 51 », 1987, p. 7 (...)

8À côté d’études sur l’histoire institutionnelle commune des deux établissements (notamment au moment de la création de l’EPHE), le lecteur trouvera des bilans par discipline et des portraits de quelques personnalités cristallisant le phénomène de symbiose que j’évoquais à l’instant et posant l’intéressant problème du double enseignement dans les deux établissements – je rappellerai à ce sujet la phrase de Georges Dumézil : « j’ai fait […] un double service à partir de [1949] monologuant au Collège de France, dialoguant à l’École [Pratique des Hautes Études]8 » qui montre bien leur différence en même temps que leur complémentarité. Aussi, au-delà de l’anecdotique, de la prosopographie ou des hasards de croisements institutionnels, ce volume se veut-il une invite à réfléchir sur le rôle combiné de ces deux institutions dans l’histoire des savoirs tout autant qu’un hommage à leur contribution commune, qui n’a cessé, depuis cent cinquante ans, d’irriguer de façon durable et déterminante la recherche au plus haut niveau. En refermant ce livre, on ne peut que leur souhaiter de continuer encore longtemps, envers et contre tout, à servir « la science en voie de se faire » et à défendre originalité et exigence en résistant aux sirènes des modes factices et du conformisme facile.

*

9Je remercie chaleureusement Patrick Henriet, directeur des publications de l’EPHE, à l’origine de l’idée d’une coédition entre l’EPHE et le Collège de France, Antoine Compagnon, qui a bien voulu accueillir la version électronique de ces actes dans sa collection « Passage des disciplines », et les Éditions du Collège de France, dirigées par Céline Vautrin, qui ont accepté d’en publier la version imprimée. Je tiens aussi à témoigner ma gratitude à Hubert Bost, alors président de l’EPHE, sans lequel cette journée n’aurait certainement pas vu le jour. Je voudrais enfin remercier Despina Chatzivasiliou (Collège de France) pour le travail de relecture et d’homogénéisation du manuscrit dont le présent volume a pu tirer profit. Il convient pour finir de saluer le travail consciencieux et minutieux de Justine Parmentier (EPHE) à qui nous devons la composition de ce livre.

10Jean-Luc Fournet

11Professeur au Collège de France

12Directeur d’études cumulant à l’EPHE

Notes

1 G. Paris, Le haut enseignement historique et philologique en France, Paris, Welter, 1894, p. 17.

2 P. Henriet (dir.), L’École pratique des hautes études. Invention, érudition, innovation, de 1868 à nos jours, Paris, Somogy, 2018.

3 L’expression est empruntée au Grand dictionnaire universel du xixe siècle de Pierre Larousse, tome XVI, supplément 1, Paris, 1878, p. 731, col. d.

4 G. Paris, Le haut enseignement historique et philologique en France, op. cit., p. 34.

5 E. Renan, Œuvres complètes, éd. de H. Psichari, Paris, 1947, t. II, p. 1120.

6 « La IVe section de l’EPHE et le Collège de France : genèse d’une symbiose institutionnelle », dans C. Trautmann-Waller (dir.), De la philologie allemande à l’anthropologie française. Les sciences humaines à l’EPHE (1868-1945), Paris, Champion, 2017, p. 61-71, notamment 64-65.

7 Voir, ici même, la contribution de W. Feuerhahn, p. 00-00.

8 G. Dumézil, Entretiens avec Didier Eribon, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais, 51 », 1987, p. 75.

Table des illustrations

Titre Fig. 1 — Portrait du latiniste Louis Havet, huile sur toile.
Crédits Sorbonne, salle Gaston Paris (EPHE) © P. Imbert/Collège de France.
URL http://books.openedition.org/cdf/docannexe/image/10262/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 532k
Titre Fig. 2 — Buste en marbre du médiéviste Gaston Paris.
Crédits Sorbonne, salle Gaston Paris (EPHE) © P. Imbert/Collège de France.
URL http://books.openedition.org/cdf/docannexe/image/10262/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 532k

© Collège de France, 2020

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