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Faits et valeurs

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Andrew Abbott

Weber en théoricien : Le Savant et Le Politique entre passé et futur

Troisième conférence

Texte intégral

Introduction

1Jusqu’ici, nous avons donné un aperçu du rapport qui existe entre faits, d’un côté, et valeurs, de l’autre. Nous avons commencé par décrire la démarche kantienne, à savoir la distinction entre les faits et les valeurs. Ce choix résulte en partie de la méthode critique employée par Emmanuel Kant dans ses travaux. Dans le cadre du sujet qui nous intéresse, cette méthode a consisté à investiguer du point de vue logique les conditions de possibilité d’une connaissance objective et d’une morale universelle. Il est peu surprenant que la structure logique de la démonstration de Kant diffère sensiblement dans l’un et l’autre cas. C’est en effet avec difficultés qu’il a réussi à les réconcilier dans la Critique de la faculté de juger, lorsqu’il décrit le déploiement de règles transcendantes dans le monde empirique, c’est-à-dire dans la vie quotidienne. Quant à Émile Durkheim, perturbé par sa prise de conscience du caractère évolutif de la morale au cours de l’histoire, il a restreint l’analyse kantienne au monde empirique. Néanmoins, en pratique, il a conservé telle quelle l’idée de monde transcendant et s’est contenté de lui donner un nouveau nom, substituant le concept réifié d’une hypothétique « société » à celui de la « raison pure » kantienne. Au fond, Durkheim n’a donc rien changé à l’analyse kantienne.

2Soupçonnant que ni Kant ni Durkheim n’avaient véritablement compris la démarche historiciste et, plus généralement, la façon dont le changement social se produit dans l’histoire, nous avons alors comparé l’historicisme à ce que j’ai nommé les « théories du choix ». Bien que ces deux perspectives s’inscrivent dans le présent, l’une se tourne vers le passé quand l’autre regarde vers le futur. Que notre intérêt porte sur les faits ou sur les valeurs — ou, autrement dit, que nous cherchions à expliquer des phénomènes ou que nous nous donnions les moyens de choisir —, nous nous plaçons constamment dans le présent : seule l’approche diffère. Nous avons ensuite dessiné les contours de ce que serait une théorie processuelle qui considère le présent comme le fondement de toute expérience humaine. L’accent a été mis sur plusieurs faits : à chaque présent, l’intégralité de la réalité sociale est toujours en jeu et doit être refaite ; ce qui nous apparaît dans l’histoire comme une réalité continue ne va pas de soi et cette continuité apparente doit être expliquée ; nous devons envisager que le futur regorge de possibilités variées. Nous en avons conclu que faits et valeurs, loin d’être strictement distincts, sont deux façons différentes de penser et d’agir dans le présent.

3Je développerai cette approche processualiste dans deux directions. Tout d’abord, je la mettrai à l’épreuve de deux célèbres conférences données par Max Weber — « Le métier et la vocation de savant » et « Le métier et la vocation d’homme politique » —, que je décrirai comme étant elles-mêmes le produit de deux présents spécifiques, deux présents locaux, à la fois dans le temps social et dans l’espace social. Ces réflexions illustreront les concepts de « processus », de « localité » et de « lignage ». La seconde étape consistera à m’appuyer sur ces deux conférences de Weber pour développer l’idée de présent épais, un présent dans lequel expliquer et choisir sont des activités qui se chevauchent obligatoirement. Ainsi, mon intuition selon laquelle, dans le présent, les faits et les valeurs sont simultanément en jeu sera-t-elle confirmée. Cette intuition invite par ailleurs à penser à nouveaux frais l’approche kantienne de ce problème. Les deux conférences de Weber me serviront donc d’appui pour continuer à explorer la thématique des faits et des valeurs : la première porte en effet sur les faits et l’objectivité, tandis que la seconde aborde les questions des valeurs et du choix.

Les deux conférences de Weber

4Dans ses deux conférences — « Wissenschaft als Beruf » et « Politik als Beruf » —, traditionnellement désignées en français sous le titre Le Savant et le Politique, Weber présente ses idéaux quant à l’étude des faits et des valeurs. Elles s’avèrent donc incontournables pour illustrer mon propos. Weber y décrit des tendances qui ont marqué l’histoire sur le long terme. Or, comme nous l’avons déjà expliqué, l’histoire n’est pas composée de ce type de tendances au long cours, mais d’une succession ininterrompue de présents périlleux, ce que met en lumière le contexte dans lequel chacune de ces deux conférences a été prononcée.

5La première d’entre elles, Le Savant, a été donnée le 7 novembre 1917. À l’époque, l’Europe était en guerre depuis plus de trois ans. Près d’un million et demi de jeunes soldats allemands avaient déjà péri, soit environ 5 % de la population masculine du pays. Dans le reste de l’Europe, la guerre avait fait quinze millions de victimes, en comptant les soldats et la population civile. En Russie, la veille de l’allocution de Weber, les bolcheviks avaient renversé le gouvernement d’Alexandre Kerensky. Sur le front maritime, le commandement allemand avait pris la décision de laisser libre cours à sa force sous-marine. En réaction, les États-Unis avaient dû renoncer à leur neutralité de façade et avaient officiellement déclaré la guerre et rejoint le camp des Alliés. En Allemagne, le gouvernement s’était scindé entre un Reichstag, qui souhaitait mettre fin au conflit, et un commandement militaire, qui exigeait la poursuite des hostilités. Sur le front occidental, la ligne de défense mise en place par Erich Ludendorff avait résisté aux assauts répétés des Alliés, mais un prix exorbitant avait été payé par les deux camps. L’État-major allemand pensait, avec un optimisme prudent, que les Alliés finiraient par connaître une baisse de moral liée à l’usure de la guerre et que cela se produirait avant que la présence nord-américaine dans le conflit n’ait un réel impact.

6Je ne poursuis pas mon récit en racontant que les révolutionnaires bolcheviks étaient alors sur le point de signer, fait inattendu, le traité de Brest-Litovsk. Ce traité permit de libérer, en mars 1918, un gros contingent de troupes allemandes et donna en même temps accès à de très importantes réserves de nourriture et à d’autres ressources indispensables à la continuation du conflit pour les Empires centraux. Je ne poursuis pas non plus mon récit en disant que l’entrée en guerre des Américains allait rendre les Alliés tout aussi optimistes que les Allemands, car ils pensaient à tort que ces derniers n’étaient plus en capacité de lancer une offensive majeure. Tout cela, je ne l’évoque pas, précisément parce qu’au moment où il prononce sa première conférence, Weber n’en est pas encore informé : le traité de Brest-Litovsk ne sera signé que quatre mois plus tard et Weber ne sait peut-être pas non plus que les bolcheviks ont pris le pouvoir en Russie. D’ailleurs, il ne sait rien de ce que l’État-major des Alliés pense. Comme il n’a connaissance d’aucun de ces éléments, nous pouvons même dire — au moins en ce qui le concerne — que ces faits n’avaient pas eu lieu. Seul l’attrait du caractère linéaire d’un récit historique explique que nous pensions légitime de contextualiser la conférence de Weber en précisant que le traité de Brest-Litovsk allait peu de temps après « libérer un gros contingent de troupes allemandes », ou même que ce traité était « dans les tuyaux », « sur le point d’être signé » ou quelque chose du genre.

