1Qu’il soit qualifié d’historien, de philosophe ou même de psychologue de l’art, René Huyghe (1906-1997) est une personnalité centrale des milieux culturels et artistiques français du deuxième tiers du xx^e siècle, tant par l’audience de ses travaux que par le prestige des institutions où il a travaillé : le musée du Louvre, le Collège de France, l’Institut et le musée Jacquemart-André. Ni son ascension particulièrement rapide au département des peintures du Louvre, où il est entré en 1927 comme chargé de mission et dont il prend la tête en 1942, ni sa riche activité de critique, qu’il exerce notamment pour la revue L’Amour de l’art dont il a été nommé rédacteur en chef en 1930, ne l’ont pourtant empêché – ou du moins est-ce ainsi qu’il le présente dans sa célèbre autobiographie Une vie pour l’art – d’être gagné par un vif sentiment d’insatisfaction au milieu de sa carrière. Les jalousies qu’aurait occasionnées au sein du musée son engagement – pourtant tardif – dans la Résistance auraient ainsi fini par lui peser démesurément, tandis que le poids des tâches administratives qui lui incombaient était devenu trop lourd pour qu’il puisse se consacrer pleinement à la vie intellectuelle à laquelle il aspirait. L’idée d’entrer au Collège de France aurait alors germé dans son esprit à l’occasion d’une promenade avec Pierre Francastel (1900-1970). Se désolant auprès du tout jeune directeur d’études en sociologie des arts plastiques à la VI^e section de l’École pratique des hautes études de ne pouvoir embrasser lui-même une carrière universitaire, parce qu’il n’avait pas poursuivi sa licence jusqu’à l’agrégation et avait abandonné sa thèse de doctorat sur Théodore Rousseau, René Huyghe se serait ainsi vu rétorquer : « Mais vous oubliez une maison toute proche, le Collège de France ! On y entre sur élection, tout comme dans une académie ; seule est envisagée la valeur de votre recherche1. » Encore fallait-il que ce projet trouve un écho suffisant auprès des membres de l’établissement pour qu’ils envisagent de créer une chaire d’enseignement correspondant aux orientations intellectuelles de René Huyghe. Dans ce but, le conservateur se met en quête d’un professeur susceptible de défendre ses aspirations et, après avoir écarté la possibilité de se tourner vers le titulaire de la chaire d’Archéologie paléochrétienne et byzantine (1946-1966) André Grabar (1896-1990), dont il juge les centres d’intérêt trop éloignés des siens, il choisit de s’adresser à Jean Pommier (1893-1973), qui occupe la chaire d’Histoire des créations littéraires en France (1946-1964).

Pommier commença par résister : « Vous savez, je suis très occupé, je n’ai vraiment pas beaucoup de temps… », puis, tout à coup, après quelques longues secondes de silence, contre mon attente, il annonça : « Oui, je vous présenterai ! ». Je venais de franchir le premier obstacle avant l’élection. Toujours intrigué, je demandai un jour à Pommier ce qui l’avait si brusquement décidé ce jour-là : « Écoutez, me répondit-il, j’ai senti que vous étiez de la “famille chien” ; moi aussi j’en fais partie ; cela m’a rendu sympathique votre personne ! » J’ai toujours aimé les chiens, et la réciproque est vraie, je le constatai une fois de plus2 !

2Si la référence pour le moins incongrue à la « famille chien » doit sans doute être interprétée ici comme un signe d’appartenance à quelque confrérie ou société secrète plutôt que comme un témoignage d’affection à l’égard de la race canine3, cette seule anecdote ne peut de toute évidence suffire à expliquer l’élection de René Huyghe à la chaire de Psychologie des arts plastiques du Collège de France, dont les tenants et les aboutissants réclament un examen approfondi.

