Assise de l’histoire de l’art au Collège de France dans l’entre-deux-guerres
Texte intégral
Vers une chaire d’Histoire de l’art français
1Occupée par Georges Lafenestre de 1905 jusqu’à son décès en 1919, la chaire d’Esthétique et histoire de l’art du Collège de France changea d’intitulé pour devenir, à l’issue de la Grande Guerre, une chaire spécifiquement consacrée à l’Histoire de l’art français. Si cette réorientation peut être interprétée comme un révélateur de l’atmosphère culturelle européenne à la sortie du conflit mondial et de son impact sur la pratique des sciences historiques, ses motivations précises ne sont que partiellement documentées par les archives conservées au sein de l’institution. La consultation des procès-verbaux des assemblées des professeurs du 22 novembre, puis du 8 décembre 1919, met en effet rapidement un terme à une investigation poussée sur la génétique de cette chaire, ouverte depuis l’année 1878. Dans le premier de ces deux documents, après l’évocation des crédits laissés vacants par le décès de Lafenestre, c’est la perpétuation même d’une chaire dédiée à cette discipline qui semble avoir cristallisé les débats :
MM. [Jacques] Hadamard, [Henri] Bergson, [Paul] Langevin, [Louis-Marcel] Brillouin et [Arsène] d’Arsonval proposent d’affecter les crédits vacants à une chaire d’Histoire des sciences. M. [Joseph] Loth demande que le laboratoire de phonétique expérimentale soit érigé en chaire magistrale. MM. [Joseph] Bédier, [Abel] Lefranc, [Paul] Monceaux demandent le maintien de la chaire d’Esthétique et d’histoire de l’art1.
2Les titulaires de chaires concernant l’histoire de la littérature se prononçaient ainsi pour la sauvegarde de la chaire d’Esthétique et histoire de l’art face à des mathématiciens, physiciens et philosophes qui espéraient faire rediriger les crédits disponibles vers l’historiographie des sciences. Le procès-verbal de l’assemblée suivante fait mention pour la toute première fois de l’intitulé nouveau de la chaire d’histoire de l’art, telle qu’elle sera ouverte par la suite aux candidatures :
La question de l’emploi des crédits laissés vacants par la mort de M. Lafenestre est alors posée. Avant de passer au vote[,] quelques membres ajoutent diverses observations à celles qui ont été présentées dans la séance précédente. M. [Alfred] Le Chatelier fait ressortir l’opportunité de la création d’une chaire d’Histoire de l’art français2.
3À la suite de discussions visiblement tenues en amont – même si les documents administratifs conservés ne permettent pas d’en mesurer la teneur –, les crédits du poste de Lafenestre furent finalement concédés à une chaire d’histoire de l’art désormais « nationalisée ». Sur les vingt-six votants, douze se portèrent sur cette option, qui devança au score de seulement deux voix la potentielle création d’une chaire vouée à l’histoire des sciences. La grande perdante de ce processus fut la chaire de Phonétique expérimentale proposée par le linguiste Joseph Loth (titulaire de la chaire de Langues et littératures celtiques de 1910 à 1930), qui recueillit seulement deux bulletins. La tenue d’un second tour en vue de l’obtention d’une majorité absolue vit la victoire nette et définitive de la proposition telle que soutenue par Alfred Le Chatelier (1855-1929), premier titulaire de la chaire de Sociologie et sociographie musulmanes3 de l’institution du Quartier latin, et la perspective d’une chaire d’Histoire de l’art français obtint les faveurs de 20 des 26 votants.
4Officier et acteur important de la politique coloniale française autour de 1900, Alfred Le Chatelier est en outre resté célèbre pour le duel qui l’a opposé au journaliste Harry Alis en 1895, l’un accusant l’autre (et inversement) de défendre ses intérêts propres en Afrique occidentale. Ce combat à l’épée conduisit au décès tragique du dernier à l’âge de trente-huit ans, que plusieurs illustrations de l’époque ont par ailleurs mis en scène. Une huile sur toile de Jean Béraud figurant les membres de la rédaction du Journal des débats laisse apparaître Harry Alis parmi ses collègues journalistes4 : il s’y trouve non loin d’un autre chroniqueur du même périodique, André Michel (1853-1925), qui allait prendre trente ans plus tard, à sa création, la nouvelle chaire d’Histoire de l’art français. Dans tous les cas, aucune source n’atteste explicitement qu’André Michel a personnellement joué un rôle dans la « nationalisation » de l’intitulé de la chaire, comme l’indiquent parfois certaines des chroniques de l’époque qui retracent son itinéraire de savant.
5Une seconde piste à suivre pourrait être la pression exercée par le critique d’art Louis Gillet (1876-1943), aspirant malheureux au poste contre André Michel, auprès de l’administrateur du Collège de France Joseph Bédier (1864-1938), titulaire de la chaire de Langue et littérature françaises du Moyen Âge de 1903 à 1936. Dans cette missive, envoyée cinq jours seulement avant les premières délibérations et très caractéristique d’une certaine vision de l’histoire de l’art française dans l’immédiat après-guerre, c’est un Gillet pessimiste concernant l’avenir de sa discipline qui livre à son ami un argumentaire « clé en main » pour en prendre la défense auprès de ses éminents collègues. Il note, dans une lettre que nous rendons intégralement en annexe :
Je ne doute aucunement de ce qui va se passer, à savoir que la chaire Lafenestre ne sera pas maintenue. Mais si quelqu’un pouvait ensuite prendre la parole, pour montrer l’intérêt qu’il y aurait à rétablir cette chaire le plus tôt possible, voici ce qu’il pourrait dire6.
6Les arguments de Gillet se déclinent dès lors en cinq points, qu’il prit soin de numéroter et de hiérarchiser. Son plaidoyer visait tout d’abord à sécuriser l’assise disciplinaire de l’histoire de l’art en la qualifiant comme une branche « essentielle de l’histoire », accolée à une plus vaste histoire de la culture et du développement humain. Deuxièmement, l’histoire de l’art « national », c’est-à-dire français, semblait à Gillet la plus « complète dans le monde moderne », rendant un fléchage territorial d’une telle chaire absolument légitime. Troisièmement, le « rayonnement » multiséculaire de l’art français faisait à ses yeux de ses « grandes œuvres » à l’étranger tout autant de « titres de gloire ». Il lui paraissait ainsi impensable qu’une institution au tel prestige n’en fasse pas l’écho. Quatrièmement, dans le contexte de la « France à reconstruire » de l’immédiat après-guerre, il présentait comme essentiel de stimuler la confrontation du peuple à son patrimoine, pour ainsi lui révéler « le tableau de la manière dont nos pères s’y sont pris pour créer les six ou sept Frances successives dont l’ensemble constitue son passé. » Enfin, son cinquième et ultime argument visait à « universaliser » la teneur de la chaire en préfiguration pour mieux la nationaliser en retour, suivant une rhétorique ordinaire de la France républicaine :
Il va de soi qu’on ne retrancherait de cette histoire celle d’aucun des arts étrangers : l’histoire de l’art est précisément celle qui offre avec l’étranger le plus de points de contact. Mais dans les circonstances présentes, l’histoire nationale est celle qui importe davantage : elle doit être au programme du Collège de France7.
