Introduction

Christophe Evans

p. 7-11


Texte intégral

Quelle crise ?

1Alors que la crise sanitaire occupe depuis près de deux ans l’essentiel de nos réflexions, qu’une crise géopolitique, mondiale elle aussi, vient de se déclarer avec la guerre déclenchée par la Russie contre l’Ukraine, c’est d’un tout autre type de crise dont nous souhaitons parler dans cet ouvrage. Il sera question en effet ici d’un phénomène que beaucoup de bibliothèques et d’autres types d’institutions connaissent avec une intensité plus ou moins forte : une crise ouverte avec une partie de leurs publics jeunes (adolescents au sens large et jeunes adultes). Le contexte local qui va servir de cadre à nos analyses est en fait assez courant, c’est celui d’une grande médiathèque de région parisienne récente et moderne, qui, au fil du temps, va connaître des difficultés croissantes avec une partie de ses jeunes usagers et avec certains jeunes du quartier où l’établissement est implanté ; des difficultés qui vont entraîner à leur tour des incidences négatives sur les conditions générales d’accueil, des tensions au sein de l’équipe, et qui conduiront même à une fermeture temporaire suite à l’exercice d’un droit de retrait du personnel. La traversée de cette crise sera l’occasion de questionner et de refonder le projet de la médiathèque, notamment ses ancrages urbains et partenariaux, de renouer des relations fortes avec la municipalité dont elle dépend, avec l’ensemble de l’équipe et, bien sûr, avec ses publics, publics jeunes compris. Et ce qui est beaucoup moins courant pour ce type de processus de crise ouverte, c’est qu’il aura été accompagné par une recherche-intervention portée par un collectif de professionnelles des bibliothèques et de chercheurs en sciences sociales, dont une psychosociologue responsable du projet.

2À la différence des travaux de recherche habituels conduits par des spécialistes qui ont pour finalité principale de produire des connaissances, les recherches-interventions (ou recherches-actions) associent actrices et acteurs de terrains et chercheurs et chercheuses pour produire des connaissances pour l’action immédiate (changement dans l’organisation, amélioration de processus, résolution de problème), ce qui revient à dire qu’elles ont une visée opérationnelle tout à fait assumée. Le projet initial de recherche-intervention, qui avait pour objectif d’analyser le rôle social et notamment les relations que la bibliothèque entretenait avec ses publics jeunes, face à l’aggravation de la crise, se transformera en un processus d’intervention pris en charge par la psychosociologue, ce qui permettra de surmonter dans de bonnes conditions les phases les plus aiguës du processus et de parvenir à une réouverture sereine de l’établissement. Une « intervention » psychosociologique, comme le suggère explicitement le terme, consiste à tenter d’apporter un soutien rapide pour résoudre une situation de crise et place le praticien ou la praticienne dans un rôle de tiers aidant. On sera donc passé entretemps d’un projet de recherche-intervention à une forme d’intervention-recherche car ce sont les réflexions et les analyses a posteriori du collectif de recherche qui constituent la substance de l’ouvrage qui suit, et non pas le travail d’intervention lui-même. S’il arrive souvent dans le monde des bibliothèques que l’on propose des retours d’expériences à propos de situations difficiles, il n’est pas si fréquent que ces retours fassent l’objet d’une analyse à froid appuyée sur des fondations théoriques, en particulier dans le champ de la psychosociologie ou de l’analyse sociologique et urbaine. Dernière précision dans ce chapitre introductif pour celles et ceux qui connaissent mal la psychosociologie, c’est une discipline qui a pour vocation d’étudier les interactions sociales et les relations entre les groupes d’individus : elle se trouve en quelque sorte à l’interface entre l’individu et la société et permet des éclairages tout à fait complémentaires à l’approche psychologique comme à l’approche sociologique.

Genèse d’une recherche-intervention

3Il est important également dans cette introduction de rappeler dans quel contexte historique et dans quel creuset professionnel notre collectif de réflexion et d’écriture s’est constitué puis soudé. Ce contexte est loin d’être anodin puisque c’est celui des interrogations vives qui ont surgi à la suite des attentats en 2015 contre l’équipe de la rédaction de Charlie Hebdo et contre la communauté juive visée à travers le magasin Hyper Cacher. Hélène Beunon le rappelle ici dans sa contribution, la question de la place et du rôle des bibliothèques dans l’espace culturel et social, en tant qu’institutions démocratiques, ne se posait plus alors de la même façon. C’est dans le cadre des rencontres et des journées d’études qui ont suivi cette période riche en débats, controverses, introspection, recherche d’expertise en dehors du terrain culturel, qu’un contact fructueux a été établi avec la psychosociologue Joëlle Bordet, spécialiste des jeunesses urbaines en milieu ouvert. Restait à trouver un terrain et une occasion de recherche pertinente qui permettraient de sceller la collaboration avec elle. Ce fut chose faite sur le terrain d’une médiathèque publique de banlieue parisienne, avec l’appui de la municipalité dont elle dépendait, en fédérant, autour du groupe de recherche opérationnel (la directrice de la bibliothèque, la responsable des partenariats, une autre directrice de réseau de lecture publique membre de l’Association des bibliothécaires de France [ABF], une chercheuse en psychosociologie et un sociologue), une association professionnelle (l’ABF, en particulier son groupe Île-de-France), la Direction régionale des affaires culturelles Île-de-France et la Bibliothèque publique d’information (Bpi) du Centre Pompidou.

