Louvre
|Avant-propos
Texte intégral
- 1 Je tiens à remercier bien sincèrement Antoine Compagnon de la grande confiance qu’il m’a accordée e (...)
- 2 Voir Bénédicte Savoy, Objets du désir. Désirs d’objets, avec une introduction d’Antoine Compagnon, (...)
1Les huit contributions ici réunies appréhendent la manière dont la discipline de l’histoire de l’art s’est constituée au Collège de France en nouant un lien privilégié avec le musée, plus particulièrement avec le musée du Louvre1. Dans son introduction à la leçon inaugurale de Bénédicte Savoy le 30 mars 20172, Antoine Compagnon esquisse une histoire de la chaire d’Esthétique et histoire de l’art, de sa création en 1878 à nos jours, passant en revue ses principaux titulaires : Charles Blanc (1878-1882), Eugène Guillaume (1882-1905), Georges Lafenestre (1905-1919), André Michel (1920-1925), Gabriel Millet (1926-1937), Henri Focillon (1938-1942) avec à ses côtés Paul Léon (1932-1940), titulaire d’une chaire municipale financée par la ville de Paris. Après la révocation par Vichy de ce dernier en décembre 1940 et le départ de Focillon aux États-Unis, l’enseignement n’est plus assuré durant la seconde guerre jusqu’en 1951, date à laquelle René Huyghe (1951-1976) est élu à une chaire municipale. S’en suit la présence simultanée d’André Chastel (1970-1984) et de Jacques Thuillier (1977-1998), avant l’élection de Roland Recht en 2001. Antoine Compagnon conclut ce parcours en soulignant l’alternance des conservateurs et des professeurs, des spécialistes des peintures et des sculptures, l’importance des chaires municipales. Pour la période allant de 1878 à 1976, quatre des enseignants, suppléants compris, sont issus du musée du Louvre : Georges Lafenestre, André Michel, Paul Vitry, René Huyghe furent conservateurs au département des peintures et des dessins ou à celui des sculptures du Moyen Âge, de la Renaissance et des Temps modernes, avant d’enseigner au Collège dans le cadre de la chaire d’Esthétique et histoire de l’art, renommée ponctuellement Histoire de l’art français (1920-1925), ou de la chaire municipale, financée par la ville de Paris, Psychologie des arts plastiques (1951-1976). Le tropisme du Collège de France vers le musée se fait surtout en direction de celui du Louvre, mais pas uniquement : Henri Focillon exerce au musée des Beaux-Arts de Lyon de 1913 à 1924, avant d’être élu à la Sorbonne en 1933, puis au Collège de France en 1938 ; Roland Recht est à la conservation et direction des musées de Strasbourg de 1986 à 1993. Une fois professeurs, certains sont nommés à la direction de musées de l’Institut de France : Lafenestre au musée Condé de Chantilly en 1909 ; René Huyghe au musée Jacquemart-André en 1974.
Tableau 1. Les chaires d’Esthétique et le musée du Louvre
Titre de la chaire |
Titulaire |
Conservateur du Louvre du département des peintures et dessins ou des sculptures |
1878-1919 |
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Esthétique et histoire de l’art I |
Charles Blanc (1878-1882) Eugène Guillaume (1882-1905) et son suppléant : Georges Lafenestre (1889-1905) |
Conservateur adjoint puis en chef du département des peintures et des dessins (1886-1888 ; 1888-1905) |
1919-1926 |
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Histoire de l’art français |
André Michel (1920-1925) |
conservateur-adjoint puis en chef au département des sculptures du Moyen Âge, de la Renaissance et des Temps modernes |
1926-1942 |
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Esthétique et histoire de l’art II |
Gabriel Millet (1926-1937) |
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1944 |
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Histoire de la langue latine |
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1932-1934 |
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Histoire de l’art monumental (chaire municipale) |
Paul Léon |
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1951-1976 |
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Psychologie des arts plastiques (chaire municipale) |
René Huygue |
conservateur-adjoint du département des peintures et des dessins au Louvre (1930-1936), puis en chef (1936-1960) |
- 3 Voir notamment Élise Lehoux, « Qu’est-ce que l’“archéologie” au Collège de France (xixe - milieu xx(...)
