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Louvre

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Jessica Desclaux

Donner chaire : défense et illustration d’une discipline dans les rapports des chaires d’Esthétique et histoire de l’art au Collège de France

Émilie Oléron Evans

Texte intégral

  • 1 Françoise Waquet, « Soutenir une proposition de chaire au Collège de France (1900-1949) – Jeu insti (...)
  • 2 Ibid., §30.
  • 3 Ibid., §33.

1Le Collège de France et le musée du Louvre sont deux pôles majeurs dans les dynamiques spatiales qui animent à la fin du xixe siècle la discipline nouvelle de l’histoire de l’art, élaborée collectivement dans ces deux institutions. Du côté du Collège de France, les rapports de présentation de chaires sont les outils et documents d’une réflexion de longue haleine et toujours renouvelée sur la nature et l’étendue d’un champ des possibles pour la discipline, et constituent un itinéraire idéal que le professeur élu à la chaire en voie de création pourrait parcourir. Au cours de la période considérée, de la création de la chaire d’Esthétique et histoire de l’art (1878) à son instauration renouvelée sous le même titre en 1926, le rapport de présentation d’une chaire est un genre de plus en plus codifié et qui se met au service d’un but symbolique dépassant le cadre la vie intellectuelle locale du Collège de France : « l’affirmation constante de sa distinction1 ». Cette opération de distinction, selon Françoise Waquet, repose sur l’assertion et la réaffirmation régulière de trois facteurs principaux, qui fournissent autant de fils directeurs de la présente étude : « [le] caractère unique [de l’établissement] dans le monde du haut enseignement […] par rapport à l’Université2 », l’ancrage dans une tradition et sa perpétuation3, et le prestige national et international que forgera la discipline en devenir, décrite dans chaque rapport.

  • 4 Voir Lyne Therrien, L’Histoire de l’art en France : genèse d’une discipline universitaire, Paris, C (...)
  • 5 F. Waquet, « Soutenir une proposition de chaire au Collège de France (1900-1949) – Jeu institutionn (...)
  • 6 Ernest Renan, « L’Instruction supérieure en France, son histoire et son avenir », Revue des Deux Mo (...)

2Ce qui rend la position du Collège de France singulière dans le paysage universitaire français, pour reprendre l’analyse de Lyne Therrien, est à la fois l’absence de programme au sens strict et la possibilité d’innover et d’ouvrir des champs disciplinaires qui seront repris ensuite par d’autres institutions4. Ce statut de pionnier, pour Waquet, explique la résonance que peut avoir la création d’une chaire au Collège de France pour le reste de la communauté scientifique française. Chaque nouvelle chaire est « un centre d’organisation, de coordination, de direction des recherches5 » en puissance. Il devient traditionnel de considérer le Collège de France comme le siège d’une « science en voie de se faire6 », un lieu où il est possible d’expérimenter et de re-sémantiser les disciplines grâce à une plus grande liberté scientifique (contrairement aux universités qui ont vocation à délivrer des diplômes).

  • 7 Voir Michela Passini, La Fabrique de l’art national. Le nationalisme et les origines de l’art en Fr (...)
  • 8 Archives du Collège de France, Rapports de présentation – 1800-1900, assemblée du 21 mai 1905, 4 AP (...)

3Au tournant des xixe et xxe siècles, cette tradition s’établit dans le contexte de dynamiques internationales qui invitent à relativiser la posture pionnière du Collège de France, du fait, d’une part, du décalage attesté entre la France et les universités allemandes dans l’établissement de l’histoire de l’art comme discipline7, et d’autre part, d’une rivalité sous-jacente quant à savoir qui des philosophes français ou allemands feront autorité dans la définition de l’esthétique. Dans les rapports de présentation de chaire, l’interlocuteur germanophone est pris en compte à des degrés divers : entre les lignes, sous les ratures, parfois de manière explicite, et ce dialogue importe d’autant plus qu’il concerne « les exigences d’une chaire à titre double8 » (René Cagnat), renouvelée après l’intérim 1919-1926. Comme nous allons le voir, l’intitulé « Esthétique et histoire de l’art » présente des enjeux idéologiques et méthodologiques accentués par les interactions, les échanges, les compromis entre les deux matières tels que les postulent les rapports de chaire. Ces textes fondateurs interprètent ce que devrait ou pourrait être le champ de pensée de l’entre-deux où se croisent l’esthétique et l’histoire de l’art pour remplir les fonctions non seulement d’un savoir « en voie de se faire », dans l’espace libre de l’expérimentation, mais aussi d’un savoir suffisamment défini dans sa méthode et sa terminologie pour être en mesure de s’imposer sur la scène internationale.

Une chaire double, pionnière et grand public

  • 9 Notons que, en 1861, le critique d’art Théophile Silvestre plaidait dans une lettre à Napoléon III (...)
  • 10 Rapport présenté par Charles Boysset, député de Saône-et-Loire, Journal officiel, chambre des déput (...)
  • 11 Ibid.

4Contrairement au reste des archives considérées dans ce chapitre, le document qui dresse un argumentaire en faveur de la création de la toute première chaire d’Esthétique et histoire de l’art9 au Collège de France n’est pas un rapport de présentation rédigé en interne. En effet, faisant suite à une demande de crédit additionnel au budget ordinaire de l’Instruction publique, la proposition n’est pas soumise à l’examen de l’assemblée des professeurs, mais formulée par le député de Saône-et-Loire, Charles Boysset (1817-1901), membre comme Louis Blanc de l’Union républicaine. Lors des séances à la chambre des 28 février et 7 mars 1878, Boysset met en avant des enjeux politiques de rayonnement international : « L’esthétique est partout enseignée. À Berlin, à Vienne, à Dresde, à Stuttgard [sic], à Gottingue [sic], à Munich, à Bonn, à Prague, à Iéna, à Zurich, à Genève, à Naples, à Athènes, des cours d’esthétique générale sont ouverts au public, et ils fonctionnent avec éclat10. » Il est temps selon Boysset que la France se donne les moyens de prendre place parmi les nations qui offrent avec un tel succès ce type d’enseignement public. Selon ce critère, la chaire d’Esthétique et histoire de l’art de l’École des beaux-arts déjà existante ne peut remplir cette fonction de rayonnement, car elle prodigue un enseignement « spécialement destiné aux élèves de l’école11 ».