7Voilà qui apporte un premier jalon à ma théorie processuelle : le présent de l’expérience est toujours un présent local. Bien que, pour tout moment, il existe sur terre un moment newtonien universel, personne ne peut en avoir connaissance. Personne ne peut savoir ce qui se déroule simultanément en tous les points du globe. Seuls les historiens sont en mesure de le savoir car ils bénéficient du recul nécessaire et n’ont pas été partie prenante de cette histoire. Le 7 novembre 1917, les bolcheviks pouvaient très bien s’être déjà décidés à assumer les coûts du traité de Brest-Litovsk afin d’avoir le loisir de consolider leur mainmise sur la Russie. Cependant, Weber n’aurait en aucun cas pu avoir la moindre idée des intentions bolcheviks. Par conséquent, qu’il s’agisse des calculs bolcheviks ou de la signature du traité, ni l’un ni l’autre ne peuvent influencer notre jugement objectif ou moral sur les propos tenus par Weber le 7 novembre 1917, pas plus que sur les raisons qui l’ont amené à les tenir. Les individus n’ont d’autre possibilité que celle d’agir maintenant, dans le présent. Dans l’immense majorité des situations, ces personnes n’ont rien en commun avec les historiens qui, à un moment futur, disposeront d’un savoir relativement exhaustif sur la situation en question. Pour autant que l’on s’intéresse aux raisons pour lesquelles les gens agissent de telle sorte, seul compte ce qu’ils savent ici et maintenant. Autrement dit, il nous faut toujours différencier le présent newtonien des nombreux présents expérientiels qui prennent place simultanément au sein du premier. Ce présent, tel que nous en faisons l’expérience et avec toutes les limites que cela implique, est le seul qui ait un véritable sens social.

8Le présent de l’expérience est local : d’une part, au sens spatial du terme, c’est-à-dire qu’à un moment newtonien T, il n’existe pas de présent expérientiel qui puisse englober l’entièreté de l’espace social ; d’autre part, au sens temporel du terme, c’est-à-dire qu’à un moment T, rien n’existe en dehors du présent. Cela vaut d’ailleurs également pour le présent newtonien. Passé et futur constituent des éléments du présent — traces de l’histoire dans le premier cas, espoirs et rêves vis-à-vis de l’avenir dans le second. Pourtant, notre écriture des manuels d’histoire montre notre tendance à oublier que le présent est toujours local : nous la faisons en effet sur le mode du récit et c’est du reste sur ce mode que nous nous remémorons les événements de l’histoire. Par exemple, lorsque nous voulons expliquer la Première Guerre mondiale, nous n’évoquons pas chaque présent expérientiel l’un après l’autre. De ce fait, nous ne mettons pas l’accent sur le fait qu’à toutes les étapes, chaque situation paraissait périlleuse et que son issue était inconnue. À l’inverse, lorsque nous voulons expliquer la Première Guerre mondiale, nous préférons nous lancer dans un récit mû par des forces sociales de grande ampleur, qui tout à la fois engendrent la guerre et la propulsent vers sa fin désastreuse. Raconter ainsi la guerre nous laisse avec le sentiment que celle-ci a consisté en un processus constant et sans accroc, qui aurait donc dû être anticipé et évité. Un tel jugement est absurde pour plusieurs raisons : la guerre a été provoquée par des enchaînements d’actions particulières prenant place dans des contextes particuliers ; elle s’est répandue via d’autres enchaînements d’actions particulières qui ont pris place dans des contextes différents ; enfin, elle aurait pu être arrêtée par d’autres actions particulières dans des contextes encore différents, si toutes ces initiatives n’avaient pas échoué suite à des erreurs commises par des individus, des quiproquos, la réticence de certains gouvernements, etc. C’est avec le recul du temps que les historiens ont pu relier tous ces présents disparates et décousus pour en faire un récit dont les « forces sociales de grande ampleur » sont le sujet : ils ont ainsi donné l’impression que la guerre, tout comme la défaite des Empires centraux, était d’emblée inéluctable. Ce récit est un mirage : qu’il constitue un moyen mnémotechnique permettant de se souvenir d’une collection gigantesque de faits historiques, tout en les rendant intelligibles en les liant les uns aux autres, n’y change rien.

9Ce mirage émerge lorsque le passé est appréhendé en historiciste. Le processus social, tel que nous le vivons, ne repose pas sur un assortiment de forces sociales qui, avec le temps, aboutissent à quelque chose. Il consiste en une succession de présents reliés de façon lâche. À l’intérieur de chacun de ces présents, les individus affrontent des problèmes qui trouvent leur origine dans le passé immédiat. Ils doivent donc sans cesse prendre des décisions à échéance variable. Celles-ci vont à leur tour toucher d’autres acteurs, les confrontant à de nouveaux présents dans lesquels ils devront prendre de nouvelles décisions. Il est vrai que le résultat de ce processus s’apparente souvent au produit de l’action progressive de forces sociales de grande ampleur ou à celui de mécanismes universels et réguliers, voire qu’il ressemble à une forme de téléologie telle que développée chez Aristote ou Georg W. F. Hegel. Néanmoins, tout cela n’est que pure apparence. Le processus social doit être expliqué et non traité d’emblée comme allant de soi.

10Par comparaison avec Le Savant, la conférence intitulée Le Politique a été prononcée dans un présent très différent. Le 28 janvier 1919, une série d’événements avait bouleversé l’Europe. L’armée allemande avait connu des mutineries de grande échelle et avait perdu la guerre ; le gouvernement avait été dissous ; un régime de transition avait été mis en place par Friedrich Ebert et avait anticipé puis écrasé, en mobilisant rapidement les troupes nécessaires, une tentative de coup d’État menée par l’extrême gauche.

11Là encore, il est important de préciser ce que Weber ne savait pas au moment où il donna cette seconde conférence. Tout d’abord, il ignorait que des militants de gauche organiseraient des soulèvements sporadiques durant le printemps 1919, mais aussi que l’année 1920 serait le théâtre d’un pays fortement divisé politiquement avec, à droite, le putsch de Kapp et, à gauche, le soulèvement de la Ruhr. En outre, Weber n’avait pas connaissance du récit qui nous semble aujourd’hui incontournable pour expliquer les enjeux de la période, à savoir que l’Allemagne allait peu à peu se réunifier autour de l’opposition aux réparations imposées par les Alliés. Il ne savait pas que ce nouvel état d’esprit diffus dans la population allemande allait donner aux élites au pouvoir l’occasion de transformer la société allemande. Aucun politicien du camp allié n’aurait pu désirer cette transformation car c’est à elle qu’il faut rapporter les conditions d’accession au pouvoir d’Adolf Hitler.

12Tout cela confirme une fois encore que, dans le présent tel que nous en faisons l’expérience, nous ne nous percevons jamais comme des acteurs jouant une longue pièce de théâtre, mais dont nous connaîtrions la fin, ou comme de simples pions de l’Histoire en train de se faire. Dans ce présent, nous ne nous disons jamais que les générations futures, fortes de leur connaissance de l’issue de notre présent, vont porter sur nous un jugement moral. Le présent tel que nous en faisons l’expérience ne finit pas simplement par « tourner » de telle ou telle façon, devenant ce qui, pour le moment, est encore le futur. Ce futur, c’est nous qui le faisons. Contrairement au récit que nous avons coutume d’en faire, le prochain présent ne flotte pas quelque part en attendant qu’un événement inéluctable ne finisse par le faire émerger des ténèbres du temps.

