Version classiqueVersion mobile

Penser la médiathèque en situation de crise

 | 
Raphaële Gilbert

Regards croisés sur la crise et l'intervention-recherche

Chapitre 1. Le regard d’un membre de l’ABF

Hélène Beunon

Texte intégral

Un contexte : soutenir la démocratie après les attentats

1Janvier 2015, attentats au siège de Charlie Hebdo et à l’Hyper Cacher de la porte de Vincennes. Tout le monde se demande ce qui a bien pu arriver à notre société, les bibliothécaires aussi (j’écris ce texte une semaine après l’entrée en guerre de la Russie contre l’Ukraine et je retrouve certaines impressions similaires avec cette situation). Nous, bibliothécaires dans l’ensemble de la France, réagissons à chaud. Certains organisant une mise en scène de la censure, interdisant l’accès aux documents pendant la semaine suivant les attentats à l’aide de grands draps blancs, d’autres ressortant différents livres des fonds, censurés antérieurement, avec une fiche expliquant les raisons qui avaient pu conduire à cette interdiction d’usage. À chaque fois, ces moments s’accompagnent d’échanges avec les publics plus ou moins aisément selon les lieux sachant que beaucoup de jeunes vivent très mal alors l’amalgame rapidement fait entre terroristes et musulmans, qu’ils soient croyants ou simplement nés dans des familles liées à l’Islam.

2Rapidement, le conseil d’administration du groupe Île-de-France de l’Association des bibliothécaires de France (ABF) de l’époque veut proposer une journée d’étude qui permette d’échanger sur le sujet, pour structurer notre pensée et tenter de tirer des lignes de force de ces épreuves. Les collègues du bureau national souhaitent alors que cette journée concerne l’ensemble du territoire. Pour construire cette manifestation, les membres du CA du groupe île-de-France de l’ABF font un inventaire des intervenants possibles associant des bibliothécaires « de terrain » ayant expérimenté et réalisé des actions particulièrement intéressantes et des personnes ayant un point de vue externe aux bibliothèques, mais en lien direct avec les questions de démocratie et de participation culturelle. C’est Joëlle Bordet, psychosociologue au Centre scientifique et technique du bâtiment (CSTB), qui sera retenue car elle a été amenée à travailler dans des villes très différentes, et sur des sujets qui relèvent toujours de la préoccupation du territoire, du lien social, de la question politique, et plus globalement du rôle des adultes auprès des jeunes dans l’éducation et la prévention. C’est cette rencontre initiale, dans un contexte très spécifique comme on le voit, qui suscitera ensuite l’envie d’aller plus loin et de trouver une occasion de collaboration autour d’une démarche de recherche psychosociologique où l’on retrouverait la question du rôle démocratique et social des bibliothèques.

Pourquoi utiliser la démarche psychosociologique en bibliothèque ?

3J’ai toujours trouvé que la rencontre avec d’autres professionnels était positive pour l’avancée d’une équipe de bibliothécaires. Nous avons une formation technique, bibliothéconomique, souvent une appétence pour les publics et leurs besoins, une envie de jouer un rôle par rapport à eux. Si les bibliothécaires sont généralement porteurs d’une culture spécifique dans un des domaines de la connaissance (littérature, sciences humaines, langues et société, sciences dures parfois), beaucoup ont conscience de leur ignorance de pans entiers du savoir.

4En tant que bibliothécaires, nous ne sommes pas des enseignants ou des éducateurs, mais nous pensons que les bibliothèques ont un vrai rôle à jouer dans l’apprentissage de la vie, qu’elle soit culturelle, sociale, citoyenne. J’ai pour ma part souvent eu conscience de « manquer de billes » dans l’approche des publics peu à l’aise avec la culture, sans doute parce que je ne suis pas moi-même issue de ce milieu, mais surtout par manque de formation. Lors de situations tendues avec des jeunes dans plusieurs structures dans lesquelles j’ai travaillé, il m’est arrivé de faire appel aux éducateurs de rue de la prévention jeunesse jusqu’au moment où j’ai compris que les cantonner au rôle de « pompiers » n’était pas suffisant : il était plus intéressant de les côtoyer pour apprendre d’eux d’autres méthodes d’intervention auprès des jeunes, modifier notre approche initiale, l’enrichir.

  • 1 « La Protection maternelle et infantile, ou PMI, est un système de protection de la mère et de l’e (...)