  • 12 Ibid.

5La chaire nouvelle ne devra pas limiter l’accès à la connaissance, et remplira également des ambitions différentes de celle offerte aux Beaux-Arts, bien qu’elle porte le même intitulé : les savoirs sur l’esthétique et l’histoire de l’art combinées deviendront « un ferment d’élévation individuelle et sociale », propre à engendrer, dans le contexte international de l’essor des arts industriels, « la puissance et la richesse matérielle12 » de la nation. Ces ambitions déterminent la définition même des champs enseignés conjointement, à commencer par celle de l’esthétique :

  • 13 Ibid.

Il ne s’agit pas seulement ici d’une exposition supérieure et philosophique des règles du Beau ; mais, à cette heure où les créations innombrables de l’industrie moderne sont de plus en plus intimement unies à l’art, à cette heure où les plus vulgaires produits tendent aux formes élégantes, où la grâce familière s’introduit partout pour constituer dans les plus humbles demeures un ensemble d’impressions et d’influences salutaires, l’enseignement esthétique acquiert un caractère spécial de haute importance pratique13.

  • 14 Ibid.
  • 15 Pascal Ruedin, Beaux-arts et représentation nationale : la participation des artistes suisses aux e (...)

6À cette esthétique pratique se couplera l’histoire de l’art comme « tableau du développement des manifestations successives qui se sont produites à travers les siècles14 », instaurant et canonisant une lignée artistique dans laquelle les artistes contemporains pourront s’inscrire. Si l’on s’accorde donc à penser comme Pascal Ruedin que « les multiples fonctions simultanées » de Charles Blanc (1813-1882), à qui la chaire est offerte en 1878 dans le cadre des critères établis par le rapport Boysset, moins d’un mois après le discours du député, « […] sont emblématiques du statut alors ambigu de cette discipline en France », le choix de confier cet enseignement aux visées pragmatiques à un « critique d’art, historien, théoricien, administrateur et pédagogue15 » pour éduquer le goût du grand public et des artistes, reflète également la vocation du Collège de France d’être médiateur des savoirs.

  • 16 Voir Raymond Isay, « Panorama des Expositions universelles. V. L’Exposition de 1878 », Revue des De (...)
  • 17 Ibid., p. 898.

7L’ouverture de la chaire d’Esthétique et histoire de l’art coïncide avec l’Exposition universelle de 1878 qui marque le « relèvement de la patrie […] en ce domaine des arts et des techniques où la France gardait toute sa supériorité16 ». L’Allemagne étant la grande absente de cette manifestation internationale, c’est avec l’Angleterre, et pour la première fois, avec les États-Unis, que la production artistique française s’engage dans une « courtoise émulation17 ». Dans ce climat, la visée pédagogique de l’enseignement de l’esthétique et de l’histoire de l’art au Collège de France doit aussi répondre urgemment à une menace faite à la suprématie française dans le domaine des arts, identifiée par Boysset et réitérée en 1882 dans le rapport sur le maintien de la chaire présenté par Charles Lévêque (1818-1900), professeur de Philosophie grecque et latine, après le décès de Charles Blanc en 1882 :

  • 18 Dans la première version du manuscrit, Lévêque écrit « certains de nos voisins », puis barre « cert (...)
  • 19 Archives du Collège de France, Rapports de présentation – 1800-1960, assemblée du 5 mars 1882, 4 AP (...)

Les dernières Expositions internationales ont révélé chez nos voisins18 un progrès très sensible et d’autant plus inquiétant qu’il a été très rapide. Il faut à tout prix donner à nos ouvriers des lumières qui les guident sûrement, les empêchent de s’égarer dans les sentiers du faux goût et leur assurent le premier rang. Ces lumières leur arriveront de haut, par des intermédiaires sans doute, mais peu à peu et infailliblement, si les belles œuvres de tous les temps sont étudiées, expliquées, commentées, admirées dans le premier des établissements d’enseignement public que possède notre pays.
L’économie politique demande donc instamment, elle aussi, que rien ne soit changé au titre actuel de la chaire d’Esthétique et d’Histoire de l’Art19.

  • 20 Eugène Guillaume, « Leçon d’ouverture faite au Collège de France par M. E. Guillaume de l’Institut  (...)

8L’argument de l’économie politique est avancé non plus désormais par un député, mais par un professeur, pour demander le maintien d’une chaire et le maintien de son titre, avec la même intention sous-jacente de défendre la France à l’international, intention confirmée dans sa leçon d’ouverture par le successeur de Charles Blanc, Eugène Guillaume (1822-1905) : puisqu’« on savait qu’à l’étranger on travaillait à nous disputer notre suprématie20 », il est important que le Collège de France continue d’apporter ses lumières au peuple français.

  • 21 Ibid., p. 44.

9Cette intervention du politique dans l’espace supposé libre où se forme la science n’est pas interprétée comme une intrusion par Guillaume qui y voit au contraire un « heureux concours de circonstances » : « pour la création d’un pareil enseignement, il fallait émouvoir en sa faveur les pouvoirs publics, occupés d’intérêts bien différents. Il fallait qu’un ministre le prît à cœur, qu’une commission du budget s’y intéressât, que les Assemblées en reconnussent les avantages21. » Grâce à son statut singulier et au fait qu’il est supposé être garant d’une liberté scientifique primordiale, le Collège de France s’élève au-dessus de tout soupçon de compromission avec le pouvoir. C’est cependant et précisément parce que c’est le Collège de France que les pouvoirs publics se mettent au service des savoirs publics. Ainsi, en avril 1882, avant l’élection de Guillaume comme successeur de Charles Blanc, Ferdinand Brunetière (1849-1906) salue dans la Revue des Deux Mondes l’annonce du maintien de la chaire :

  • 22 Ferdinand Brunetière, « Revue littéraire. La chaire d’Esthétique au Collège de France », Revue des (...)

[P]uisque c’est là qu’on l’a d’abord instituée, il est excellent qu’elle soit au Collège de France. Là seulement, en effet, le professeur aura cette entière liberté dont il a vraiment besoin pour faire en quelque façon la fortune d’un enseignement nouveau. C’est au Collège de France que les sciences nouvelles s’éprouvent, et c’est là qu’elles sont admises à faire comme qui dirait leur stage avant que d’avoir droit de cité dans l’enseignement officiel22.

