Penser la médiathèque en situation de crise
|Réflexions - Ce que la crise et l'intervention-recherche nous ont appris et donné à penser de la médiathèque
Chapitre 9. L’accueil : penser la médiathèque à l’épreuve des rapports sociaux
Texte intégral
Du projet d’ouverture à la diversité des publics à la fermeture de la médiathèque
1Cela a déjà été dit, mais il est important de le rappeler ici, le projet de l’établissement, en résonance au projet politique, visait à la fois à faire des médiathèques les vitrines de la modernité et de l’innovation et à accueillir une très grande mixité de publics dans un objectif de réduction des inégalités sociales. De fait, l’ouverture d’une médiathèque moderne avait naturellement attiré les habitants qui fréquentent spontanément ce type de structure culturelle. Nous avions donc structuré notre travail d’accueil autour des publics dont la venue nécessitait un accompagnement. Le pôle « Accueil, développement des publics et partenariats » était organisé autour des missions suivantes :
- « Petite enfance, actions scolaires et périscolaires » ;
- « Adolescents » ;
- « Adulte en formation » : cela incluait la formation au long de la vie, le français langue étrangère, les partenariats avec les centres sociaux, Pôle emploi et l’Espace des solidarités ;
- « Publics en institution » : cela regroupait les personnes âgées et en situation de handicap ;
- « Publics éloignés, absents et actions hors les murs » : cette mission visait les publics ne fréquentant pas spontanément la médiathèque et que nous ne souhaitions pas oublier bien qu’ils n’entraient dans aucune catégorisation spécifique ;
- « Accueil » : cette mission a ensuite été déplacée au sein de différents postes de l’équipe de direction, signe qu’elle était beaucoup traitée par l’angle des difficultés.
2Lors des premières années, nous avons développé de très nombreux partenariats dans le champ social, qui visaient à la fois à faire connaître les médiathèques et à transformer leur image parfois vieillotte. Nous avons développé :
- des projets culturels : écriture de récit de vie avec des primo-arrivants en lien avec le centre social et qui leur proposait des cours de français, accueils de collégiens autour de la fabrication des complots ;
- des projets visant à faire découvrir les lieux : prêt de salle à l’Espace des solidarités pour l’accueil sur deux jours des nouveaux allocataires RSA, nous en profitions pour proposer une visite des lieux et une présentation des ressources ;
- des projets visant à créer des relais au sein de la ville : présentation de nos ressources numériques aux professionnels de Pôle emploi pour qu’ils puissent aiguiller leurs publics vers de l’autoformation en ligne.
3Le fait que la moitié de la population fréquente les lieux et que s’y croisent des publics représentatifs de la diversité sociale de la ville avait marqué la réussite de cette politique d’ouverture et de diversification des publics. Lorsque nous nous sommes heurtés aux incivilités puis à des faits de violence, nous avons poursuivi deux objectifs : trouver une solution pour mettre fin à ces situations inacceptables, sans pour autant renoncer à accueillir le public jeune et la diversité sociale qu’il représentait.
4La traversée de la crise et la recherche-intervention nous ont ouverts à une conception renouvelée de la manière de travailler autour de l’accueil du public et des rapports sociaux. Cela a été positif puisque nous avons pu rouvrir des lieux sereins, très fréquentés par une grande diversité de publics.
5Les pages qui suivent concernent les questions principales qui ont émergé au cours de la recherche-intervention autour de notre travail d’accueil :
- Comment accueillir la mixité de publics et tenir compte de la conflictualité nécessairement exprimée dans une société démocratique ?
- Comment accueillir en particulier le public jeune et (re)considérer la fonction pédagogique de notre lieu ?
- Comment concevoir des espaces pour y accueillir nos publics tout en faisant médiation de leur rapport au monde et de leur rapport aux autres ?
Comment accueillir la mixité des publics ? Redéfinir l’inconditionnalité de l’accueil et tenir compte de la conflictualité
Mixité sociale et accueil inconditionnel : quelle part d’utopie ?
6La notion de mixité sociale était au centre du sens que nous donnions à notre activité, et ce d’autant plus que nous travaillions dans une ville très populaire. Nous avions légitimé le projet de l’ouverture de nouvelle médiathèque autant par sa mission de démocratisation culturelle que par sa capacité à devenir un lieu de vie et de lien partagé entre tous les habitants. La littérature portant sur la médiathèque troisième lieu nous avait laissé penser qu’un lieu de ce type favoriserait naturellement des relations harmonieuses entre les publics.
7La séparation des publics est cependant beaucoup plus simple à faire vivre que leur cohabitation. D’une certaine manière, l’un des enjeux des décideurs publics est souvent de choisir quel degré de ségrégation ou de conflictualité ils sont prêts à assumer. Tant que les anciennes médiathèques se limitaient à des fonctions de prêt et à l’organisation d’accueils de groupes ou de rendez-vous culturels, cette question était moins prégnante. Mais le modèle de la médiathèque troisième lieu, attractive, largement fréquentée, proposant un vaste éventail de services sur place, pose avec beaucoup plus d’acuité la question de la cohabitation des publics. Ou du moins lorsque l’objectif de démocratisation culturelle est en voie d’être atteint : si la médiathèque est fréquentée par un public nombreux mais relativement homogène, cette modernisation peut se passer sans trop de heurts. Mais si les politiques d’élargissement des publics se révèlent efficaces, alors la tâche devient plus ardue.
8C’est la situation à laquelle nous nous trouvions confrontés : une politique très active de développement des publics et l’attractivité d’une nouvelle médiathèque proposant de nombreux nouveaux services avaient abouti à ce que notre fréquentation reflète la grande diversité sociale présente au sein de la ville. Nous accueillions presque la moitié de la population dans nos murs, avec une représentation de toutes les classes sociales et de toutes les classes d’âges. Nous considérions ce bilan comme la réussite de notre objectif de mixité sociale.
9De manière paradoxale, cette réussite a eu pour corollaire de nous confronter à un écueil, et non des moindres, du modèle que nous poursuivions. Elle nous a conduits à ne plus pouvoir offrir un cadre suffisamment serein à nos publics et à perdre progressivement notre fonction de médiation au profit d’un travail constant et chronophage de gestion de la difficile cohabitation des usagers. Malgré nos efforts, un public avait fini par en chasser un autre, des familles et des personnes âgées ayant progressivement représenté une moindre part de notre public.
10C’est lorsque nous avons rouvert, avec une identification plus claire de nos missions et de nouvelles règles d’accueil, à la fois plus cadrantes et plus contenantes, que nous avons pu enfin observer une mixité sociale plus opérante, c’est-à-dire à la fois une grande diversité de publics, mais aussi leur capacité à partager un lieu et à nourrir des liens faibles ou des liens forts majoritairement positifs et sereins. Ce qui pouvait être interprété comme un processus de « fermeture » à travers des conditions d’accueil plus strictes avait au contraire ouvert l’accès de la médiathèque à de très nombreux habitants qui n’y venaient pas ou plus, sans pour autant que le public jeune ne déserte à son tour les lieux dans une logique de vases communicants. Nos différents publics trouvaient enfin une place, ensemble, dans le lieu.
Reconnaître la place du conflit
Choisir entre mixité des publics ou absence de conflit
11La recherche-intervention nous a poussés à reconsidérer la question du conflit, la place que nous étions prêts à lui accorder et la manière dont nous nous proposions de le traiter.
12Au fil des années, nous étions devenus familiers des situations de conflit, puisque nous en rencontrions quotidiennement dans nos espaces. Nous pouvions identifier plusieurs types de situations conflictuelles :
- Des conflits liés aux liens faibles et au partage d’un même lieu public. Il était question de partage des ressources (magazines, ordinateurs), des espaces (les ados installés dans l’espace des tout-petits), du niveau de bruit, de la politesse dans les interactions, etc. Certains de ces conflits étaient extérieurs à la médiathèque et relatifs au partage des espaces publics : ainsi il arrivait régulièrement qu’un différend initié dans la rue se termine au sein de notre institution.
- Des conflits liés aux liens forts entretenus par des groupes d’usagers déjà constitués. Cela concernait principalement les enfants et les adolescents, qui venaient ensemble, et entraient en conflit pour des motifs en général extérieurs à leur fréquentation des lieux. Il est arrivé cependant, et notamment dans les derniers mois avant la fermeture, que l’enjeu du désaccord devienne l’appropriation de l’espace de la médiathèque, certains s’arrogeant le droit de déterminer si les autres pouvait entrer ou non sur ce « territoire ».
- Des conflits entre les usagers et l’institution, liés à l’acceptation et au respect du règlement. Cela concernait majoritairement (mais non exclusivement) des publics jeunes qui refusaient de se plier aux règles communes ou n’y parvenaient pas. Ce dernier cas de figure concernait notamment la venue en groupe nombreux des adolescents ou la fréquentation pendant la journée entière par des enfants plus jeunes : ces situations induisaient systématiquement des écarts vis-à-vis des règles collectives, même lorsque les jeunes ne témoignaient pas d’opposition particulière au règlement.