La création d’une chaire de Psychologie des arts plastiques au Collège de France

3Les premiers contacts officiels entre le conservateur du Louvre et le Collège de France ont vraisemblablement été pris à l’été 1949, au cours duquel Huyghe est reçu par Edmond Faral (1882-1958), professeur de Littérature latine du Moyen Âge (1925-1954), qui en était alors l’administrateur depuis 1937. Celui-ci lui confirme la vacance prochaine d’une chaire, consécutive au départ à la retraite du professeur de Psychologie et éducation de l’enfance (1937-1949), Henri Wallon (1879-1962), à l’automne de la même année, et dont l’avenir et la transformation éventuelle seront soumis à l’appréciation des professeurs. Comprenant, à tort, que son sort pourrait être fixé dans les prochains mois, René Huyghe fait immédiatement imprimer une brochure de présentation de ses titres et travaux d’une quinzaine de pages, dans laquelle il expose « la manière dont pourrait être conçu un cours sur la psychologie de l’art », et il envoie ce document à Edmond Faral le 2 octobre 1949, en même temps qu’il lui demande de pressentir quelqu’un en rapporteur de sa candidature4.

Psychologie des arts plastiques, sociologie comparée ou psychologie pathologique ?

4Quatre jours plus tard, Jean Pommier, qui a vraisemblablement dû être mandaté par Edmond Faral lui-même, adresse à l’administrateur un bref compte rendu de sa première rencontre avec le candidat. On n’y trouve aucune mention de leur amour commun pour les chiens, mais Pommier évoque un homme qui lui a paru « sympathique, droit et simple », qui aurait « du public et du succès » et dont la candidature lui « plairait assez », car il ressent certaines affinités intellectuelles et une proximité méthodologique avec les travaux de Huyghe5. Toutefois, peut-être l’élément le plus intéressant de cette lettre est-il le post-scriptum : « Je n’ai encore vu aucun collègue – ni l’un ni l’autre des deux concurrents dont m’a parlé Huyghe ne sont tels que je doive m’abstenir de m’intéresser à celui-ci6 ». Cette mention lapidaire, qui ne dévoile rien de l’identité de ces deux concurrents, soulève en premier lieu la question de leur affiliation disciplinaire : Jean Pommier songe-t-il à d’éventuels concurrents immédiats de René Huyghe à une chaire d’histoire ou de théorie de l’art, ou pense-t-il plus généralement à d’autres figures du paysage intellectuel français qui aspireraient à être élues au Collège de France ?

5Si Michel Florisoone (1904-1973), collègue de Huyghe au département des peintures du musée du Louvre, était le seul candidat à se présenter face à lui en deuxième ligne, une fois la chaire officiellement ouverte7, l’allusion à deux concurrents distincts pourrait faire écho aux ambitions d’autres historiens de l’art. Elle aurait pu viser Pierre Francastel, dont la candidature aurait été « à écarter selon Grabar8 », si l’on en croit une note manuscrite ajoutée dans des circonstances inconnues à la lettre de Pommier, bien qu’il soit dès lors difficilement compréhensible qu’il ait encouragé Huyghe à se présenter face à lui9. La référence à un deuxième candidat pourrait d’ailleurs désigner Claude Lévi-Strauss (1908-2009), dont René Huyghe a lui-même rappelé qu’ils s’étaient affrontés pour l’obtention d’une chaire10. De fait, au moment où, lors de l’assemblée des professeurs du 27 novembre 1949, Jean Pommier, soutenu par André Grabar et, plus étonnamment, par André Siegfried (1875-1958), titulaire de la chaire de Géographie économique et politique (1933-1946), plaide pour que l’enseignement de la Psychologie des arts plastiques fasse son entrée au Collège de France, le psychologue Henri Piéron (1881-1964) soumet au vote de ses collègues la création d’une chaire de Sociologie comparée – qui serait destinée à Lévi-Strauss – ou, à défaut, d’une chaire de Psychologie pathologique. Cependant, ces deux propositions ne recueillent respectivement que seize et une voix, contre vingt-et-une pour la future chaire de René Huyghe11.