13Présenter le contexte d’énonciation des deux conférences de Weber m’aura permis d’expliquer pourquoi un processualiste considère l’histoire comme une succession de présents contingents, ceux-ci pouvant parfois être alignés, mis en récit de manière convaincante, et donc être au service d’entreprises visant à expliquer le passé ou à le juger.

14Il faut ensuite rappeler que les « présents » respectifs dans lesquels ont été prononcées ces deux conférences ne correspondent pas à ceux dans lesquels ces deux textes ont été publiés. Pour donner ces conférences, Weber s’est appuyé sur des notes qui, elles-mêmes, ont une pré-histoire considérable : dans le passé, il avait en effet déjà évoqué des sujets similaires avec ce même auditoire. Les textes imprimés que nous lisons aujourd’hui proviennent en réalité de notes prises de façon sténo­graphique au cours des conférences données par Weber. Ce dernier les a ensuite mises en forme en vue de la publication qui eut lieu durant l’été 1919. À l’échelle de la vie même de Weber, ces deux conférences ne constituent donc pas un seul moment, mais plutôt un lignage d’événements : d’abord, une série de pensées apparentées les unes aux autres ; ensuite, plusieurs publications préliminaires (en 1904, 1905 et 1917) ; puis les brouillons des conférences et les deux allocutions elles-mêmes ; enfin, les versions éditées des conférences en 1919.

15Voilà donc le deuxième jalon de ma démarche processualiste : le processus social ne consiste en rien d’autre qu’en lignages d’événements. Que ce processus paraisse composé d’entités solides et pérennes telles que la classe bourgeoise, la nation allemande ou l’individu qu’était Weber, c’est précisément là que réside l’illusion. Leur survivance au cours du temps est tout aussi fragile que le lignage des réflexions de Weber sur l’objectivité dans les Geisteswissenschaften. Je me contenterai ici de remarquer que, pour un processualiste, l’énigme centrale à laquelle toute théorie du monde social doit répondre est la suivante : comment les entités sociales parviennent-elles à maintenir une apparence de continuité, certes relative, au fur et à mesure que se succèdent les présents périlleux ?

16Bien évidemment, cette approche processuelle aurait été totalement incomprise de Weber, qui était — cela se vérifie à la lecture de ses deux conférences — un historiciste convaincu. Dans Le Savant, il décrit le développement de la science comme un processus historique qui se déroule de manière très constante. Toute découverte scientifique est vouée à être dépassée ; en tant qu’individus, nous pouvons y contribuer à notre humble niveau, mais nous savons pertinemment que nos apports seront remplacés par d’autres. Tout, jusqu’au fait que la science oublie son propre passé et se cramponne exclusivement aux vérités acceptées dans le présent, semble illustrer qu’il s’agit d’une entreprise mue par une dynamique interne ininterrompue au cours de son histoire. De fait, cette capacité à oublier son propre passé constituerait depuis toujours la « nature » particulière de la démarche scientifique, de même que tout peuple est lui aussi doté d’une « nature » particulière dans les écrits historiques de Johann G. Herder ou de Georg W. F. Hegel.

17Lorsque, un an et demi plus tard, Weber disserte sur la politique, son propos se révèle encore plus clairement historiciste. Les processus décrits dans Le Politique se déploient de manière uniforme au cours du temps, en fonction du contexte particulier dans lequel ils opèrent, mais en suivant une logique interne qui les rend imperméables à toute volonté d’acteurs individuels. L’historicisme graduel de Weber s’incarne dans trois théories : la première vise à expliquer sur le court terme la façon dont le pouvoir est passé des mains de dirigeants charismatiques à celles d’hommes politiques de métier ; la deuxième entend reconstituer la genèse à moyen terme de la démocratie de partis ; la troisième restitue le processus de long terme qui a vu l’administration se différencier de la politique. Cette perspective résolument historiciste, commune aux deux conférences de Weber, s’illustre donc par un attachement à décrire, d’une part, le monde social comme résultant de l’action graduelle, mais constante, de forces sociales opérant au très long cours et, d’autre part, les événements de l’Histoire comme se produisant de façon inéluctable.

18Néanmoins, ces deux lectures diffèrent sensiblement quant à la place qu’elles accordent aux principes moraux. Le thème central de la première lecture — Le Savant — porte sur le « désenchantement » vis-à-vis duquel nous devons aborder ces principes. Weber nous dit qu’intellectualisation et rationalisation ne peuvent connaître la moindre limite et que, théoriquement, il est possible de tout apprendre et de tout expliquer. Par conséquent, nous sommes, selon lui, forcément désenchantés. En outre, sciences sociales et humanités produisent elles-mêmes du désenchantement. Bien qu’en mesure de nous indiquer les valeurs qui priment dans une société à un moment T, ces disciplines ne peuvent pas, en effet, expliquer pourquoi ces valeurs priment, ni même d’ailleurs s’il est souhaitable d’en avoir. Weber tire de ces observations cette célèbre conclusion : les professeurs ne devraient pas parler de politique en cours et, plus généralement, ils ne devraient pas inculquer de valeurs à leurs élèves. La vocation de savant telle que définie ici ne se justifie pas plus que n’importe quelle autre prise de position fondée sur des valeurs : cela, Weber le reconnaît, mais il n’en finit pas moins sa conférence en défendant cette perspective.

19Le Savant formule donc un paradoxe : il y aurait une valeur dans l’absence de valeurs avec laquelle devraient être abordées les sciences sociales. Plus généralement, cette conférence affirme que toute valeur est arbitraire. Bien sûr, considération faite du contexte dans lequel elle a été prononcée, les contradictions internes au propos de Weber ne sont pas surprenantes. Au moment où il parle, un million et demi de jeunes Allemands viennent de périr dans une guerre dont la raison d’être est opaque et qui ne semble pas près de s’achever. Quel autre choix alors, sinon celui de garder espoir envers et contre tous ?

20Dans Le Politique, Weber déclare l’inverse en faisant l’aveu de la place centrale que doivent occuper les valeurs et les principes. Là encore, son propos reflète le contexte dans lequel il donne sa conférence et notamment, lorsqu’il s’intéresse aux principes, à celui de la réouverture de la vie politique allemande depuis la révolution et la fin de la guerre. Son obsession pour la violence d’État témoigne des quatre années de guerre et de la répression impitoyable subie par les spartakistes. Son point de vue d’Allemand conduit Weber à une analyse systématiquement erronée de l’histoire de France et de la Grande-Bretagne.

