Traverser la crise de la médiathèque et la transformer de façon collaborative

Les médiathèques : un nouveau champ pour une spécialiste des jeunes et des questions urbaines

1En 2015, à la demande de l’Association des bibliothécaires de France du groupe Île-de-France, j’ai participé à une conférence sur les modes de socialisation des jeunes des quartiers populaires urbains, leurs rapports à la culture, aux savoirs et à la créativité. Au cours de cette conférence, j’ai fait référence aux recherches-intervention que je réalise depuis de nombreuses années, souvent avec des professionnels de milieu ouvert : des éducateurs de prévention spécialisée, des animateurs. C’était pour moi une façon d’expliciter de quel lieu je prenais la parole et comment les connaissances que je proposais avaient été produites. Je me souviens avoir été à la fois curieuse et impressionnée, car si j’avais moi-même fréquenté les bibliothèques, je n’avais pas suivi la transformation des bibliothèques en médiathèques. Je me demandais aussi pourquoi au cours de ces travaux de recherche-intervention portant sur les politiques jeunesses de territoire, je n’avais quasiment jamais travaillé avec les professionnels des médiathèques alors que les services culturels pouvaient souvent être présents pour leur part. Après ce temps de conférence, plusieurs professionnels des médiathèques avaient pris la parole pour me faire part des difficultés qu’ils rencontraient parfois avec les publics adolescents qu’ils avaient pourtant le souhait d’accueillir dans leurs établissements, voire des situations de violences auxquelles ils avaient été confrontés ; les échanges avaient été riches, investis par les personnes présentes et l’on en était resté là.

2Quelques années plus tard, Hélène Beunon, Raphaële Gilbert, Marion Moulin, Christophe Evans et Éleonore Clavreul prennent contact avec moi à la suite de ce temps de travail ; ils m’expliquent qu’ils souhaitent collaborer avec moi car la démarche psychosociologique les intéresse, en particulier dans le cadre d’une recherche-intervention. Raphaële Gilbert et Marion Moulin, respectivement directrice et responsable des partenariats et du développement des publics au sein d’une médiathèque en région parisienne, disent qu’elles souhaitent analyser et rendre plus lisible leur travail d’accueil des publics au sein de la médiathèque, en particulier des adolescents. Elles soulignent à la fois leur bonne insertion dans la municipalité et l’attention portée par celle-ci à la médiathèque. Elles proposent donc que leur médiathèque devienne le terrain d’expérimentation de cette recherche-intervention.

3Très rapidement, une équipe de travail se met en place. C’est une caractéristique de la démarche dont nous témoignons : ce sont les intérêts différents portés par chacun qui vont permettre de mener à terme le travail. Ne connaissant que très peu de choses au champ de la lecture publique, à sa culture, à son lien avec les habitants des quartiers populaires, je n’aurais pas pu accompagner ce travail de façon pertinente sans cette équipe à la fois pluridisciplinaire et très complémentaire. Les échanges, la capacité de se confronter aux difficultés, de la part de l’équipe de direction de la médiathèque, auront permis à la fois de mener cette démarche et de la penser ensemble.

Un projet innovant dans une belle médiathèque, mais sous tension

4Ma première découverte de la médiathèque est d’abord sensible. C’est une belle œuvre architecturale à distance du centre urbain de cette ville de banlieue, située en façade d’un quartier populaire qu’elle masque. Une fois capté par ce beau bâtiment, il n’est pas facile de découvrir le quartier qui est installé dans son dos, quartier qui accueille à la fois des habitants en copropriété et en HLM. Même moi qui aime partir à la découverte des quartiers populaires urbains que je ne connais pas, je mettrai beaucoup de temps à le visiter dans ce contexte d’intervention et à comprendre le rôle qu’il joue dans le quotidien de la médiathèque. À la différence de la recherche-intervention en milieu ouvert, où la vie du quartier, les habitants, les bâtiments vous absorbent tout de suite, je me fais en quelque sorte prendre par la médiathèque comme équipement public, et je peine un peu à la situer dans son environnement social et physique. En cela, je reproduis la posture des professionnels de la médiathèque : l’ensemble des habitants du quartier est assimilé par eux au public effectif de la médiathèque.

5Très vite, cependant, je comprends le risque de repli dans ce bel équipement accueillant, équipé de façon moderne. Je comprends que les responsables de la municipalité et les professionnels de la médiathèque sont fiers de pouvoir accueillir un public varié sur le plan social. La médiathèque, par son architecture et le caractère innovant de son projet, semble témoigner d’une forme de respect à l’ensemble de la population. Cela a une conséquence : il est très difficile à l’ensemble des personnes impliquées dans la vie de la médiathèque (la municipalité) de reconnaître à la fois les difficultés et la pénibilité vécue au quotidien par les professionnels de la médiathèque pour accueillir les publics, en particulier les jeunes des quartiers populaires dont ils connaissent peu l’environnement quotidien. L’ambition du projet de médiathèque est élevée, à la hauteur de la qualité du bâtiment et des efforts qui ont été consentis pour le mettre en œuvre : c’est l’accord symbolique passé entre les responsables de la municipalité et la direction de la médiathèque.