5Lors de l’élaboration du projet de service de l’une des médiathèques dans laquelle j’ai travaillé, j’ai eu la chance d’être accompagnée par un psychosociologue ayant animé un atelier au sein de l’équipe de professionnels et permis une réassurance de chacun. Il nous a aidés à desserrer l’étau, à construire un projet de service réaliste et opérationnel, sans changer de fond en comble les personnalités de chacun ni effacer totalement les antagonismes au sein du groupe. J’avais donc lu un peu et réfléchi beaucoup sur les questions de dynamique des groupes, mais j’avais surtout construit et expérimenté avec l’équipe le déploiement de nombreux partenariats avec les écoles élémentaires, collèges, lycées, associations, crèches, PMI1, structures culturelles de la ville, tout ce qui pouvait nous permettre de baliser le chemin hors les murs de la médiathèque. Rien de très original, mais nous avions pu mettre en œuvre des résidences d’écrivains et de réalisateurs de cinéma avec ambition et réalisme. Ces travaux avaient permis de toucher une grande variété de publics, répondant ainsi aux objectifs d’ouverture que nous nous étions donnés. Il s’agissait de projets structurants pour la place de la médiathèque au sein de la ville, et le point de vue extérieur de l’intervenant psychosociologue y avait largement contribué. Toujours dans cet établissement, un épisode difficile avec une jeune fille, qui s’était approprié un temps la médiathèque et y avait imposé sa violence, m’avait beaucoup marquée : comment poser un cadre qui accepte des fragilités, sans que la structure ne soit détournée ? La police avait dû être appelée, et la situation s’était apaisée, mais l’exclusion prononcée à l’encontre de cette jeune fille avait signé la fin de son intérêt pour le lieu. Si l’accueil de tous les types de publics était mis en avant, ce sont les conditions de la réalisation de cet objectif qui me semblaient fragiles et nécessiter des aides extérieures. J’ai eu la chance, dans plusieurs des structures de travail où j’ai exercé, de pouvoir faire appel à de vraies aides externes et non à des audits interchangeables. Les crises étaient un signe, un symptôme qui méritait traitement, accompagnement, plutôt qu’un grand bouleversement venu de l’extérieur.

6Souvent, c’est la pression exercée par les situations de crise qui nous pousse à travailler avec d’autres types de métiers et d’autres approches. Les bouleversements vécus lors des attentats de 2015 nous avaient interrogés quant à notre impact possible dans la construction d’une société plus sereine et démocratique. En travaillant à combler cette faille qui semblait apparaître entre certaines populations et les bibliothèques, nous pouvions apporter notre pierre à l’édifice. Ici, rien à voir avec une politique sécuritaire dans laquelle les bibliothèques ne pourraient plus agir, sauf à refermer leurs portes.

  • 2 Bernard MNICH, « Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ? Les bibliothèques après les événements de j (...)
  • 3 Joëlle BORDET et Philippe GUTTON, avec la participation de Serge TISSERON, Adolescence et idéal dé (...)

7C’est donc dans ce cadre que l’intervention de Joëlle Bordet a pu être pensée lors de la création du programme de la journée étude programmée en 20152. J’avais souvent entendu parler d’elle par ses collègues psychosociologues que je connaissais : Bernard Champagne, comme ami et partenaire d’engagements citoyens, Antoine Kattar, comme intervenant dans l’élaboration du projet de service d’une médiathèque dans laquelle j’avais travaillé, puis comme accompagnateur dans ma propre démarche de directrice pendant encore trois années. Je savais que le champ d’intervention de Joëlle Bordet était principalement lié aux publics jeunes, au lien social construit avec eux, à l’édification avec eux d’un apprentissage de la démocratie. J’avais lu son ouvrage Adolescence et idéal démocratique : accueillir les jeunes des milieux populaires, écrit avec Philippe Gutton3, qui donnait toute sa place à la parole des jeunes en leur permettant de se positionner en tant qu’individus et en tant que membres de groupes. Lors de cette journée d’étude, les différents intervenants avaient chacun trouvé leur place, les propos des uns étaient nourris et éclairés par ceux des autres. Joëlle Bordet n’avait pas eu jusqu’alors de contact avec le monde des médiathèques dans sa pratique professionnelle, mais elle s’intéressait visiblement à cet univers et avait reçu un très bon accueil de la part des bibliothécaires présents. Ses propos donnaient sens à beaucoup d’interrogations propres aux professionnels de la lecture publique, il était possible d’imaginer un cheminement commun. Trois années seront toutefois nécessaires pour concrétiser ce cheminement.