2Le lien du Collège de France avec le musée est donc d’abord étudié sous l’angle de la circulation d’hommes, de parcours professionnel où un conservateur du Louvre devient professeur. En élisant plusieurs conservateurs à ses chaires, le Collège de France occupe-t-il une place à part dans la cartographie des lieux d’enseignement de l’esthétique et de l’histoire de l’art ? Quelles logiques sont à l’œuvre dans leur recrutement ? Dans quelle mesure l’expérience muséale pèse-t-elle sur leur nomination ? Avant les chaires d’Esthétique et histoire de l’art, ce profil existait dans les chaires d’archéologie du Collège de France : l’histoire, du moins à ses débuts, est plus connue3. Jean-François Champollion crée le département des Antiquités égyptiennes au Louvre en 1826, symbole d’une nouvelle branche de savoir. Puis il est nommé professeur à la chaire d’Archéologie, créée pour lui au Collège de France où il fait un passage éclair en 1831-1832. D’autres personnalités suivent le même parcours : Emmanuel de Rougé (1860-1872), Georges Bénédite (1900-1921), en tant que suppléant de Gaston Maspero, Étienne Drioton (1957-1960).
Tableau 2. Les chaires d’Archéologie et le musée du Louvre
Titre de la chaire |
Titulaire |
Conservateur du Louvre des Antiquités égyptiennes |
1831-1832 |
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Archéologie (création 1831) |
Jean-François Champollion |
(1826-1832) |
1837-1848 |
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Archéologie |
Jean-Antoine Letronne |
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1848-1859 |
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Archéologie |
Charles Lenormant |
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1860-1872 |
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Philologie et archéologie égyptiennes |
Emmanuel de Rougé |
(1849-1872) |
1873-1916 |
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Philologie et archéologie égyptiennes |
Gaston Maspero et son suppléant : Georges Bénédite (1900-1912) |
(1908-1926) |
Suspension de la chaire |
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1923-1938 |
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Égyptologie (transformation de la chaire d’Histoire des sciences) |
Alexandre Moret (Georges Bénédite candidat non élu) |
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1938-1947 |
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Égyptologie |
Pierre Lacau |
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1947-1956 |
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Égyptologie |
Pierre Montet |
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1957-1960 |
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Philologie et archéologie égyptiennes |
Étienne Drioton |
(1940-1947) |
1961-1978 |
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Philologie et archéologie égyptiennes |
Georges Posener |
- 4 AN, musée du Louvre, 20144790/3, lettre du directeur des Musées nationaux à Edmond Guillaume, 17 oc (...)
3Concernant les chaires artistiques, la circulation entre les deux établissements se met en place à partir de la suppléance de Georges Lafenestre en 1889, alors que les deux lieux s’engagent dans le débat disciplinaire où s’affrontent les partisans de l’esthétique et ceux de l’histoire de l’art. Au musée du Louvre, les conservateurs optent principalement pour l’approche historique, en réorganisant l’aménagement des salles, d’abord au département des sculptures sous l’impulsion de Louis Courajod à partir des années 1870, puis au département des peintures et des dessins à partir des années 1890. Si on s’en tient à ce second exemple, la réorganisation totale des galeries des peintures, demandée par Albert Kaempfen, directeur des Musées nationaux, en octobre 18874, consiste en un reclassement historique des collections par écoles nationales. Les premières réalisations concernent les salles des primitifs allemands et italiens en 1895, avant qu’en 1896 Lafenestre, en prévision du vote à la Chambre du budget nécessaire à sa réalisation, en expose le plan complet. Léonce Bénédite, à la tête du musée du Luxembourg, en commente les enjeux dans La Nouvelle Revue :
- 5 Léonce Bénédite, « La réorganisation des peintures au Louvre », La Nouvelle Revue, juillet-août 189 (...)
La question de l’organisation des peintures du Louvre est une des plus délicates qui puissent se poser dans l’administration des musées nationaux. Elle n’a cessé de passionner une partie de l’opinion et de préoccuper, du moins depuis quelques années, la conservation de ce département. C’est que nul problème n’est plus difficile à résoudre. En théorie déjà, personne n’est d’accord sur la signification à donner à ce musée. Tandis que les uns trouvent le Louvre trop encombré et voudraient ne le voir composé que des têtes de lignes, les autres, préoccupés des nécessités de l’enseignement historique, s’effrayent de voir retirer, suivant les caprices de la mode, des ouvrages qui, pour n’être point de premier ordre, peuvent justifier de leur place par l’importance que les faits donnent à l’école à laquelle ils appartiennent5.
- 6 Voir Geneviève Bresc-Bautier, Guillaume Fonkenell, Catherine Granger, Isabelle Le Masne de Chermont (...)