6D’entrée de jeu, pour travailler ensemble dans une dynamique de recherche-intervention, je propose la mise en place d’un dispositif de co-élaboration. Dans un premier temps, un comité de suivi de la recherche-intervention composé des responsables de la municipalité, de l’équipe de direction de la médiathèque, de représentants de la Drac, de l’ABF et de la Bpi est mis en place rapidement. Lors de la première réunion, je suis surprise par la présence du directeur de la jeunesse et celle du directeur des centres sociaux invités par le directeur général adjoint des services chargé de la culture, de l’éducation et des sports et par la directrice de la culture. Le comité de suivi, en effet, est une instance institutionnelle et financière de la recherche-intervention, ce que nous nommons la maîtrise d’ouvrage. Les directeurs de la jeunesse et des centres sociaux sont des partenaires de la médiathèque et, à ce titre, ne sont pas censés intégrer la maîtrise d’ouvrage. La composition de cette instance montre par conséquent qu’il existe des difficultés partenariales, en particulier avec les référents éducatifs des habitants de milieu populaire : tout porte à croire qu’ils attendent de pouvoir s’exprimer à propos de la médiathèque. Ce comité de suivi ne va pas se réunir souvent mais cette réunion initiale sera pour moi l’indice que le rapport avec les partenaires locaux constitue un enjeu. Il me paraît alors important que la médiathèque ne se referme pas sur elle-même et qu’elle puisse devenir un des lieux ressources du territoire à la fois pour tous ses habitants et pour tous les professionnels qui y travaillent. Je ne dois pas moi-même me faire prendre par la dynamique centripète de la médiathèque. Lors de ce comité, je vais écouter quelles sont les attentes de tous par rapport à la recherche-intervention. Ces attentes ne sont pas faciles à identifier et je comprends qu’entre l’image innovante de la médiathèque, en référence à la culture des bibliothèques troisième lieu très présente ces dernières années au sein de la lecture publique française, et la réalité des difficultés et des tensions auxquelles l’établissement est confronté, il existe un fossé difficile à combler.

7Dans un deuxième temps, avec Christophe Evans, nous mettons en place une réunion avec l’ensemble de l’équipe de la médiathèque pour écouter les membres du personnel et mieux comprendre leur point de vue sur les tensions avec les jeunes mais aussi leur attachement à l’établissement et à son projet inclusif. La présentation de chacun au cours de cette réunion laisse apparaître une équipe jeune, aux profils variés. Toutes et tous participent à l’accueil des publics, c’est un principe de l’établissement auquel chacun adhère, et, selon leurs compétences, chacun travaille avec des publics d’âge et de conditions sociales très différentes.

8Sur le grand plateau de la médiathèque, tous les âges sont représentés au sein des publics. Les personnes qui la fréquentent peuvent venir sans motif particulier, pour participer à des activités organisées, pour emprunter ou rendre des livres ou des documents informatisés. Des équipements modernes permettent d’écouter ou de regarder des documents numériques, les supports culturels sont diversifiés et les professionnels qui sont là savent comment les exploiter. L’espace est à la fois organisé pour circuler et pour participer à un collectif restreint, ce qui me rappelle l’organisation d’un centre de vacances pour adolescents que j’ai eu l’occasion d’observer, qui permettait ce double mouvement par la mise en place de coins d’activités. Cependant, lors de ces premières rencontres, les membres du personnel de la médiathèque nous disent que ce beau projet démocratique n’est pas respecté par certains jeunes mais aussi par certaines familles, qu’ils n’y arrivent pas. Je les sens déçus, parfois en colère, c’est difficile à comprendre pour eux. À ce moment-là, je n’ai pas pris la mesure de l’exaspération de ces jeunes professionnels, souvent parisiens, issus de milieux sociaux diversifiés ; certains d’entre eux ont été recrutés pour faire de la médiation parce qu’ils étaient du même milieu populaire que celui des habitants du quartier, et souvent issus de l’immigration. Ils expriment leur satisfaction à faire partie de l’équipe de la médiathèque et laissent entendre que cette expérience professionnelle se révèle qualifiante : plusieurs d’entre eux quittent la médiathèque pour reprendre des études. D’autres professionnels plus âgés, qui ont connu d’autres expériences en bibliothèque, ont plus de difficultés à se situer, plusieurs d’entre eux travaillent dans les deux médiathèques de proximité situées dans les quartiers, mais on sent qu’il n’est pas facile pour tous de faire culture commune, même s’il y a au départ un vrai choix et un enthousiasme partagé à travailler là.

Un projet d’enquête avec Christophe Evans, sociologue à la Bpi, dans le cadre de la recherche-intervention

9Pour mieux comprendre ce lieu que représente la médiathèque, son rapport aux habitants, à la ville, nous proposons avec Christophe Evans de faire des entretiens avec les équipes et de mener des temps d’observation au sein de l’établissement en prenant en compte les effets de seuil, ce qui nous conduit à programmer des observations dans la bibliothèque principale et dans les annexes. Je suis interpelée pour ma part par les difficultés rencontrées à l’entrée/sortie de la médiathèque, des raisons techniques la rendent complexe. Comme on le sait, la situation va se tendre, une partie du public, en particulier les personnes âgées et des familles, ne fréquentera plus l’établissement. L’équipe va montrer des signes d’inquiétude explicites et la direction de la médiathèque n’arrivera pas à convaincre les responsables de la ville qu’ils sont confrontés à des difficultés qui ne leur permettent plus de faire vivre sereinement la médiathèque.