6Indépendamment de la pertinence des arguments invoqués par chacun des rapports des professeurs, la victoire de la psychologie des arts plastiques sur les autres enseignements envisagés lors de cette assemblée générale répond à des enjeux institutionnels qui touchent à l’histoire récente du Collège de France. En effet, alors qu’une chaire d’Esthétique et histoire de l’art y a existé sans interruption, malgré de brefs changements d’intitulés, depuis l’élection de Charles Blanc (1813-1882) en 1878, cette chaire a été fermée en juillet 1942 lorsqu’Henri Focillon (1881-1943), qui l’occupait depuis 1938, a été révoqué de ses fonctions à cause de son engagement contre le gouvernement de Vichy12. Un an et demi plus tôt, Paul Léon, victime des lois raciales, avait lui-même déjà été écarté de la chaire municipale d’Histoire de l’art monumental13 (1933-1944) qui était restée vacante depuis lors, en dépit d’une tentative de Louis Réau de la faire transformer en une chaire d’Histoire du « rayonnement de l’art français14 ». Or, bien que la ville de Paris ait proposé, dès le mois de novembre 1942, de financer un nouvel enseignement d’Histoire de l’art15, et que cette annonce ait conduit les professeurs du Collège de France à attribuer les crédits dégagés par l’éviction de Focillon à une autre discipline – l’histoire de la langue latine en l’occurrence16 – aucune démarche concrète n’a encore été entreprise en ce sens à l’automne 1949. Ainsi, comme le souligne André Grabar dans le texte qu’il rédige en faveur de la création de la chaire de Psychologie des arts plastiques, depuis le début de la décennie, « non seulement le Collège de France, mais l’enseignement public français, dans son ensemble, ne compt[e] plus une seule chaire consacrée à la recherche dans le domaine de l’art17 », dans la mesure où les chaires des universités et celles de l’École du Louvre, par la séparation chronologique des domaines qu’elles adoptent, sont essentiellement destinées à la formation des étudiants, mais se révèlent peu favorables à la recherche. Outre le fait que Paris, « capitale mondiale des arts vivants se doit d’encourager aussi l’étude scientifique des arts plastiques18 », la création de cette chaire permettrait donc au Collège de France de renouer avec une tradition disciplinaire qui avait été brutalement interrompue.

La spécificité des chaires municipales

7Avant même qu’un nouveau professeur d’histoire de l’art puisse être élu au Collège de France, une autre étape devait être franchie pour que la chaire soit officiellement créée. Dans la mesure où elle allait remplacer la chaire de Psychologie de l’enfance qui était une « chaire municipale », son changement de désignation devait être soumis à l’approbation du conseil municipal de la ville de Paris qui en finançait l’existence. Or, celui-ci s’est d’abord opposé à la transformation d’une chaire dont il souhaitait maintenir l’intitulé ou, le cas échéant, orienter l’enseignement vers la sociologie. Il n’a consenti à cette inflexion disciplinaire qu’à la condition que soit envisagée la création d’une seconde chaire « dans le cadre des études indiquées par la délibération de la Ville et du Département19 ». Entérinée par l’assemblée des professeurs du 25 juin 195020, la chaire de Psychologie des arts plastiques est ensuite déclarée vacante par une note parue au Journal officiel le 5 août 1950, qui accorde un délai d’un mois aux postulants pour faire connaître leur candidature à l’administrateur du Collège21. René Huyghe s’y présente face à Michel Florisoone. Il est élu par ses pairs, sans surprise, lors de l’assemblée du 26 novembre 195022, au terme d’une procédure qui aura donc duré près d’un an et demi.