13Que sous-tendaient ces conflits ? Des attentes, des représentations, des usages différents de notre lieu de la part de ses usagers. Mais aussi des tensions sociales propres au quartier et aux relations nourries à l’extérieur de la médiathèque, qui dépassaient par leur ampleur ce que nous étions en capacité de traiter. La solution mise en œuvre ne pouvait se limiter à nos murs.
- 1 Mathilde SERVET, Les bibliothèques troisième lieu, mémoire d’étude de conservateur des bibliothèqu (...)
14Paradoxalement, et bien qu’il constitue notre quotidien, nous avions tendance à considérer le conflit comme une anomalie, une variable gênante à éliminer de l’équation. Dans le modèle de la médiathèque troisième lieu, il est frappant d’observer à quel point celui-ci n’est décrit que par son absence : « Soumis au regard des autres, les individus évitent les comportements déviants et il se produit une forme d’émulation au crédit du “bon” comportement. Les troisièmes lieux promeuvent un système de valeurs prévalant tacitement : le respect, la tolérance, l’ouverture, la bienséance y règnent. »1 Nous visions donc l’absence de conflit.
15Non seulement cela ne fonctionnait pas très bien, mais cette posture contribuait à une forme de passivité. Non parce que nous nous étions résignés à la situation : nous n’avons eu de cesse de chercher et d’expérimenter de nouvelles solutions face aux incivilités, de la formation des équipes au recrutement d’un médiateur en passant par un travail sur les règles d’accueil et l’instauration de sessions d’immersion pour valider le retour de certains jeunes ayant été exclus à la médiathèque. Nous parlons ici de « passivité » non parce que nous n’agissions pas, mais parce que nous nous percevions comme les victimes de ce conflit.
16La recherche-intervention nous a conduits à nous positionner bien davantage comme un acteur dans la régulation des conflits. Le conflit est inhérent à une société démocratique vivante. Si la médiathèque remplissait effectivement le rôle qu’elle s’était attribué d’accueillir une large partie de la population dans ses murs, elle devenait naturellement la caisse de résonance des enjeux qui traversent notre société : questions sociales, identitaires, enjeux d’inclusion, d’exclusion, etc. La médiathèque lieu de vie et de lien social ne pouvait pas faire l’économie du conflit, ni se contenter de le subir. Au contraire, au regard de notre fonction d’institution culturelle démocratique, nous avions un rôle actif à jouer : accompagner nos publics dans la traversée du conflit, vers la reconnaissance de l’autre, le respect mutuel et la capacité à faire société ensemble.
- 2 Thierry PAQUOT, L’espace public, Paris, La Découverte, 2015 (coll. Repères. Sciences politiques-Dr (...)
17Jane Jacobs comme Ray Oldenburg font tous deux l’éloge des liens faibles qui favorisent une société démocratique. Il y a peut-être eu là un malentendu dans la réappropriation du concept de troisième lieu : de fait, cela ne signifie en aucun cas que ces liens soient toujours aisés, fluides et positifs. Vivre ensemble, c’est se rencontrer, parfois se heurter, se confronter. Une société démocratique est une société qui débat, affirme des désaccords, assume la conflictualité et cherche à la traverser. C’est ce que souligne Thierry Paquot, philosophe de l’urbain, lorsqu’il insiste sur le rôle joué par les espaces publics : « ces espaces publics […] mettent en relation, du moins potentiellement, des gens, qui s’y croisent, s’évitent, se frottent, se saluent, conversent, font connaissance, se quittent, s’ignorent, se heurtent, s’agressent, etc. Ils remplissent une fonction essentielle de la vie collective : la communication. Ils facilitent l’urbanité élémentaire et reçoivent, comme un don anonyme et sans réciprocité attendue, l’altérité. […] C’est dans ces espaces publics que le soi éprouve l’autre. C’est dans ces espaces publics que chacun perçoit dans l’étrangeté de l’autre la garantie de sa propre différence. »2
18Ainsi, à l’issue de cette recherche, nous avons moins cherché à mettre en œuvre une mixité sociale idéale exempte de toute conflictualité et davantage reconsidéré notre rôle comme un rôle actif d’articulation plutôt que de synthèse.
Questionner la notion d’accueil inconditionnel de tous les publics
19L’accueil inconditionnel de tous les publics constituait un autre pivot du projet de la médiathèque. Nous le revendiquions avec force auprès de nos partenaires et de la municipalité. Quel autre lieu public était ouvert à tous les habitants de la ville ? Quel autre lieu pouvait se prêter à une venue sans besoin précis identifié ? Cela nous semblait être l’une des pierres angulaires de la médiathèque comme espace démocratique de rencontre, de mixité sociale et d’échange.
20Cette notion pourtant faisait débat. Lorsque nous évoquions la difficulté à gérer les incivilités quotidiennes, la Direction de la culture comme les partenaires sociaux et de la jeunesse se demandaient pourquoi nous n’exigions pas une carte d’inscrit de la part des jeunes de moins de 18 ans, voire de l’ensemble du public. Nous défendions le fait que les incivilités émanaient la plupart du temps de jeunes que nous connaissions bien, et que cela ne changerait pas la donne. Nous arguions aussi que nous ne souhaitions pas refuser l’accès à des mineurs qui venaient pour la première fois ou dont les parents ne se déplaçaient pas facilement pour réaliser les démarches d’inscription. Cela aurait exclu une partie de ceux pour lesquels la fréquentation de nos lieux était la plus fragile et cela nous semblait incompatible avec notre rôle de démocratisation culturelle. Lorsque nous avons instauré de nouvelles règles d’accueil, nous avons choisi d’exiger la carte d’inscription uniquement auprès des quelques personnes qui posaient des difficultés réitérées et pour lesquels une rencontre avec les parents, s’ils étaient mineurs, ainsi qu’une pièce d’identité, nous semblaient indispensables au respect des règles communes. C’était donc un type de comportement, et non un type de public, qui induisait de devoir décliner son identité.
21Joëlle Bordet, en écho à nos partenaires, nous a poussés à questionner cette notion d’accueil inconditionnel. Jusqu’ici, nous l’avions utilisée couramment sans réellement chercher à la définir précisément. Que signifiait-elle ? La confrontation de cette notion avec les situations d’accueil était-elle opérante ou synonyme d’écueils ?
- 3 « They try to be all things to all people. » Anne Goulding citée dans le mémoire de Mathilde SERVE (...)
22Là encore, le contexte doit être pris en compte. Par exemple, prôner l’inconditionnalité de l’accueil dans une médiathèque qui accueille un public restreint pour l’usage de services spécifiques (comme des bibliothèques proposant essentiellement du prêt de document) relève plus de la position de principe que d’une problématique concrète d’accueil des publics. Les situations qui peuvent bousculer le fonctionnement de l’institution restent alors marginales. Mais qu’en est-il pour des établissements qui « tentent d’être tout pour tout le monde »3, si l’on reprend l’expression d’Anne Goulding, citée par Mathilde Servet ? Si l’usage marginal devient central, alors l’équilibre risque fort de se rompre et l’institution de ne plus parvenir à remplir ses missions.
23Cette posture – assumer de ne pas pouvoir, ni savoir faire – allait à contre-courant de ce que nous avions prôné jusque-là : le mythe du bibliothécaire couteau-suisse capable d’absorber toutes les missions et de développer toutes les compétences. De fait, accueillir tous les publics dans un même lieu est déjà difficile et nécessite un réel engagement de la part des bibliothécaires. Les accueillir pour tout faire, pour répondre à tous leurs besoins, s’apparentait à une mission impossible. Si la médiathèque voulait accueillir une grande diversité de public, la condition pour que cela ne devienne pas, à proprement parler, ingérable au quotidien était de ne plus chercher à accueillir tout le monde et pour tout faire.
24Que cela signifiait-il ? L’accueil continuait bien évidemment à être ouvert sans condition d’âge, d’origine, de sexe, de condition sociale ou de documents officiels. Nous ne demandions d’ailleurs pour l’inscription qu’un simple justificatif d’identité et aucun justificatif de domicile. La médiathèque était ouverte à tous, sans qu’il soit nécessaire de décliner son identité ou de faire état d’un projet préalable. Cependant, l’accueil n’était pas tout à fait inconditionnel car il était relié à des missions mieux identifiées et à des règles plus explicites. Il devait exister un contrat tacite entre l’institution et l’usager de reconnaissance de la fonction de la médiathèque et d’accord sur son règlement. Que l’on ne lise pas dans cette « reconnaissance » une simple question d’utilisation des services : on peut venir à la médiathèque pour des besoins précis et identifiés, mais aussi avec des envies floues, ou utiliser les lieux essentiellement pour leur valeur symbolique. Des usages très spécifiques (utilisation des collections, du matériel numérique) peuvent côtoyer des usages plus alternatifs, voire marginaux (passer du temps dans un lieu socialement valorisant, rassurant, inspirant, vivant, chauffé, etc.).