10Le rapport Lévêque présente des stratégies de discours légèrement différentes de celles que l’on pourrait s’attendre à voir employées dans un rapport de présentation en vue de la création d’une nouvelle chaire, que Lyne Therrien décrit, par contraste,

  • 23 L. Therrien, L’Histoire de l’art en France, op. cit., p. 143.

comme un moment de consécration, de reconnaissance pour quelqu’un, de la pertinence et de la nouveauté de son travail. Les premiers titulaires de chaires sont donc nécessairement des pionniers en la matière. Ils doivent définir et délimiter le champ de recherche et justifier le nouveau domaine d’études23.

11Le problème de la chaire d’Esthétique et histoire de l’art, c’est qu’avant de pouvoir remplir cette fonction pionnière, il lui fallait combler une lacune par rapport à un rival que Lévêque évoque dans la toute première partie du rapport de 1882 :

  • 24 Archives du Collège de France, Rapports de présentation – 1800-1900, C. Lévêque, « Rapport sur le m (...)

L’Allemagne s’honore d’avoir donné naissance à la Science du beau ou Esthétique et soutient en toute occasion que cette science est exclusivement germanique. Il est certain que l’Esthétique unie à l’Histoire de l’Art est enseignée partout en Allemagne où l’on en compte quarante chaires, peut-être davantage. Il est certain que le nombre des ouvrages auxquels cette science a donné lieu est considérable […]. De ce côté donc, la science allemande a un grand passé auquel répond une forte et féconde activité contemporaine24.

  • 25 Le passage cité ici est en fait raturé dans le manuscrit.
  • 26 Ibid., fo 3.
  • 27 Archives du Collège de France, Rapports de présentation – 1800-1900, C. Lévêque, La Science du beau (...)
  • 28 Archives du Collège de France, Rapports de présentation – 1800-1900, C. Lévêque, « Rapport sur le m (...)
  • 29 Ibid.
  • 30 Eugène Guillaume, « Leçon d’ouverture faite au Collège de France », art. cit., p. 42.

12Malgré la croissance avérée de l’esthétique allemande « dans l’enseignement aussi bien que dans les livres25 », la France a mis trop longtemps à faire face au problème : « On ne saurait y penser, on ne saurait l’écrire sans une sorte de tristesse patriotique : ce n’est qu’en 1878 que la chaire d’Esthétique et d’Histoire de l’Art a été créée au Collège de France, et confiée à Charles Blanc26. » Lévêque considère ce retard d’un œil d’autant plus critique que, comme il le remarquait dans La Science du beau étudiée dans ses principes, dans son application et dans son histoire en 1861, l’esthétique a connu en France des débuts prometteurs : « Les recherches sur les principes du beau et de l’art ne sont pas nouvelles en France. Au xviiie siècle, le P. André et Diderot les ont inaugurées chez nous presque aussitôt que Hutchison en Écosse et Baumgarten en Allemagne27. » Rien n’aurait donc dû faire obstacle à son essor, mais surtout à son entrée dans le champ des disciplines représentées au Collège de France, comme il l’affirme dans le rapport : « On peut dire qu’en France le désir d’un tel enseignement n’a jamais manqué, et que c’est au contraire cet enseignement qui a trop manqué aux aspirations des intelligences28. » Pour appuyer son argument, Lévêque rappelle l’enthousiasme qui avait accueilli les cours de Victor Cousin (1792-1867) sur le Beau, donnés à la faculté des Lettres en 1817-1818 : « tout aussitôt le zèle de l’auditoire prouve que ces leçons répondent à une curiosité sérieuse et mûre ». Ce même zèle se retrouvait dans le public (restreint mais éclairé) du cours d’esthétique clandestin donné par Théodore Jouffroy (1796-1842) à son domicile en 1826. Pour Lévêque, avec ces exemples, « la preuve de l’aptitude de l’esprit français à l’Esthétique était donc faite29 ». Bien que cette aptitude ne se soit pas concrétisée dans un enseignement institutionnalisé, elle s’est déployée par d’autres biais, à en croire Eugène Guillaume dans sa leçon d’ouverture. Guillaume cite la publication posthume du cours de Jouffroy en 1843, et celle des cours de Cousin sous le titre Du Vrai, du Beau et du Bien comme autant de « signes d’activité ! Que d’œuvres vraiment françaises ! Et malgré tout, la vie de l’esthétique restait enfermée dans les livres30. »

  • 31 Archives du Collège de France, Rapports de présentation – 1800-1900, C. Lévêque, « Rapport sur le m (...)

13Plus qu’un appel à l’innovation, le rapport de 1882 se veut une démonstration de l’utilité, de la nécessité, même, de continuer dans la direction esquissée par Charles Blanc, qui n’a pu qu’entamer cette libération de la vie de l’esthétique et cette transition des livres érudits à une forme accessible à un plus large public. Or, c’est ce que le public réclame, selon Lévêque : « La chaire aurait dû être fondée un demi-siècle plus tôt ». Ne pas la maintenir, « ce serait une déception pour le public français et pour les auditeurs étrangers qui semblent ne plus pouvoir se passer de ces nobles études31 ». La rhétorique employée par Lévêque vient brouiller quelque peu la conception d’un enseignement au Collège de France privilégiant une spécialisation pointue et une activité pionnière, peut-être parce que Charles Blanc n’a pas eu suffisamment de temps pour faire école :

  • 32 Ibid., fos 5-6.

[N]on seulement on tient à la conservation de la chaire de Charles Blanc, mais on la veut, on la redemande telle qu’il l’a conçue, constituée, disons mieux encore, telle qu’il l’a créée. […] Un enseignement conçu de la sorte devait réussir. Il a réussi admirablement ; il a captivé, ravi, enchaîné un auditoire d’élite. Ce même auditoire redemande aujourd’hui ce même enseignement, ou du moins un enseignement fondé sur les mêmes principes et sur les mêmes méthodes, puisque le maître qui l’avait inauguré n’est plus là32.