Répondre à la crise de l’histoire de l’art

8Au-delà de la complexité et de la lenteur du processus administratif qui entoure l’élection de René Huyghe, propre à l’histoire du Collège de France et au fonctionnement des chaires municipales, doit également être posée la question de l’orientation intellectuelle qu’il entend donner à ses travaux. Pourquoi, en effet, ce nouvel enseignement d’histoire de l’art a-t-il pris la voie particulière d’une psychologie des arts plastiques, et non pas celle, par exemple, d’une approche sociologique qu’aurait pu défendre Pierre Francastel ? Plusieurs documents peuvent contribuer à éclairer cette décision, à commencer par les rapports des professeurs du Collège de France chargés de soutenir la candidature de René Huyghe, dont les arguments ont été suffisamment convaincants pour remporter l’adhésion générale, et plus encore les écrits produits par René Huyghe lui-même à cette époque qui, pour certains, apparaissent comme de véritables manifestes de ses conceptions en matière de théorie de l’art : le projet de cours qu’il a adressé à ses rapporteurs23, le texte de sa leçon inaugurale24, mais aussi une série de deux articles, parus en septembre et décembre 1951 dans la jeune Revue des arts, dont le seul titre, « Vers une psychologie de l’art », souligne la visée programmatique évidente25. L’ensemble de ces travaux met en avant le fait que même si elle est apparue tardivement dans le champ des sciences humaines, l’histoire de l’art est allée, dans ses approches traditionnelles, « presque jusqu’au bout de ses possibilités26 » et que la discipline, confrontée à une situation de crise inédite au tournant des années 1950, doit accepter de renouveler profondément ses outils interprétatifs pour faire face aux enjeux épistémologiques propres à l’époque contemporaine.

L’histoire de l’art comme filiale de l’histoire

9L’origine de cette crise tient essentiellement, selon René Huyghe, au fait que l’histoire de l’art se heurte encore trop largement au poids des présupposés méthodologiques de sa discipline de tutelle, l’histoire.

10De fait, s’il considère qu’il est naturel que l’étude de l’art, au moment où elle s’est affirmée comme une discipline autonome, ait forgé sa légitimité par l’appropriation de méthodes éprouvées, « cette assimilation spontanée méconnaissait une différence fondamentale […] : le fait qui sert d’objet à l’histoire est toujours un fait disparu ; appartenant au passé […] on ne peut plus que l’inférer, le reconstituer à l’aide des documents subsistants. L’historien d’art, au contraire, connaît un ordre des faits qui, appartenant lui aussi au passé, lui a survécu et s’offre donc, s’impose à l’expérience directe27 ». Il s’élève ainsi contre une pratique disciplinaire victime du « mimétisme de l’Histoire », qui repose davantage sur l’analyse documentaire que sur l’appréhension directe des œuvres et, s’il n’entend pas proposer un modèle interprétatif qui évacuerait totalement la question des sources écrites, il insiste sur la nécessité « de les ramener à leur rang : alors qu’en histoire, elles constituent la presque totalité de la documentation, en Histoire de l’art, elles n’en sont que le préambule indispensable. L’histoire de l’art proprement dite commence avec les sources visuelles ; là est son seuil28 ».

11S’il reconnaît que d’autres chercheurs avant lui, au sein même du Collège de France, ont proposé une approche fondée sur l’examen attentif des œuvres et de leurs caractères apparents, il n’en estime pas moins qu’ils se sont le plus souvent comportés en archéologues plutôt qu’en véritables historiens de l’art, dans le sens où ils se sont davantage attachés à « situer » et à « circonstancier » l’œuvre d’art plutôt qu’à en « expliquer » véritablement le sens. Enfin, il regrette que malgré l’influence décisive sur l’histoire de l’art des recherches d’Hippolyte Taine (1828-1893) sur la race, le milieu et le moment, qui ont permis d’orienter la discipline vers « la compréhension et l’explication de ces caractères distinctifs qui constituent la personnalité visible [de l’œuvre d’art]29 », ces études aient été maintenues « dans un cadre historique et non pas artistique30 » et qu’elles n’aient pas suffisamment pris en compte la manière dont « l’œuvre d’art est un fait essentiellement artistique, subsidiairement historique31 ».