25Notre nouvelle charte d’accueil stipulait que les jeunes qui venaient devaient « utiliser nos services ». Cette terminologie ne manquera pas de heurter les valeurs de certains, elle a d’ailleurs bien sûr fait débat en interne et au sein même de l’équipe de direction. Ce choix semble entrer en contradiction avec ce qui vient d’être développé. D’un point de vue théorique, c’est le cas, car cela exclut justement toute une palette d’usages symboliques ou alternatifs du lieu. D’un point de vue pragmatique, cela visait à faire prendre conscience aux jeunes du fait que la médiathèque avait des missions définies, qu’il existait différents lieux dédiés à la jeunesse sur la ville et que nous ne pouvions pas centraliser l’accueil de tous les jeunes de la ville.
26Ce qui était précisément notre situation, les trois quarts des adolescents de la ville fréquentaient la médiathèque à certaines périodes. Nous affirmions par ces nouvelles règles que si nous étions bien l’un des lieux d’accueil des jeunes, nous ne pouvions pas rester le lieu principal accueillant toutes les activités de tous les jeunes. Cette mesure, qui peut choquer sur le plan symbolique, était temporaire et visait à refaire circuler les jeunes au sein des différents services qui leur étaient destinés. Il semble qu’elle a été efficace car elle a permis à la médiathèque de retrouver un rôle complémentaire aux côtés des acteurs de l’enfance et de la jeunesse, lesquels ont pu reprendre leur place. Une fois que nous étions sortis de l’embolie, nous pouvions bien sûr accepter la jeunesse dans ses usages parfois détournés du lieu : étant devenu un usage alternatif et non plus central de notre espace, cela ne mettait plus en péril notre capacité à remplir notre mission de service public.
27En fait, ce choix temporaire et pragmatique nous a permis de reconnecter l’accueil à notre fonction culturelle. Le fait que les jeunes viennent pour « être là », et non pour venir à la médiathèque, induisait qu’il était difficile de les engager dans des activités et dans des projets.
Penser l’accueil, non en soi, mais à partir de notre fonction culturelle
- 4 Bertrand CALENGE, « La sidération du troisième lieu », blog Bertrand Calenge : carnet de notes, 12 (...)
28Dans un article de son blog intitulé La sidération du troisième lieu4, qui n’a pas manqué de faire débat, Bertrand Calenge rappelle combien il est essentiel que l’accueil soit rattaché aux fonctions du lieu : « […] le concept d’une bibliothèque largement ouverte, claire, accueillante, confortable, attentive à ses usagers, n’a rien de neuf. Sans me prétendre visionnaire, c’est ce que j’avais défendu dans un ouvrage intitulé Accueillir, orienter, informer. Sauf que cet ouvrage défendait l’idée que l’accueil – dans ses dimensions multiples et complexes – ne se comprenait qu’associé aux deux autres termes […]. »
29Ainsi, la focale mise sur les publics, leurs besoins, les espaces qui leur sont dédiés, leur capacité à contribuer au projet de la médiathèque, voire à le co-construire, ne doit pas à notre sens conduire à considérer que leur accueil vaut en soi, décorrélé de toute fonction, c’est-à-dire de notre fonction culturelle et informationnelle. Accueillir la moitié de la population, très bien, mais comment y lire la réussite du projet de lecture publique si cela implique de desserrer le lien censé unir solidairement cette fréquentation avec la mise en acte de nos missions de service public ?
30C’est pour cette raison qu’une partie du travail accompagné par la recherche-intervention a consisté à redéfinir ce qu’était la médiathèque – c’est-à-dire ce que l’on y faisait – et, en miroir, ce qu’elle n’était pas. L’objectif était de pouvoir repartager au sein de l’équipe, avec nos partenaires et le public une représentation partagée du lieu. Car, sans définition précise, celui-ci ne faisait plus autorité, ses modalités d’accueil étaient fragilisées par une approche extensive qui poussait à la dissolution. Conserver une part d’indétermination pensée en tant qu’espace de liberté et de créativité est intéressant, mais cela implique par ailleurs un pivot bien identifié autour duquel articuler l’activité et l’accueil du public.
- 5 Mathilde SERVET, op. cit., p. 59.
31En particulier auprès du public jeune qui, pour se construire, a besoin d’espaces contenants et cadrants. Mathilde Servet, dans son mémoire, anticipait le risque d’indéfinition du troisième lieu : « Ceci nous place face à une image contrastée de ces établissements : s’ils savent ce qu’ils ne veulent plus être, ils n’ont pas encore forcément cerné en quoi résidaient exactement leurs nouvelles missions, ni résolu certains paradoxes en particulier celui de s’avérer parfois liberticides alors qu’ils érigent la liberté de l’usager en principe majeur. »5 C’est à partir du constat de cet écueil que nous avons retravaillé pour proposer un accueil peut-être moins inconditionnel, mais plus inclusif, notamment en direction du public jeune.
Comment accueillir les adolescents à la bibliothèque ? De l’accueil inconditionnel à l’accueil inclusif
De quoi la violence est-elle le symptôme ?
32La question que nous avions posée en amont de la recherche était de savoir qu’elles étaient les fonctions et les limites de la médiathèque troisième lieu dans un contexte de forte mixité sociale et de présence massive du public jeune et adolescent. Notre problématique au quotidien était, plus prosaïquement, de réguler incivilités et actes de violence, afin de pouvoir continuer à assurer nos missions de service public dans des conditions acceptables pour le public comme pour le personnel.
33Le premier pas de côté qu’a permis la recherche-intervention a été de réaliser que la violence n’était pas en soi notre objet de travail, qu’elle était le symptôme de quelque chose d’autre et que c’était précisément sur ce quelque chose en question qu’il fallait intervenir pour résoudre nos difficultés. C’est ce qui nous a conduits, pour l’identifier, à mieux appréhender les liens avec le quartier, mais aussi à analyser la nature de nos missions et de nos modalités d’accueil. Nous n’étions pas les simples victimes d’actes de violences, nous étions les acteurs d’un système qu’il fallait décrypter pour comprendre quels leviers actionner.
34Le second pas de côté a été de cesser de réduire la médiathèque à son symptôme de violence. Faire face à des situations difficiles quotidiennes conduit à travailler dans un contexte de stress et d’urgence continus qui ne facilite pas la prise de recul ni la posture analytique. L’activité finit par se réduire à la gestion des difficultés et à celle de leur impact sur l’accueil du public et les conditions de travail des équipes. Ce qui peut finir par conduire vers des solutions de nature sécuritaire. C’est ce que nous avons expérimenté : après avoir refusé pendant des années la présence d’un vigile et privilégié des options de médiation, la direction de la médiathèque a fini par demander la présence d’un agent de sécurité.
35Aurions-nous, sans la recherche, réussi à porter notre regard ailleurs, à mobiliser nos ressources et à mieux nous appuyer sur nos partenaires pour sortir de la crise ? Ce qui est certain, c’est que cet accompagnement nous a permis de revenir à une action positive, de cesser d’explorer la difficulté à laquelle nous nous heurtions et de revenir à ce qui dans notre travail, nos valeurs, nos compétences, pouvait nous permettre de sortir de l’impasse.
36La violence n’est pas acceptable. Il ne s’agissait donc en aucun cas de nier la gravité de la situation en regardant ailleurs. Nous avons trop souvent entendu qu’il ne fallait pas dramatiser, que la situation était pire dans d’autres lieux, que notre ressenti était sans doute exagéré face à la réalité des faits. Sans doute la féminisation et la représentation sociale de notre profession « cultivée » pouvaient-elles aussi conduire à considérer que nous faisions preuve de sensibilité face à des situations qui étaient monnaie courante dans des quartiers populaires. Cela nous a appris à cesser de qualifier les faits, qualifications sujettes à interprétations et à privilégier leur description neutre et objectivable pour être mieux entendus.
37En tout état de cause, et si l’équipe faisait preuve de beaucoup de courage au quotidien pour affronter des situations difficiles, notre métier n’était pas d’éradiquer la violence. La recherche nous a permis de nous réapproprier la question à partir de ce que nous étions : que nous disait la violence de la médiathèque et que pouvions-nous en faire avec la culture ? Comment aussi accepter une forme de désidéalisation de notre public et de notre rôle sans pour autant renoncer à nos valeurs ?
Faire autorité : un enjeu d’inclusion et de médiation pour éviter la solution sécuritaire
38Vis-à-vis des jeunes, nous avions cherché à ouvrir largement l’accès à la médiathèque et à assouplir certaines conditions d’accueil. Il s’agissait pour nous de ne pas faire de la médiathèque le temple silencieux de la culture mais d’accepter la vie, le mouvement et parfois le bruit, dans une logique inclusive de ces publics. Or, l’absence d’identification suffisamment claire du lieu, de ses missions et de ses règles conduisait paradoxalement à un processus excluant pour certains d’entre eux. Les jeunes qui partageaient les codes implicites du lieu le fréquentaient sans difficulté. Ceux qui ne les percevaient pas se trouvaient systématiquement en défaut vis-à-vis du règlement, dans une relation conflictuelle à l’institution : ils finissaient par être exclus, et lorsque nous n’avons plus réussi à faire appliquer ces exclusions et qu’elles ont généré des réactions menaçantes, nous avons mis en place des solutions sécuritaires en postant un agent à l’entrée des lieux.