14Plutôt que d’entraîner les autres lieux de savoir dans son sillage, le Collège de France semble appelé par Lévêque à consolider les bases d’une sensibilisation accrue du grand public aux problématiques esthétiques telles qu’elles affectent la société française. Ou bien, posée par Brunetière, l’alternative se présente en ces termes :

  • 33 F. Brunetière, « La chaire d’Esthétique au Collège de France », art. cit., p. 452.

[L]a chaire est-elle instituée […] pour le profit de quelques initiés seulement et la gloire, à laquelle d’ailleurs nous sommes très sensible, d’entretenir quelque part, en France, le culte désintéressé de la science ? ou l’établit-on pour mettre le grand public à même de puiser quelque part un enseignement devenu de nos jours indispensable à l’honnête homme33 ?

  • 34 Antonin Proust, « Discours aux obsèques de Charles Blanc », Gazette des beaux-arts, janvier 1882, p (...)

15Le Collège de France est présenté comme la seule institution capable de réaliser ce compromis, soit au sein même d’une chaire, soit dans une moyenne entre chaires spécialisées et plus généralistes à travers l’enseignement qu’elle prodigue, dans son ensemble. La valorisation de l’approche pédagogique domine les témoignages contemporains sur les professeurs d’Esthétique et histoire de l’art. Par exemple, dans le discours prononcé par Antonin Proust à l’occasion des obsèques de Charles Blanc, il est fait référence « à ce titre d’éducateur que le gouvernement avait officiellement consacré en l’appelant à la chaire du Collège de France34 ». C’est aussi la pédagogie de Blanc que salue Eugène Guillaume :

  • 35 E. Guillaume, « Leçon d’ouverture faite au Collège de France », art. cit., p. 63.

La critique historique, la critique savante des arts a grandement progressé depuis le temps où Ch. Blanc commençait à écrire. D’autres auront plus que lui l’érudition des faits ; mais, au point de vue d’une influence à exercer, il avait en partage de rares mérites : il possédait, dans la mesure la plus libérale et la plus communicative, la science de la vulgarisation et l’érudition du goût35.

  • 36 Estelle Thibault, « “La partie solide de l’esthétique” : une science des formes à l’âge de l’indust (...)
  • 37 Archives du Collège de France, Rapports de présentation – 1800-1900, René Cagnat, « Présentation de (...)

16La postérité attribue à Blanc le mérite d’avoir instauré dans la chaire d’Esthétique et histoire de l’art les valeurs pédagogiques prônées par Boysset en 1878 puis par Lévêque en 1882 : expliquer les œuvres, fonder le jugement et le goût, former les artistes. Il y a une nette continuité dans les cours d’Eugène Guillaume, dont Estelle Thibault décrit l’enseignement comme une « esthétique pratique, dont l’objectif serait de réconcilier l’art et les métiers36 », et dans ceux de son suppléant, puis successeur, Georges Lafenestre (1837-1919). Dans son texte de soutien à la candidature de Lafenestre, René Cagnat (1852-1937), professeur d’Épigraphie et antiquités romaines, écrit : « Le cours de M. Lafenestre est très goûté du public, même de ce que l’on est convenu d’appeler le grand public37. » Dans ses itérations successives, la chaire d’Esthétique et histoire de l’art s’impose comme l’une de celles qui correspondent à l’idéal d’ouverture que s’est donné le Collège et remplissent pleinement une fonction de diffusion étendue des savoirs.

L’union de l’esthétique et de l’histoire de l’art

17Lévêque propose des définitions entrecroisées de l’esthétique et de l’histoire de l’art, qui ont pour but, d’une part, de justifier leur coexistence en montrant que leur regroupement est cohérent et fructueux, et, d’autre part, de préserver l’autonomie conceptuelle de chacun des champs en rappelant leur complémentarité méthodologique :

  • 38 Archives du Collège de France, Rapports de présentation – 1800-1900, C. Lévêque, « Rapport sur le m (...)

L’union de l’Esthétique et de l’Histoire de l’art a un caractère historique. Le temps l’a consacrée. Ce sont en effet les philosophes, bien plus que les savants, qui ont introduit dans la science et dans l’enseignement, l’histoire des œuvres et des époques de l’art pour appuyer leurs théories sur les faits. Les deux études sont restées, grâce à ces penseurs, fraternellement unies. On les affaiblirait en les séparant, ne fût-ce que sur l’affiche ; et l’on commettrait à l’égard de la philosophie un acte de pure ingratitude38.

  • 39 Ibid.
  • 40 Ibid.

18L’esthétique et l’histoire de l’art fonctionnent comme garde-fous l’une de l’autre : les apports de l’esthétique aident l’histoire de l’art à se penser indépendamment de la discipline que l’on considère comme sa parente, une filiation rejetée par Lévêque : « l’histoire de l’art n’est pas l’archéologie ; c’est l’étude des œuvres au point de vue multiple et toujours élevé de la beauté, de l’inspiration, de la psychologie des races et de la psychologie individuelle de chaque artiste. » Les questionnements philosophiques permettent aussi d’élever la pratique de l’histoire de l’art au-delà de « la sécheresse des documents » et d’« une curiosité avide de détails39 », et de contredire « ceux qui feignent de croire que les Français sont incapables de rien comprendre à la science du beau ; et l’on prétendrait qu’ils l’avouent eux-mêmes en répudiant le nom de cette science40. »

  • 41 F. Brunetière, « La chaire d’Esthétique au Collège de France », art. cit., p. 448.
  • 42 C. Lévêque, « Rapport sur le maintien de la chaire Esthétique et histoire de l’art au Collège de Fr (...)
  • 43 E. Guillaume, « Leçon d’ouverture faite au Collège de France », art. cit., p. 9.
  • 44 Ibid., p. 10.
  • 45 E. Guillaume, « De l’esthétique dans l’enseignement de l’art », Gazette des beaux-arts, t. XXXIII, (...)