- 7 André Michel, « Le Louvre et les musées de Province », Journal des débats politiques et littéraires(...)
- 8 Émile Michel, « La critique d’art et ses conditions actuelles », Revue des Deux Mondes, mars 1904, (...)
4Lancée au début des années 1890, cette phase de réaménagements s’achève après la Grande Guerre avec le démantèlement du Salon Carré et les réouvertures des salles de peinture française en 1920-1921. À partir de 1925, Henri Verne lance une nouvelle phase de travaux6. Les conservateurs défendent une vision historique de l’art, sur le modèle des musées allemands. « Il ne s’agit pas […] d’organiser un cabinet d’amateur, mais bien de constituer et de tenir au courant de la science un centre d’enseignement. […] [L]es droits et l’histoire de la science sont sacrés, et c’est dans les musées, les archives et les bibliothèques que l’histoire s’écrit7 » déclare André Michel en 1890, trois ans avant de devenir l’adjoint à la conservation de Louis Courajod. Pour le critique Émile Michel, du musée découle le développement de l’approche historique : « Parmi toutes les ressources d’étude offertes à la critique d’art, les musées constituent pour elle le champ d’observation le plus intéressant et le plus riche. Or, ces musées sont de création relativement récente, et c’est là une des causes les plus certaines des longs retards qu’a subis l’élaboration de l’histoire de l’art8. » Mais tandis qu’il conclut que « les musées sont les vraies bibliothèques des critiques », il regrette en 1912 que le Louvre ne soit pas à la hauteur de cette ambition :
- 9 Ibid., p. 76-77.
Si quelques-uns de ces musées, nouvellement construits, peuvent être cités comme des modèles, combien d’autres présentent de nombreuses et regrettables défectuosités : notre Louvre surtout, ce magnifique palais qui, détourné de son affectation primitive, n’offre aucune des conditions de lumière et d’appropriation qui conviendrait à sa destination présente ! Encore convient-il de remarquer qu’à tous ces inconvénien[t]s résultant de sa construction, on semble depuis longtemps, et avec une rare imprévoyance, avoir pris à tâches d’ajouter l’insécurité, l’incohérence absolue des aménagemen[t]s intérieurs et l’absence de toute idée de suite dans une répartition méthodique des locaux disponibles9.
5La résistance la plus vive à l’approche historique éclate après la Première Guerre mondiale, à l’occasion de la dislocation du Salon Carré, espace qui rassemble depuis 1851 les œuvres phares de toutes les écoles et de toutes les périodes, sur le modèle italien de la tribune des Offices. Dans un long article publié dans la Revue des Deux Mondes, Robert de La Sizeranne dénonce la méthode historique venue d’Allemagne :
- 10 Robert de La Sizeranne, « Le démembrement du “Salon Carré” au Louvre », Revue des Deux Mondes, vol. (...)
Non, ce n’est pas un cataclysme qui a démembré le Salon Carré, n’y laissant subsister que les œuvres d’une seule école, la Vénitienne : c’est une méthode nouvelle, une « bonne méthode », la méthode historique et didactique, jadis inaugurée par M. Bode, au musée de Berlin, continuée par M. de Tschudi, à la Pinacothèque de Munich, et qui, d’Allemagne, a gagné plus ou moins tous les musées du monde, les Uffizi exceptés. Les temps sont venus, où l’on n’entrera plus dans un musée seulement pour s’enivrer de beauté, et oublier les misères ou les contingences de la vie, mais pour s’instruire, apprendre des dates, et se perfectionner dans la géographie10.
6Il prône le retour de l’ancien Salon Carré, au nom de l’approche philosophique de l’art :
- 11 Ibid., p. 777.
Or, [l’histoire de l’art] se fait aussi bien et mieux par le contraste que par l’analogie. Quand Taine, en sa Philosophie de l’Art, veut montrer au vif comment deux génies de la peinture peuvent concevoir le Repas du Christ, de telles sortes tellement différentes qu’un monde tienne entre les deux, il cite le Repas d’Emmaüs à côté des Noces de Cana comme ils étaient jadis au Salon Carré et c’est de ce contraste que sort toute sa thèse11.
7La création d’une petite tribune italienne dans le parcours historique de la Grande Galerie, l’appel à en constituer une pour la peinture française sont quelques traces d’îlots résistants au mouvement global de réorganisation historique. La querelle disciplinaire se joue également lors des acquisitions ; plusieurs critiques s’attaquent à l’argument de la valeur historique, documentaire de l’œuvre achetée, au nom de la valeur esthétique :
- 12 Henry Hamel, « La bataille artistique. Une visite au musée du Louvre », La France, 9 août 1897, p. (...)