39La recherche-intervention nous a permis de réaffirmer la fonction d’autorité de notre lieu. Les jeunes avaient besoin d’espaces accueillants qui soient en mesure d’énoncer des règles claires et explicites, ce d’autant plus qu’ils se trouvaient dans des lieux qu’ils devaient partager avec d’autres types de publics. Les règles adoptées ont fait l’objet de débats parfois passionnés avec nos collègues animateurs du service jeunesse. Était en jeu notamment la différence des modalités d’accueil de nos lieux : la carte d’inscription était impérative au service jeunesse et non à la médiathèque ; la médiathèque pratiquait l’exclusion en cas d’incivilité alors que la maison de la jeunesse, qui travaillait avant tout à ne jamais rompre le lien avec les jeunes, s’y refusait. Cependant, on ne peut pas comparer le principe de non-exclusion dans un lieu où l’on vient librement et que l’on partage avec d’autres publics (la médiathèque) et dans un lieu ouvert sur inscription à des groupes plus homogènes et restreints (le service jeunesse). Ainsi, nous n’avons pas fait le choix d’harmoniser les règles de nos lieux, considérant que celles-ci devaient être adaptées à nos modes de fonctionnement et qu’il était important que les jeunes comprennent que ce qui était permis à tel endroit pouvait ne pas l’être ailleurs. Savoir adapter son comportement aux différents lieux, tenir compte de la coprésence d’autres personnes, être identifié ici ou rester anonyme-là était pour eux un apprentissage démocratique : il s’agissait de ne pas se « fixer » dans un seul lieu, mais de circuler, à la fois dans l’espace, dans les institutions, mais aussi dans leurs représentations, leurs identités.
40Refaire autorité nous a permis de reprendre une réelle posture d’accueil, de revenir dans le champ de nos compétences, de notre fonction, de retrouver notre capacité à transmettre et faire médiation. Nous avons pu refonder l’accueil à partir de notre mission culturelle et pédagogique. Cela nous a offert une meilleure capacité à gérer les situations conflictuelles, car notre assise était plus solide.
41Ce changement de pratiques n’a pas toujours été évident à mettre en œuvre, rencontrant des résistances au sein de l’équipe. Il était difficile pour certains collègues d’assumer une posture d’autorité qu’ils percevaient comme un « mauvais rôle » ou comme excluante vis-à-vis de certains jeunes. De fait, il s’agissait d’être beaucoup plus stricts sur le respect des règles, de refuser fermement certains comportements, y compris lorsqu’ils n’émanaient pas de personnes posant habituellement problème. L’enjeu était surtout d’être collectivement cohérents en appliquant les mêmes pratiques. Il peut être tentant parfois de fermer les yeux ou de laisser un collègue intervenir quand une difficulté se présente. Le problème est que cela reporte sur les autres la charge d’appliquer le règlement et que l’incohérence de pratiques est très vite perçue par les jeunes et vient fragiliser l’ensemble de l’édifice. L’équipe de direction s’est fortement mobilisée à cette période pour faire en sorte que l’équipe applique ces règles de manière solidaire. Cela a été parfois difficile dans les mois qui ont suivi la réouverture, quand les incivilités avaient cessé. Nous insistions sur la nécessité de maintenir ce qui nous avait permis de sortir de la crise, mais la crise n’était plus perceptible dans le quotidien et cela pouvait sembler inutile à certains. Ceci d’autant plus que de nombreux collègues ayant pris leur poste après la crise, il leur était très difficile de se représenter ce que la médiathèque avait traversé et ce que le cadre que nous avions posé permettait de préserver ou de contenir.
42Nous avons par ailleurs insisté sur le fait nous ne devions pas déléguer la règle à d’autres (le service jeunesse, le collègue chargé en interne de la médiation auprès des adolescents, l’agent de conciliation placé à l’entrée, etc.), mais que tous, collectivement, nous étions en tant que maître des lieux et garants de l’accueil, porteurs de ce cadre et chargés de le faire connaître et respecter. On entend parfois des bibliothécaires affirmer que faire appliquer le règlement « n’est pas leur métier ». Il est vrai que si les incivilités atteignent un certain seuil, leur gestion peut devenir trop difficile à traiter et empiéter démesurément sur le reste du travail. Il y a alors besoin d’un appui extérieur. Mais en deçà de ce seuil, comment séparer, quand on travaille dans un lieu ouvert au public et a fortiori qui revendique d’être un espace de lien entre les habitants, le travail de médiation, du fait de s’assurer de la bonne cohabitation des publics, du respect des lieux et des règles ? Nous avons donc estimé que ce qui ne relevait pas de notre métier n’était pas le fait d’assurer le respect courant du règlement, mais le fait de gérer un certain degré d’incivilités ou de violences, qui dépassaient nos compétences et notre capacité numéraire.
Développer le rapport au monde des jeunes à travers la culture et le langage
43Une fois reposé le cadre, une fois écartées les incivilités et violences, nous avons pu retravailler auprès des jeunes à partir de notre mission culturelle. On aborde parfois les publics jeunes à travers certains biais qui peuvent être questionnés, une conception quelque peu salvatrice de la bibliothèque : « ils sont mieux dans nos murs que dans la rue, les pauvres, et ici nous leur apportons la culture » ; la déception : « nous leur apportons des ressources formidables mais au lieu d’en être reconnaissants, ils se comportent mal. »
44La recherche-intervention nous a incités à les aborder plutôt par la question du déplacement. Il s’agissait de prendre en compte leur rapport au monde. Comment les accompagner pour qu’ils s’emparent de nos lieux pour développer des usages culturels ? Comment leur donner à penser, à développer un esprit critique, à faire preuve de solidarité, à se positionner comme des citoyens ? Comment être à leur côté dans cette phase de construction de leur identité pour qu’ils puissent s’ouvrir à d’autres horizons, développer des espaces de symbolisation, circuler entre différentes façons d’être au monde ? Ces questions relevaient bien de notre mission de médiation culturelle, mais elles étaient complexes : comment y travailler ?
- 6 Sophie MARINOPOULOS, Une stratégie nationale pour la santé culturelle. Promouvoir et pérenniser l (...)
45Il semble plus facile d’y travailler en direction des enfants : les actions culturelles, les accueils de groupes et les partenariats qui les ciblent sont nombreux et établis de longue date. La notion de « malnutrition culturelle »6 est venue renforcer l’idée, s’il en était besoin, que les enfants, pour grandir et développer leur rapport au monde, ont besoin de la médiation de la culture et du langage.
46Pourquoi cela est-il plus difficile à transposer au public adolescent ? Sans doute cela vient-il du fait qu’il s’agit d’un public moins captif, plus autonome : il ne vient plus avec ses parents, mais plutôt entre pairs et s’inscrit moins spontanément dans des activités organisées que dans des usages libres. Les adolescents peuvent aussi faire peur, à travers des postures d’opposition ou d’affrontement et des affirmations parfois abruptes qui suscitent le malaise des professionnels. Pour prendre quelques exemples rencontrés, que répondre à un jeune qui refuse d’adresser la parole aux femmes, qui revendique une activité de dealer, qui affirme que les attentats n’ont pas eu lieu ? Ces affirmations et ces actes sont susceptibles de choquer les professionnels et peuvent les mettre en difficulté pour trouver la bonne place à partir de laquelle intervenir et instaurer un dialogue.
- 7 Joëlle BORDET, Écouter les jeunes des quartiers populaires pour les accueillir dans la démocratie, (...)
47Le psychosociologue qui animait des séances d’analyse de pratiques nous avait invités à revenir sur ce type d’affirmation à partir de notre fonction culturelle et des ressources dont nous disposions, quitte à le faire dans un espace et un temps choisis, à distance des propos tenus. Joëlle Bordet a insisté auprès de nous sur l’importance de garder à l’esprit que les adolescents sont dans une phase de construction de leur rapport au monde et de leur identité. En tant que professionnels, nous devions pouvoir « jouer un rôle de tiers » pour les accompagner à travers la culture et le langage dans cette étape, en nous appuyant sur leur capacité à circuler entre différentes identités et manières d’être au monde. Donc sans les réduire dans nos représentations, de manière univoque, aux identités qu’ils peuvent parfois affirmer de prime abord de manière radicale. Le travail récent de Joëlle Bordet autour de l’esprit critique, qui propose des pistes opérationnelles7 très intéressantes pour travailler avec les adolescents, insiste sur ce point : « Il nous paraît très important de les écouter dans cette complexité et de pouvoir mettre à distance pour certains professionnels les stéréotypes et les peurs qu’ils génèrent. […] Accueillir les jeunes et penser avec eux suppose de dépasser ces mécanismes défensifs et d’être curieux de les accompagner dans cette complexité. Au-delà de cette affirmation “compacte” et de la complexité de ce qu’elle recouvre, les jeunes interviewés combinent souvent de façon singulière et parfois surprenante des catégories idéologiques qui semblent a priori incompatibles. […] Repérer les combinaisons de ces catégories idéologiques et ne pas les refuser permet avec les jeunes de faire tiers, afin qu’ils puissent mieux interroger ces relations entre pairs en lien avec les adultes. »
48Il nous semble que certaines formations proposées autour de l’accueil du public adolescent, et en particulier des difficultés d’accueil, optent trop exclusivement pour une approche comportementaliste (repérer le leader, lui parler à part du groupe, savoir se positionner, etc.), au détriment d’une approche pédagogique et culturelle qui vise à refaire lien avec les jeunes autour de notre mission de service public. Le problème est qu’il faut souvent choisir entre des formations axées sur les difficultés d’accueil ou des formations portant sur la conception de projets culturels mais qui prennent peu en compte la question relationnelle et la connaissance des publics. Si nous devions de nouveau faire face à des incivilités, nous formerions en priorité notre équipe à entrer en lien avec les jeunes à partir de nos compétences culturelles et à concevoir un projet d’accueil culturel tenant compte des spécificités de ce public.