19Ces buts toutefois ne peuvent être atteints de manière convaincante si, comme le remarque Ferdinand Brunetière, « le choix du nouveau titulaire ne vient définir et préciser le sens de cette résolution. » Qu’ils soient explicitement associés ou non à des candidatures, les rapports de présentation, discutés à l’assemblée des professeurs, formulent des vœux qui restent encore à exaucer : « la question de personnes et la question de principes [sic] se lient si intimement ici que le choix de la personne suffira pour déclarer le principe qui devra diriger l’enseignement41. » Ainsi, selon Lévêque, Charles Blanc « a donné à l’histoire de l’art la place la plus importante et la plus large », tout en reconnaissant que « les œuvres d’art ne peuvent être expliquées quant à leur signification et appréciées quant à leur valeur de beauté que par des considérations psychologiques. Toujours, il a interprété le dehors par le dedans, le vêtement par le corps, le corps par l’âme42. » Eugène Guillaume, quant à lui, rend hommage à Blanc dans sa leçon inaugurale comme le « maître qui fut le premier titulaire de la chaire d’esthétique au Collège de France43 », sans mentionner la seconde partie du titre. L’esthétique semble englober l’autre discipline, comme l’indique la formulation que l’on trouve dans le paragraphe suivant de la transcription : « l’étude de l’histoire et de la philosophie de l’art44 ». Un glissement s’opère entre l’intitulé de la chaire et l’intention affichée de Guillaume dans sa leçon inaugurale : « le sujet que j’entreprends de traiter : L’esthétique dans l’enseignement de l’art. […] Il me faudrait, s’il est possible, rapprocher la science de la forme de la science de l’idéal ; les tourner vers leur but commun, faire qu’elles se prêtent un mutuel secours. Je voudrais pouvoir intéresser l’un à l’autre le travail de la pensée et le travail de la matière45 ».

20En avril 1905, après le décès d’Eugène Guillaume, Paul Foucart (1836-1926), chargé du cours d’Épigraphie et antiquités grecques, déclare que la chaire d’Esthétique et histoire de l’art « n’est pas à sa place au Collège de France et qu’elle serait mieux placée à l’École des Beaux-Arts46 », ce à quoi on lui répond qu’il y en a déjà une. À vingt-cinq voix contre deux, la chaire est maintenue. Il ne s’agit plus désormais d’héberger une chaire unique en son genre, mais de consolider son image, de l’ancrer plus fermement dans le paysage universitaire, en élisant un professeur dont l’expérience lui permettrait de perpétuer une tradition. Le bref rapport de René Cagnat sur Georges Lafenestre va dans ce sens :

  • 47 Dans le brouillon de son intervention, Cagnat note à cet emplacement, entre parenthèses : « conserv (...)
  • 48 Ibid.

Dans les seize années d’enseignement pendant lesquelles il a suppléé M. Guillaume, M. Lafenestre a successivement étudié toutes les périodes de l’art, depuis l’antiquité jusqu’à nos jours. Il s’est surtout attaché, il est vrai, à la peinture[,] et à la peinture du xive et du xve siècle, il n’y a pas lieu de s’en étonner, ses fonctions administratives en sont l’explication47. Mais il n’a eu garde de se limiter à ces périodes48.

  • 49 Ibid.
  • 50 Cités dans Hippolyte Fierens-Gevaert, « L’enseignement de l’histoire de l’art en France », Nouveaux (...)
  • 51 Cité dans ibid., p. 128.
  • 52 Cité dans ibid., p. 130.
  • 53 André Michel, « L’histoire de l’art au Collège de France », Revue politique et littéraire, t. LXVII (...)

21Le compte rendu des compétences de Lafenestre met en avant l’histoire de l’art au détriment de l’esthétique : « Il prit soin également à côté de la technique, de l’art et de son histoire, d’en exposer la théorie, répondant ainsi aux exigences d’une chaire à titre double, Esthétique et Histoire de l’art49. » Le titre double ne semble plus impliquer un équilibre dans l’importance accordée respectivement aux disciplines composant la chaire, mais définit plutôt une relation au sein de laquelle l’esthétique est parfois un outil de l’histoire de l’art. À en croire les témoignages recueillis par l’historien d’art belge Hippolyte Fierens-Gevaert (1870-1926) pour son étude sur l’enseignement de l’histoire de l’art en France, publiée en 1903, le repositionnement de l’esthétique comme champ auxiliaire est dans l’air du temps. Henry Lemonnier (1842-1936), titulaire de la chaire d’Histoire de l’art moderne de la Sorbonne, et André Michel (1853-1925), conservateur au département des sculptures du Moyen Âge, de la Renaissance et des Temps modernes du musée du Louvre et professeur à l’École du Louvre, parlent de leur approche de l’histoire de l’art en des termes identiques : leur souci est d’être « aussi scientifique que possible50 ». L’esthétique est évoquée sur le mode de la concession par Lemonnier : « je n’exclus pas absolument l’esthétique de mon enseignement. Il en faut toujours un peu51 », voire du rejet par Michel : « mes collègues et moi nous l’abandonnons aux philosophes52 ». Rétrospectivement, dans la leçon d’ouverture de son cours sur l’Histoire de l’art français, remplaçant en 1919 la « chaire double » dont il a été question jusqu’ici, Michel range aussi Lafenestre, et donc les cours du Collège de France, du côté des historiens de l’art : « il voulut, comme il disait, se mettre en règle avec les philosophes […] mais l’histoire reste toujours le terrain solide, le fond de sa méthode et de son enseignement53. »

22Il est des voix dissonantes pour regretter ce déséquilibre croissant et la mise à l’écart de l’esthétique. Fierens-Gevaert cite par exemple Eugène Müntz (1845-1902), candidat malheureux face à Eugène Guillaume en 1882 :

  • 54 H. Fierens-Gevaert, « L’enseignement de l’histoire de l’art en France », opcit., p. 150.

N’est-il pas permis de supposer que l’absence d’une esthétique directrice, la suppression trop souvent totale et volontaire d’un idéal philosophique, sont les vraies causes de ce vice que M. Müntz signalait dans l’enseignement de l’histoire de l’art en France : manque d’unité spirituelle ? L’amour du catalogue précis s’est substitué à la vieille philosophie ; le réalisme scientifique a étouffé l’ancienne religion de la Beauté54.

23Et en 1907, le philosophe Paul Souriau (1852-1926), professeur à l’université de Nancy, déplore le fait que « l’esthétique n’a pas dans notre enseignement officiel la place qu’elle devrait avoir » :

  • 55 Paul Souriau, « L’enseignement de l’esthétique », L’Année psychologique, vol. XIV, 1907, p. 110-124 (...)