7Il est difficile de savoir à quel point l’argumentaire déployé par Gillet fit ingérence dans les débats de l’assemblée, mais il semble que dans la crainte d’assister à la radiation pure et simple de la discipline au sein de l’institution, cette nette inflexion nationale ait pu jouer un rôle dans son maintien. L’arrêté ministériel stipulant l’affectation des crédits de la chaire Lafenestre fut tamponné le 20 décembre 1919, le règlement laissant un mois aux éventuels prétendants pour constituer et déposer un dossier de candidature8. André Michel fit parvenir le sien, imposant, le 10 janvier 1920, promettant dans une lettre jointe de consacrer à cet enseignement, s’il lui était confié, « toutes ses forces et la fin d’une carrière qui lui a toute entière été vouée9 ». Cette lettre s’achève par l’étalage des titres d’un historien de l’art productif, respecté et bien installé dans son champ : « André Michel, de l’Institut, conservateur au musée et professeur à l’École du Louvre. »
Héritages et rivalités : autour d’André Michel (1853-1925)
8Les états de service qui donnent corps à son dossier parlent en effet pour une carrière de prestige poursuivie au sein d’institutions renommées. Originaire d’une famille protestante montpelliéraine, licencié en lettres et en droit, professeur suppléant puis titulaire à l’École spéciale d’architecture, conservateur (adjoint en 1893, en chef dès 1896) au département des sculptures du musée du Louvre, vice-président, puis président de la Société d’histoire de l’art français (il allait présider le Congrès international d’histoire de l’art de Paris en 1921) et membre de l’Académie des beaux-arts, André Michel se distinguait en outre par ses talents de conférencier international, mais aussi de critique d’art prolifique : au sein du feuilleton du Journal des débats tout d’abord, sous son versant le plus journalistique ; à la Revue de l’art ancien et moderne ou encore à la Gazette des beaux-arts ensuite, où il aborda tout au long de sa carrière de savant des questions plus techniques relatives à ses domaines de compétence.
9Comme l’a rappelé l’historienne de l’art Geneviève Bresc-Bautier, dans la notice qu’elle lui a consacré dans le Dictionnaire critique des historiens de l’art publié par l’Institut national d’histoire de l’art, André Michel apparaissait comme l’un des plus sémillants écrivains d’art du début du xxe siècle10. S’il ne fut jamais véritablement reconnu pour la teneur fondamentale de ses recherches, c’est sa quête permanente de synthèse et sa prédisposition à la diffusion des savoirs artistiques auprès du public qui furent généralement saluées. Variés, les écrits de Michel comprennent ainsi à la fois des monographies (dont l’une sur François Boucher publiée en 188611), des contributions à des entreprises catalographiques (le Catalogue sommaire des sculptures du Moyen Âge, de la Renaissance et des Temps modernes du musée du Louvre où il fut en poste, publié une première fois en 1897 et complété une décennie plus tard12), ainsi qu’une multitude de chroniques culturelles parues dans diverses gazettes. Ces contributions traitent d’une grande diversité de sujets relatifs aux beaux-arts, de la statuaire médiévale aux créations de son temps – les deux champs d’investigation de Michel étant la sculpture ancienne et la peinture des ères moderne et contemporaine. La zone limite de ses goûts doit être située du côté de Puvis de Chavannes ou Auguste Rodin, et ne dénote aucune audace particulière au moment de l’avènement des avant-gardes historiques. Un portrait par Jacques-Émile Blanche, où Michel est doctement plongé dans une lecture, illustre convenablement le modernisme pondéré du personnage.
10La nomination de Michel à la nouvelle chaire d’Histoire de l’art français en 192014 se joua contre deux autres personnalités importantes de la discipline de l’époque. Il est possible de retracer la procédure d’élection par le recoupement d’articles de presse et de rubriques nécrologiques publiés dans l’entre-deux-guerres, en plus du compte rendu de l’assemblée des professeurs du 15 février 1920, qui nous renseigne sur le vote proprement dit15. Le premier concurrent de Michel, Louis Hourticq (1875-1944), membre de l’Académie des beaux-arts, où il siégeait depuis deux ans, se présenta en seconde ligne. Le second n’était autre que Louis Gillet, déjà mentionné plus haut en raison de sa démarche auprès de l’administrateur pour le maintien de la chaire ; un écrivain d’art talentueux et un critique particulièrement actif auquel on doit de nombreux textes inspirés sur l’art de toutes les périodes16. La candidature de Gillet, probablement en raison de la dimension moins académique de ses travaux, ne recueillit guère les faveurs de l’assemblée, laissant au premier tour Hourticq et Michel ex æquo dans la course. C’est ce dernier qui bénéficia du report des voix le plus conséquent, et qui put investir la chaire dès le mois de mars 192017. La candidature malheureuse d’Hourticq pourrait potentiellement être attribuée au fait qu’il venait de prendre la succession d’un troisième Louis, Louis de Fourcaud (1851-1914), au tout aussi prestigieux poste de professeur d’histoire de l’art à l’École des beaux-arts de Paris. Nommé à cette chaire peu avant, en septembre 1919, il y avait déjà pris ses quartiers et professé de premières leçons.