49Certaines des actions que nous avions mises en place faisaient appel à une forme de pédagogie permettant à la fois d’écouter les jeunes et de les inviter à prendre du recul par rapport à leurs représentations du monde, à ne pas se figer dans des identités réductrices. Lors de vacances scolaires, nous avions par exemple proposé aux adolescents un atelier « Jouer à débattre » développé par l’association L’Arbre des Connaissances. Il s’agit d’un jeu de rôle conçu pour intéresser les jeunes aux questions scientifiques et à leur place dans la société. Sous la forme d’un procès, ils étaient invités à se répartir en trois groupes (la défense, l’accusation et les jurés) et amenés à se questionner et s’exprimer sur les impacts des innovations scientifiques dans la société. Le thème que nous avions choisi était celui de l’humain augmenté, le procès tournant autour de la question d’une entreprise commercialisant un implant oculaire. Cet atelier a été un grand succès, d’abord dans la constitution du groupe : les collègues porteurs de ce projet avaient réussi à faire participer à ce « Jouer à débattre » des groupes d’adolescents qui ne se mélangeaient d’habitude pas dans la médiathèque. Si on résume grossièrement, il y avait des « séjourneurs », d’ordinaire peu enclins à participer à ce que nous leur proposions, et des adolescents venant plutôt pour travailler sur place. Il faut souligner le rôle de l’association de prévention et des éducateurs intervenant sur le quartier : ils avaient largement contribué à établir un lien avec les jeunes et les avaient incités à participer. La séance s’était globalement bien déroulée, avec une belle implication de chacun. Un adolescent fréquentant très régulièrement la médiathèque, avec qui les relations étaient difficiles et conflictuelles, nous avait dit à la fin de l’atelier : « C’était bien, faudrait faire ça avec les gays. » Grande émotion pour nous de voir ce que ces quelques heures à manier la langue et le débat avaient produit ! Nous avons regretté que la gestion des incivilités nous ait laissés auparavant trop peu de temps pour développer ce type d’initiatives.
Encadré 8. La question de la circulation, par Joëlle Bordet
La médiathèque ne peut pas être la nouvelle place publique. C’est un lieu démocratique, au même titre qu’un centre social, une école ou une université par exemple. C’est un lieu qui a une mission spécifique. Sans mission déterminée, le risque est d’aboutir à une situation d’anomie généralisée. L’approche systémique des lieux est intéressante car elle permet de donner une place essentielle à cette question de la circulation. Ce qui fait la démocratie, c’est la circulation. J’entends par là le fait que lorsque l’on est à la médiathèque, on n’est pas au conservatoire, ni à l’école, ni à l’université. Nous sommes des citoyens parce que nous avons le droit de circuler entre des lieux différents, qui portent des missions de service public différentes, pour lesquelles il existe un projet politique. Il me semble essentiel que les médiathèques se situent au sein de cette circulation plutôt que dans une position de centralité. C’est ce que j’ai appris dans notre expérience : la médiathèque n’est pas un pivot central, pas plus que le centre social. L’enjeu derrière cela est celui de créer une ville propre à faire vivre la démocratie. Or la ville n’a pas besoin d’un substitut de place publique. Elle a besoin à la fois d’espaces publics et de lieux publics aux missions bien identifiées.
Aujourd’hui, l’un des problèmes que nous rencontrons est que nous supportons de moins en moins que les gens soient dehors, les jeunes en particulier, et surtout les jeunes des milieux populaires. La question de la démocratie qui nous est posée ici est celle du droit à circuler, et notamment à circuler à l’extérieur dans des espaces qui ne soient pas codifiés autour de missions. S’il devient difficile de se tenir dans les espaces publics, alors la tension se reporte sur les lieux qui portent des missions de service public. La crise sanitaire a ainsi empêché les jeunes de circuler, de retrouver leurs amis : cela a grippé la nécessaire articulation entre les lieux dédiés et l’espace public extérieur. Nous avons un travail très important à réaliser pour permettre à nouveau cette circulation. Le risque est de s’en tenir à une approche sécuritaire et à des rapports de confrontation au lieu de pousser les gens à réinvestir les espaces publics et à circuler dans et entre les lieux publics.
Se réapproprier la pédagogie : la coresponsabilité éducative de la médiathèque et l’apport des pédagogies institutionnelles
50C’est bien de culture et de pédagogie dont il est ici question. La médiathèque portait une coresponsabilité éducative auprès de ces jeunes et celle-ci ne se limitait pas à faire respecter le règlement.
51Mais nous nous heurtions, pour appréhender ce rôle, à une difficulté de taille qui touche aux représentations qui ont cours dans notre profession. De fait, la pédagogie ne va pas de soi en médiathèque. Elle semble réservée au cadre de l’école et, depuis plusieurs décennies, les bibliothèques n’ont eu de cesse de se démarquer de l’approche scolaire des savoirs et de la culture pour affirmer leur identité, en creux de l’Éducation nationale, à travers une médiation fondée sur le plaisir de la lecture et l’exploration non utilitaire des ressources culturelles.
52Or il est réducteur d’appréhender la fonction éducative exclusivement par le prisme de l’enseignement, de l’apprentissage et du rapport aux savoirs. Cela pousse à définir des périmètres dissociés et à faire de la pédagogie un impensé pour la bibliothèque. Sur le terrain, cela conduit à une situation paradoxale et inconfortable : les bibliothécaires ne sont pas formés à la pédagogie, elle n’est pas intégrée en tant que telle dans les projets menés. Cependant, ils se trouvent confrontés sur le terrain à devoir la mettre en œuvre au quotidien avec les jeunes, autour des questions de vivre ensemble et de bien commun par exemple. La médiathèque, en tant que lieu privilégié de contact avec l’autre peut permettre la mise en œuvre d’une réelle pédagogie de l’altérité, qui nous semble indispensable à la démocratie.
53La question se pose également pour certains parents, notamment dans les quartiers populaires, qui ont une représentation de la médiathèque comme lieu associé à l’école et au savoir, où l’on s’occupe des enfants. Par exemple, une situation récurrente est celle de l’aide aux devoirs. Jusqu’où peut-on aller en tant que bibliothécaire ? Souvent, deux postures se dégagent : la première, assez naturelle et spontanée, est celle d’aider car il est toujours difficile de dire non à des demandes que l’on sait essentielles pour la personne (il en va de même pour l’accompagnement de l’accès aux droits). Le risque étant de créer une demande de plus en plus importante qui va nous emboliser petit à petit et prendre le pas sur d’autres missions. La deuxième posture, tout aussi compréhensible, est celle du refus de faire du soutien scolaire car les bibliothécaires ne sont pas des enseignants. À partir de ce constat, comment la médiathèque peut-elle penser cette question de la pédagogie et porter la coresponsabilité éducative ? Plusieurs pistes de travail nous semblent pouvoir être explorées.
54La première est de considérer que la parentalité n’appartient pas au seul cadre familial. De nombreux acteurs co-éducateurs interviennent : les professeurs, les animateurs, les éducateurs, les travailleurs sociaux… Quelle place pour les bibliothécaires dans ce système d’acteurs ? Au-delà de la question des enseignements, comment contribuer à l’émancipation et au développement de l’autonomie des enfants, à l’apprentissage du collectif ? La médiathèque, comme l’école ou le centre de loisirs, ne peut-elle pas être en tant que lieu public un lieu d’expérience du vivre-ensemble et du bien commun ? Les bibliothèques auraient peut-être intérêt à regarder davantage du côté des pédagogies institutionnelles. En effet, les premières bibliothèques pour enfants en France, l’Heure Joyeuse ou la Joie par les livres – devenue ensuite la Petite bibliothèque ronde –, ont beaucoup emprunté à ces pédagogies (Freinet par exemple) pour rendre les enfants véritablement acteurs du lieu. Cela nécessite une prise en compte individuelle des jeunes, ce qui n’est pas toujours possible dans de grandes structures où les bibliothécaires doivent répondre à de nombreuses sollicitations. Le conseil aux lecteurs, essentiel, a pris parfois le pas sur la médiation de contenu d’œuvres. Peu nombreuses sont, par exemple, les médiathèques qui vont inclure dans les postes de service public des postes de lecture d’albums en section jeunesse en plus de la traditionnelle banque de prêt/renseignements. Cela suppose également de savoir se positionner en tant que bibliothécaire et en tant qu’adulte dans la médiathèque, ce qui n’est pas toujours évident tellement les situations sont multiples. Comment partager la responsabilité éducative avec les autres adultes présents ? Le positionnement ne sera pas le même en présence d’un groupe tel qu’une classe accompagnée par son professeur, avec un enfant en présence d’un parent, avec des enfants venus seuls sur place… Sur la question de la coéducation, là encore, le partenariat semble être le rouage principal du système. Pour reprendre l’exemple de l’aide aux devoirs, la médiathèque a tout intérêt à se positionner comme lieu ressource, en complémentarité avec les autres services ou associations du territoire, ou encore en développant des projets comme le dispositif porté par l’association Coup de Pouce8.