8La démarche psychosociologique s’est avérée intéressante. Apparue dans les années 1930, cette discipline analyse les liens entre le champ social, la condition humaine et la vie psychique. Pour notre terrain, il s’agissait donc d’interroger le rôle et le fonctionnement de l’institution ainsi que les interactions entre les différents acteurs (la médiathèque, la municipalité, les partenaires, mais aussi les publics et notamment les jeunes). Ce qui m’a semblé l’apport principal de cette expérimentation est le nécessaire travail de décentrement à effectuer dans l’approche des publics concernés et donc la mise en œuvre indispensable d’un effort de connaissance des autres intervenants professionnels qui travaillent auprès de ces publics. Prenons l’exemple de l’éducation aux médias et à l’information, qui fait l’objet d’un gros investissement en bibliothèque, et confrontons-le à la psychosociologie qui nous propose la méthode de la pensée critique. Comment concilier ces deux approches ? Trop souvent, les bibliothécaires territoriaux sont absents dans la mise en place des Cités éducatives qui ont vu le jour ces dernières années. C’est dès l’amorce des projets que ces professionnels devraient participer à leur construction, non pas pour veiller au nombre de mètres carrés réservés à la bibliothèque du lieu, bien que cela puisse être utile, mais pour participer avec les autres corps de métier (politique de la ville, enseignants, éducateurs, urbanistes…) et avec les élus concernés à la naissance de ces projets prometteurs pour la construction de la démocratie et l’inclusion des jeunes.

Vers un projet de recherche-intervention au sein d’une médiathèque

9Dominique Lahary et moi-même sommes beaucoup impliqués dans ce projet de recherche-intervention naissant, accompagnés par l’ensemble des membres du CA du groupe Île-de-France de l’ABF de l’époque intéressés par la démarche. Ce dernier allait organiser en 2016, soit un an après les attentats, une seconde journée d’étude en collaboration avec la Bpi sur le thème du rôle social des bibliothèques. La discussion avec la Délégation à la coopération nationale et internationale de la Bpi devait jouer un rôle important dans la construction de cette collaboration finale ; merci à cet égard à Annie Dourlent, Éléonore Clavreul du service de Coopération de la Bpi, et Christophe Evans du service Études et recherche. L’accompagnement de ce dernier s’est avéré aller de soi puisque le service qu’il dirige au sein de la Bpi participe à beaucoup d’enquêtes auprès des publics des bibliothèques. J’avais déjà sollicité son accompagnement lors d’une étude des publics de la Médiathèque de Conflans que je dirigeais alors. Il a tout de suite fait montre d’un réel intérêt pour ce projet, curieux d’élargir son champ d’action à un type de terrain d’enquête dont il n’était pas familier. La curiosité et le souhait d’ouverture étaient à la base de ce nouveau partenariat.

10La médiathèque qui deviendra le terrain de la recherche dont notre livre témoigne faisait partie des lieux d’expérimentation en cours dans la profession, l’un des membres actifs du conseil d’administration du groupe Île-de-France de l’ABF y travaillait d’ailleurs. J’avais pour ma part, dans le cadre professionnel, eu l’occasion de la visiter car une organisation du travail originale y était expérimentée : l’organigramme proposait en effet un système à plusieurs entrées, permettant à chaque agent d’avoir à la fois des responsabilités pérennes et de participer aussi à des actions transversales au sein de groupes de travail thématiques. Ce choix me semblait plus abouti que ce que j’avais pu expérimenter, dans la mesure où il pouvait permettre de dépasser les formes d’évaluation professionnelles habituelles. Cette visite du lieu, dans une banlieue de région parisienne irriguée par les grands axes de transports en commun, au sein d’un nouveau quartier, m’avait beaucoup intéressée, même si les équipes m’avaient semblé tendues et peut-être légèrement dépassées par toutes les nouveautés auxquelles elles étaient confrontées. C’est assez rapidement qu’un projet de collaboration autour d’une recherche-action a été évoqué avec la directrice du lieu, Raphaële Gilbert. Celle-ci avait coécrit un article sur les organisations apprenantes dans lequel elle évoquait la montée en compétences des équipes au moyen du partage entre pairs à travers trois leviers : le recrutement de profils diversifiés, l’organisation du travail transversale décloisonnée, et la mise en place de séances régulières de partage de compétences entre pairs. Le propos peut s’étendre hors de l’équipement, et nous verrons dans les réflexions développées plus loin que cet aspect est fondamental : la création d’un travail mutualisé avec d’autres acteurs du territoire qui interviennent auprès des mêmes publics est un facteur de dynamisme, permet un ancrage territorial de l’équipement pour nous, les professionnels de la lecture publique. La proposition de mettre en œuvre une recherche-intervention avec Joëlle Bordet allait donc intéresser rapidement Raphaële Gilbert, d’autant que les publics jeunes étaient nombreux à venir dans la médiathèque dont elle assurait la direction et qu’ils constituaient déjà un des axes forts du travail de l’équipe. Le projet de recherche consistait alors à travailler avec eux sur l’usage qu’ils faisaient du lieu.