[D]e plus en plus, nos conservateurs ont pour souci de compléter des séries, de voir les Écoles représentées par tous leurs maîtres. Avec cette préoccupation on s’attache moins à réunir des morceaux de valeur picturale que des échantillons intéressants au point de vue historique. […] Il ne faudrait tout de même pas continuer à représenter l’École anglaise par des œuvres banales12.
- 13 Joséphin Péladan, « Les nouveautés du Louvre », La Revue hebdomadaire, 2 mars 1912, p. 123.
Notre musée n’a que faire des œuvres moyennes qui ont leur place marquée dans les pinacothèques de province. […] Cabinet de France, comme cabinet du roi, le musée du Louvre doit être un cabinet, c’est-à-dire une collection précieuse et non pas nombreuse, esthétique et non historique13.
8Le musée du Louvre au tournant du xixe et xxe siècle est donc un lieu important de débat sur la discipline ou la « méthode » historique, tant par l’action des conservateurs que par les réactions des critiques. Il est aussi un lieu influent, dans la mesure où les réaménagements et les entrées dans les collections ont des répercussions sur la manière de voir, de penser, d’écrire les arts.
9De l’autre côté de la Seine, le Collège de France est pris dans la même réflexion disciplinaire. Les intitulés de chaire, les discussions relatives à leur maintien ou à leur transformation, les discours de présentation des candidats, les leçons programmatiques des nouveaux élus sont autant de traces pour étudier les choix, les différentes possibilités écartées. L’élection de plusieurs conservateurs du Louvre semble infléchir en faveur du second terme l’équilibre entre « Esthétique et histoire de l’art » de l’intitulé initial créé pour Charles Blanc et maintenu jusqu’en 1942, avec une interruption de 1919 à 1926, tandis qu’après la Seconde Guerre mondiale la querelle paraît passée, la chaire s’ouvrant à d’autres disciplines : la psychologie, la sociologie. Une fois élus, quel(s) lien(s) les professeurs gardent-ils avec le Louvre ? Transfèrent-ils les débats du musée concernant l’esthétique ou la méthode historique dans leurs leçons du Collège de France? Rares sont ceux qui comme Paul Vitry font ponctuellement du Louvre un lieu d’enseignement, décentrant leurs cours dans les salles du musée. Rares également ceux qui mettent le Louvre au programme, à l’image de Paul Léon : le titulaire de la chaire d’Histoire de l’art monumental de 1933 à 1944 consacre les enseignements de l’année 1937-1938 à l’« Examen des restaurations du Louvre d’après les dessins de Duban et Lefuel ». Le lien entre les deux établissements est néanmoins suffisamment étroit pour qu’en 1966, il fournisse un argument aux résistants à la décentralisation du Collège de France, dont fait partie Louis Leprince-Ringuet, professeur de Physique nucléaire (1959-1972). Celui-ci déclare, dans une tribune du Monde, publiée en juillet 1966 sous le titre « Perspectives sur le Collège de France » qu’
- 14 Louis Leprince-Ringuet, « Perspectives sur le Collège de France », Le Monde, 20 juillet 1966.
[i]l est certain que nous ne pouvons pas vivre actuellement dans les locaux classiques du Collège. Ils sont infiniment trop exigus. Il est certain également que le Collège a une vocation parisienne. Cela n’est pas flagrant pour les sciences dites exactes, mais c’est bien clair pour les autres disciplines. On conçoit mal un professeur devant se documenter fréquemment au musée Guimet, au musée du Louvre, à la Bibliothèque nationale, au musée de l’homme, et ayant son centre d’activité loin de Paris. Une université peut s’installer en dehors des grandes villes, une école également. Il y a grand avantage à transférer l’École polytechnique à Palaiseau. La faculté des sciences d’Orsay se développe très bien parce qu’elle est à Orsay, mais le Collège de France est probablement la seule institution d’enseignement supérieur dont la présence à Paris soit presque indispensable14.
- 15 Lyne Therrien, L’Histoire de l’art en France : genèse d’une discipline universitaire, Paris, Comité (...)
- 16 Roland Recht, Philippe Sénéchal, Claire Barbillon et François-René Martin (dir.), Histoire de l’his (...)
- 17 « Passage des disciplines » est un programme de recherches dirigé par Antoine Compagnon, entrepris (...)