55La seconde piste est de cesser de travailler la parentalité essentiellement en direction de la petite enfance. La plupart des appels à projets subventionnés « soutien à la parentalité » concernent cette tranche d’âge. S’il apparaît fondamental de travailler en direction des familles des tout-petits en les associant aux temps de médiation, comme le font par exemple les dispositifs « Des livres à soi » porté par le Salon du livre et de la presse jeunesse de Montreuil ou « Premières pages » du ministère de la Culture, la relation avec les parents s’estompe souvent lors de l’entrée à l’école élémentaire. L’approche proposée par la médiathèque est en général tournée vers la sensibilisation des parents aux pratiques culturelles partagées avec leur enfant. Au-delà de trois ou six ans, la médiathèque appréhende souvent la question de la parentalité à travers des fonds dédiés tournant en particulier autour des troubles ou situations particulières (dyslexie ou handicap par exemple). L’un des enjeux est de réussir à conserver le lien tissé avec les parents des tout-petits, d’être dans la coparentalité et de ne pas devenir uniquement un lieu pourvoyeur d’activités périscolaires. Pour y tendre, les partenaires sont essentiels, d’autant plus dans un contexte où les moyens financiers et humains sont le plus souvent en baisse.
Comment concevoir des espaces qui accueillent nos publics tout en assurant la médiation de leur rapport au monde et de leur rapport aux autres
Identifier la fonction transitionnelle de la médiathèque
L’espace transitionnel, espace de l’expérience culturelle et du rapport au monde
- 9 Donald W. WINNICOTT, Jeu et réalité : l’espace potentiel, Paris, Gallimard, 2002 (coll. Folio essa (...)
56Revenons à la question des lieux, en lien avec cette problématique de l’accueil. Pour mieux identifier comment les espaces peuvent contribuer à accompagner le public dans la construction de soi et le rapport à l’altérité, nous pouvons faire un détour par Donald Winnicott, pédiatre et psychanalyste dont les travaux ont été repris en architecture. Celui-ci développe l’idée qu’il existe une aire intermédiaire de l’expérience, qui se trouve au croisement de la subjectivité interne et du monde extérieur9. C’est dans cet « espace potentiel » ou « espace transitionnel », qui mêle réalité objective et investissement subjectif de la réalité, que se situe selon lui l’expérience culturelle, l’activité créative et la capacité à se constituer en tant que sujet. Dans ses travaux sur l’enfance, Winnicott fait justement le lien entre le développement de l’enfant et la notion d’espace transitionnel. Pour le bébé, cet espace est celui qui à la fois l’unit et le sépare de la mère. Or l’enfant n’a pas seulement besoin d’être nourri et changé, pour grandir il doit aussi être entouré de soins, d’amour, d’attention, et à certains moments disposer d’autonomie, donc pouvoir se séparer de sa mère. Un enfant à qui l’on offre soutien, confiance et autonomie pourra disposer d’un espace potentiel immense dans lequel se construire et développer une vaste expérience culturelle du monde, des représentations et des désirs larges. Un enfant qui ne dispose pas de cette chance se développera dans un espace beaucoup plus restreint. L’espace transitionnel des adultes est en quelque sorte le prolongement de cet espace transitionnel qui se constitue dès la petite enfance.
- 10 Nudges : voir note 14.
57Une piste que nous pourrions explorer est d’appréhender la médiathèque en tant qu’espace transitionnel dans lequel peuvent se développer les rapports au monde, aux autres et à soi. Et ce d’autant plus qu’il s’agit d’un espace culturel, l’expérience culturelle ayant de fait chez Winnicott une fonction transitionnelle. Ce détour par la psychanalyse ne présente pas la praticité opérationnelle du merchandising ou des « nudges »10. Mais il offre des pistes intéressantes pour penser les espaces et leur aménagement.
Les usages symboliques des espaces, au-delà des usages pratiques
58Les besoins d’ordre symbolique de notre public étaient bien présents dans le discours général que nous tenions sur la médiathèque et sur ses missions de service public : par exemple se construire, développer son ouverture d’esprit, son rapport à l’altérité, sa capacité à faire preuve d’esprit critique, etc. A contrario, la conception des espaces, comme les enquêtes de publics et de satisfaction, était plutôt fondée sur une analyse des besoins et des usages d’ordre pratique : choisir des documents et les emprunter, raconter une histoire à ses enfants, s’installer en groupe pour échanger ou pour travailler, jouer au jeu vidéo, utiliser les outils de création numérique, consulter une borne de culture libre, circuler entre les pièces, croiser nos dispositifs de médiation, etc. La question du rapport à l’autre était souvent envisagée à partir du prisme du zonage, censée permettre que les publics et les usages puissent cohabiter, voire entrer en lien sans se gêner.
59La notion d’espace transitionnel peut nous inciter à tenir davantage compte des besoins symboliques à partir desquels nous construisons le projet de service et sa mise en espaces. Intuitivement, nous en tenions compte, mais sans le formuler de manière explicite. L’équipe qui avait contribué au projet d’ouverture était très investie pour faire vivre les lieux, organiser les espaces et les rendre accueillants. Elle faisait preuve de beaucoup de créativité, proposait régulièrement des transformations d’espaces, était attentive à proposer des aménagements vivants, conviviaux et chaleureux. Nous disposions de collègues prêts à bricoler et réalisions beaucoup de choses de manière autonome, de la fabrication de meubles de présentation de documents « maison » à l’installation de décors temporaires pour accueillir une résidence d’artiste ou l’aménagement d’espaces modulables pérennes, comme une cabane géodésique, un espace d’écoute de musique rappelant un coin salon, etc. Je pense que le public percevait l’attention qui lui était portée, la volonté de l’accueillir en tant que personne et non en tant que simple usager de services.
- 11 Joëlle LE MAREC, Essai sur la bibliothèque : volonté de savoir et monde commun, Villeurbanne, Pres (...)
60Que pourrait apporter un aménagement des espaces qui tiendrait plus explicitement compte de leur fonction transitionnelle et des besoins symboliques des publics ? Joëlle Le Marec, dans Essai sur la bibliothèque, évoque le fait que cette attention aux publics ne relève pas d’une simple posture d’accueil : « Cette attention et ce respect ne sont non pas des éléments qui relèvent d’un savoir-vivre aimable et sans portée, et qui n’auraient pas leur place dans la gestion des fonctionnements institutionnels. Ils sont la base du lien entre l’intime et le politique, dont nous dépendons pour vivre. » 11
La fonction culturelle des espaces, un enjeu démocratique
61Quels sont les lieux qui accueillent chaque individu aujourd’hui en tant que personne qui rêve, se construit, et non pas seulement pour répondre à un besoin précis ? Quels sont les lieux qui se proposent d’accueillir sans critère et sans contrepartie (financière, fourniture de données personnelles, etc.) chaque citoyen pour répondre à ces besoins fondamentaux ? Quels sont ceux qui parviennent dans les faits à attirer une réelle mixité de publics ? Il en existe peu. Nombreuses sont les institutions publiques qui tendent à dématérialiser leurs services et ne procèdent plus à l’accueil sur place, sauf pour répondre à des besoins extrêmement spécifiques. Les commerces répondent à des besoins de consommation bien déterminés ; de nombreuses sociétés de services ne vous proposent en guise d’accueil qu’un labyrinthe téléphonique de réponses préenregistrées ; les algorithmes vous calculent à partir des traces que vous laissez sur le web et vous donnent moins accès à l’inconnu qu’à la similitude vis-à-vis de vos choix précédents ou des choix de ceux qui vous ressemblent.
62Dans ce paysage, la médiathèque n’offre pas seulement d’accéder à la culture via des ressources et des services, mais d’abord à travers la reconnaissance de la part culturelle des sujets qu’elle accueille, de leur identité et de leur rapport à l’autre qu’elle n’a de cesse de chercher à tisser.