Une nécessaire émancipation face à l’esthétique

12Outre ces rapports de subordination de l’histoire de l’art aux méthodes historiques, la discipline est également victime des liens ambigus qu’elle entretient avec l’esthétique, dont l’histoire même du Collège de France démontre l’importance. L’exercice formel de la leçon inaugurale imposait à René Huyghe de louer le travail accompli par ses prédécesseurs au sein de l’institution. Pourtant, il inscrit singulièrement la création de la chaire d’Esthétique et histoire de l’art de Charles Blanc (1878-1881) dans le sillage des réflexions sur le « Beau » entamées au début des années 1860 dans le cours de Charles Lévêque (1818-1900), professeur de Philosophie grecque et latine (1857-1900), auteur de plusieurs volumes sur La Science du Beau (1861) et Le Spiritualisme dans l’art (1864). Il cherche ainsi à démontrer que l’étude des questions artistiques avait été marquée au Collège de France, dès l’origine, par « la forte empreinte, particulièrement durable en France, des conceptions classiques32 », qui accordaient aux seuls philosophes le privilège de s’y intéresser. Et si cette tradition intellectuelle a eu pour conséquence de maintenir l’étude de l’art dans le domaine trop strictement théorique de la Science du Beau, l’inflexion historique de l’enseignement proposé par Charles Blanc et ses successeurs dans le cadre désormais clairement délimité de la chaire d’Esthétique et histoire de l’art n’a pas permis d’apporter de solution pleinement satisfaisante à ce problème. Elle s’est traduite par une forme de renoncement à toute velléité d’envisager les propriétés purement esthétiques des œuvres, alors même que les chemins pris récemment par l’art contemporain appellent des débats approfondis à ce sujet.

13L’orientation des méthodes de l’histoire de l’art vers une voie psychologique constituerait de ce fait le seul moyen de réintégrer ces questionnements. Cela se ferait non pas tant selon « le postulat rationaliste pratiquement impliqué par le terme d’“esthétique” [qui] relève d’une philosophie qui situe la beauté dans les sphères de l’absolu », mais par « une analyse nouvelle du “sentiment de l’art” ». Celle-ci serait un « travail de la sensibilité et de l’intelligence dont les principes doivent être recherchés dans le cœur et dans la personnalité vivante des créateurs33 ».

René Huyghe, garant de l’héritage d’Henri Focillon

14Héritière des méthodes historiques comme des approches philosophiques traditionnelles, la psychologie de l’art, définie par René Huyghe, se présente ainsi comme un moyen privilégié de dépasser les clivages disciplinaires, qui ont conduit l’étude de l’œuvre d’art dans l’impasse, par leur incapacité à prendre en compte sa « réalité constitutive, irréductible à tout autre34 ». S’il peut se montrer assez dur – quoiqu’en des termes toujours policés – envers les méthodes utilisées par ses prédécesseurs, Huygue n’entend toutefois pas faire totalement table rase du passé. Au contraire, il revendique même de fortes affinités intellectuelles avec les théories formalistes et, plus précisément, avec le chef de file de ce courant en France, Henri Focillon. La question de la postérité de l’auteur de la Vie des formes, soulevée lors du vote en faveur ou non de la réintroduction d’un enseignement général en histoire de l’art au Collège de France, se joue donc ici également sur un plan intellectuel et symbolique.

15L’intérêt de René Huyghe pour les travaux de l’ancien professeur est alors déjà ancien. Dès 1934, il a fait paraître dans sa revue Formes, émanation temporaire de L’Amour de l’art dont le seul titre est éloquent, un compte rendu du bref traité théorique de Focillon dans lequel il célébrait « un ouvrage capital que vient d’écrire M. Henri Focillon, capital dans sa propre carrière, capital dans l’histoire de l’art contemporain35 ». Au moment où il vise lui-même à devenir professeur au Collège de France, ses références à son prédécesseur prennent un caractère systématique. Après avoir rappelé, dès son premier projet de cours, la « bienveillance de [l’]amical et constant intérêt36 » dont l’honorait Focillon, il le désigne explicitement, dans sa leçon inaugurale, comme la figure dominante de l’histoire de l’art au sein de l’établissement, celle qui résume en quelque sorte toutes les tendances de la discipline qui s’y sont affrontées :

Fils d’un artiste réputé, qui avait été graveur comme Charles Blanc ; agrégé et docteur ès lettres ainsi qu’un Gabriel Millet ; élève de l’École normale alors que Millet l’avait été de l’École d’Athènes, il a la plus solide préparation universitaire, mais, au surplus, il est encore homme de musée, de même qu’un Lafenestre ou un André Michel : il a, en effet, dirigé pendant onze années ceux de Lyon37. 