11Des points de contact comme de tension entre Louis Hourticq et André Michel marquent leurs parcours parallèles. L’un et l’autre furent des diffuseurs de savoir aguerris, des « vulgarisateurs18 » de conviction, comme pouvait l’écrire l’historien de l’art Pierre Vaisse au sujet de Hourticq ; l’un et l’autre furent les auteurs d’essais de synthèse de grande envergure et se montrèrent généralement sceptiques vis-à-vis des embardées spéculatives et abstraites d’une certaine pensée esthétique. Les deux, enfin, critiquaient farouchement les écarts d’une histoire de l’art abusivement « externaliste », c’est-à-dire issue de l’analyse aride de sources textuelles. Michel comme Hourticq tenaient à préserver l’histoire de l’art « hors » d’une histoire trop documentaire, et à souligner par divers moyens le caractère singulier d’une discipline vouée aux objets de la beauté. Chez Hourticq, c’est la défense du « faire », des techniques et de l’articulation de l’histoire de ces dernières avec les traditions nationales ou populaires qui devait en priorité orienter la pratique de l’histoire de l’art. D’un tempérament plus lyrique, André Michel se prononçait pour un nécessaire lâcher prise du discours savant après sa digestion, afin que l’écriture sur l’art puisse traduire aux lecteurs, tant que faire se peut, l’insondable radiation émise par tout chef-d’œuvre. En somme, pour une personnalité comme Michel, l’histoire de l’art se distinguait avant tout parce qu’elle était une discipline de la passion. C’est d’ailleurs la chaleur des prises de parole de ce dernier et son enthousiasme esthétique qui furent couramment salués au moment de sa disparition en 1925.
12Ses quelques interventions publiques sur la discipline confirment ces observations. Dans un texte publié en 1915 dans les Annales de l’université de Grenoble, en hommage à l’historien de l’art Marcel Reymond qui venait de tomber au front, Michel exprimait en ces termes sa vision du rôle et de la portée scientifique de l’histoire de l’art, qu’il estimait avant tout centrée sur l’étude de l’objet :
Certes, il est excellent que l’histoire de l’art tende enfin à devenir une science, où tout au moins se munisse de la méthode scientifique dont toutes les branches de l’histoire ont, au cours du xixe siècle, si largement profité. Mais, tout de même, ce n’est pas avec les seules références bibliographiques qu’elles peuvent utilement progresser, et on n’a pas écrit l’histoire d’un grand artiste quand on a aligné bout à bout toutes les fiches que le dépouillement de tous les textes connus et inédits a pu permettre d’établir. Le véritable objet de la critique et de l’histoire de l’art, c’est l’œuvre d’art elle-même19.
13Arpentant le même terrain dans son allocution pour le Congrès des historiens de l’art qu’il fut chargé de présider en 1921, Michel s’emportait avec véhémence contre la fureur documentaire, tout comme il critiquait l’approche trop « techniciste » que pouvait défendre son concurrent à la chaire du Collège en 1919, Louis Hourticq :
La seule érudition ne saurait suffire à un ordre de recherches où les plus délicates suggestions et intuitions de la sensibilité et du sentiment ont aussi leur rôle initiateur et révélateur. L’histoire de l’art ne s’écrit pas tout à fait du même style que celle de la chaudronnerie20 !
14Un moment de tension explicite entre les deux candidats, consécutif à l’élection de Michel au Collège de France, se révèle à travers une chamaillerie par articles interposés. L’anecdote est intéressante, en ce qu’elle permet de revenir sur la formation et la méthodologie mise en oeuvre par Michel dans ses entreprises. Comme bien d’autres savants de sa génération, il fut tout d’abord largement marqué par ses lectures d’Hippolyte Taine : il s’en réclamait parfois avec affection et fit en sorte d’entretenir sa mémoire tout en veillant à s’en démarquer. Michel avait en effet, dans ses jeunes années, admiré le potentiel explicatif de la méthode de Taine, mais il s’est insurgé ultérieurement contre son « esprit de système », et les limites « généralisatrices » de son approche. En somme, Michel était parvenu à s’évader des « théories étroites en vertu desquelles Taine avait prétendu soumettre l’éclosion de l’œuvre d’art à un déterminisme impitoyable21 », comme l’indiquait l’un de ses nécrologues. Sa carrière entière avait été consacrée à la recherche d’une voie médiane, voulue réconciliatrice, entre esthétique spéculative et strict déterminisme – entreprise qu’il exposa dans plusieurs de ses publications.
15Le second « maître » de grande importance pour Michel, autour duquel se noue l’anecdote concernant son conflit avec Hourticq, a incontestablement été Louis Courajod (1841-1895). Personnage central de l’historiographie de l’art française du second xixe siècle, il prit le jeune Michel sous son aile au département des sculptures du musée du Louvre. C’est d’ailleurs en successeur de Courajod que ce dernier allait en assumer la direction, poursuivant une politique d’acquisition très active qui doubla quasiment le nombre de numéros d’inventaire des sculptures des collections du musée au cours de son mandat. Il contribua entre autres à réarranger une salle consacrée à Jean-Baptiste Carpeaux et supervisa la réalisation de cabinets dédiés à David d’Angers, Antoine-Louis Barye ou Auguste Préault.
16En historiographe du Musée des monuments français, Courajod avait eu pour projet de faire du département des sculptures du Louvre un « sanctuaire national », comme l’indiquait Michel dans un exposé en hommage à son maître. Il appréciait le vitalisme de son rapport aux objets, et le fait qu’il ne considérait jamais « l’érudition comme un but, le document comme un fétiche, ni surtout l’œuvre d’art comme une chose morte. » Ce discours vibrant de Michel, tenu lors de l’inauguration du monument à Courajod d’Orbais-l’Abbaye en 1911, se poursuit ainsi :
L’œuvre d’art devenait pour lui la confidente, la dépositaire, la révélatrice de la conscience nationale – d’autant plus belle et persuasive qu’elle la manifestait plus franchement et plus directement. Il cherchait au plus profond de l’âme française, telle qu’elle s’était lentement formée au cours et au creuset des siècles, l’explication de nos monuments. Et si rien ne lui paraissait plus beau, plus digne d’être aimé que notre art français du Moyen Âge, c’est qu’il en avait suivi, au cœur même du pays où la Providence et l’histoire jour à jour façonnèrent la douce France – les origines, l’éclosion printanière et le magnifique épanouissement22.