Face aux tensions, une transformation du processus

10En même temps que nous mettons en place le dispositif d’enquête, nous échangeons beaucoup avec Raphaële Gilbert et Marion Moulin pour bien comprendre ce que nous entendons, connaître l’histoire de la médiathèque, découvrir leur projet, leur façon d’animer l’équipe, comprendre les rapports qu’elles entretiennent avec les cadres politiques et techniques de la municipalité, les autres acteurs éducatifs de la ville, les publics qui fréquentent la médiathèque. Ces échanges permettent de créer des liens de confiance entre nous et d’inscrire des faits épars dans une trame de récit. Ce sera l’occasion de dépasser le risque de fragmentation et de sidération que les événements imposent. Une dynamique de pensée se met en place avec elles deux à la fois par nécessité et par intérêt car elles mettent elles-mêmes en mots et en liens les fragments de réalité auxquelles elles sont confrontées. C’est cette dynamique qui va nous permettre à la fois de prendre des risques ensemble et d’élaborer une signification de ce qui se passe.

11Je me rends compte alors que la réalisation de l’enquête prévue initialement est impossible, la situation est trop tendue. Les membres du personnel de la médiathèque sont trop sous pression et n’ont pas la disponibilité psychique requise pour y participer et surtout pour en tirer quelque chose d’utile. Les conditions éthiques de la recherche-intervention n’étant plus réunies, je propose à l’ensemble des personnes concernées par la recherche que je change de rôle et de modalités de travail. Il ne s’agit plus de travailler dans une posture relative d’extériorité, d’écouter, d’analyser pour mieux comprendre, expliciter le projet de la médiathèque, mais d’accompagner l’équipe, en particulier la direction, pour l’aider à traverser les difficultés rencontrées et à les transformer. Il s’agit de faire en sorte que la médiathèque puisse devenir un lieu d’accueil plus serein et protecteur pour tous. La collaboration directe avec Christophe Evans s’interrompt parce que nous ne pouvons plus réaliser l’enquête et que je suis obligée de créer une plus grande confidentialité avec Raphaële Gilbert et Marion Moulin ; mon statut externe au champ de la lecture publique le permet. Cependant, le dialogue avec Christophe Evans et Hélène Beunon se poursuit tout de même et permet de partager la démarche d’intervention.

Une idée pour transformer la crise : créer un partenariat éducatif et culturel solidaire pour insérer la médiathèque dans la ville

12Je me demande alors quelle position d’intervention construire et comment faire pour aider à transformer les situations difficiles rencontrées et éviter de prendre des mesures sécuritaires répétées. Je me dis qu’il ne s’agit pas de travailler avec toute l’équipe pour tenter de transformer la conflictualité à laquelle ils sont confrontés, pour initier un nouveau projet collectif, car je ne suis pas une spécialiste de l’intervention en organisation. Ce que je peux faire, avec la directrice et la responsable des partenariats de la médiathèque, c’est déplacer leur façon d’être centrée sur l’établissement et tenir l’hypothèse de travail que j’avais formulée : viser à ce que la médiathèque devienne un lieu inséré dans la vie du territoire local et un lieu de ressources pour tous ceux qui vivent et qui agissent dans ce territoire.

13Mon métier et mon ancrage professionnel au Centre scientifique et technique du bâtiment, dans le service Sciences humaines, m’ont permis d’acquérir une culture approfondie de la vie des quartiers populaires, de ceux qui y vivent et y travaillent, mais aussi de la vie urbaine et de l’inclusion de ces quartiers dans le développement des villes. J’ai pu ainsi combiner cet acquis spécifique avec mon engagement dans l’éducation populaire. J’ai aussi beaucoup œuvré à développer les politiques de la ville en matière de vie sociale, et éducative, en particulier avec la jeunesse. J’ai pu éprouver de nombreuses fois l’importance des analyses stratégiques et le rôle central des partenariats partagés. Au moment où je prends conscience des violences répétées et des situations difficiles à vivre autour et dans la médiathèque, je me remémore ces travaux menés pendant plusieurs années avec Bernard Champagne et Antoine Kattar pour transformer des situations de même nature dans les quartiers urbains de la Communauté urbaine de Dunkerque avec l’ensemble des acteurs du territoire. À distance des approches sécuritaires, nous avons sur ce terrain élaboré le concept opératoire de « réassurance collective ». Il s’agit de mobiliser toutes les capacités d’un territoire pour transformer les conditions génératrices de violences. Ainsi, nous avons souvent remarqué que des lieux vides, confus ou anomiques, sans règles repérables, constituent des opportunités pour les jeunes qui ne peuvent pas facilement s’inscrire dans des lieux collectifs et leurs règles de vie explicites mais aussi implicites. Ceci nous a conduits, avec la directrice et la responsable des partenariats de la médiathèque, à cheminer ensemble pour mieux caractériser les significations du lieu pour les jeunes les plus difficiles, parfois violents et menaçants.

14Ayant identifié cet axe de travail, j’ai alors, avec l’accord de l’équipe de direction de la médiathèque, pris contact avec le directeur général adjoint de l’éducation et de la culture, la directrice de la culture, référents de la médiathèque, pour leur faire part de mes analyses et mieux comprendre leur point de vue par rapport à la situation. L’échange s’est révélé fructueux et a montré qu’il pouvait être utile de travailler avec les partenaires éducatifs pour qu’ils comprennent mieux quel type de lieu la médiathèque incarnait. Des projets d’actions avaient été établis par les partenaires éducatifs avec les professionnels de la médiathèque mais ils ne semblaient pas la connaître en tant que lieu et dans sa capacité à faire lien avec les jeunes et les familles. Les responsables de la municipalité ont aussi réfléchi aux limites des réponses apportées aux problèmes rencontrés par la médiathèque, en particulier celles concernant la présence de l’agent de sécurité ; ils ont aussi reconnu que l’équipe de la médiathèque, de fait, n’était pas en mesure de faire face seule.