16La richesse du parcours de Focillon, dira-t-il plus tard, lui a ainsi permis de « marquer un des grands moments de l’histoire de l’art en France, de cette histoire de l’art dont notre pays a tant contribué à constituer les disciplines : il l’a dotée d’abord d’une méthode qui, lui faisant dépasser le stade de l’anecdote ou des théories sur le beau idéal, où elle s’égarait encore, lui a permis de prendre son rang parmi les disciplines scientifiques38 ». En effet, s’il appartient au premier xx^e siècle et à l’essor de la photographie d’avoir réalisé « l’immense progrès » de faire du domaine propre à l’histoire de l’art celui de « la Forme, dont l’évolution révèle les rythmes autonomes, perpétuellement recommencés, indépendamment du devenir historique39 », « cette obsession de la forme » née de l’appréhension nouvelle du fait artistique comme fait visuel, engendre le risque « d’étouffer l’œuvre d’art dans une définition trop étroite, en la réduisant à son apparence et à sa structure40 ». D’où l’importance des travaux d’Henri Focillon qui, en intégrant ses conceptions sur l’autonomie des formes à un système qui accorde également une place essentielle à « une recherche attentive menée dans le domaine des faits41 », a permis de dépasser la stérile opposition entre forme et fond à laquelle s’exposait la discipline. Lorsqu’il fait de la compréhension plus grande de l’homme son objectif principal, Focillon se prémunit ainsi contre « toute sécheresse dogmatique » en même temps qu’il fait preuve de qualités particulièrement chères à l’esprit de Huyghe, qui voit en lui « l’union d’un psychologue, d’un écrivain maître de sa forme et même d’un poète42 ». Incarnation de la pensée formaliste en France, Henri Focillon devient donc également, sous la plume de René Huyghe, l’initiateur d’une approche psychologique de l’œuvre d’art dont il partage les ambitions. C’est en tout cas en ce sens qu’il faut interpréter l’hommage rendu au maître au Congrès du centre international d’études romanes qui s’est tenu à Tournus en 1954, dont le texte est reproduit l’année suivante dans le catalogue de l’exposition du musée des Beaux-Arts de Dijon Victor Focillon et Henri Focillon : « Il aura dédié sa vie à faire mieux comprendre le sens humain de l’art, comme il a voulu dédier ses dernières forces, en un ultime effort, à faire mieux comprendre, au milieu du tragique effondrement de nos forces, la signification humaine de la France43 ». En inscrivant dans cet éloge la nécessité de « faire mieux comprendre le sens humain de l’art » comme principal horizon des travaux d’Henri Focillon, René Huyghe, qui reprend la formule comme titre du second volet de son article « vers une psychologie de l’œuvre d’art », dans lequel il précise les méthodes et objectifs qu’on peut attendre d’une telle approche, se présente ainsi comme l’un des principaux garants de l’héritage intellectuel focillonnien.

La Psychologie des arts plastiques selon René Huyghe

17Il apparaît non moins évident aux yeux du conservateur que la crise de l’histoire de l’art ne trouvera sa résolution que dans une ouverture à de nouveaux horizons méthodologiques. Parmi ceux-ci, c’est la psychologie qui offre le plus de perspectives, car si les historiens de l’art ont jusqu’alors sous-estimé le fait psychologique, les progrès accomplis par « l’étude de la faculté créatrice en acte44 » dans d’autres champs des sciences humaines, telle que Jean Pommier l’a lancée en littérature notamment, invite au dialogue entre les disciplines.