63La médiathèque est un lieu dans lequel on peut venir sans projet bien défini, pour être et non pas seulement pour faire. Notre fonction culturelle ouvre à cette diversité d’usages. Pour autant, ce lieu des possibles ne peut pas devenir un lieu sans fonction définie. En pensant proposer aux adolescents qui venaient nombreux à la médiathèque un « champ des possibles à investir », nous avions parfois abouti à les laisser reconstruire au sein de l’établissement leur « chez eux », déconnecté de notre fonction. Nous ne jouions plus alors notre fonction transitionnelle, nous ne leur permettions plus de se saisir de nos ressources pour se construire et développer leur rapport au monde. Nous remplissions en réalité des usages, qui sous couvert de diversification de nos services, représentaient pour eux un espace restreint au familier.
64Il semble que les espaces dédiés aux enfants, et notamment aux tout-petits, tiennent plus facilement compte de cette fonction transitionnelle. Peut-être parce que les bibliothécaires jeunesse sont sensibilisés à cette notion d’espace transitionnel, davantage vulgarisée dans la formation à l’accueil des tout-petits ? Il nous est souvent arrivé, en visitant une médiathèque, d’être frappées par la coexistence d’espaces adultes conçus de manière exclusivement fonctionnelle et parfois assez mornes et d’espaces pour les enfants de 0 à 6 ans appelant au jeu et au rêve, explicitement délimités, très chaleureux, agrémentés d’illustrations représentant des univers oniriques, équipés d’accessoires ludiques. Ces espaces étaient précisément conçus pour proposer à l’enfant une médiation de son rapport à lui-même et à ce qui l’entoure. Pouvons-nous porter la même attention au reste de notre public ? L’adolescent et l’adulte eux aussi ont besoin d’attention, de culture et de jeu.
Utile, utilisable, désirable… habitable ?
Façonner les comportements, est-ce compatible avec notre éthique ?
- 12 Il s’agit de penser les services en se plaçant du point de vue de l’usager. Pour ce faire, on comm (...)
65Lorsqu’un nouveau collègue intégrait l’équipe, son accueil comprenait un usage libre de la médiathèque le premier mercredi après-midi. Nous lui proposions d’utiliser les espaces à sa guise, de s’inscrire, lire, emprunter, travailler, regarder un film, ne rien faire. Nous voulions qu’il fasse, à travers cette immersion, l’expérience sensible de la médiathèque en tant qu’usager avant que son regard ne se professionnalise et ne l’oblige, pour ce faire, à travailler avec des méthodes projectives de type « persona »12. Il ne s’agissait pas seulement de lui faire tester des services précis mais de lui proposer de s’immerger dans l’atmosphère de la médiathèque. A posteriori nous pourrions aussi dire d’en tester la fonction transitionnelle.
66Le détour par la fonction transitionnelle et culturelle des espaces nous a conduites à nous interroger sur l’importation croissante des méthodes comportementalistes, prônées en faveur de la transformation publique et qui ont largement été vulgarisées dans le champ de l’aménagement des espaces. Une médiathèque qui porte attention à son public en tant que sujet qui se construit peut-elle être aménagée à travers le prisme de la rationalisation des comportements, de l’influence, de l’utile et du pratique ? On peut lire un paradoxe entre les objectifs éthiques que nous poursuivons, offrir un monde commun dans lequel chacun puisse se construire et trouver sa propre voie, et les modalités d’aménagement, qui empruntent de plus en plus à des approches visant à modeler les comportements et les choix de notre public.
- 13 Aaron SCHMIDT et Amanda ETCHES, Utile, utilisable, désirable : redessiner les bibliothèques pour l (...)
- 14 Richard H. THALER et Cass R. SUNSTEIN, Nudge : comment inspirer la bonne décision, Paris, Pocket, (...)
67Nous ne sommes pas opposées à ces approches que nous avons souvent utilisées et qui permettent d’améliorer la conception des services : positionner certaines collections en tête de gondole pour leur donner davantage de visibilité fait partie de la stratégie de médiation. Une très large partie de l’équipe avait été sensibilisée à l’expérience utilisateur à travers la lecture de l’ouvrage Utile, utilisable, désirable13. Nous utilisions parfois les nudges ou « incitations douces » théorisées par Richard Thaler et Cass Sunstein14. L’enjeu est peut-être que l’utilisation de ces méthodes ne devienne pas un but en soi, une méthode appliquée de manière automatique et dépersonnalisée, qu’elle ne constitue pas le fondement de notre stratégie de mise en espaces de nos services et ne nous fasse pas perdre de vue notre objectif d’émancipation.
68Nous l’avons évoqué précédemment, l’équipe s’investissait beaucoup dans l’aménagement des espaces. « Aménager » ici, ce n’était pas seulement ordonner l’offre de service ou décorer les lieux, mais plutôt les investir, les habiter, témoigner d’une intentionnalité forte d’accueillir de manière chaleureuse. Le public y semblait sensible. Pour qu’un lieu soit accueillant, il ne suffit pas qu’un architecte le rende beau et pratique, il faut encore qu’on y sente l’empreinte de quelqu’un. Prendre soin soi-même des espaces, c’était déjà prendre soin du public et contribuer à rendre les lieux « habitables ».
La beauté, le confort et le café : passer du simple bien-être à un enjeu de reconnaissance du sujet
69L’expression de « bien-être » revient souvent dans la présentation de la médiathèque troisième lieu, bien que Ray Oldenburg s’érige contre ce qu’il voit comme une réponse individualiste à des maux créés par l’individualisme. Lorsque nous avions opté pour une classification des collections proche de celle des librairies, nous avions importé cette catégorie dans nos rayons. Après une année d’expérimentation, ce fonds nous a semblé en profond décalage avec notre mission de service public. Non seulement il proposait une approche du « bien-être » extrêmement formatée et située socialement, empruntant aux thématiques des magazines de décoration, de beauté en passant par des livres de cuisine (vegan) et de développement personnel. Mais surtout, il en proposait une conception absolument individualiste, qui pouvait paraître assez incompatible avec les valeurs que nous poursuivions par ailleurs : favoriser l’analyse critique, lutter contre les inégalités sociales, contribuer à la citoyenneté et à la capacité à faire société, mettre en avant les communs et permettre l’émancipation.
70Pour autant, ceci n’est pas un plaidoyer contre les canapés, les poufs ou le fait de pouvoir prendre un café à la médiathèque. Bien au contraire, la beauté, le confort et l’accueil sont loin d’être accessoires. L’enjeu est de mettre en adéquation notre mobilier, notre aménagement, nos modalités d’accueil, avec notre projet culturel. L’esthétique, la surprise, l’humour, souvent revendiqués dans les bibliothèques hollandaises par exemple, signalent explicitement que l’on ne s’adresse pas uniquement à nos publics à travers leurs usages fonctionnels du lieu mais que nous les invitons à déployer ici leur personnalité, leur capacité à imaginer, à se projeter. Certes, il faut des accoudoirs dans l’espace presse pour les personnes âgées qui ont du mal à se relever, mais cela ne peut être le seul critère de choix : les fauteuils accueillent des personnes et pas seulement des genoux.
Mettre en espaces la fonction d’articulation de la médiathèque
- 15 Gaston BACHELARD, La poétique de l’espace, Paris, PUF, 2020 (coll. Quadrige).
71Ainsi, tenir compte de la fonction transitionnelle et culturelle de la médiathèque implique de porter une grande attention à l’atmosphère des espaces, à leur capacité évocatrice, inspirante, à leur aptitude à faire résonner chez les publics des souvenirs ou des images. Gaston Bachelard, dans La poétique de l’espace, invite à s’intéresser à la dimension imaginaire de notre relation aux espaces et à réfléchir à notre manière d’habiter le monde, en insistant sur la dualité de notre besoin d’intimité, de retrait, de refuge mais aussi de lien et d’exploration, comme en témoignent ces lignes écrites au sujet d’une maison : « Elle est vêtement d’armure et puis elle s’étend à l’infini. Autant dire que nous y vivons tour à tour dans la sécurité et dans l’aventure. Elle est la cellule et elle est monde. La géométrie est transcendée. »15
72Il est intéressant à ce titre de ne pas concevoir les espaces de manière homogène, de faire varier les rapports à l’espace, le mobilier, la luminosité, les ambiances. Et lorsque nous disposons le mobilier, de ne pas le faire que sur plan en fonction des usages prévus et des distances réglementaires, mais de tester in situ les espaces qui donnent envie de s’asseoir, ceux qui ont la plus belle vue ou la lumière la plus agréable. Nous avons fait l’expérience d’un bâtiment conçu en fonction de normes de confort et régi en grande partie par de la domotique (automatisation de l’intensité de l’éclairage, de l’aération, etc.), donc automatisé et peu modulable. Mais l’expérience sensible de chacun ne correspond ni à la norme, ni la moyenne des usages des autres et il était souvent problématique de ne pas pouvoir éteindre la lumière ou ouvrir les fenêtres. À l’aune de l’efficacité et du pratique, nous perdions une partie de notre capacité à animer les lieux en fonction des besoins particuliers des personnes qui les habitaient.