17Michel partageait de toute évidence avec Courajod – dont il fut avec Henry Lemonnier (1842-1936) l’éditeur des notes des cours sur l’art français professés à l’École du Louvre23 – une ferveur patriotique dans son rapport aux objets dont il entretenait volontiers la flamme24. C’est précisément sur sa manière d’honorer la nation, pour ainsi dire, que Louis Hourticq, par ses critiques de Courajod, déclencha une querelle avec Michel peu après sa prise de fonction au Collège de France. Courajod est demeuré célèbre pour sa lecture du génie national visant à dégager l’art français de la latinité (et donc, le tenir à distance des apports italiens) afin de mieux révéler la puissance de sa composante nordique, passée ensuite au travers du filtre des aspirations des artistes et artisans français. Or, dans sa recension des Leçons publiées par Michel et Lemonnier, puis la préface de son ouvrage De Poussin à Watteau paru en 1921 (et dont on peut penser qu’il fut rédigé lors des années précédentes), Hourticq attaqua avec grande franchise les prises de position de Courajod. Ce dernier s’y trouve qualifié de « paladin fourvoyé » dont les gesticulations jonchaient le sol « de débris de théories surannées25 ». Hourticq l’accusait de faire du seul génie germanique la source du talent national, arguant en retour que le « miracle français26 » se manifestait précisément par un génie d’agrégation. À ses yeux, une personnalité comme celle de Courajod faisait davantage figure d’« apôtre » et non d’authentique historien : il lui reprochait d’avoir « trop souvent représenté les successions de style comme des batailles d’extermination », sinon d’avoir « jeté dans l’histoire de l’art l’anxiété tragique des guerres de race27 », tel qu’il allait le formuler dans une autre chronique consacrée au « cas Courajod » pour la Revue de l’art ancien et moderne. Davantage que d’exagérer la mise en lumière des (incontestables) emprunts germaniques par les créateurs français, il accusait l’historien d’avoir radicalisé les débats par de regrettables sautes d’humeur, et en conséquence altéré lui-même la stabilité scientifique de son propos. Heurté par ces saillies, se sentant indirectement attaqué via les reproches adressés à son maître, Michel consacra une longue chronique à l’ouvrage de Hourticq dans le Journal des débats, dans laquelle il prenait la défense de Courajod par divers moyens28. Il tenait avant tout à le replacer, sans maquiller ses failles, dans le contexte de son temps, et chercha à tempérer ses prises de position vigoureuses sur l’influence du classicisme italien en les mettant sur le dos d’une passion vibrante – non dénuée d’excès. « Quoi qu’il advienne de sa doctrine », pouvait ainsi écrire Michel au sujet de son mentor, « il a bien fait de proclamer que les savants ne font pas les peuples ni les artistes – mais que les peuples seuls font les arts nationaux, vivants et féconds29. »
18À en juger par ce type de propos, ce n’est donc pas la question de savoir s’il fallait intégrer la catégorie « art national » ou non à l’intitulé qui entrait en jeu lors de la redéfinition de la chaire d’Esthétique et histoire de l’art par le Collège de France en 1919 : l’« art français » se dégageait comme une catégorie stable, évidente et opérante aux yeux de la majeure partie des praticiens de cette discipline. Le débat portait bien davantage sur les moyens et méthodes à invoquer pour délimiter, définir et circonscrire les caractéristiques de la création nationale. Dans sa leçon inaugurale de 1919, Michel se prononçait en ces termes :
En consacrant à la seule histoire de l’art français cette chaire jusqu’alors vouée à l’esthétique et à l’histoire générale de l’Art universel, l’Administrateur et l’Assemblée des professeurs du Collège de France ont voulu, je pense, au lendemain de la guerre la plus formidable qui ait jamais mis en péril notre patrimoine artistique et moral et remué jusqu’en ses plus intimes profondeurs la conscience nationale – créer ici un foyer d’études où pourrait s’alimenter, se fortifier, rayonner la connaissance toujours plus approfondie, plus raisonnée et plus fervente des monuments dépositaires du génie et du goût français, témoins de la participation dix fois séculaire de notre patrie et de son rôle propre dans le grand œuvre de la civilisation humaine et qui doivent nous rendre plus évidents les motifs que nous avons de lui être fidèles et de l’aimer en fils reconnaissants30.
19Michel restait donc fidèle à une conception de l’art reflétant l’âme et la conscience de la nation, d’un art français de « raison » et de « goût » supérieurs et, dans une certaine mesure, à la vision anti-italianiste de Courajod – notamment dans ses analyses formelles du patrimoine sculpté. Cette croyance indéfectible dans la supériorité de l’art hexagonal et sa volonté d’en propager la gloire se vérifient par ses conférences nombreuses sur la création française données dans plusieurs villes d’Europe et notamment aux États-Unis, lors d’une tournée universitaire de prestige organisée par les Alliances françaises en 1901.
20André Michel jouissait par ailleurs de la notoriété qu’il avait acquise en publiant un ouvrage colossal et tentaculaire dont il ne put voir l’aboutissement de son vivant : une Histoire de l’art des temps chrétiens jusqu’à nos jours, dont le premier volume parut en 190531. Éditeur, pré- et postfacier de chacun des volumes dont il put suivre le développement, mais aussi auteur occasionnel, Michel avait su tisser un vaste réseau de jeunes spécialistes issus du monde universitaire, de la critique et des musées. Son collègue Gaston Migeon, conservateur du département des objets d’art au musée du Louvre, rédigea ainsi le chapitre sur « La céramique italienne au xve siècle » ; Émile Molinier, conservateur honoraire dans cette même institution, ceux sur les arts décoratifs mérovingiens au xiie siècle ; Paul Durrieu, ancien conservateur au département des peintures, prit en charge les deux chapitres sur la peinture française du xive au xvie siècle. Enfin, Paul Vitry, fidèle assistant et successeur de Michel au département des sculptures du musé du Louvre, y traita de l’architecture de la Renaissance et la sculpture hollandaise du xviie siècle, avant d’endosser le travail de supervision éditoriale de l’ouvrage à la suite du décès de Michel.
21C’est également Paul Vitry (1872-1941) qui assuma, en tant que suppléant, la moitié du mandat professoral de Michel au Collège de France, qu’il ne put assurer que brièvement en raison d’un état de santé défaillant. Gravement affecté par la Grande Guerre, qui radicalisa son nationalisme et le détourna du monde germanophone, Michel vit son gendre et son fils mourir tour à tour lors du conflit, ainsi que sa belle-fille, décédée en pleines vêpres lors du bombardement de l’église Saint-Gervais de 1918. Parfois décrit comme un être désespéré, il tomba malade et demanda promptement la suppléance de Vitry, obtenue de 1923 à sa mort en 192532. Il professa tout de même dès 1920 un cours sur l’« Évolution de l’art français de Boucher à David », fondé sur sa lecture des procès-verbaux de l’Académie, qu’il poursuivit les années suivantes, parallèlement à un cours sur les écoles romanes au xiie siècle en Auvergne, Bourgogne, Languedoc et Poitou. Il y cherchait – comme l’indique l’Annuaire du Collège de France – « les conditions historiques et morales dans lesquelles se fit la rénovation des Églises. » Pendant l’année 1921-1922, il maintint son approche localiste de la sculpture romane en Bourgogne dans les grandes abbayes bénédictines et cisterciennes, tout en conduisant un séminaire sur « L’Évolution de l’art français du règne de Louis XVI à celui de Louis XVIII, à travers la Révolution et l’Empire ». L’Annuaire indique qu’il enseignait dans ce contexte l’histoire du Musée des monuments français d’Alexandre Lenoir, en fidèle courajoldien, confrontant au passage les thèses de Quatremère de Quincy à celles d’Emeric David. Il traita, enfin, tour à tour d’architecture, de peinture et de sculpture dans un cours de synthèse qu’il ne put mener à son terme pendant l’année 1922-1923. À en croire les souvenirs de Vitry, ses cours attiraient un « auditoire fidèle composé en grande partie de ceux qui avaient suivi ses leçons au Louvre33 ».