Le sens humain de l’art

18La richesse de l’approche psychologique tient en premier lieu au fait qu’elle peut articuler une étude resserrée des processus de création des œuvres et une analyse des effets que celles-ci produisent sur le spectateur. Huyghe défend à cet égard l’idée de « jeu d’associations » :

L’artiste possède supérieurement et le spectateur ressent, pour sa part, le jeu des associations à quoi, dans la vie mentale, est inévitablement liée chaque sensation. […] Ce que nous percevons provoque des échos instantanés dans notre sensibilité ou dans notre pensée. C’est ce jeu d’échos, dont l’artiste manie d’instinct le clavier, qui fait en nous le retentissement de l’œuvre d’art. Couleur ou ligne, dans leur isolement ou dans leurs rapports mutuels, font chanter notre âme, comme la vue d’une note imprimée sur la partition éveille en nous le son dont elle est le signe45.

19La définition des règles de ce jeu d’associations par l’analyse psychologique offre des ressources inédites « pour comprendre selon quelle démarche l’œuvre d’art, pour ainsi dire, s’organise en nous et nous organise certaines dispositions intérieures », en même temps qu’elle aide à résoudre le problème essentiel « de savoir pourquoi et comment l’artiste rend son œuvre dépositaire de ce pouvoir » en fournissant les outils nécessaires à l’étude de sa nature profonde46. Si René Huyghe marque, à cet égard, une distance évidente face aux « méthodes trop systématisées de certains psychanalystes freudiens », il considère que « la psycho-analyse telle qu’elle a été élargie, en particulier par Jung, peut aider à déterminer les images dont la répétition ou l’analogie révèle les préoccupations les plus intimes et les plus constantes de l’artiste47 ».

20Encore faut-il préciser que, pour René Huyghe, cette nature profonde de l’artiste, ou ce qu’il désigne également comme « le coefficient personnel » d’un artiste, se révèle au critique par un double effort interprétatif, c’est-à-dire par la confrontation entre les pressions que l’artiste subit de l’extérieur – autrement dit par l’ensemble des éléments qui, dans sa pratique, sont déterminés par l’époque et le milieu – et ce qui relève d’une poussée interne, propre au tempérament de chaque artiste. Il s’agit ainsi, en d’autres termes, de définir d’abord, par une psychologie collective, « l’attitude générale » d’une époque, et d’analyser ensuite la manière dont l’œuvre singulière s’y exprime48. L’exemple de Vermeer, personnalité artistique rare chez laquelle la poussée interne est d’autant plus facile à cerner, résume parfaitement cette marche de l’interprétation psychologique de Huyghe du collectif vers l’individuel :

Les couleurs de Vermeer ne doivent-elles rien aux carreaux de Delft, à une école propre à cette ville, celle des peintres d’intérieurs d’églises protestantes blanchies à la chaux ; école où s’était développée toute une tradition du traitement des blancs ? Cela dit toutefois, il reste que Vermeer a fait appel aux blancs plus qu’aucun autre de ses contemporains placés dans les mêmes conditions49.

La variété des domaines d’application de la psychologie de l’art

21On pourrait dès lors considérer que la psychologie de l’art, en ce qu’elle place le génie de l’artiste créateur au centre de son modèle interprétatif, ne peut s’appliquer qu’à des périodes récentes de l’histoire de l’art. Mais pour René Huyghe, qui entend créer un véritable système théorique universel, cette dualité entre pressions extérieures et poussée interne s’exerce indépendamment des conditions historiques de fabrication d’une œuvre :

Que l’artiste, comme il est presque de règle dans les temps modernes, entende sciemment « s’exprimer dans son œuvre » ou bien que, comme jadis, il ne puisse, mis au service d’une fonction qu’on lui assigne, faire autrement que de marquer l’œuvre à son empreinte (car telle est sa loi), nous nous trouvons toujours en présence de la projection d’une nature intérieure dans une forme qui la matérialise et qui l’incarne50.