21La discussion sur les trois qualités nécessaires pour faire de la politique son métier constitue la pièce maîtresse de cette deuxième conférence : à savoir être capable de se passionner pour une cause, avoir le sentiment de responsabilité et faire preuve de discernement. A contrario, vanité, absence de sentiment de responsabilité et manque de discernement représentent les trois défauts les plus dangereux dans l’exercice de ce métier. Tous, qualités comme défauts, découlent d’un débat antérieur au cours duquel Weber avait examiné et comparé le système politique et les hommes politiques des principales puissances à la fin du xixe siècle. Pourtant, la liste de valeurs qu’il dresse ici ne se vérifie pas dans la pratique. Ces qualités ne caractérisent en effet aucun des grands hommes politiques du siècle : ainsi de la personnalité d’Otto von Bismarck qui ne correspond au portrait idéal brossé par Weber que par le discernement dont il fit preuve tout au long de sa carrière. Bismarck n’est qu’un des nombreux exemples de l’échec de Weber dans sa tentative de définition du grand homme politique. Il faudrait y ajouter, du côté des grands hommes politiques britanniques de l’époque, Robert Peel, Benjamin Disraeli, Lord Palmerston ou encore William E. Gladstone, et, outre-Manche, Adolphe Thiers ou François Guizot. Néanmoins, ce qui doit attirer notre attention, c’est que Weber prend le revers complet de la position désenchantée prise dans la première conférence. Loin de se montrer indifférent et détaché, l’auteur du Politique est animé par les principes politiques et les engagements qui sont les siens.

22Pour résumer, si les deux conférences se font le relais d’une vision historiciste du monde social, elles divergent lorsqu’elles prennent des positions diamétralement opposées sur la question des valeurs et des principes. Dans Le Savant, Weber, désenchanté, rejette l’idée même de valeurs tout en reconnaissant les contradictions intrinsèques à son propos. Dans Le Politique, il commence sobrement, mais fait en définitive preuve de romantisme lorsqu’il proclame l’importance de se battre pour une cause, d’avoir des principes et de s’en tenir à ses engagements. Ce romantisme s’oppose alors en tout point au nihilisme desséché qu’il avait pourtant manifesté dans la première des deux conférences.

23À première vue, cette curieuse contradiction semble être une conséquence directe de la séparation entre faits et valeurs dont l’origine, nous l’avons vu, remonte à Kant. Du moins, c’est ainsi que les deux conférences de Weber ont été le plus souvent comprises. Selon cette perspective, la première conférence porte sur les sciences sociales et la question des faits tandis que la seconde traite de realpolitik et du problème des valeurs. Ces deux aspects se trouvent ainsi séparés, voire en conflit, chez Weber comme chez tout un chacun. Approfondissant ma réflexion, je voudrais relever le présupposé sur lequel s’appuie cette interprétation classique des conférences dites Le Savant et Le Politique : il s’agit d’une vision du rapport entre faits et valeurs dans les institutions de la vie politique, qui s’apparente à une posture d’ingénieur social. Cette posture, c’est celle qu’avait explicitement adoptée un contemporain de Max Weber : John Dewey. Selon lui, les sciences sociales servent à analyser des réalités complexes et, en s’appuyant sur les mécanismes causaux mis ainsi en évidence, à formuler des idées de politiques publiques alternatives. Ces idées peuvent alors devenir des propositions portées par des acteurs politiques dans le cadre d’un processus politique fondé sur des valeurs. Pour Dewey, la forme que prend ce processus est la démocratie à l’américaine, mais il pourrait s’agir d’un tout autre régime. À l’instar de Weber, il estime que les mécanismes qui organisent la vie politique sont fondamentalement différents de ceux qui régissent la production d’un savoir expert. Faits et valeurs sont donc des réalités séparées, du moins sur le plan institutionnel.

24Toujours est-il que la séparation implicite entre ces deux types d’activités — entre faits et valeurs — se révèle encore plus marquée chez Weber. Celui-ci part du principe qu’une analyse vraiment objective peut prendre la forme d’un récit à visée explicative. Analyser et agir sont, pour Weber, deux activités complètement séparées : l’analyse est première et façonne l’action qui, elle, répond à des valeurs dont l’analyse est censée ne pas pouvoir rendre compte. Cette division absolue entre faits et valeurs, Weber l’hérite de Kant, et elle transparaît dans l’organisation de sa pensée en deux conférences distinctes.

25Je défends quant à moi une position sensiblement différente. Je m’oppose à l’idée selon laquelle les chercheurs en sciences sociales pourraient distinguer analytiquement explication du monde social et action sur celui-ci. Je rejette également l’idée que cette distinction découlerait tout naturellement de la séparation qui existerait entre faits et valeurs. Au contraire, comme ce fut le cas auparavant, je défends l’idée que faits et valeurs ne peuvent pas être séparés puisque ces concepts portent peu ou prou sur les mêmes objets, en se situant néanmoins sur deux plans temporels distincts. L’approche scientifique du processus social — ou, plus généralement, le fait de chercher à expliquer un phénomène — porte sur le passé, tandis que celle de la politique — ou, plus généralement, le fait de faire des choix — s’intéresse au futur. En outre, si ces activités — à savoir expliquer et choisir — sont respectivement orientées vers le passé et le futur, elles n’en sont pas moins toutes deux ancrées dans le présent expérientiel. Ces domaines ne sont donc pas totalement séparés dans la vie des individus : il s’agit simplement d’aspects différents de la façon dont nous opérons dans le présent expérientiel. Nous les combinons sans cesse lorsque nous faisons des choix dans le présent, sur la base de ce que nous croyons — toujours dans le présent — constituer des mécanismes permettant d’expliquer la réalité sociale. Faire des choix, c’est regarder le futur depuis le présent et toutes les possibilités que cela implique : le futur est en effet ouvert et largement vulnérable aux actions que nous entreprenons. A contrario, expliquer un phénomène, c’est regarder le passé depuis le présent et toutes les possibilités que cela implique : nous pensons en effet que le passé est révolu et, d’une certaine manière, figé ; pourtant, paradoxalement, la vision que nous en avons dans le présent ne cesse d’évoluer. Ma position processualiste consiste donc à affirmer que rien n’existe en dehors du présent. Quelle que soit la teneur du présent dont nous faisons l’expérience, son passé est révolu. Ce passé peut avoir une influence sur nous à travers les traces qu’il a laissées et qui subsistent dans notre présent expérientiel. De même, le futur dont nous ferons l’expérience n’est pas encore advenu. Ce futur peut avoir une influence sur nous dans le présent lorsque nous entretenons des aspirations, des rêves et des craintes vis-à-vis de nous-mêmes ou bien lorsque nous nous inquiétons du sort d’autres personnes, que nous essayons de deviner ce qui va leur arriver. En ce sens, les deux conférences de Weber ne portent pas réellement sur la science et la politique, ou sur l’objectivité et les valeurs, ou même sur le savant et le politique. Non, ce dont elles traitent en réalité, c’est du passé et du futur.

Le processus social

  • 1 Le développement de cette théorie fera l’objet de la dernière conférence : « Options et réalités : (...)

26Après avoir défendu l’idée selon laquelle la réelle différence entre l’activité qui consiste à expliquer et celle qui consiste à choisir réside dans la façon dont nous regardons, depuis le présent, soit vers le passé soit vers le futur, je souhaiterais désormais faire le lien et revenir sur le concept de « présent épais », c’est-à-dire de présent ayant une véritable durée. Expliquer et choisir sont en effet des activités qui, toujours, présupposent et même impliquent de considérer le présent comme épais. Ma démonstration mettra en lumière les limites ontologiques et temporelles à l’intérieur desquelles toute tentative de compréhension du rapport entre faits et valeurs doit prendre place. Ces limites définiront à leur tour le cadre dans lequel je développerai ma propre théorie du rapport entre faits et valeurs1.

  • 2 Voir supra, p. 65-68.