10Circulation d’hommes et parcours professionnel, débat disciplinaire, le musée : un laboratoire du cours ? telles sont les lignes principales que les auteurs de ce volume souhaitent explorer. L’histoire de la discipline n’est pas tout à fait un sujet neuf. Lyne Therrien y a consacré un ouvrage de référence, L’Histoire de l’art en France. Genèse d’une discipline universitaire (1998), où un chapitre entier porte sur le Collège de France15. Roland Recht a organisé avec Claire Barbillon, François-René Martin et Philippe Sénéchal un colloque important sur l’Histoire de l’histoire de l’art au xixe siècle, dont les actes ont été publiés en 2008, et plus récemment, Michela Passini a poursuivi cette réflexion dans L’Œil et l’archive (2017)16. Par rapport à ces travaux, il s’agit d’insuffler une dynamique, en mettant en valeur des phénomènes de circulations de professeurs, de transferts de méthodes et d’idées entre une institution muséale à vocation d’éducation et un établissement d’enseignement supérieur, et d’aller plus avant dans la chronologie (l’étude de Lyne Therrien s’arrête en 1914). Des documents d’archives, mis en relief par l’équipe de « Passage des disciplines », restaient, pour ce qui concerne l’histoire de l’art, à exploiter : les rapports de maintien de chaires, les lettres de candidatures, les notes de présentation des différents candidats à une chaire, les notes et résumés de cours… Ils permettent d’inscrire les perdants dans l’histoire, de rendre compte des hésitations, des moments où la discipline est remise en question, redéfinie au sein du Collège de France en lien avec l’émergence de nouveaux établissements et d’autres disciplines17.Un des objectifs essentiels du programme « Passage des disciplines » est ainsi d’étudier les interactions institutionnelles qui ont présidé à la formation des savoirs et des disciplines, dont les échanges entre le musée du Louvre, l’École du Louvre, l’École des beaux-arts, et le Collège de France, pour nous limiter aux centres d’intérêt des auteurs de cet ouvrage, sont représentatifs.
11Les premières interventions replacent le débat disciplinaire au sein de la géographie des lieux d’enseignement concernés. Émile Oléron Evans analyse les discours sur l’esthétique issus du Collège de France, en tenant compte notamment du rapport à l’Allemagne. Si le premier intitulé de la chaire, Esthétique et histoire de l’art, rappelle celui de la chaire de Taine à l’École des beaux-arts, le double profil de conservateur-professeur s’affirme dans l’enseignement artistique avec la création de l’École du Louvre en 1882, points qu’étudient respectivement François-René Martin et Philippe Durey. Ce cadre posé, s’ensuit une galerie de portraits des conservateurs du Louvre, élus à une chaire au Collège de France. Claire Barbillon l’ouvre par une étude comparative des parcours professionnels des premiers titulaires, tandis que Jessica Desclaux, Victor Claass et Marie Tchernia-Blanchard se penchent sur Lafenestre, Vitry, Michel et Huyghe, en exploitant nombre d’archives inédites, conservées au Collège de France, à l’Institut de France, à l’INHA et aux Archives nationales. Roland Recht nous fait l’immense honneur de conclure la journée.
- 18 Jean-Luc Fournet (dir.), Ma grande église et ma petite chapelle. 150 ans d’affinités électives entr (...)
12Le musée du Louvre et le Collège de France est le quatrième volume de la collection numérique « Passage des disciplines » et le premier d’une série d’ouvrages consacrés spécifiquement à l’activité des professeurs du Collège de France dans des établissements apparentés. Le cinquième volume de la collection, Ma grande église et ma petite chapelle. 150 ans d’affinités électives entre le Collège de France et l’École pratique des hautes études, dirigé par Jean-Luc Fournet, titulaire de la chaire Culture écrite de l’Antiquité tardive et papyrologie byzantine18, est lui aussi issu d’un colloque organisé dans le cadre du programme de recherche. Il met en évidence la proximité du Collège et de l’École pratique des hautes études, dont la création et l’existence ne sont pas étrangères aux questions soulevées ici.
Notes
1 Je tiens à remercier bien sincèrement Antoine Compagnon de la grande confiance qu’il m’a accordée et Céline Surprenant pour ses diverses contributions à l’édition du volume. Je suis reconnaissante à Françoise Mardrus de m’avoir accueillie en tant que chercheuse post-doctorante au Centre Dominique-Vivant Denon de 2017 à 2019, dans le cadre du partenariat de coopération scientifique entre le musée du Louvre et Sorbonne Université.