15Malgré ces démarches avec la municipalité et le travail de l’équipe de direction avec les bibliothécaires, le climat de travail se dégrade et l’équipe de professionnels de la médiathèque demande son droit de retrait à la veille de vacances scolaires. Cela devient une situation très difficile pour tous et en particulier pour les responsables municipaux, comme on peut le comprendre. Des échanges directs ont lieu entre les responsables municipaux et l’équipe de la médiathèque, et des négociations concernant les conditions de reprise du travail se mettent en place ; elles permettent à chacun de créer les conditions pour que les situations vécues comme violentes soient traitées.

16En parallèle, le travail se poursuit pour moi avec la directrice et la responsable des partenariats de la médiathèque et les responsables municipaux. À l’issue de quelques réunions, il est décidé de mettre en place une journée de travail collectif avec tous les partenaires éducatifs et culturels en fin d’année, la médiathèque est toujours fermée mais l’équipe de professionnels est mobilisée. L’intitulé de la journée de travail est explicite : « être solidaire avec la médiathèque ». Le but est à la fois de mieux faire connaître la médiathèque aux partenaires, son projet d’établissement, mais aussi d’identifier les modes de présence des publics au sein du bâtiment. Cette journée de travail est très bien accueillie par l’ensemble des professionnels des centres sociaux, de la jeunesse, des secteurs de la petite enfance et de l’enfance, de la culture (dont le théâtre), de l’éducation nationale, de la prévention spécialisée qui y assistent : plus de soixante personnes sont réunies à cette occasion. Une introduction conjointe du directeur général administratif, de la directrice de la culture, et de la directrice de la médiathèque va permettre de conférer une forme de solennité au travail et va montrer qu’une attente réelle de propositions était en germe pour ré-ancrer la médiathèque dans le territoire, auprès des habitants et de ceux qui les accompagnent au quotidien. Même si les difficultés ne sont pas encore réglées à ce moment-là, le personnel de la médiathèque se sentira plus entouré, les autres participants ayant tous affirmé l’importance pour eux, dans leur travail, de la présence de la médiathèque en tant que lieu d’accueil et de projets. J’ai animé cette journée, dans une position de tiers, avec un autre psychosociologue, Bernard Champagne.

La médiathèque, une citadelle à prendre par les jeunes en situation de relégation dans le quartier ?

17À la sortie de cette journée, sur le pas de la médiathèque, moi et Bernard Champagne avons rencontré deux jeunes médiateurs salariés par la municipalité. Nous avons commencé à parler avec eux du quartier situé juste derrière la médiathèque, de son quotidien et de leurs représentations du quartier construit récemment dans un espace peu relié à la ville. Très vite en confiance, ils nous ont accompagnés et nous avons ainsi pris connaissance de ce quartier que nous avions ignoré pendant plus d’un an ! Nous avons alors appris que cet espace accueillait de nouveaux habitants en HLM issus de quartiers populaires de trois villes différentes et que, comme souvent, les enfants et les adolescents avaient subi la décision quant à leur installation dans le quartier et étaient très en colère. Nous avons aussi constaté que l’habitat était très dense et qu’il existait peu d’espaces pour les jeunes pour se retrouver ensemble. Seuls un square pour les enfants et un petit espace de jeux collectifs avaient été aménagés, aucun lieu d’accueil social et collectif n’était installé dans ce quartier. La plupart des familles étaient originaires d’Afrique noire, et les nouvelles copropriétés étaient souvent achetées par des familles aisées venues de Paris. Le projet urbain était de favoriser la mixité sociale mais les tensions étaient grandes entre les habitants, certains copropriétaires cherchaient d’ailleurs à revendre leur appartement.

18Cette visite m’a alors beaucoup éclairée sur les tensions vécues à la médiathèque, et sur la raison pour laquelle elle pouvait être appropriée comme elle l’était par les habitants de ce quartier et pas seulement par les jeunes les plus démonstratifs. En effet, je me suis alors souvenue de situations dont m’avaient parlé les bibliothécaires mais que je n’avais pas été en mesure de bien comprendre. Ainsi, de nombreux parents demandaient à leurs enfants ou adolescents d’accompagner les plus petits, voire les bébés, à la médiathèque car ils travaillaient et ne pouvaient pas les garder. Rapidement, les adolescents retrouvaient leurs copains ou vaquaient à leurs propres occupations au sein de la bibliothèque et laissaient seuls les enfants qui vadrouillaient à leur guise. Beaucoup de femmes et de jeunes usagers venaient sur place faire des démarches numériques qu’ils ne pouvaient pas faire seuls, et n’ayant pas connaissance du centre social situé à l’extérieur du quartier qui permettait ces usages. J’ai alors aussi compris que les regroupements importants de jeunes – parfois plus de soixante-dix personnes voulant investir la médiathèque –, dont certains avec leur propre siège pliant, étaient composés de jeunes à la fois du quartier mais aussi des trois villes limitrophes d’où ils venaient. Je ne savais pas encore qu’il était très facile pour eux d’accéder sans difficulté au wifi au seuil de la médiathèque, ce qui pouvait faciliter certains de leurs usages, je l’apprendrai plus tard par l’équipe de direction de la médiathèque.

19Ce dialogue avec les médiateurs et cette analyse rapide du quartier m’ont donc permis de mieux comprendre la raison pour laquelle nombre de jeunes considéraient la médiathèque comme étant une citadelle à prendre et qu’ils étaient susceptibles de projeter sur elle leur sentiment de relégation.