73Nous retrouvons ici le rôle d’articulation de la médiathèque évoquée précédemment. Nous nous trouvions il y a quelque temps dans un espace de cafés et de restaurants de la capitale réunis dans une immense halle récemment rénovée. Un wagon de train occupait le centre de l’espace, des tapis orientaux recouvraient le sol. Le décor intégrait des bibliothèques remplies de livres anciens et de longues tables de bois habillées de lampes vertes. De quoi la bibliothèque était-elle le nom à cet endroit ? De toute évidence, les livres n’étaient pas ici pour être lus, mais pour leur évocation symbolique, de la mémoire, de la connaissance, et pour favoriser des usages plutôt calmes de cet espace par ailleurs situé en léger retrait par rapport à l’animation ambiante. Cela nous fait penser aux bibliothèques a contrario conçues et revendiquées « sans livres », dont il semble que certaines soient revenues sur ce principe après l’ouverture. Sans doute le problème n’était-il pas que le public n’était pas assez moderne pour ces médiathèques, mais qu’il percevait une perte de sens à travers ces choix. Si la médiathèque a pour fonction d’articuler le lien au passé et à l’avenir, on comprend que l’absence de l’un ou de l’autre produise un sentiment d’incomplétude. Nous pouvons chercher à combiner ces imaginaires dans l’aménagement des espaces en proposant à la fois ce qui peut être évocateur de mémoire (les livres, bien sûr, mais aussi mobilier chiné, espace d’écoute de vinyles, espaces de rétrogaming, etc.) et ce qui invite à se projeter, à regarder devant soi (mobilier moderne, services de réalité virtuelle et augmentée, décors ou espaces futuristes, etc.). Cela peut inviter à questionner certaines pratiques de zonage des espaces, par exemple la dissociation fonctionnelle de zones de travail retirées dans des salles vitrées dépourvues de réelle atmosphère et d’espaces dédiés aux collections implantées sous forme de linéaires d’étagères ne permettant pas de s’installer à proximité.
- 16 [NDÉ] DOK = De DiscOtake, Openbare Bibliotheek en het Kunstcentrum = discothèque, bibliothèque et (...)
- 17 [NDÉ] OBA = Openbare Bibliotheek Amsterdam = Bibliothèque publique centrale d’Amsterdam.
- 18 Mathilde SERVET, Les bibliothèques troisième lieu, op. cit., p. 36.
74Nous évoquions dans un chapitre précédent le rôle de la médiathèque qui est à la fois de rassembler, relier, séparer. Le lien social et le contact avec l’altérité ne se développent pas automatiquement et seulement au sein des espaces qui rassemblent, par exemple des espaces de type café qui se développent dans les nouvelles constructions depuis un peu plus de dix ans. Entre la conception d’espaces dédiés à des publics spécifiques (espace ados, espaces tout-petits) et les espaces conçus pour être communs à tous (accueil central, espace café), il existe une large déclinaison de conception du rapport à l’autre. Cela a fait l’objet d’une attention particulière dans les bibliothèques hollandaises comme en témoigne Mathilde Servet : « Dans ces nouvelles bibliothèques, les formes de cohabitation sont panachées. La DOK16 ménage ainsi de nombreuses possibilités de voisinage avec les autres : elle compte un vaste plateau de lecture décloisonné, une tablée collective, […] L’OBA17 comporte également de nombreuses niches, où l’usager peut se retirer et éviter tout contact avec les autres. Au sein de ces espaces, l’individu peut encore opter pour une “solitude” relative en se tournant vers l’intérieur de la bibliothèque ou une “solitude” plus marquée en plongeant son regard vers l’extérieur, tout en restant cependant en contact avec la ville sur laquelle il a une vue plongeante. »18 L’espace, tout comme les ressources culturelles, peut faire médiation du rapport à l’autre et contribuer à des liens positifs, allant de la distance à la relation étroite en passant par des interactions plus ou moins distancées.
75En conclusion, nous aimerions ajouter que nous avons été sollicitées à plusieurs reprises pour témoigner de la recherche-intervention dont nous avions bénéficié. Ces sollicitations appréhendaient souvent notre expérience sous l’angle de la crise, de la violence et des publics jeunes. Pourtant, et c’est ce que nous avons souhaité transmettre dans cette dernière partie, c’est avant tout la définition du rôle de la médiathèque, son ancrage socio-urbain, ses modalités d’accueil et ses partenariats que l’intervention-recherche et le collectif qu’elle a fait naître ont mis au travail. C’est pourquoi nous espérons que le partage de ces réflexions puisse alimenter les débats et être utile pour renforcer le rôle démocratique des bibliothèques, au-delà des situations de crise que celles-ci peuvent connaître.
Notes
1 Mathilde SERVET, Les bibliothèques troisième lieu, mémoire d’étude de conservateur des bibliothèques, sous la direction d’Yves DESRICHARD, Villeurbanne, Enssib, janvier 2009, p. 26. [En ligne] < https://www.enssib.fr/bibliotheque-numerique/documents/21206-les-bibliotheques-troisieme-lieu.pdf >.
2 Thierry PAQUOT, L’espace public, Paris, La Découverte, 2015 (coll. Repères. Sciences politiques-Droit), p. 7.
3 « They try to be all things to all people. » Anne Goulding citée dans le mémoire de Mathilde SERVET, op. cit., p. 59.
4 Bertrand CALENGE, « La sidération du troisième lieu », blog Bertrand Calenge : carnet de notes, 12 février 2012. [En ligne] < https://bccn.wordpress.com/2012/02/12/la-sideration-du-troisieme-lieu/ >.
5 Mathilde SERVET, op. cit., p. 59.
6 Sophie MARINOPOULOS, Une stratégie nationale pour la santé culturelle. Promouvoir et pérenniser l’éveil culturel et artistique de l’enfant de la naissance à 3 ans dans le lien à son parent (ECA-LEP), Rapport au ministre de la Culture, 2019. [En ligne] < https://www.culture.gouv.fr/Thematiques/Education-artistique-et-culturelle/L-Eveil-artistique-et-culturel-des-jeunes-enfants/Mission-Culture-petite-enfance-et-parentalite >.
7 Joëlle BORDET, Écouter les jeunes des quartiers populaires pour les accueillir dans la démocratie, Paris, ANCT [Agence nationale de la cohésion des territoires], 2021 (coll. Comprendre). [En ligne] < https://agence-cohesion-territoires.gouv.fr/sites/default/files/2021-11/211027-ANCT-Comprendre-JeunesQuartiersPop-web2.pdf > • Joëlle BORDET, Une proposition pédagogique : développer la pensée critique avec les professionnels de la jeunesse et les jeunes adultes des quartiers populaires, Paris, ANCT [Agence nationale de la cohésion des territoires], 2021 (coll. Agir). [En ligne] < https://agence-cohesion-territoires.gouv.fr/sites/default/files/2021-11/ANCT_210909_AGIR-PropositionPedago_web.pdf >.
8 < https://www.coupdepouceassociation.fr >.
9 Donald W. WINNICOTT, Jeu et réalité : l’espace potentiel, Paris, Gallimard, 2002 (coll. Folio essais).
10 Nudges : voir note 14.
11 Joëlle LE MAREC, Essai sur la bibliothèque : volonté de savoir et monde commun, Villeurbanne, Presses de l’Enssib, 2021 (coll. Papiers), p. 37.
12 Il s’agit de penser les services en se plaçant du point de vue de l’usager. Pour ce faire, on commence par élaborer des profils d’usagers très précis, les « persona », afin d’éviter de ne prendre en compte que des usages « moyens » qui ne reflètent pas les usages réels.
13 Aaron SCHMIDT et Amanda ETCHES, Utile, utilisable, désirable : redessiner les bibliothèques pour leurs utilisateurs, Villeurbanne, Presses de l’Enssib, 2016 (coll. La Numérique). [En ligne] < https://www.enssib.fr/bibliotheque-numerique/documents/68252-utile-utilisable-desirable.pdf >.
14 Richard H. THALER et Cass R. SUNSTEIN, Nudge : comment inspirer la bonne décision, Paris, Pocket, 2012. Les incitations douces associent économie et psychologie. Il s’agit de favoriser certains comportements pour aider les personnes à faire les meilleurs choix, l’homo œconomicus purement rationnel décrit par les modèles économiques s’avérant être une illusion. L’exemple le plus fréquemment cité est celui de la cantine : en plaçant les fruits avant les autres desserts, ceux-ci sont beaucoup plus souvent choisis, ce qui est facteur de bonne santé.
15 Gaston BACHELARD, La poétique de l’espace, Paris, PUF, 2020 (coll. Quadrige).
16 [NDÉ] DOK = De DiscOtake, Openbare Bibliotheek en het Kunstcentrum = discothèque, bibliothèque et centre d’art. La DOK est située à Delft.
17 [NDÉ] OBA = Openbare Bibliotheek Amsterdam = Bibliothèque publique centrale d’Amsterdam.
18 Mathilde SERVET, Les bibliothèques troisième lieu, op. cit., p. 36.
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