On aurait vite fait le compte des chaires magistrales qui lui sont spécialement affectées en France. Il n’y en a pas une. Pas une au Collège de France, ni à la Sorbonne, ni dans une seule de nos Universités. Quelquefois le mot apparait sous la rubrique « esthétique et histoire de l’art ». Mais on voit bien qu’à lui seul il ne tiendrait pas l’affiche ; il semblerait trop maigre matière à enseignement. Aussi a-t-on soin de lui ajouter comme appoint toute l’histoire de l’art, rien que cela. Le résultat est facile à prévoir. L’érudition est envahissante. En fait ces cours n’ont à peu près rien de commun avec l’esthétique55.

  • 56 La période de l’entre-deux-guerres est traitée par Victor Claass dans ce volume.
  • 57 Archives du Collège de France, Comptes rendus xviie-xixe, 1656-1900, assemblée du 17 janvier 1926, (...)
  • 58 Archives du Collège de France, Professeurs. Dossiers personnels des professeurs nés entre 1789 et 1 (...)

24Ces débats sur la délimitation et le positionnement l’un par rapport à l’autre des champs de l’histoire de l’art et de l’esthétique forment l’arrière-plan des délibérations de l’assemblée des professeurs après le décès d’André Michel56. Trois propositions semblent avoir été brièvement envisagées : une chaire d’Histoire de l’art, d’Art chrétien d’Orient, ou d’Esthétique et histoire de l’art, avant que les auteurs de ces propositions ne se mettent d’accord « pour proposer la création d’une chaire d’Esthétique et histoire de l’art57 ». Ce que cet intitulé veut maintenant dire varie énormément d’un rapport de candidature à un autre : plutôt qu’une création, l’exposé de l’archéologue Stéphane Gsell (1864-1932) en faveur du candidat Gabriel Millet (1867-1953) prône un retour à ce qu’il appelle « la chaire de Guillaume et de Lafenestre58 », dont les noms sont ainsi associés à la combinaison de l’esthétique et de l’histoire de l’art propre au Collège de France, marquant la consécration d’une tradition intellectuelle.

  • 59 Archives du Collège de France, Comptes rendus xviie-xixe, 1656-1900, assemblée du 18 avril 1926, 4  (...)

25Par contraste, la présentation des travaux de Charles Lalo (1877-1953) par Pierre Janet (1859-1947), professeur de Psychologie expérimentale et comparée, met en avant le potentiel renouveau de l’esthétique au Collège de France comme « synthèse de plusieurs disciplines scientifiques qui concourent à expliquer les valeurs diverses de la beauté naturelle et de la beauté artistique, en particulier certaines études de psychologie et de sociologie59 ». En énumérant ce que la discipline n’est pas ou plus, Janet lui confère son historicité, mais aussi sa scientificité :

  • 60 Ibid., fo 6-7.

L’esthétique contemporaine n’est […] nullement ce qu’on pouvait envisager autrefois : une métaphysique a priori du beau absolu ; ou bien une polémique et un programme d’école dirigé contre d’autres écoles ; ou encore un exercice de rhétorique, la prédication plus ou moins éloquente d’un idéal personnel plus ou moins arbitraire ; ou enfin la pure et simple histoire érudite d’un art, qui est mieux représentée dans les musées, les écoles des beaux-arts, les conservatoires et les universités. Elle est à ces diverses spécialités à peu près ce que la biologie générale est à la botanique et à la zoologie. Elle est un ensemble fort neuf, et déjà coordonné, de recherches à tendance nettement scientifique. Elle n’est pas une œuvre d’art sur l’art, mais une œuvre de science sur l’art60.

  • 61 Ibid., fo 7.

26La relation avec l’histoire de l’art, si Lalo était élu, connaîtrait un renversement : l’esthétique serait au premier plan comme « agent de liaison naturel entre les divers arts comme entre les diverses sciences qui étudient le domaine de chaque art61 ». L’équilibre envisagé n’est plus l’esthétique au service de l’histoire de l’art, mais l’étude historique, l’érudition, considérées comme moyens, et non comme fin, de l’esthétique.

  • 62 Archives du Collège de France, Comptes rendus xviie-xixe, 1656-1900, assemblée du 18 avril 1926, 4  (...)
  • 63 Ibid.

27Aux antipodes de cette réévaluation de l’esthétique, le rapport d’Abel Lefranc (1863-1952), professeur de Langue et littérature française modernes (1904-1937) sur Paul Vitry (1872-1941), conservateur du département des sculptures au Louvre et professeur adjoint au Collège de France de 1923 à 1925, présente la chaire à pourvoir comme lieu de rencontre entre théorie et pratique de l’histoire de l’art. Lefranc dit de Vitry qu’il est le représentant d’une « méthode directe, s’attaquant aux œuvres elles-mêmes pour en tirer toute la substance62 » et que son expérience au Louvre en fait un médiateur idéal entre université et musée : « Il se propose d’ailleurs, si vos suffrages l’appellent à enseigner au Collège, de se placer fréquemment, non seulement par l’image, mais aussi en présence des œuvres mêmes dont il aura à parler. Le Musée doit être pour lui et ses élèves un laboratoire dans lequel s’accomplit le travail le plus fécond63. »

***

  • 64 Henri Focillon, « Vie des formes », Revue d’art et d’esthétique, juin 1935, p. 3-19, ici p. 3.

28Les deux pôles en présence dans les rapports de présentation : d’une part la science de la sensation ou esthétique qui se veut discours objectif, d’autre part un discours centré sur l’objet artistique, sont le reflet, paradoxalement, du rapprochement théorique de l’esthétique et de l’histoire de l’art, à mesure qu’elles se définissent et se distinguent plus précisément. Pour Henri Focillon (1881-1943), ce rapprochement assure la richesse des travaux sur l’art en France : « Ce qui donne du prix à nos études et ce qui, en elles, intéresse le plus l’intelligence, c’est que leur objet peut être diversement interprété et que cette interprétation même semble reposer sur quelques contradictions frappantes64. » Cet extrait est d’ailleurs la phrase liminaire d’une conférence donnée par Focillon en 1933 sur le thème de la vie des formes et reproduite en 1935 dans la Revue d’art et d’esthétique. Le titre de la revue et la tenue à Paris en 1937 de l’un des Congrès d’esthétique et de science de l’art reflètent un dialogue actif entre les deux parties de l’intitulé de la « chaire double » que vient occuper Focillon en 1938, et la part importante que jouent ses recherches dans cette opération de synthèse, comme l’écrit Étienne Gilson (1884-1978) dans son rapport sur la candidature :

  • 65 Archives du Collège de France, Comptes rendus xviie-xixe, 1656-1900, assemblée du 20 février 1938, (...)