20Rapidement, je rencontre les responsables de la ville et je leur livre mon point de vue sur les dynamiques du quartier et leurs effets sur les tensions dans la médiathèque. La discussion est intense car il n’est pas facile pour eux, dans un premier temps, de partager mes analyses et de penser en termes de responsabilité collective. Ils sont toutefois d’accord pour dire qu’il ne s’agit pas d’un problème interne à la médiathèque et, dans un second temps, acceptent l’idée que pour transformer la situation il faut prendre en compte les dynamiques sociales et urbaines du territoire. Ce quartier n’a pas été un choix de la ville elle-même, mais la communauté de communes a joué pour sa part un rôle important. Même si le terrain sélectionné pour le quartier posait des problèmes d’aménagement, il pouvait s’avérer très rentable auprès des aménageurs et permettait d’affirmer l’intention de mixité sociale à l’échelle de la ville ; la municipalité ayant des moyens limités, elle ne pouvait pas investir les moyens sociaux et éducatifs suffisants pour permettre un accueil collectif dès l’arrivée des habitants. Suite à l’accord sur le diagnostic de la situation du quartier, les responsables éducatifs et culturels mobilisent les animateurs ; ces derniers vont créer des moments d’animation au sein du quartier avec les enfants et les adolescents, les professionnels du centre social vont quant à eux se rapprocher des familles pour qu’elles se rendent davantage au centre social.

D’un équipement emblématique à la création d’un véritable lieu partagé

21La journée d’études partagée par tous les professionnels éducatifs, culturels, et ceux de la médiathèque, a contribué à ce que chacun s’approprie cet établissement et fasse en sorte qu’il ne soit plus un équipement fermé sur lui-même. La possibilité d’avoir échangé sur les représentations, voire les passifs, dans les rapports entretenus avec la médiathèque a changé la posture de tous les professionnels. La définition de projets d’action collectifs est alors reliée à la médiathèque en tant que lieu au sens fort du terme (c’est-à-dire ancré dans le territoire et faisant sens pour la population). Lors des échanges, j’avais perçu que le lieu bibliothèque était vécu comme inaccessible par certains professionnels, en particulier les animateurs sociaux qui le percevaient comme l’espace « des intellectuels qui ne comprennent pas les jeunes des quartiers populaires ». Les animateurs semblaient impressionnés par la médiathèque et avaient des difficultés à se l’approprier. Certains d’entre eux étaient fâchés d’avoir été enrôlés pour tenter de cadrer et réguler les jeunes au sein de la médiathèque. Une dynamique de confiance se développe à l’issue de la journée professionnelle, le personnel de la médiathèque lui-même se montre satisfait des évolutions en cours même s’ils ne sont toujours pas rassurés par rapport aux jeunes auxquels ils ont parfois été en conflit. L’implication commune des directions de la médiathèque et des services de la municipalité crée une enveloppe symbolique qui rassure toutes les parties, mais crée aussi une nouvelle responsabilité partagée.

22Les problèmes avec les personnes qui fréquentent la médiathèque, en particulier les jeunes les plus difficiles, restent entiers et la médiathèque est toujours fermée à cette époque. Nous prenons tous acte que la médiathèque ne peut pas rouvrir comme si rien ne s’était passé. De fait, la demande de droit de retrait des personnels de la médiathèque puis la fermeture administrative des lieux, même s’ils ont été difficiles, ont marqué une rupture dans la dégradation des liens et ont obligé à faire face collectivement à la situation pour la transformer. Je reprends alors l’ensemble du processus et les éléments d’analyse dont je dispose sur la vie au sein de la médiathèque. Le lieu me semble être devenu anomique et ne fonctionne justement plus comme un « lieu ». Pour exister, un lieu doit être défini de façon symbolique1, il ne remplit pas seulement une fonction d’équipement qui accueille du public et n’est pas non plus une place publique où les relations sont d’abord et avant tout informelles. Dans la médiathèque qui est au cœur de nos analyses, il me semble que la façon pour elle de faire lieu oscille entre deux pôles et qu’elle ne peut pas être un lieu au sens d’une enveloppe protectrice et accueillante2. Comment créer une enveloppe symbolique accueillante dont chacun partagerait la responsabilité, y compris les personnes qui fréquentent la médiathèque ? C’est la question qui se pose. Je pense alors aux travaux de pédagogie institutionnelle qui nous ont souvent aidés à créer des lieux avec les habitants au sein des quartiers, incluant tous les âges et garantissant que tous y trouvent leur place ; c’est l’un des défis démocratiques les plus difficiles, mais aussi l’un des plus intéressants, car il demande une attention quotidienne. Comment faire qu’un centre social soit un lieu et pas seulement un équipement où l’on vient faire des activités ? Comment faire qu’une école devienne un lieu dont les parents se sentent aussi parties prenantes ? Comment faire qu’une médiathèque, qui n’est pas dédiée spécifiquement à un quartier donné, puisse accueillir ses habitants, adolescents compris ? Le défi n’est pas mince mais de façon urgente il importe de trouver une démarche qui contribue à créer ce lieu que nous visons. Il me semble alors important de s’adresser à toutes les personnes qui fréquentent la médiathèque et en particulier aux jeunes. Il s’agit à la fois de prendre le temps de dialoguer avec chacun, d’expliquer ce qu’est la médiathèque, de préciser qu’elle n’est pas une place publique, pas plus qu’un lieu où l’on se retrouve au chaud entre copains, comme dans la cage d’escalier, et qu’elle n’est pas non plus le salon de sa propre maison. La médiathèque publique a vocation à être un lieu qui accueille des personnes très différentes et qui permet à tous de nombreuses découvertes individuelles et collectives, un lieu où l’on est accueilli par des professionnels qui permettent à chacun ces découvertes intellectuelles, créatives, mais aussi ludiques. Pouvoir fréquenter un tel lieu suppose certaines conditions de respect et un engagement.