27Premier argument en faveur du présent épais : du point de vue de l’expérience que nous faisons du monde social, il n’existe pas de présent instantané, universel, englobant. Ce qui semble être un présent au sens newtonien du terme est en réalité une chaîne de présents expérientiels connectés les uns aux autres et qui se trouvent à distance variable les uns des autres — soit très proches, jusqu’à se chevaucher, soit plus éloignés. L’énumération des événements dont Weber avait ou non connaissance aux dates précises auxquelles il a prononcé ses deux célèbres conférences en fournit une illustration2. À ce sujet, j’ai fortement insisté sur la distinction qui existe entre trois types d’événements : ceux qui, au moment où Weber a parlé, s’étaient déjà produits (au sens newtonien du terme) et dont il avait connaissance ; ceux qui s’étaient déjà produits, mais qu’il ignorait, et qui, par conséquent, étaient situés dans le futur dont il ferait potentiellement l’expérience ; et, enfin, des événements qui ne s’étaient pas encore produits à l’époque. Certes, nous pourrions atténuer cette distinction en arguant que Weber « aurait pu avoir l’intuition que le traité de Brest-Litovsk se préparait » ou qu’il « aurait pu deviner que quelque chose qui ressemble au putsch de Kapp se tramait ». Néanmoins, tous ces savoirs au conditionnel ne représentent pas des savoirs véridiques, sinon des suppositions et des prévisions. Dans le présent dont Weber fait l’expérience, ces événements font partie d’un futur qui relève encore purement et simplement de l’imagination. Ces croyances sont de l’ordre du possible ou du probable, ni plus ni moins que tout autre enjeu concernant le futur, mais qui pèserait sur la façon dont nous nous comportons dans notre présent expérientiel. Cela ne signifie pas que Weber avait connaissance de la possibilité qu’un traité comme celui de Brest-Litovsk soit signé, comme c’était le cas de bolcheviks lorsqu’ils envisageaient de le faire. Il en va de même du putsch de Kapp, dont Max Weber n’avait pas la même connaissance que Wolfgang Kapp lui-même au moment où, dans son présent expérientiel, ce dernier était précisément en train de fomenter le coup d’État.

28Dire que ces savoirs à propos du processus social relèvent d’ordres ou de degrés différents revient donc simplement à dire que le présent de l’expérience est toujours un présent local. Ce qui constitue le présent, ou même le passé, pour un individu représente souvent le futur pour un autre. Avec le recul, sociologues et historiens peuvent faire l’hypothèse d’un présent newtonien universel, de la même façon qu’un cartographe se servirait de la projection de Mercator pour émettre des hypothèses quant à la forme du globe. Cependant, l’objectif de compréhension des flux réels qui animent le processus social, c’est-à-dire des déterminations et des choix qui le composent, implique que le présent newtonien, dans son caractère englobant, est tout aussi dénué de sens que la projection de Mercator. Recevoir l’information qu’un événement s’est produit n’est pas instantané : la propagation de cette information prend du temps, tout comme cela prend du temps pour que les effets engendrés par un tel événement se répandent d’un lieu à un autre de l’espace social.

  • 3 B. Berelson, P. F. Lazarsfeld et W. N. McPhee, Voting. A Study of Opinion Formation in a Presidenti (...)
  • 4 Ibid.

29Puisque personne ne peut faire l’expérience du présent newtonien dans son intégralité, les événements qui se produisent, à tout moment, au sein du processus social répondent principalement à des événements qui se sont déroulés à proximité immédiate, dans l’environnement social et temporel le plus proche. Ces événements les plus proches dans le temps et dans l’espace peuvent trouver leur propre origine dans d’autres événements situés, quant à eux, très loin le long de ces deux axes. Mentionnons la célèbre remarque de Bernard Berelson, Paul Lazarsfeld et William McPhee selon laquelle, lors d’une élection, « les gens prennent tous part au même scrutin, mais ils ne se prononcent pas tous sur les mêmes enjeux3 ». Ces auteurs prennent l’exemple de l’élection présidentielle de 1948 et expliquent que, lors de ce scrutin, certaines personnes « s’étaient en réalité prononcées sur la question de l’internationalisme soulevée lors de la campagne de 1940, sur le sujet de la Grande Dépression qui était à l’agenda de la campagne de 1932, ou même sur le maintien ou l’abolition de l’esclavage, enjeu qui avait été discuté lors de la campagne de 18604 ». Autrement dit, cela signifie que la colère de certains vis-à-vis de l’issue de la guerre de Sécession a pu être transmise d’une manière ou d’une autre : souvenirs de personnes encore vivantes en 1948, souvenirs légués à la famille, ou encore actions d’organisations qui cherchaient à recruter de nouveaux membres afin de conserver l’héritage des États confédérés. Les présents qui se sont succédé de 1865 à 1948 ont donc vu la transmission de cette colère d’indi­vidus ou groupes d’individus à d’autres individus ou groupes d’individus. Ce processus ne s’est pas nécessairement produit de façon simple et linéaire — se logeant dans la mémoire d’un individu tout au long de sa vie, par exemple. Il est fort probable qu’il soit, en réalité, lié à une chaîne beaucoup plus complexe de connexions qui, pour une raison ou pour une autre, a trouvé son apogée chez certains électeurs de 1948.

30De fait, ce phénomène est profondément local. Le processus social ne peut donc jamais atteindre l’équilibre (sauf circonstances extraordinaires) car il est constamment animé par des effets et des savoirs qui voyagent et se propagent à travers la structure sociale en empruntant, au long cours, des douzaines de chemins différents. C’est entre autres pour cette raison que notre vision du passé évolue nécessairement au fil du temps. Par exemple, le regard que Weber portait, à son époque, sur la politique britannique peut s’avérer totalement différent de celui que je porte aujourd’hui sur cette période. Cependant, cette différence ne tient pas seulement au fait que j’ai eu accès à un siècle de travaux d’historiens, dont Weber ne pouvait avoir connaissance. Elle tient également au fait que les décisions prises à l’époque par Peel, Disraeli et Gladstone semblent, aujourd’hui, avoir eu des conséquences autres que celles qui pouvaient être imaginées en 1919. De ce point de vue, même le passé des historiens est vivant. Pas un jour ne s’écoule sans que nous apparaissent de nouvelles conséquences engendrées par des événements s’étant pourtant produits dans le passé. Au cours du temps, le passé ne cesse de se réécrire. Comme l’exprime par exemple la montée en puissance de l’histoire des femmes, ce phénomène obéit souvent aux objectifs politiques des acteurs dans le présent. Faire le récit des choses telles qu’elles se sont réellement passées — pour reprendre la formule de Leopold von Ranke, wie es eigentlich gewesen — est donc impossible. En définitive, vouloir produire de tels récits condamne au retour à une histoire sous forme d’annales, qui consiste à relater des faits décontextualisés et sans rapport les uns avec les autres. Heureusement, l’historicisme nous a libérés de cette vision du passé.