[Focillon] estime à leur juste valeur et sait utiliser quand il convient toutes les sciences auxiliaires qui servent cette histoire : étude des chartes et documents écrits qui nous renseignent parfois sur les dates et la provenance des œuvres, analyse des conditions politiques et sociales du temps où elles sont nées, recherches iconographiques, classement des motifs figurés, histoire de leur transmission et de leur survivance. Pourtant, quand on a fait tout cela, Henri Focillon pense que l’essentiel reste à faire. L’œuvre d’art dont il s’agit d’écrire l’histoire n’est aucune de ces choses en particulier, ni toutes ces choses prises ensemble. Elle est quelque chose d’essentiellement autre : la solution concrète du problème technique que l’artiste a résolu en la créant. Or, une technique, c’est d’abord une certaine matière, dont la résistance et les exigences propres déterminent et suggèrent la solution ; c’est encore l’outil qui travaille la matière ; la main qui conduit l’outil ; l’esprit, enfin, qui indivisément, conçoit l’œuvre à tirer d’une certaine matière et en dirige l’exécution65.

29Avec Focillon, le Collège de France semble avoir été le lieu où s’est canalisée la perspective novatrice décrite par Gilson : l’idéal d’une compréhension du geste artistique à travers son ancrage dans une évolution historique et au filtre de son devenir esthétique. Si l’assemblée des professeurs donne une chaire à un nouveau collègue, c’est bien cet élu qui l’incarne et qui, en fonction de sa formation, de son expérience, de son positionnement, lui donnera chair.

Notes

1 Françoise Waquet, « Soutenir une proposition de chaire au Collège de France (1900-1949) – Jeu institutionnel et discours délibératif », dans Wolf Feuerhahn (dir.), La Politique des chaires au Collège de France, Paris, Les Belles Lettres, 2017, §40, doi:10.4000/books.lesbelleslettres.151, consulté le 16 décembre 2019.

2 Ibid., §30.

3 Ibid., §33.

4 Voir Lyne Therrien, L’Histoire de l’art en France : genèse d’une discipline universitaire, Paris, Comité des travaux historiques et scientifiques, coll. « Format 25 », 1998.

5 F. Waquet, « Soutenir une proposition de chaire au Collège de France (1900-1949) – Jeu institutionnel et discours délibératif », art. cit., §30.

6 Ernest Renan, « L’Instruction supérieure en France, son histoire et son avenir », Revue des Deux Mondes, t. LI, 1864, p. 73-95, ici p. 91.

7 Voir Michela Passini, La Fabrique de l’art national. Le nationalisme et les origines de l’art en France et en Allemagne (1870-1933), Paris, MSH/Centre allemand d’histoire de l’art, 2012.

8 Archives du Collège de France, Rapports de présentation – 1800-1900, assemblée du 21 mai 1905, 4 AP 342-o, René Cagnat, « Présentation des titres de G. Lafenestre, candidat à la chaire d’Esthétique et histoire de l’art ».

9 Notons que, en 1861, le critique d’art Théophile Silvestre plaidait dans une lettre à Napoléon III pour la création d’une chaire d’« histoire de l’art moderne », dont il aurait été le titulaire. Même si ce projet n’a pas abouti, il reflète l’émergence de thématiques que l’on retrouve dans les discussions ultérieures, comme la délimitation de l’art moderne par rapport à l’art « ancien » et l’intérêt pour les artistes de s’inscrire dans une continuité artistique. Voir AN F/17/13554, lettre de Théophile Silvestre à l’empereur des Français du 1er septembre 1861. Lyne Therrien mentionne ce document (L’Histoire de l’art en France, op. cit., p. 134). Je remercie Jessica Desclaux de m’avoir orientée vers cette source.

10 Rapport présenté par Charles Boysset, député de Saône-et-Loire, Journal officiel, chambre des députés, 2e législature, annexe au procès-verbal de la séance du 28 février 1878, 7 mars 1878, p. 2554.

11 Ibid.

12 Ibid.

13 Ibid.

14 Ibid.

15 Pascal Ruedin, Beaux-arts et représentation nationale : la participation des artistes suisses aux expositions universelles de Paris (1855-1900), Berne, Peter Lang, 2010, p. 315.

16 Voir Raymond Isay, « Panorama des Expositions universelles. V. L’Exposition de 1878 », Revue des Deux Mondes, 15 avril 1937, p. 896-923, ici p. 896.

17 Ibid., p. 898.

18 Dans la première version du manuscrit, Lévêque écrit « certains de nos voisins », puis barre « certains de » pour signifier la généralisation de cette menace.

19 Archives du Collège de France, Rapports de présentation – 1800-1960, assemblée du 5 mars 1882, 4 AP 219-d, Charles Lévêque, « Rapport sur le maintien de la chaire Esthétique et histoire de l’art au Collège de France », fos 1-9, ici fo 9.

20 Eugène Guillaume, « Leçon d’ouverture faite au Collège de France par M. E. Guillaume de l’Institut », dans Tullo Massarani (éd.), Charles Blanc et son œuvre, Paris, Rothschild, 1885, p. 55.

21 Ibid., p. 44.

22 Ferdinand Brunetière, « Revue littéraire. La chaire d’Esthétique au Collège de France », Revue des Deux Mondes, 15 mars 1882, p. 444-454, ici p. 446.

23 L. Therrien, L’Histoire de l’art en France, op. cit., p. 143.

24 Archives du Collège de France, Rapports de présentation – 1800-1900, C. Lévêque, « Rapport sur le maintien de la chaire Esthétique et histoire de l’art au Collège de France », opcit., fo 1.

25 Le passage cité ici est en fait raturé dans le manuscrit.

26 Ibid., fo 3.

27 Archives du Collège de France, Rapports de présentation – 1800-1900, C. Lévêque, La Science du beau étudiée dans ses principes, dans son application et dans son histoire, Paris, Durand, 1861, t. I, p. v.