Une modalité concrète : un contrat signé avec tous les jeunes

23Je propose alors d’impliquer tous les professionnels éducatifs et culturels qui eux-mêmes commencent à s’impliquer davantage dans le devenir de la médiathèque et contribuent à leur tour à créer cette enveloppe symbolique. Au moment de la réouverture de la médiathèque, il est envisagé, au-delà de l’échange au moment de l’entrée de chaque usager accueilli, la mise en place d’un contrat partagé. Un groupe de travail a été mis en place pour redéfinir des règles d’accueil opératoires avec les adolescents. Il ne s’agit pas de signer une charte de vie adressée seulement aux adolescents et notamment à ceux qui s’étaient révélés être les plus difficiles, mais de s’adresser à tous les mineurs de 10 à 17 ans, en prenant le temps pour échanger et dire que la médiathèque à vocation à devenir un lieu partagé. Symboliquement, la démarche conjointe du personnel de la médiathèque et des professionnels de l’éducation et de la culture crée un autre espace de représentations de l’établissement. La signature du contrat, même si elle constitue une démarche d’encadrement n’est pas a priori une défiance par rapport aux jeunes ; ce ne doit pas être un outil de coercition de plus mais un dispositif destiné à produire un engagement collectif pour que la médiathèque puisse rouvrir et vivre dans de bonnes conditions.

24Je soumets cette proposition à l’équipe de direction de la médiathèque et aux responsables de la ville, nous en discutons et chacun y adhère. La direction des services de la ville mobilise les professionnels éducatifs et culturels, ces derniers répondent positivement et certains d’entre eux, dont les animateurs sociaux, sont satisfaits d’être associés à cette réouverture. La discussion entre l’ensemble de l’équipe de direction et le personnel de la médiathèque est plus difficile. Certains sont sceptiques et ont des difficultés a renoncer à des modalités de renforcement sécuritaire, comme la mise en place d’un vigile en appui de l’agent de sécurité déjà présent ; d’autres, par rapport à leur idéal professionnel, se représentent ce contrat d’engagement comme une démarche d’exclusion qui ne dit pas son nom. Je ne participe pas à ces échanges car la légitimité de la direction de l’établissement se reconstruit au travers de ces échanges et dans l’affirmation de ses choix. Au travers de ces échanges, même tendus, le lieu symbolique se construit pour tous.

La médiathèque trouve un point d’équilibre, mais elle doit à long terme combiner des enjeux différents

25La médiathèque rouvre en fin d’année, des temps d’accueil sont définis, ils associent le personnel de l’établissement et ceux du champ éducatif et culturel. Les dialogues avec les jeunes sont facilités par les professionnels éducatifs qui connaissent beaucoup d’entre eux et avec lesquels ils ont déjà établi des liens de confiance. Mille deux cents contrats sont signés, les parents expriment leur satisfaction car cela les rassure, des personnes qui s’étaient éloignées de la médiathèque, en particulier les personnes âgées, reviennent à nouveau. Certains jeunes cependant (une dizaine), les plus en conflit avec la médiathèque, refusent de signer l’engagement qui leur est proposé ou, tout simplement, ne viennent pas. Pour que ce dispositif de signature de contrat ne devienne pas une démarche d’exclusion masquée, il me semble important que ces jeunes qui s’éloignent de la médiathèque soient identifiés et qu’un travail soit mené auprès d’eux pour créer avec l’équipe de la médiathèque les conditions de leur retour dans l’établissement. Ceci suppose une coopération étroite avec les éducateurs de la Prévention spécialisée qui ont été partie prenante de la journée d’études. La médiathèque rouvre tranquillement et trouve un point d’équilibre qui se poursuit encore aujourd’hui. L’hypothèse de travail s’est révélée pertinente, elle tient beaucoup à l’engagement de tous pour la réaliser et à l’attachement des jeunes et des familles du quartier populaire à la médiathèque. Cependant, cet équilibre demande une grande attention, car l’établissement, pour vivre sereinement, est face à un défi difficile : il doit être à la fois un lieu de vie pour les habitants du quartier populaire qui jouxte la médiathèque et un lieu d’accueil de tous les habitants de la ville, quels que soient leurs âges et leurs conditions sociales. La médiathèque se doit par ailleurs d’être un des nouveaux lieux de la centralité urbaine, qui crée d’autres pôles d’attractivité et qui incarne le projet de mixité sociale de la municipalité. L’expérience montre que la qualité architecturale en soi ne permet pas de répondre à une telle intention, même si elle y contribue, et que le projet de vie de la médiathèque constitue un enjeu central pour tenir ensemble toutes ces intentions.

26Comme nous le disons à plusieurs reprises dans cet ouvrage, les réflexions collectives avec Christophe Evans et Hélène Beunon se sont poursuivies, elles reprennent avec plus d’intensité. Cela permet d’éclairer, de mettre en mots, ce que nous avons traversé chacun et chacune à une place différente. Ces personnes extérieures à l’intervention jouent alors un rôle de tiers réflexif et permettent de tirer les enseignements de la démarche avec une portée plus générale. Dans cette dynamique de réflexion collective, nous proposons d’aller visiter d’autres médiathèques et de partager nos réflexions avec les professionnels qui y sont en poste. Ainsi, nous sommes accueillis à la médiathèque d’une grande ville populaire de la région parisienne. Il s’agit cette fois d’une médiathèque insérée de manière très différente dans son territoire : elle est en effet située au cœur du quartier populaire dans un lieu où sont aussi présents le centre social et le service citoyenneté et accès aux droits.