31Néanmoins, cette libération a un prix : celui d’être confronté au problème classique qui interroge la primauté des structures sociales ou de la capacité d’action des individus. L’historicisme — sous la plume de Georg W. F. Hegel et de Karl Marx ou, de manière moins brillante, sous celle de Gustav von Schmoller et de Leopold von Ranke — ne peut s’empêcher de postuler le caractère continu des acteurs qui peuplent ses récits, glissant ainsi, si ce n’est vers une forme de récit téléologique, du moins vers un récit qui met l’accent sur les « structures de grande ampleur » plutôt que sur les actions des individus. Cependant, la pierre d’achoppement de l’historicisme comme démarche scientifique n’incombe ni à l’alternative entre structure sociale et capacité d’agir, ni au fait de sous-estimer la marge de manœuvre dont disposent les individus. Sa véritable difficulté réside dans sa propension à vouloir expliquer un présent conçu comme une fin vers laquelle toutes les choses tendent — le latin parlerait de terminus ad quem. La démarche historiciste se donne pour mission de révéler comment tel moment particulier en est venu à être ce qu’il est. Il pose les questions suivantes : comment la situation de novembre 1917 en est-elle arrivée à être ce qu’elle fut ? Et celle de janvier 1919 ? Et, plus généralement encore, comment aujourd’hui, quelle que soit la signification de ce terme, est-il advenu ?

32La formulation de ce programme de recherche pose des problèmes évidents. Un présent newtonien ne constitue pas lui-même un terminus ad quem : il y aura toujours un futur pour succéder à ce présent, et la démarche historiciste n’a aucun moyen de l’expliquer. Comme je l’ai démontré, les conséquences générées par un événement prennent un certain temps pour quitter son épicentre et se faire un chemin à travers le reste du processus social. De même, l’information qu’un tel événement a eu lieu, à un point du processus social, prend un certain temps avant d’être reçue à un autre point de ce processus. Cela signifie que chaque présent newtonien englobe une quantité colossale de changements encore imbriqués dans le processus social. Les effets de ces changements s’insinuent dans les différents présents expérientiels qu’ils rencontrent, si bien qu’ils ne sont pas encore ressentis dans les endroits du processus social éloignés de leur épicentre, c’est-à-dire du lieu où ils ont été impulsés. Ces changements — imbriqués dans le processus social — ont toutes les chances d’être invisibles aux yeux de l’historien qui conçoit le présent newtonien comme le point final de son récit, alors que ces mécanismes sont précisément responsables du fait que ce point d’arrivée — la fin de ce premier récit — est en réalité lui aussi toujours sujet au changement. Cette dynamique paraîtra sans doute suffisamment claire pour qu’une nouvelle tentative d’explication d’inspiration historiciste la prenne pour objet, établissant alors un récit dont la fin se situera à un moment newtonien postérieur à celui sur lequel s’achevait le premier récit. Le processus social ne s’interrompt jamais et, à tout moment, contient en son sein des sous-processus de diffusion d’information et de déterminations, dont la propagation reste à cet instant encore difficile à percevoir ou à mesurer.

33Pris dans leur ensemble, ces sous-processus forment le moment newtonien dans lequel nous nous trouvons et façonnent l’éventail des possibilités et des choix qui se présentent aux acteurs. Ceux-ci, dans le futur newtonien, feront à leur tour le prochain présent, qui différera de l’actuel. L’historicisme pèche donc en tant que théorie générale du processus social parce qu’il omet la manière dont le présent actuel va réagir aux traces du passé qu’il contient, et qui vont se manifester — cette réaction n’ayant pas encore eu lieu. En plus d’ignorer l’étendue de la réaction des structures du présent aux vestiges du passé, l’approche historiciste fait également abstraction du rôle des choix faits par les individus dans cette dynamique de réaction, qu’ils peuvent tout à fait infléchir.

34L’historicisme fait donc face à un problème car, en tant que démarche, il doit obtenir un résultat final et stable à expliquer, situation qui ne se présente jamais en réalité. Tout historiciste prend à bras-le-corps le paradoxe d’Achille et de la tortue. Il nous raconte comment Achille, depuis son point de départ situé loin dans le passé, a couru jusqu’à atteindre la position à partir de laquelle la tortue s’est élancée. Cependant, entre-temps, cette dernière a déjà eu le temps de faire du chemin, tout comme la société européenne a évolué entre le moment où Marx a commencé à formuler ses analyses et celui où il les a finalement publiées. L’année de la mort de Marx, Bismarck déploya sa stratégie consistant à répondre au mécontentement de la classe laborieuse par la mise en place de politiques publiques qui caractérisent l’État-providence : cette stratégie niera la prédiction faite par Marx de l’« inéluctabilité » de la révolution. C’est pourquoi le présent tel que nous le percevons traduit toujours de façon partielle le résultat des forces sociales du passé. Or les historicistes le traitent comme s’il constituait un point d’arrivée absolu et ont donc tendance à surinterpréter le présent, tout comme Marx avait surinterprété les transformations de l’Europe de son temps.

35Si la démarche explicative de l’historicisme échoue à rendre compte du passé en s’achevant sur un présent faussement stationnaire, les théories du choix, qui suivent la trajectoire exactement inverse, échouent à rendre compte du futur car leur raisonnement s’appuie sur un présent tout aussi faussement stationnaire. Tout ce que voit un théoricien du choix, c’est Achille dévalant la piste à toute vitesse en laissant derrière lui la tortue, empêtrée dans les volutes de poussière du passé. L’économie et la théorie politique, disciplines fondées sur les théories du choix, illustrent ce phénomène. L’économie ne s’intéresse jamais au passé en tant que tel, qui consiste seulement en une série de présents disparus, dans lesquels des acteurs ont fait les choix dont les conséquences ont peut-être laissé des traces dans le présent actuel. Toutefois, dans le présent actuel, l’économie ne s’intéresse nullement au passé — strictement à ses traces. Elle s’attache au futur — lointain dans le cas de l’actualisation —, mais exclut tous les coûts qui ont déjà été payés ou toutes les satisfactions qui ont déjà été ressenties. Seuls deux aspects comptent : d’une part, les différentes possibilités qui se présenteront dans le futur et le coût afférent à chacune d’entre elles ; d’autre part, l’ancrage présent des choix des individus, c’est-à-dire les préférences des acteurs économiques. De la même façon, la théorie politique normative, telle que développée par Jean-Jacques Rousseau, John Rawls ou, dans notre cas, Max Weber, ne porte pas sur le passé. Elle propose des règles afin de faire des choix justes dans le futur. À l’instar des préférences des acteurs économiques, celles des acteurs politiques sont exogènes à ce système de pensée et simplement introduites depuis l’extérieur. Elles sont d’emblée tenues pour acquises.

36À ce sujet, et cela caractérise également la théorie politique normative, souvenons-nous que l’économie n’est fondamentalement pas une approche visant à expliquer des faits, mais qu’elle établit plutôt un ensemble de règles à suivre pour maximiser son bien-être futur. Alfred Marshall s’est montré parfaitement clair à ce propos. Depuis sa mort, les économistes n’ont cessé de gagner en influence auprès des décideurs politiques qu’ils conseillent, ce qui a donné raison à Marshall. De plus, les philosophes de l’économie s’accordent aujourd’hui sur le fait que ce qui constitue le cœur de l’économie formelle est la prédiction correcte du futur plutôt que l’explication correcte des événements du passé.