28 Archives du Collège de France, Rapports de présentation – 1800-1900, C. Lévêque, « Rapport sur le maintien de la chaire Esthétique et histoire de l’art au Collège de France », opcit., fo 2.

29 Ibid.

30 Eugène Guillaume, « Leçon d’ouverture faite au Collège de France », art. cit., p. 42.

31 Archives du Collège de France, Rapports de présentation – 1800-1900, C. Lévêque, « Rapport sur le maintien de la chaire Esthétique et histoire de l’art au Collège de France », opcit., fo 4.

32 Ibid., fos 5-6.

33 F. Brunetière, « La chaire d’Esthétique au Collège de France », art. cit., p. 452.

34 Antonin Proust, « Discours aux obsèques de Charles Blanc », Gazette des beaux-arts, janvier 1882, p. 123.

35 E. Guillaume, « Leçon d’ouverture faite au Collège de France », art. cit., p. 63.

36 Estelle Thibault, « “La partie solide de l’esthétique” : une science des formes à l’âge de l’industrie », dans Jacqueline Lichtenstein, Carole Maigné et Arnauld Pierre (dir.), Vers la science de l’art. L’esthétique scientifique en France 1857-1937, Paris, Presses de l’université Paris-Sorbonne, 2013, p. 173-188, ici p. 180.

37 Archives du Collège de France, Rapports de présentation – 1800-1900, René Cagnat, « Présentation des titres de G. Lafenestre, candidat à la chaire d’Esthétique et histoire de l’art », opcit.

38 Archives du Collège de France, Rapports de présentation – 1800-1900, C. Lévêque, « Rapport sur le maintien de la chaire Esthétique et histoire de l’art au Collège de France », opcit., fo 8.

39 Ibid.

40 Ibid.

41 F. Brunetière, « La chaire d’Esthétique au Collège de France », art. cit., p. 448.

42 C. Lévêque, « Rapport sur le maintien de la chaire Esthétique et histoire de l’art au Collège de France », opcit., fo 4.

43 E. Guillaume, « Leçon d’ouverture faite au Collège de France », art. cit., p. 9.

44 Ibid., p. 10.

45 E. Guillaume, « De l’esthétique dans l’enseignement de l’art », Gazette des beaux-arts, t. XXXIII, 1er avril 1886, p. 280-298, ici p. 282.

46 R. Cagnat, « Présentation des titres de G. Lafenestre, candidat à la chaire d’Esthétique et d’histoire de l’art », opcit.

47 Dans le brouillon de son intervention, Cagnat note à cet emplacement, entre parenthèses : « conservateur du département des peintures et du dessin au Louvre 1888-1905 ».

48 Ibid.

49 Ibid.

50 Cités dans Hippolyte Fierens-Gevaert, « L’enseignement de l’histoire de l’art en France », Nouveaux essais sur l’art contemporain, Paris, Alcan, 1903, p. 117-156, ici p. 128 et p. 130.

51 Cité dans ibid., p. 128.

52 Cité dans ibid., p. 130.

53 André Michel, « L’histoire de l’art au Collège de France », Revue politique et littéraire, t. LXVIII, no 13, 3 juillet 1920, p. 385-388 et p. 417-420, ici p. 417.

54 H. Fierens-Gevaert, « L’enseignement de l’histoire de l’art en France », opcit., p. 150.

55 Paul Souriau, « L’enseignement de l’esthétique », L’Année psychologique, vol. XIV, 1907, p. 110-124, ici p. 110.

56 La période de l’entre-deux-guerres est traitée par Victor Claass dans ce volume.

57 Archives du Collège de France, Comptes rendus xviie-xixe, 1656-1900, assemblée du 17 janvier 1926, 4 AP 424-a-b, propositions pour la transformation de la chaire ; pièce g, « ordre du jour » du 17 janvier 1926, fo 4.

58 Archives du Collège de France, Professeurs. Dossiers personnels des professeurs nés entre 1789 et 1958, Millet, 16 CDF 301-6, Stéphane Gsell, « Présentation des titres et travaux de G. Millet, candidat à la chaire d’Esthétique et histoire de l’art », assemblée du 18 avril 1926, fo 1.

59 Archives du Collège de France, Comptes rendus xviie-xixe, 1656-1900, assemblée du 18 avril 1926, 4 AP 425-k, Pierre Janet, « Présentation de l’esthétique et [de] l’œuvre de M. Lalo, candidat à la chaire d’Esthétique et histoire de l’art », fo 1.

60 Ibid., fo 6-7.

61 Ibid., fo 7.

62 Archives du Collège de France, Comptes rendus xviie-xixe, 1656-1900, assemblée du 18 avril 1926, 4 AP 425-I, Abel Lefranc, « Présentation des titres et travaux de Paul Vitry, candidat à la chaire d’Esthétique et histoire de l’art », fo 6.

63 Ibid.

64 Henri Focillon, « Vie des formes », Revue d’art et d’esthétique, juin 1935, p. 3-19, ici p. 3.

65 Archives du Collège de France, Comptes rendus xviie-xixe, 1656-1900, assemblée du 20 février 1938, 4 AP 484-n, É. Gilson, « Présentation des titres et travaux de H. Focillon, candidat à la chaire d’Histoire de l’art ».

Auteur

Maîtresse de conférence en culture visuelle du monde francophone, Queen Mary University of London

Émilie Oléron Evans est normalienne et agrégée d’allemand. Spécialiste d’historiographie de l’art, elle est l’auteure d’une monographie sur les transferts culturels anglo-allemands dans la carrière de l’historien d’art et d’architecture Nikolaus Pevsner (Nikolaus Pevsner, arpenteur des arts, 2015). Entre 2015 et 2017, en tant que post-doctorante à l’Institut d’études avancées de Strasbourg, elle a participé à la préparation de l’exposition Laboratoire d’Europe, Strasbourg 1880-1930 et édité le Dictionnaire culturel de Strasbourg 1880-1930 paru en 2017. Ses recherches actuelles portent sur la traduction dans l’art, l’histoire de l’art et les musées. Elle est également traductrice de Nikolaus Pevsner et d’August Schmarsow.

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