Dénationalisation, réorientation : la chaire d’Esthétique et histoire de l’art (1926-1941)
22Vitry assura donc la suppléance de son maître durant deux années consécutives, en poursuivant ses cours de sculpture funéraire médiévale. Il consacra son enseignement surtout à l’œuvre de Jean-Antoine Houdon et à son impact transnational, dans une vision « expansionniste » de l’art français parallèlement à celle que développait Louis Réau (1881-1961). Vitry, toujours selon l’Annuaire, donnait parfois ses séminaires directement dans les salles du musée du Louvre et fit de l’organisation de cours en présence des objets l’un des arguments de sa propre candidature au Collège de France. En dépit de son dévouement pour assurer la suppléance de la chaire d’Histoire de l’art français et d’une défense assurée par Abel Lefranc auprès de l’assemblée, Vitry échoua en 1926 à prendre la succession de Michel. Le spécialiste de littérature le présentait comme un excellent chercheur du juste milieu :
Sagement et avec goût, à mon sens, M. Vitry […] prend une position qu’il a développée depuis dans d’autres études sur la Renaissance française, à égale distance des théories qu’on peut appeler nationalistes qui nient ou qui restreignent au minimum le rôle et l’influence des artistes italiens en France, et des affirmations contraires qui voient en eux le seul élément vivifiant de l’art français au xvie siècle34.
23Au-delà de cette qualité d’équilibre intellectuel, Vitry était également, selon Lefranc, un « homme de musée » agissant en conservateur, c’est-à-dire en homme proche de l’objet :
Cette méthode directe, s’attaquant aux œuvres elles-mêmes pour en tirer toute la substance, est bien celle qui convient à un homme de musée. M. Vitry a une trop longue expérience de son métier de Conservateur pour pouvoir en revendiquer un autre. Il se propose d’ailleurs, si vos suffrages l’appellent à enseigner au Collège, de se placer fréquemment, non seulement par l’image mais aussi en présence des œuvres mêmes dont il aura à parler. Le musée doit être pour lui et ses élèves un laboratoire dans lequel s’accomplit le travail le plus fécond35.
24Contre Vitry, le philosophe Charles Lalo (1877-1953) se présenta en seconde ligne ; le rapporteur de son dossier, le philosophe Pierre Janet, professeur de Psychologie expérimentale et comparée de 1902 à 1934, défendit sa candidature comme celle d’un intellectuel œuvrant en surplomb de la science de l’art – à laquelle il désirait associer une approche psychologique. Il proposait à l’assemblée une réorientation de la chaire d’Histoire de l’art français vers une chaire d’Esthétique d’envergure nouvelle, apte à « faire collaborer diverses cultures scientifiques, mais aussi certaines cultures artistiques. » Janet poursuivait son exposé en prônant une extension disciplinaire (« Pourquoi les mots “histoire de l’art” ou “critique d’art” s’appliquent-ils seulement aux seuls arts plastiques36 ? ») avant de souligner l’augmentation du caractère scientifique d’une histoire de l’art telle que proposée par Lalo : « l’esthétique n’est pas une œuvre d’art sur l’art mais une œuvre de science sur l’art ». L’argumentaire du défenseur de Lalo renouait ainsi avec un débat régulier sur le statut et le poids de la France dans la pensée esthétique vis-à-vis d’autres pays, en premier lieu, de l’Allemagne : « Beaucoup sont surpris et déçus de trouver en France tant d’art, et si peu de théorie sérieuse de l’art. Ils regrettent d’avoir à demander trop souvent ce supplément de culture aux civilisations germaniques ou anglo-saxonnes37. »
25Le procès-verbal de l’assemblée traitant de la chaire ici convoitée, qui avait été nommée de nouveau chaire d’Esthétique et histoire de l’art en janvier 1926, indique que plusieurs intitulés avaient été proposées par les professeurs. Il fut question d’un retour au titre initial – finalement adopté –, d’une chaire d’Histoire de l’art (tout court, c’est-à-dire désencombrée de la notion d’esthétique), ainsi que d’une chaire plus précisément consacrée à l’« Art chrétien d’Orient38 ». Cette dernière proposition alternative était née d’une requête appuyée par l’archéologue Stéphane Gsell (1864-1932), titulaire de la chaire d’Histoire de l’Afrique du Nord de 1912 à 1932, dont la lettre est conservée dans les archives de l’institution39. L’intitulé ne fut pas retenu, mais c’est le byzantiniste Gabriel Millet (1867-1953) qui occupa la chaire réinstaurée d’Esthétique et histoire de l’art en 1926 pour plus de dix ans. Ses travaux fondateurs pour son champ disciplinaire, son fonds photographique et documentaire conservé à l’École pratique des hautes études, ses activités d’enseignement et ses publications ont fait de lui une figure de premier plan dans les études byzantines40.
26L’ultime moment clé de l’histoire de la chaire durant l’entre-deux-guerres est cependant l’élection de février 1938, où se joua la succession de Millet, et qui aboutit à la prise de poste d’Henri Focillon (1881-1943) – figure déterminante de la discipline dont diverses publications et de nombreux événements académiques ont depuis éclairé le parcours41. Focillon ne put toutefois honorer ses fonctions que pour une année, avant son départ pour les États-Unis et sa destitution par la France de Vichy en 1942. À en juger par les thématiques qu’il a abordées dans son enseignement et par l’outillage méthodologique mis à l’œuvre – Roland Recht en a remarquablement synthétisé la nature42 – l’histoire de l’art prenait au Collège de France une direction épistémologique autrement plus prometteuse43. L’élection de 1938 le plaçait d’ailleurs gagnant face à l’archéologue Albert Gabriel, mais aussi face à l’historien de l’art Louis Réau qui échoua au premier stade de la procédure et ne put être présenté en seconde ligne. Le choix d’une personnalité comme celle de Réau aurait nettement marqué le retour à une chaire d’obédience nationale ou nationaliste. Besogneux, le savant polyglotte avait consacré la majeure partie de sa carrière à documenter la domination souveraine de l’art français sur la création mondiale44.