27Cette configuration spécifique a été choisie par les responsables municipaux parce que l’établissement était précédemment isolé et constituait à lui seul le pôle de présence publique dans le quartier. La médiathèque était aussi devenue une citadelle à prendre et de nombreux jeunes étaient à la source de tensions. Aujourd’hui, de par son positionnement, l’établissement n’est plus attaqué, mais il n’est plus investi par les jeunes les plus relégués fixés dans le quartier. Cette visite nous a confirmé que la vie de la médiathèque dépend de son insertion territoriale et des coopérations créées avec les professionnels éducatifs et culturels de la ville. Face à l’épidémie du Covid, nous avons renoncé aux visites prévues des autres médiathèques et à faire une journée commune d’échanges et de réflexions. Un an environ après cette traversée de crise, une nouvelle journée d’étude a réuni les mêmes professionnels et a été introduite par les responsables de la ville et par la directrice de la médiathèque et la responsable des partenariats. Les professionnels qui le souhaitent prennent la parole pour développer leurs analyses concernant les tensions vécues, la crise que cela a engendrée et comment elle a été traversée et transformée. Lors de cette réunion, tous les professionnels expriment leur intérêt pour la mobilisation collective autour de la médiathèque et manifestent leur souhait à long terme de créer des coopérations dans le cadre d’un partenariat de territoire défini collectivement. Dans cette intention, ils définissent des axes de travail entre partenaires, de nouveaux enjeux, comme la nécessité d’aller vers les usagers isolés par des coopérations entre services, l’envie de développer les coopérations pour transformer la fracture numérique de façon collective, de réfléchir aux coopérations avec les familles pour qu’elles aient plus la possibilité d’être des partenaires actifs de la médiathèque.

Points de réflexion pour poursuivre l’analyse de la démarche collaborative psychosociologique

28Dans cette partie, je développerai des réflexions qui sont au croisement de mes travaux de chercheuse psychosociologue intervenant en milieu ouvert dans les quartiers populaires urbains et de ce que j’ai appris dans cet accompagnement pour traverser une crise grave vécue dans une médiathèque de la banlieue parisienne. L’analyse précédente montre que les jeunes qui portent atteinte à l’intégrité d’une médiathèque par des actes violents constituent en eux-mêmes un enjeu éducatif. Il convient donc de bien comprendre ce qui n’est pas acceptable dans leur comportement à l’égard de la médiathèque, la condamnation de leurs actes sans analyses éducatives conduisant directement à les assigner à la catégorie « des incasables », insupportables pour toutes les institutions éducatives.

29Ces jeunes peuvent effectivement être très difficiles à supporter pour les institutions et ceux qui les font vivre mais nos travaux nous ont montré que la réponse essentiellement répressive, ou qui conduit à les exclure, renforce à long terme ces dynamiques violentes et enferme les jeunes dans des assignations dont ils ne sortent pas. Je pense, comme beaucoup d’autres éducateurs qui accueillent les adolescents, que nous devons faire tout notre possible pour ne pas nous laisser enfermer dans des confrontations duelles et, à terme, dans des dynamiques de rejet car, de fait, les capacités de coercition sont du côté des adultes. Ce n’est pas une position facile à tenir ; dans cette démarche psychosociologique, nous avons effectivement produit une situation d’exclusion de certains jeunes, mais nous avons permis à nombre d’entre eux de pouvoir se réinstaller dans un lieu rassurant. Le travail, pour que tous puissent revenir dans ce lieu, reste à poursuivre.

30Depuis plusieurs années, les responsables de la municipalité et de la médiathèque étaient enfermés dans un cycle à la fois de déni de la gravité des tensions et de mise en place d’interventions de contrôle pour neutraliser ce qu’ils ne pouvaient pas supporter. Le processus était douloureux car ils ne souhaitaient pas s’adresser aux jeunes de cette façon, mais la peur s’était installée et la demande de transformer immédiatement les comportements de certains jeunes était de plus en plus grande. Relativement isolée, la direction de la médiathèque n’arrivait pas à sortir de cette relation duelle « enfermante ». La proposition d’être le terrain d’expérience d’une démarche psychosociologique a constitué une opportunité pour sortir de cet enfermement et pour construire un espace tiers d’analyse, de réflexion et de partage, et pour penser au niveau collectif. La gravité des tensions et l’impasse n’étaient pas clairement énoncées au départ parce que la direction de la médiathèque pensait que, face au défi de travailler dans une ville populaire en banlieue, ce que les professionnels faisaient pouvait être étudié car, même si cela était difficile, ils résistaient aux difficultés et inventaient de nouvelles formes d’organisation et de travail. D’une certaine façon, il était « normal » d’être confronté à de telles situations, il était nécessaire de les accepter pour travailler dans un environnement tel que celui que nous avons décrit. Cette position transférentielle sur leur objet de travail sera progressivement déconstruite à la fois par les échanges avec cet espace tiers mais aussi par le refus progressif des professionnels d’adhérer à cette position. De fait, le travail éducatif dans une perspective démocratique ne peut pas accepter de banaliser la violence ou les façons dont elle est perçue parce que les milieux de vie et leurs populations sont violents et qu’il faudrait « faire avec ». Le rôle de toute institution éducative n’est pas d’accepter cet état de fait mais de viser à le comprendre, à le recevoir et à le transformer. Ce n’est pas facile, qu’il s’agisse de l’école, des clubs de sports, des centres sociaux et aussi des médiathèques, car il s’agit de structures d’accueil de jeunes dans des espaces clos, où souvent ces adolescents côtoient d’autres personnes d’autres âges et parfois sont dans l’obligation d’y séjourner. Je pense ainsi à ce travail mené à Rennes au quartier du Blosne, il y a maintenant plusieurs années, où les responsables du développement du quartier accompagnaient les jeunes à se constituer en association afin, à terme, de pouvoir disposer d’un local dans leur quartier. De nombreux jeunes s’adressaient à eux, pour les aider à prendre conscience de leurs responsabilités par rapport à eux-mêmes mais aussi par rapport aux autres habitants, ils leur proposaient de partager un local qu’ils occuperaient à certaines heures, alors que des personnes âgées l’occuperaient à d’autres. Cette cohabitation était une condition pour qu’ils puissent eux-mêmes bénéficier de leur propre local. De fait, de nombreux jeunes doivent être accueillis et accompagnés pour vivre et partager un lieu public. Cet enjeu n’est pas spécifique aux jeunes des quartiers populaires, il est commun à tous. L’expérience de certains métiers, en particulier celui des éducateurs mais aussi de certains responsables sportifs, nous a appris à nous dégager de cet enfermement dans la violence.