37L’économie et la théorie politique sont donc des théories prospectives, c’est-à-dire qui visent à prédire les choix et les comportements qui s’avéreront les plus efficaces dans le futur. Lorsque je dis que l’économie ignore le passé de façon illégitime, je renverse simplement, d’un point de vue logique, un constat que j’avais émis à propos de l’historicisme — à savoir qu’il ignorait le futur de façon illégitime. Si je peux prouver cette nouvelle idée, c’est que les deux activités de la pensée que sont expliquer et choisir, loin de se côtoyer uniquement à un instant newtonien T, se chevauchent nécessairement dans le temps. Ce chevauchement justifie, là encore, le caractère épais du présent expérientiel. Par conséquent, séparer ces deux modes de l’expérience — expliquer des phénomènes et faire des choix —, même sur le plan analytique, n’est pas raisonnable.

38Il me faut donc démontrer que les théories du choix se trompent en postulant qu’un point de départ clair, et qui ait du sens pour les phénomènes qu’elles étudient, peut être défini ; tout comme les historicistes se trompaient quant à la possibilité d’identifier précisément le point d’arrivée de leur récit. Je dois prouver que, dans la réalité, « le moment absolument premier » d’un choix ne peut jamais être déterminé. Pour cela, j’adopterai un raisonnement exactement inverse à celui que j’ai appliqué à la démarche des historicistes. Dans le cas des approches visant à expliquer des faits, le présent ne figure pas fidèlement l’ensemble des conséquences du passé car nous avons vu que certains des effets de ces phénomènes passés se sont accumulés à l’intérieur du processus social et continuent de s’y propager dans le présent. L’idée que je défendrai consistera donc en ceci : pour qu’il ait du sens, tout choix doit prendre en compte la préhistoire du présent dans lequel il s’inscrit, le présent ne correspondant jamais véritablement à la situation initiale de ce choix.

39Trois séries générales de raisons justifient la nécessité de connaître la préhistoire du présent afin de faire des choix raisonnables. La première tient au fait que le présent est tout à la fois le résultat de mécanismes causaux situés dans le passé immédiat et le résultat des choix qui ont été opérés dans le passé en composant précisément avec ces déterminations. Si nous ne savons rien de la préhistoire du présent, il nous sera impossible de distinguer entre, d’une part, les aspects du présent actuel qui sont le produit d’une forme quelconque de détermination (c’est-à-dire la part du présent qui peut faire l’objet d’une explication plus ou moins déterministe) et, d’autre part, les aspects du présent qui sont le produit des choix faits dans le passé immédiat. En outre, nous ne connaîtrons ni l’identité des individus qui ont fait ces choix ni la stratégie qui a pu être la leur, nous ne saurons pas s’ils avaient la possibilité d’agir différemment, etc. De telles informations peuvent faire l’objet de déductions, mais à une seule condition : que nous disposions de données portant sur deux points distincts dans le temps. Autrement dit, si nous ne savons rien de la préhistoire du présent, nous n’avons aucune chance de réussir à identifier les individus dont les rêves ne se sont pas encore réalisés ; peu d’information sur les préférences des acteurs économiques et sur les stratégies qu’ils développent, ou sur le degré de confiance qui peut leur être accordé, sera disponible. Sans au moins deux observations faites séparément, la distinction entre ce qui, dans l’élaboration du présent, relève de la détermination et ce qui relève du choix est impossible à établir. Par conséquent, la façon dont l’univers des choix est concrètement structuré dans le présent nous sera presque totalement inconnue.

40Deuxièmement, et pour des raisons similaires, nous ignorons ce qui, dans notre présent actuel, relève de mécanismes explicatifs. D’une part, nous ne pouvons pas décrire le comportement de telle ou telle variable sans disposer pour celle-ci d’observations multiples, effectuées à plusieurs points du temps. D’autre part, et c’est encore plus important, la plupart des choses que nous cherchons à expliquer font en réalité l’objet de controverses quant à leur essence profonde. Ces choses sont désignées par des termes porteurs de certaines valeurs, mais qui revêtent des significations différentes selon les personnes. Ainsi, les graffitis s’apparenteront, pour les uns, à un acte de délinquance juvénile et, pour les autres, à une forme d’expression artistique, tandis qu’ils constitueront, pour un troisième groupe, des signes permettant aux gangs de s’identifier. Les sciences sociales, puisqu’elles ont vocation à rendre compte des phénomènes qu’elles étudient, n’ont d’autre choix que de trancher de manière arbitraire entre les multiples définitions disponibles. Au fil du temps, ces décisions arbitraires s’avéreront plus ou moins heureuses car les individus trancheront et continueront à trancher parmi les définitions des phénomènes que les sciences sociales tentent d’expliquer ; et ces choix affecteront eux-mêmes les résultats produits par les sciences sociales. Ce problème peut être dit « problème des changements de valeurs, accumulés dans le processus social, mais sous la forme de potentialités » : nous faisons ainsi un parallèle avec le « problème des changements induits par des mécanismes causaux, accumulés dans le processus social, mais sous la forme de potentialités ». Il est évident que si la préhistoire du présent nous était plus familière, l’anticipation de ce type de changements de valeurs serait plus aisée et nous permettrait de gagner en capacité à faire des choix avantageux. Un dernier aspect doit être évoqué : celui des effets qui, en pratique, seront induits par les changements de valeurs accumulés dans le processus social et dépendront de la démographie des personnes qui s’approprieront ces différentes valeurs. Or la démographie est l’un des aspects de ce processus que les sciences sociales expliquent et anticipent le mieux.

41Troisièmement, connaître la préhistoire du présent nous aide à mettre en relation, à réorganiser voire à restructurer les acteurs mêmes du processus social. Dans le cas contraire, nous risquons de manquer une bonne occasion de mettre en relation tel groupe avec telle aubaine ou de reconstruire les individus et les groupes qui, précisément, ne cessent de se reconstituer au cours du processus social. Cette « bonne occasion » peut prendre la forme d’une nouvelle alliance politique ou, au contraire, consister à rompre une alliance déjà en place. En ignorant la préhistoire du présent, nous prenons également le risque de passer à côté d’éléments précurseurs, qui pourraient être introduits dans un lignage afin de faire figure de « nouveau passé » dans l’histoire de ce lignage. Ce faisant, l’occasion d’aider un acteur, qui a notre faveur dans le présent, à se construire une légitimité renouvelée se trouve menacée. Lorsque la préhistoire du présent nous est inconnue, nous renonçons en effet à un large éventail d’actions qui pourraient être entreprises afin de recomposer les entités formant précisément le processus social. Choisir d’amorcer ou non de telles actions, voilà l’une des décisions les plus importantes que nous ayons à prendre. De fait, résumer la carrière politique de Bismarck reviendrait à énumérer des situations dans lesquelles il a reconstruit des acteurs du processus social : l’exemple le plus marquant serait l’« unification de l’Allemagne », un processus que nous savons avoir été entrepris par Bismarck dans le but délibéré d’exclure l’Autriche — un État dont la germanité ne fait pourtant pas de doute.

42Ces raisons démontrent pourquoi il est primordial d’avoir une connaissance de la préhistoire du présent. Il faut en tirer les conclusions suivantes. Appréhender les faits pour les expliquer en pur historiciste est tout autant voué à l’échec que d’envisager l’avenir en pur théoricien du choix. Dans le premier cas, l’erreur consiste à voir le présent comme un terminus ad quem ; dans le second, comme un initium ex quo, c’est-à-dire un commencement absolu, libre de toute détermination. Le moment qui, dans le cadre d’un choix, serait absolument « premier » n’existe pas : même le plus opportuniste des hommes politiques — l’exemple de Bismarck est de nouveau évident — étudie avec prudence la préhistoire de tout présent dans lequel il doit prendre une décision. Il ne s’agit certes pas de chercher loin dans le passé ces forces sociales qui peuplent les récits des historicistes. Non, l’homme politique remonte suffisamment en arrière pour être en mesure d’identifier les déterminations qui ont pesé sur les actions entreprises dans le passé immédiat, de localiser les « changements de valeurs, accumulés dans le processus social, mais sous la forme de potentialités » et d’avoir l’idée de former une alliance inattendue entre tel et tel acteur.