2 Voir Bénédicte Savoy, Objets du désir. Désirs d’objets, avec une introduction d’Antoine Compagnon, Paris, Collège de France/Fayard, coll. « Leçons inaugurales du Collège de France », 2017.
3 Voir notamment Élise Lehoux, « Qu’est-ce que l’“archéologie” au Collège de France (xixe - milieu xxe siècle) », dans Wolf Feuerhahn (dir.), La Politique des chaires au Collège de France, Paris, Collège de France/Les Belles Lettres, coll. « Docet omnia », 2017, p. 295-315.
4 AN, musée du Louvre, 20144790/3, lettre du directeur des Musées nationaux à Edmond Guillaume, 17 octobre 1887 ; échange de correspondances entre le directeur des Beaux-arts, le directeur des Musées nationaux et l’architecte du Louvre au sujet du projet de nouveau classement des tableaux, 14-25 octobre 1887 (5 p.).
5 Léonce Bénédite, « La réorganisation des peintures au Louvre », La Nouvelle Revue, juillet-août 1896, p. 128.
6 Voir Geneviève Bresc-Bautier, Guillaume Fonkenell, Catherine Granger, Isabelle Le Masne de Chermont et Françoise Mardrus, « Henri Verne et la modernisation de l’institution (1925-1940) », dans Geneviève Bresc-Bautier, Guillaume Fonkenell, et Françoise Mardrus (dir.), Histoire du Louvre, Paris, Fayard, 2016, vol. II, p. 386-421.
7 André Michel, « Le Louvre et les musées de Province », Journal des débats politiques et littéraires, 18 octobre 1890, p. 3.
8 Émile Michel, « La critique d’art et ses conditions actuelles », Revue des Deux Mondes, mars 1904, p. 76.
9 Ibid., p. 76-77.
10 Robert de La Sizeranne, « Le démembrement du “Salon Carré” au Louvre », Revue des Deux Mondes, vol. 53, septembre-octobre 1919, p. 768-784, ici p. 768-769.
11 Ibid., p. 777.
12 Henry Hamel, « La bataille artistique. Une visite au musée du Louvre », La France, 9 août 1897, p. 1.
13 Joséphin Péladan, « Les nouveautés du Louvre », La Revue hebdomadaire, 2 mars 1912, p. 123.
14 Louis Leprince-Ringuet, « Perspectives sur le Collège de France », Le Monde, 20 juillet 1966.
15 Lyne Therrien, L’Histoire de l’art en France : genèse d’une discipline universitaire, Paris, Comité des travaux historiques et scientifiques, 1998. Voir aussi Marie-Claude Genet-Delacroix, « L’enseignement supérieur de l’histoire de l’art (1863-1940) », dans Christophe Charle et Régine Ferré, Le Personnel de l’enseignement supérieur en France aux xixe et xxe siècles, Paris, CNRS Éditions, 1985, p. 79-107.
16 Roland Recht, Philippe Sénéchal, Claire Barbillon et François-René Martin (dir.), Histoire de l’histoire de l’art au xixe siècle, Paris, La Documentation française, 2008 ; Michela Passini, L’Œil et l’archive. Une histoire de l’histoire de l’art, Paris, La Découverte, 2017.
17 « Passage des disciplines » est un programme de recherches dirigé par Antoine Compagnon, entrepris depuis 2012, qui porte sur la naissance des disciplines scientifiques et littéraires, leur agencement et leur évolution, à l’échelle nationale et internationale, aux xixe et xxe siècles, à partir notamment de l’histoire du renouvellements des chaires au Collège de France. Cet établissement constitue dans ce domaine un observatoire privilégié car la juxtaposition et la redistribution des savoirs y sont statutaires. L’analyse de la formation et de la circulation des savoirs dans une perspective élargie, c’est-à-dire en ne se limitant pas aux chaires retenues, ni aux cadres d’un seul établissement de savoir, s’organise autour de l’étude des « rapports » et documents connexes présentés à l’assemblée des professeurs pour la défense des projets de chaires. Cette analyse des propositions de chaires validées et non-validées au Collège de France, dans le contexte étendu de l’enseignement supérieur et de la recherche, peut faire apparaître dans la moyenne et longue durée des enjeux encore inconnus, et éclairer la formation antérieure et contemporaine des disciplines.
18 Jean-Luc Fournet (dir.), Ma grande église et ma petite chapelle. 150 ans d’affinités électives entre le Collège de France et l’École pratique des hautes études, Paris, Collège de France/EPHE, 2020.
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