31Mon travail de psychosociologue, pour résumer, c’est un travail d’analyste, ce n’est pas un travail de « l’agir » à proprement parler. Mon rôle ne s’est donc pas situé dans l’action au sein de la crise, mais dans l’analyse des ressorts de la crise. C’est à travers ce travail d’analyse que nous avons pu envisager un certain nombre de questions sous un nouvel angle, et que nous avons mis en lumière plusieurs choses importantes qui étaient jusqu’ici restées hors champ, je pense notamment au quartier dans lequel se situe la médiathèque. Quand la médiathèque a fermé et que nous avons dû renoncer à poursuivre la recherche-intervention telle qu’elle avait été prévue, mon rôle a donc consisté à analyser ce qui était en train de se passer et à garantir un espace d’analyse pour la direction des médiathèques.

Quelle place donnée aux jeunes au sein de cette intervention-recherche ?

32En conclusion, il me semble utile de revenir sur une question que beaucoup risquent de se poser : quelle place pouvait être accordée aux jeunes au sein de la recherche alors qu’il n’était plus possible de les rencontrer ? La médiathèque étant fermée, nous avons en effet été obligés, comme nous l’avons déjà dit, d’annuler les entretiens avec les jeunes et les observations d’usages in situ qui avaient été programmés. A posteriori, je dirais que le travail que j’ai conduit pendant la crise a consisté à préparer la direction des médiathèques ainsi que la direction générale et les services de la ville à pouvoir retravailler avec les jeunes d’une autre façon et en particulier à les écouter différemment. D’une certaine manière, mon rôle a été de constamment faire comprendre que les jeunes, qui étaient absents physiquement, étaient bien partie prenante de cette situation et devaient être pris en compte à chaque instant du processus de travail. S’ils n’avaient pas été présents en permanence dans l’imaginaire des différents acteurs qui œuvraient à la sortie de crise, nous n’aurions jamais pu rouvrir de cette façon-là ni retravailler sur la façon de les accueillir. Et nous aurions pu les perdre en proposant un projet un peu formaté qui n’aurait tenu compte que du symptôme et non de ce que ce dernier signifiait.

33Dans un moment comme celui-ci, il y a des actes inacceptables au sujet desquels il faut pouvoir se positionner. Mais si l’on veut tenir compte des jeunes en tant que sujets, en tant qu’acteurs, alors il faut chercher à comprendre ce qu’ils « symptomatisent ». Qu’est-ce qu’ils viennent dire ? En quoi est-ce qu’ils font langage à travers leur corps lorsqu’ils arrivent dans la médiathèque avec un siège pliant ? Que pouvons-nous entendre de ce qu’ils expriment ainsi ? Il faut noter que dans le cas qui est présenté ici, jamais les jeunes n’ont été réunis afin qu’on leur demande ce qu’ils avaient en tête. Pour autant, les médiathécaires avaient entendu des choses de la part des jeunes dans les échanges qu’ils nourrissaient avec eux au quotidien. L’intervention a créé un espace pour écouter et analyser ce qu’avaient dit ces jeunes à ces moments-là. Cela a permis aux professionnels de sortir d’un « agir » permanent. J’entends par là qu’à chaque acte il fallait réagir, souvent dans l’urgence, sans prendre suffisamment le temps d’écouter et d’observer ce qu’il s’était passé et ce que les jeunes avaient exprimé.

34C’est ainsi que nous avons pu inventer cette charte, dont l’intérêt n’était pas de recréer un règlement, mais de repasser un contrat ensemble avec les jeunes. Cette initiative, qui peut paraître simple maintenant, n’a pas été si évidente à mettre en œuvre. Il a fallu inviter de très nombreux professionnels de la ville à travailler avec les médiathécaires et proposer un entretien individuel à chaque jeune pour lui présenter la charte. Je voudrais souligner le fait que si cette proposition a porté ses fruits, c’est qu’elle a été le produit d’un processus de travail. Il ne s’agit pas d’une solution clé en main qui pourrait être reproduite dans n’importe quelle situation de conflit. Nous sommes arrivés à cette solution particulière, dans ce contexte particulier, après avoir traversé un certain nombre d’étapes et après avoir mis de nombreuses questions au travail, collectivement, par exemple au sujet de l’agent de sécurité, de la réponse immédiate à apporter aux situations difficiles, de la définition du terme incivilité, etc. Ce travail nécessitait une connaissance de la psychosociologie des jeunes.