27Valeureux, Réau augmenta le réglementaire fascicule de ses Titres et travaux afin de tenter une seconde fois d’entrer au Collège de France en 1942, sans pour autant se présenter sur la chaire de Focillon (avec lequel il semble avoir maintenu des relations cordiales45). Dans une lettre à l’administrateur du Collège de France et médiéviste Edmond Faral46, qui incitait son ami à déposer un dossier, Réau proposait de réorienter la chaire municipale d’Histoire de l’art monumental (tenue par Paul Léon de 1933 à 1944), selon un intitulé en parfait accord avec ses propres recherches sur l’« expansion » de l’art français47. Sa lettre renseigne sur la vie intellectuelle de l’établissement, avec ses zones troubles, pendant l’Occupation :
Je me suis demandé si le meilleur moyen d’écarter les journalistes et les politiciens dont le Collège de France redoute l’intrusion ne serait pas de consacrer cet enseignement, avec l’assentiment du conseil municipal, à un ordre de recherches bien défini, tel que l’histoire du Rayonnement de l’art français ou, si l’on veut, plus spécialement parisien à travers le monde.
Cet enseignement, auquel j’avais déjà songé en me présentant à la chaire d’État [chaires subventionnées sur le budget « ordinaire » du Collège de France] de G. Millet aurait l’avantage de ne faire double emploi avec aucun autre et d’orienter la curiosité de la jeune génération des historiens d’art vers un domaine trop négligé où il y a beaucoup de découvertes à faire.
Comme je suis le seul à l’avoir prospecté dans son ensemble, le Collège en spécifiant ainsi le caractère de cette chaire qu’il faut différencier le plus possible de la chaire d’Esthétique et d’histoire de l’art, manifesterait ainsi son intention de me désigner et écarterait de plano les candidats qu’il juge indésirables48.
28L’idée d’une chaire consacrée spécifiquement à la propagation de l’art français fut reçue par Faral avec une certaine circonspection, comme en atteste sa réponse, parvenue quelques jours plus tard à Réau :
Il est évident que tu marques très bien le sens des travaux que tu as fait [sic] et que tu continueras de faire. Il faudrait en retenir quelque chose dans le titre de la chaire à créer. Mais je ne vois pas très bien que cette chaire puisse s’intituler Histoire du rayonnement de l’art français. La formule conviendrait mieux à un livre, plutôt qu’à une chaire. On pourrait s’en tenir au titre d’Histoire de l’art français, mais on marquerait, dans la délibération qui serait envoyée au Ministre, le sens dans lequel on désirerait que la recherche fût orientée. Et serait-ce une garantie suffisante, dès ce moment-là, qu’on ne nous ferait pas faire autre chose que ce que nous voulons. Au reste, nous en reparlerons49.
29L’ultime projet de Réau d’élever l’histoire de l’art national et son expansion en champ disciplinaire autonome ne put ainsi voir le jour. Le savant acheva sa carrière en Sorbonne comme professeur d’art médiéval.
30L’orientation nationale de la chaire d’Esthétique et histoire de l’art du Collège de France ne représenta donc qu’un bref épisode de l’histoire de la discipline et de l’institution, qu’il faut envisager dans l’atmosphère intellectuelle spécifique de l’entre-deux-guerres. La nomination d’André Michel en 1919 et les débats suscités par les changements d’intitulés de sa chaire, tout comme les concurrences éveillées par les procédures d’élection successives, accompagnent les questionnements de l’époque sur une discipline tiraillée entre ses assises théoriques et sa nécessaire relation à l’objet – et à laquelle on attribuait de surcroît un rôle clé dans la définition de la culture nationale. Cette mission allait s’estomper à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, dans le cadre de l’apparition de discours savants géographiquement moins compartimentés et d’une discipline dont la légitimation scientifique s’installait peu à peu. Si elle parle en faveur d’une connexion régulière entre les acteurs du musée du Louvre et le Collège de France, la création d’une chaire vouée à la Psychologie des arts plastiques, ouverte en 1950 et occupée pendant plus de vingt ans par René Huyghe (1906-1997), allait toutefois infléchir grandement l’orientation et la portée de la discipline au sein de l’établissement dans le second xxe siècle.
Annexe
Annexe. Archives du Collège de France, 47 CDF 31, lettre de Louis Gillet à Joseph Bédier du 17 novembre 1919.
INSTITUT DE FRANCE
MUSÉE JACQUEMART-ANDRÉ
ABBAYE DE CHAALIS
chaalis
ermenonville (oise)
Tél. No 1
17 novembre 1919
Mon cher ami,
Excusez-moi de vous occuper en ce moment de mes intérêts. Allez-vous demain à la réunion du Collège ? Je ne doute aucunement de ce qui va se passer, à savoir que la chaire Lafenestre ne sera pas maintenue. Mais si quelqu’un pouvait ensuite prendre la parole, pour montrer l’intérêt qu’il y aurait à rétablir cette chaire le plus tôt possible, voici ce qu’il pourrait dire.
1o L’enseignement de L’histoire de l’art est devenue, dans ces derniers temps, une des parties les plus actives et les plus considérables de la critique et de la science historique. L’étude des monuments et celle des formes ou du langage artistique est aujourd’hui une des branches essentielles de l’histoire ; cet ordre de préoccupation fait partie de plus en plus de ce qui s’appelle la culture. C’est peut-être la manière d’envisager ce développement humain, qui a fait les plus grands progrès depuis un demi-siècle. Ce n’est pas le moment de supprimer cet enseignement.
2o L’histoire de l’art national, des origines jusqu’à nos jours, est peut-être la plus complète que l’on connaisse dans le monde moderne. Elle mérite sa place dans l’enseignement au même titre que la littérature.
3o Pour les étrangers, les cathédrales, Versailles, les châteaux de la Loire etc., sont probablement nos plus grands titres de gloire. Il y a des siècles que le monde entier nous demande des architectes et vient apprendre à sculpter et à construire chez nous. La victoire ne fera qu’accroître le prestige de notre goût et de notre gloire. Tout le monde viendra nous demander des leçons. Le Collège de France se doit de ne pas les refuser.