43Si nous ne dépassons pas la seule explication du présent dans lequel nous évoluons, raisonner en pur historiciste est donc voué à l’échec. De même, si nous ne considérons pas le passé pour comprendre les décisions que prennent les individus dans le présent, raisonner en pur théoricien du choix est voué à l’échec. Nous avons également démontré que ces deux types de raisonnement — expliquer et choisir — se chevauchent nécessairement et de manière substantielle dans le temps. Néanmoins, ce chevauchement va plus loin que la simple coexistence de ces activités ou que leur contiguïté dans telle ou telle fraction du présent. Le caractère épais du présent provient donc non seulement de la distance qui, dans le présent newtonien, demeure entre les événements qui se produisent et les acteurs du processus social, mais aussi du fait qu’expliquer et choisir sont des activités qui se chevauchent par nature sur une durée étendue. Expliquer un phénomène impose de porter notre regard en aval, de dépasser le présent jusqu’à apercevoir le futur immédiat ; anticiper les choix que vont opérer les individus exige de porter notre regard en amont, de dépasser le présent jusqu’à apercevoir le passé immédiat.

44Par conséquent, ces deux approches ne constituent rien d’autre que deux façons différentes de décrire les actions des individus dans le présent : expliquer, c’est se retourner pour identifier ce qui a déterminé le phénomène dont nous souhaitons rendre compte, tandis que faire des choix, c’est regarder droit devant soi pour identifier les occasions qui se présenteront. La première approche peut être appliquée aux objets qui sont traditionnellement l’apanage de la seconde et vice versa : nous pouvons en effet utiliser la démarche économique pour tenter d’expliquer le passé, tout comme nous pouvons utiliser la démarche historiciste pour tenter de prédire le futur. Aucune de ces manœuvres ne se révèle très efficace, mais cela n’importe pas ici. Ce sur quoi il faut insister, c’est que ces approches s’attachent toutes deux à la manière dont les individus agissent dans le présent — tout en s’intéressant à des aspects différents de ce processus — et qu’elles se croisent. Il en résulte que, dans toute tentative de compréhension du déroulement du processus social, séparer démarche explicative et démarche prospective est impossible. Ces deux démarches doivent simplement être définies comme deux théories portant sur deux aspects d’une seule et même chose. Quelle est cette chose ou que devrait-elle être ? Nous n’en avons aucune certitude, mais ce que nous savons désormais, c’est qu’il faut la traiter comme une seule et même chose. En d’autres termes, nous devons partir du postulat que faits et valeurs sont deux dimensions d’un seul et même processus social, deux dimensions qui sont intimement liées.

45Tel sera l’objectif de la dernière conférence : tracer les contours de cette théorie. Toutefois, des enseignements concrets peuvent d’ores et déjà être tirés quant à la pratique des sciences sociales. Je conclurai en les évoquant.

Conclusion

46En dépit de ce qui figure implicitement ou explicitement dans les deux conférences de Weber, la séparation nette, dans les sciences sociales, entre faits et valeurs constitue donc très probablement une erreur. Au xxe siècle, cette séparation s’est généralement vu légitimée en soulignant le risque encouru par la science, dont l’objectivité serait susceptible d’être corrompue par une démarche guidée par des valeurs préexistantes — politiques ou culturelles. Assurément, de nombreux exemples de cette corruption pourraient être cités ; par conséquent, il y a largement de quoi appuyer la position de Weber dans Le Savant. Cependant, vous aurez remarqué que ma démonstration de la nécessaire imbrication des faits et des valeurs ne fait pas la moindre allusion à la « politique » ou au danger de « corruption ». L’impossible séparation des faits et des valeurs se justifie en réalité par les raisons suivantes : premièrement, expliquer et choisir sont deux activités ancrées dans le présent ; deuxièmement, bien qu’il ne s’agisse pas de regarder dans la même direction dans l’un ou l’autre cas, expliquer et choisir sont en définitive des activités qui s’inscrivent dans des réalités toujours locales et particulières, c’est-à-dire des présents qui, du point de vue de tout individu ou groupe d’individus, sont certes uniques, mais constamment connectés les uns aux autres. Ce lien est intrinsèque au processus social en tant qu’il se compose d’actions entreprises par des humains dans des présents à chaque fois particuliers.

47Notre travail doit donc être repensé et développer de nouveaux genres — au sens littéraire du terme — qui acceptent ouvertement de reconnaître, théoriser et approfondir l’interdépendance, qui existe au présent, entre les deux activités que sont expliquer et choisir. En d’autres termes, il nous faut recommencer à zéro et imaginer une science sociale unifiée, qui prenne en compte à la fois le passé et le futur lorsqu’elle cherche à décrire le présent, une discipline juste et humaine qui entend à la fois expliquer des faits et juger des valeurs.

48C’est à cette tâche que je m’attellerai dans les pages qui suivront. Avant cela, je tiens néanmoins à apporter une précision importante à propos des deux conférences de Weber. Leur lecture suggère en effet que, dans certaines situations, il nous faudra dévier de la recommandation générale que j’ai formulée, à savoir combiner sciemment faits et valeurs dans l’analyse. Lorsque, dans Le Savant, Weber fait preuve d’une rigueur absolue et étudie exclusivement des faits, il se comporte de façon adéquate, étant donné l’incertitude extrême qui régnait en novembre 1917. Parallèlement, dans Le Politique, son optimisme fondé sur des valeurs morales est tout aussi adapté, étant donné la situation de 1919. Par conséquent, nous devrons nous demander à quels moments il est légitime de dévier ainsi de la stratégie générale que nous nous sommes fixée. Pour ce faire, nous devons préalablement élaborer une nouvelle analyse du rapport entre faits et valeurs, une analyse beaucoup plus généraliste. Dans l’immédiat, je me contenterai de répéter qu’à travers sa première conférence — celle sur le métier de savant —, Weber témoigne d’un dévouement absolu en faveur de l’objectivité de la science et d’une mise en garde absolue contre les dangers d’y introduire des valeurs morales. En revanche, sa seconde conférence — celle sur la politique — manifeste une dévotion toute romantique en faveur de la nécessité d’agir : Weber s’y montre particulièrement optimiste quant au rôle que les valeurs doivent jouer en la matière. C’est donc à nous qu’il revient de combiner, selon des modalités justes et bénéfiques, les deux vocations — celle qui concerne le savoir et celle qui concerne la politique.

Notes

1 Le développement de cette théorie fera l’objet de la dernière conférence : « Options et réalités : une analyse processuelle des faits et des valeurs ».

2 Voir supra, p. 65-68.

3 B. Berelson, P. F. Lazarsfeld et W. N. McPhee, Voting. A Study of Opinion Formation in a Presidential Campaign, Chicago, The University of Chicago Press, 1954, p. 316. Ma traduction.

4 Ibid.

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