Mon positionnement dans la recherche-intervention

11En tant que membre de l’ABF, j’ai contribué à la maîtrise d’ouvrage puisque l’association cofinançait ce travail. J’ai participé aussi aux comités de pilotage en position légèrement distante : j’étais informée des diverses étapes du terrain sans pour autant y participer directement. Une enquête par entretiens était programmée à laquelle je ne devais pas participer, n’étant pas formée à cet exercice. La situation se dégradant à la médiathèque, je n’aurai pas l’occasion de rencontrer son personnel ni le public de l’établissement dans le cadre de ce travail. Ma frustration sera grande mais je comprendrai très bien que la situation nécessite alors une collaboration limitée aux trois personnes les plus directement impliquées : Raphaële Gilbert, Marion Moulin et Joëlle Bordet. Ayant été moi-même confrontée à des crises aiguës au sein d’une des équipes avec lesquelles j’avais travaillé, je savais que la crise ne pouvait se résoudre qu’à ce prix.

12Au sortir de cette crise, il semble qu’une certaine stabilité se soit installée dans le lieu de l’expérimentation. Les équipes et les publics étant amenés à changer, il se peut toutefois que le travail réalisé « s’oublie » et se défasse à un moment ; c’est le lot de la plupart des expérimentations, et notre ouvrage collectif pourrait contribuer à garder la mémoire de ce qui a été produit et réussi.

Rôle démocratique des bibliothèques et formation des personnels

13La crise sanitaire liée au Covid a « suspendu » beaucoup de choses et remodelé les urgences. Mais les sujets antérieurs qui fâchaient vont certainement faire leur retour dans les réflexions à venir. La question du rôle des bibliothèques dans l’apprentissage de la démocratie est en train de ressurgir d’une façon forte. L’actualité internationale nous rappelle à l’ordre quant à la définition même de la démocratie et de ses modes d’exercices. L’ABF s’en empare déjà en déclarant dans son communiqué Solidarité avec l’Ukraine, soutenons la démocratie et la liberté d’expression. 1er mars 2022 : « Aujourd’hui, nous pouvons soutenir avec nos outils et à notre échelle la liberté et la paix, en diffusant une information vérifiée. Nous sommes en mesure d’accompagner les citoyens à comprendre la situation, les enjeux et les positions respectives et défendre l’accès à l’information comme condition nécessaire à la démocratie. » C’est bien la question du rôle politique des bibliothèques dans la construction de la démocratie qui s’est posée dans le cadre de notre recherche.

14Ce rôle démocratique peut être difficile à défendre auprès des élus comme de l’administration. Les actions prennent du temps pour se développer, elles sont exigeantes en termes de présence humaine avec les publics, donc relativement chères. Elles bousculent aussi les habitudes professionnelles puisqu’elles nécessitent souvent d’intervenir en groupe au sein de la bibliothèque ou à l’extérieur, avec des partenaires. Pour le moment, beaucoup de bibliothécaires ont amorcé cette façon de travailler à propos du secteur de la petite enfance, mais nous pouvons peut-être, sur la base de notre expérimentation, nous mettre en situation d’aller plus loin, vers d’autres publics. Par ailleurs, la formation des bibliothécaires ne nous apprend pas encore assez à travailler avec nos collègues des autres services municipaux, avec les associations ou les services des collectivités territoriales. Il nous manque des temps communs entre bibliothécaires, éducateurs de jeunes enfants, éducateurs de rue, assistants sociaux, enseignants, afin de mieux comprendre nos cultures professionnelles respectives mais aussi nos complémentarités. Aujourd’hui, seuls les conservateurs bénéficient de temps communs avec les administrateurs et les ingénieurs. Il faudrait activer ce type de rapprochements pour l’ensemble des catégories et des filières professionnelles. La réforme de la formation en cours permettra sans doute d’avancer sur ce sujet. Il reste à l’ABF comme à la Bpi à veiller au dialogue entre professionnels de la lecture publique autour de ces questions, à être à l’écoute d’autres expérimentations s’il y en a.

Notes

1 « La Protection maternelle et infantile, ou PMI, est un système de protection de la mère et de l’enfant, créé en France par une ordonnance du 2 novembre 1945 […] ». Wikipédia. [En ligne] < https://fr.wikipedia.org/wiki/Protection_maternelle_et_infantile >.

2 Bernard MNICH, « Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ? Les bibliothèques après les événements de janvier 2015 », Bibliothèque(s), octobre 2015, no 80, p. 55-57. [En ligne] < https://www.abf.asso.fr/fichiers/file/ABF/journees_nationales/JE_ABF_20150521_BernardMinch.pdf >.

3 Joëlle BORDET et Philippe GUTTON, avec la participation de Serge TISSERON, Adolescence et idéal démocratique : accueillir les jeunes des milieux populaires, Paris, éditions In Press, 2014.

Lire

Open access

Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search