4o Nous avons une partie de la France à reconstruire, et peut-être le reste se trouvera-t-il entraîné dans la transformation. S’il est en train de se créer une société nouvelle, ne peut-il pas lui être utile qu’on lui replace devant les yeux notre histoire et nos traditions, le tableau de la manière dont nos pères s’y sont pris pour créer les six ou sept Frances successives dont l’ensemble constitue notre passé ?
5o Il va de soi qu’on ne retrancherait de cette histoire celle d’aucun des arts étrangers : l’histoire de l’art est précisément celle qu’offre avec l’étranger le plus de points de contact. Mais dans les circonstances présentes, l’histoire nationale est celle qui importe davantage, elle doit être au programme du Collège de France.
Excusez-moi encore une fois de venir vous importuner ainsi de ma personne, et croyez-moi, mon cher ami, votre bien affectueusement dévoué et reconnaissant
Louis Gillet
Je rentre à Paris dans quinze jours.
Notes de bas de page
1 Archives du Collège de France, Comptes rendus xviie-xixe, 1656-1900, assemblée du 18 novembre 1919, 4 AP 396 et Assemblées des professeurs. Registres et pièces annexes, 2 AP 12, p. 277-282, ici, p. 279. L’auteur remercie vivement le personnel des Archives du Collège de France.
2 Archives du Collège de France, Comptes rendus xviie-xixe, 1656-1900, assemblée du 8 décembre 1919, 4 AP 397 et Assemblées des professeurs. Registres et pièces annexes, 2 AP 12, p. 282-285, ici, p. 283.
3 Ouverte en 1902, elle faisait partie des chaires financées par les gouvernements des colonies et des protectorats français. Le Chatelier l’occupa jusqu’en 1925.
4 Jean Béraud, La Salle de rédaction du Journal des débats, huile sur toile, 1889, Paris, musée d’Orsay.
5 Archives du Collège de France, Professeurs. Dossiers personnels des professeurs nés entre 1789 et 1958, André Michel, 16 CDF 297-11.
6 Archives du Collège de France, fonds Joseph Bédier, lettre de Louis Gillet à Joseph Bédier du 17 novembre 1919, 47 CDF 31.
7 Ibid.
8 Archives du Collège de France, Chaires. Historiques et évolutions, Histoire de l’art français (1919-1926), 14 CDF 31-b.
9 Archives du Collège de France, Professeurs. Dossiers personnels des professeurs nés entre 1789 et 1958, André Michel, 16 CDF 297-1a, lettre de candidature à la chaire d’Histoire de l’art français de André Michel à l’administrateur du Collège de France, datée du 10 janvier 1920.
10 Geneviève Bresc-Bautier, « André Michel », dans Claire Barbillon et Philippe Sénéchal (dir.), Dictionnaire critique des historiens de l’art actifs en France de la Révolution à la Première Guerre mondiale, Paris, Institut national d’histoire de l’art, 2010.
11 A. Michel, François Boucher, Paris, J. Rouam, 1886.
12 Musée national du Louvre. Catalogue sommaire des sculptures du Moyen Âge, de la Renaissance et des Temps modernes, André Michel (éd.), Paris, Imprimeries réunies, 1897, rééd. 1907.
13 Archives du Collège de France, Professeurs. Dossiers personnels des professeurs nés entre 1789 et 1958, André Michel, 16 CDF 297-11.
14 Ibid. « Décret nommant A. Michel professeur de la chaire d’Histoire de l’art français au Collège de France (25 mars 1920) », 16 CDF 297-2a.
15 Archives du Collège de France, Assemblées des professeurs. Registres et pièces annexes, assemblée du 15 février 1920, 2 AP 12, p. 286-290, ici, p. 288-289.
16 Voir notamment Louis Gillet, Essais et conférences sur l’art. De Giotto à Matisse, Eryck de Rubercy (éd.), Paris, Klincksieck, coll. « L’esprit et les formes », 2012.
17 Voir Anonyme, « Les disparus. M. André Michel », Le Bulletin de la vie artistique, 1er mars 1920, p. 196 : « Au premier tour du scrutin, les voix s’étaient partagées également entre M. Hourticq et lui. Il fallut qu’à la troisième consultation les partisans de M. Louis Gillet vinssent renforcer les siens. M. Hourticq, dont le jeune mais grand talent mit en balance l’autorité de M. Michel, se consolera d’un échec qui l’honore plus que n’eût fait son succès. »
18 Pierre Vaisse, « Louis Hourticq », dans C. Barbillon et P. Sénéchal (dir.), Dictionnaire critique des historiens de l’art actifs en France de la Révolution à la Première Guerre mondiale, op. cit., 2008.
19 A. Michel, « Marcel Reymond, historien de l’art », Annales de l’université de Grenoble, t. 27, no 2, 1915, p. 193.
20 Voir le discours de Michel, alors président du Congrès, restitué dans Congrès d’histoire de l’art organisé par la Société d’histoire de l’art français. Paris, 26 septembre – 5 octobre 1921. Compte-rendu analytique, Paris, Presses univ. de France, 1922, p. 50.
21 André Hallays, « André Michel », Journal des débats politiques et littéraires, 27 décembre 1925, p. 3.
22 Discours d’André Michel à l’occasion de l’inauguration du monument à Louis Courajod à Orbais-l’Abbaye, cité dans La Chronique des arts et de la curiosité, 1er juillet 1911, p. 188.
23 Louis Courajod, Leçons professées à l’École du Louvre (1887-1896), éd. Henry Lemonnier et André Michel, Paris, A. Picard et fils, 1899-1903, 3 vol.
24 Il écrivait, dès 1885 : « L’œuvre d’art, comme une fleur de serre chaude, s’est épanouie dans une atmosphère artificielle, sous l’effort d’un jardinage compliqué et savant. Certes, la fleur est belle, mais n’avaient-elles pas leurs charmes aussi – et quelle senteur pénétrante ! – les fleurs écloses dans les chantiers de la vieille France, sous les caresses du ciel natal, entre les pavés des rues... ? Il n’est d’art vivant et fécond que, jaillissant du cœur même du pays, répondant aux besoins nés des aspirations intimes de la profonde conscience nationale... » (A. Michel, « Le Salon de 1885 », Gazette des beaux-arts, t. xxxii, 1er juillet 1885, p. 117).
25 Louis Hourticq, « Louis Courajod. – Leçons professées à l’École du Louvre (1887-1996) », Gazette des beaux-arts, no562, 1er avril 1904, p. 352.