22La variété des sujets abordés par René Huyghe dans le cadre de son enseignement au Collège de France semble d’ailleurs confirmer l’amplitude du champ de la psychologie de l’art. Plusieurs cours ont été consacrés à des questions très générales, qui lui ont permis de montrer l’« extrême diversité des buts et des processus que s’est assigné l’art dans la suite des civilisations et des siècles51 ». Il a pu ainsi mettre en évidence les constantes quasi permanentes de l’apparition de la création artistique et confronter leurs applications dans les civilisations occidentale et orientale. Dans les années 1951-1956, en revanche, il s’est concentré sur des sujets beaucoup plus précis. Dans son cours principal, il a ainsi choisi d’étudier le développement du système de formes de la miniature irlandaise des viii^e et ix^e siècles, dont certains motifs remontent à la Préhistoire ou à la Mésopotamie des iv^e et iii^e millénaires. Il cherchait à comprendre comment ce répertoire formel a survécu à l’évangélisation de l’île, sous la pression des circonstances historiques, en réaction à l’Église romaine. Dans son cours annexe, il évoquait les rapports psychologiques entre deux personnalités exceptionnelles du xix^e siècle, Baudelaire et Delacroix, ainsi que les conséquences esthétiques de leur rencontre. Puis, dans un séminaire sur les origines et les symptômes de « la crise moderne de l’Occident », il s’intéressait aux liens entre la transformation de l’art et l’évolution de la société.

23Après une résidence à la Kress Foundation à Washington, où il avait été invité en 1968 pour rédiger son célèbre essai Formes et forces, il donne des cours successifs sur « l’expérience moderne », « statisme et dynamisme », « formes et énergies » ou sur les « formes de l’esprit ». Ceux-ci témoignent d’un nouvel infléchissement théorique de son discours vers un appareil conceptuel toujours plus abstrait. Le geste créateur y est ramené à un couple dialectique de formes, entendues comme des éléments fixes et mesurables, et de forces, dont l’élan dynamique les perturbe et les modifie.

***

24Quarante ans après qu’il a quitté sa chaire, ayant atteint l’âge de la retraite, le bilan de l’expérience de René Huyghe au Collège de France semble relativement mitigé.

25D’un strict point de vue institutionnel, sa contribution à l’élection de Claude Schaeffer (1898-1982) à la chaire d’Archéologie de l’Asie occidentale (1954-1969) mérite d’être saluée52, tandis que les multiples ouvrages et essais, qui prolongent les réflexions développées dans ses cours publiés avec succès à cette époque53, reflètent l’accomplissement personnel et professionnel évident qu’a constitué cet épisode dans sa carrière. Rappelons qu’en posant sa candidature au Collège de France, René Huygue avait souhaité échapper à l’ingratitude des tâches administratives afin de se consacrer pleinement au travail de l’esprit. Le prestige de la position occupée ici par Huyghe – qui a également été élu à l’Académie française en 1960 – a, de fait, contribué à renforcer son statut d’historien de l’art public, invité fréquemment à intervenir dans les médias.

26Si, dans une perspective plus large, on s’interroge en revanche sur le legs intellectuel de René Huyghe à l’histoire de l’art, le tableau paraît autrement plus contrasté. La psychologie de l’art, telle qu’il en a formulé les principes, ne constitue plus aujourd’hui un terrain privilégié pour la recherche. L’historiographie récente semble surtout avoir conservé le souvenir de cette démarche dans les travaux d’André Malraux qui, en assumant la dimension subjective de son approche et en refusant le terrain des spéculations théoriques privilégié par René Huyghe, a sans doute fait un choix plus porteur.

27Peut-être faut-il voir dans la nomination en 1970 d’un autre historien de l’art, André Chastel, à la chaire de Civilisation de la Renaissance en Italie (1970-1984), le constat que l’approche psychologique des arts plastiques ne pouvait pas constituer la seule voie possible du renouvellement de la discipline. Les orientations méthodologiques portées par le Collège de France ont en tout cas été largement infléchies après le départ à la retraite du professeur, puisque sa chaire a été transformée, dès l’année suivante, en une chaire d’Histoire de la création artistique en France (1977-1998) pour Jacques Thuillier (1928-2011).