26 L. Hourticq, De Poussin à Watteau, Paris, Hachette, 1921, p. 7-8.
27 L. Hourticq, « Le “cas Courajod” », La Revue de l’art ancien et moderne, t. xli, 1922, p. 146.
28 A. Michel, « De Poussin à Watteau », Journal des débats politiques et littéraires, 2-3 janvier 1922, p. 3.
29 A. Michel, « L’enseignement de Louis Courajod », dans L. Courajod, Leçons professées à l’École du Louvre (1887-1896), op. cit., t. 3, « Origines de l’art moderne », 1903, p. viii.
30 Leçon inaugurale d’André Michel au Collège de France, citée d’après sa parution dans la Revue politique et littéraire. Revue bleue, vol. 58, no 13, 3 juillet 1920, p. 385.
31 A. Michel (dir.), Histoire de l’art depuis les temps chrétiens jusqu’à nos jours, 18 vol., Paris, Armand Colin, 1905-1929.
32 Archives du Collège de France, Professeurs. Dossiers personnels des professeurs nés entre 1789 et 1958, André Michel, 16 CDF 297-5-9, « André Michel. Suppléances par P. Vitry ». Une carte adressée à l’administrateur du Collège de France, datée du 28 juillet 1925 indique : « Vous savez que ma santé m’a condamné à interrompre cette année mon cours au Collège de France, mais vous ne savez peut-être pas quel sacrifice et quel regret cet abandon a été pour moi. J’ai un ami, Paul Vitry, qui serait admirablement qualifié pour cette suppléance. »
33 Paul Vitry, « André Michel (1853-1925) », Gazette des beaux-arts, décembre 1925, p. 331.
34 Archives du Collège de France, Rapports de présentation – 1800-1900, Abel Lefranc, « Présentation des titres et travaux de Paul Vitry, candidat à la chaire d’Esthétique et histoire de l’art », 1926, 4 AP 425-l. Abel Lefranc fut le titulaire de la chaire de Langue et littérature françaises modernes de 1904 à 1937.
35 Ibid., fo 4-5.
36 Archives du Collège de France, Rapports de présentation – 1800-1900, Pierre Janet, « Présentation des titres et travaux de [C.] Lalo, candidat à la chaire d’Esthétique et histoire de l’art », 4 AP 425-k.
37 Ibid. Voir, sur la concurrence franco-allemande, le « Rapport sur le maintien de la chaire d’Esthétique et histoire de l’art » de Charles Lévêque de 1882, Archives du Collège de France, Rapports de présentation – 1800-1900, assemblée du 5 mars 1882, 4 AP 219-d.
38 Voir Archives du Collège de France, Comptes rendus xviie-xixe, 1656-1900, assemblée du 17 janvier 1926, 4 AP 424-b, lettre de S. Gsell proposant une chaire d'Art chrétien d'orient (12 décembre 1925).
39 Gsell écrit à l’administrateur : « J’ai l’honneur de vous informer que, pour l’emploi des crédits devenus disponibles par suite du décès de M. André Michel, j’ai l’intention de proposer la création d’une chaire d’Histoire de lArt chrétien d’Orient. », ibid.
40 Nous renvoyons ici aux travaux de Gilbert Dagron, Ioanna Rapti, Judith Soria et Jean-Michel Speiser sur ce savant, notamment, Judith Soria et Jean-Michel Spieser, « Gabriel Millet », dans C. Barbillon et P. Sénéchal (dir.), Dictionnaire critique des historiens de l’art actifs en France de la Révolution à la Première Guerre mondiale, op. cit., 2017.
41 Au sujet d’Henri Focillon, s’en remettre au catalogue d’exposition La Vie des formes : Henri Focillon et les arts (Lyon, Musée des beaux-arts, 22 janvier-26 avril 2004), Christian Briend, Alice Thomine (dir.), Gand, Snoeck, 2004. Henri Focillon fut révoqué le 16 juillet 1942 ; l’acte de révocation fut annulé par un arrêté daté du 28 février 1945. Archives du Collège de France, Professeurs. Dossiers personnels des professeurs nés entre 1789 et 1958, Henri Focillon, 16 CDF 132-32a.
42 Roland Recht, « Introduction », dans Odile Bombarde, Roland Recht, Pierre Toubert et Michel Zink (dir.), Moyen Âge et Renaissance au Collège de France : leçons inaugurales, Paris, Fayard, 2009, p. 31.
43 Voir les intitulés et résumés de ses cours, beaucoup plus détaillés que ne l’étaient ceux ses prédécesseurs, dans l’Annuaire du Collège de France, Paris, Imprimerie nationale, 1939, p. 152-158.
44 Sur la carrière et les méthodes de Louis Réau, voir Victor Claass et Marlen Schneider (dir.), Que faire de Louis Réau (1881-1961) ?, Journée d’étude, Paris, Centre allemand d’histoire de l’art, 8 mars 2018 [actes à paraître en 2020].
45 Voir la lettre d’Henri Focillon à Louis Réau du 6 avril 1940, Paris, Bibliothèque de l’Institut national d’histoire de l’art, collections Jacques Doucet, fonds Louis Réau, Archives 004, 01, 01 – Papiers liés à ses fonctions (1908-1959).
46 Edmond Faral (1882-1958) fut titulaire de la chaire de Littérature latine du Moyen Âge de 1925 à 1954.
47 Voir L. Réau, Histoire de l’expansion de l’art français, 4 vol., Paris, Henri Laurens, 1924-1933.
48 Archives du Collège de France, Chaires. Historiques et évolutions, Psychologie des arts plastiques, lettre de Louis Réau à Edmond Faral du 24 octobre 1942, 14 CDF 31-e. L’auteur remercie vivement Marie Tchernia-Blanchard pour avoir porté cette lettre à sa connaissance.
49 Ibid., lettre d’Edmond Faral à Louis Réau du 26 octobre 1942.
Auteur
Victor Claass est docteur en histoire de l’art à Sorbonne Université. Il est l’auteur d’une thèse sur le critique d’art allemand Julius Meier-Graefe, lauréat du Prix du musée d’Orsay 2018. Il a été chercheur au Centre allemand d’histoire de l’art de Paris, au centre Dominique-Vivant Denon du musée du Louvre, avant de rejoindre en 2019 l’Institut national d’histoire de l’art (INHA) en tant que coordinateur scientifique. Parallèlement à ses activités de recherche, il enseigne l’histoire de l’art contemporain à l’université Paris Sciences & Lettres, à Sorbonne Université et à l’École du Louvre.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Ma grande église et ma petite chapelle
150 ans d’affinités électives entre le Collège de France et l’École pratique des hautes études
Jean-Luc Fournet (dir.)
2020