« Penser par cas » et déplacer les questionnements

4Avec cet ouvrage, on ne produira pas à proprement parler une étude monographique de notre terrain de banlieue, et nous allons concentrer nos analyses sur l’établissement dit « central », alors qu’il s’agit d’un réseau comprenant plusieurs bibliothèques de quartier qui n’ont toutefois pas été confrontées aux mêmes difficultés. Nous avons par ailleurs fait le choix de laisser ce terrain dans l’anonymat, au risque de perdre un peu en précision mais avec l’ambition de produire des analyses qui puissent permettre de « monter en généralité ». Les enseignements et les nombreuses réflexions que la recherche a suscités nous paraissent en effet de nature à intéresser la communauté professionnelle et, sans doute plus largement encore, l’ensemble des personnes qui se préoccupent aujourd’hui des relations entre les populations et les institutions de la culture en milieu urbain, en particulier dans les territoires irrigués par la politique de la ville. Plus qu’un « terrain » spécifique décrit avec précision et force de détails, c’est plutôt sur une analyse de « cas » que nous allons appuyer nos constats ; un cas rendu exemplaire, au sens non normatif du terme, parce qu’il concentre certaines caractéristiques saillantes que l’on peut trouver sur d’autres terrains et qui sont utiles à la compréhension des phénomènes analysés : un peu à la manière de ce que font les sociologues quand ils produisent un « idéal-type », c’est-à-dire un objet abstrait construit pour la réflexion et qui n’a pas nécessairement d’équivalent en tant que tel dans le monde réel mais qui repose bien sur des observations préalables concrètes et dont un grand nombre de caractéristiques peuvent se retrouver sur d’autres terrains.

5L’intervention-recherche a permis à notre collectif d’effectuer plusieurs déplacements ; elle nous a notamment donné l’occasion de « mettre au travail » des notions importantes qui font souvent l’objet de consensus au sein du monde des bibliothèques sans qu’elles soient nécessairement bien définies et ancrées pour autant. C’est le cas par exemple de la question des incivilités et des violences exercées contre les bibliothèques (quelles sont leurs natures précises ? De quoi au juste sont-elles le symptôme ?), c’est aussi le cas de la question de la bibliothèque troisième lieu qui occupe tant de discours professionnels et qui était au fondement même du projet de la médiathèque étudiée. Plutôt qu’une simple critique de cette notion, qui n’aurait pour objectif que de prendre position contre, l’intervention-recherche a au contraire été l’occasion pour nous de faire un pas de côté par rapport au modèle pour y revenir avec plus d’assurance après l’avoir réinterrogé à partir de ses ancrages originels dans le champ de la sociologie urbaine.

Des témoignages situés, pas un livre de méthode

6Il ne faut pas non plus espérer trouver dans les pages qui suivent une boîte à outils ou un recueil sur les techniques de gestion de crise. Ce qui a motivé notre collectif, lui a permis de durer, et que nous souhaitons transmettre ici, c’est l’exigence qu’il peut y avoir de penser la médiathèque : même en situation de crise, on peut (on doit) continuer à penser. L’accompagnement de Joëlle Bordet, à ce titre, aura été décisif, sur le plan pratique comme sur le plan théorique, sans doute parce qu’en tant que psychosociologue extérieure au champ culturel, mais experte sur la question des jeunesses urbaines et de la dynamique des interactions entre les groupes, elle aura pu jouer à plein un rôle de tiers déterminant. Face à une situation difficile (et c’est vrai cette fois pour toutes sortes de crises et quels que soient les secteurs), on cherche souvent des solutions rapides, on pare au plus pressé, on privilégie le traitement en surface à l’intervention en profondeur. L’efficacité ne consiste pourtant pas systématiquement à faire disparaître les symptômes mais à travailler ou à penser avec eux, nous aurons l’occasion d’y revenir. Le cheminement de l’intervention-recherche est assez exigeant et parfois long, il est susceptible d’impliquer toutes les parties (personnels, commanditaires, partenaires, publics), ce qui ajoute à sa complexité, mais les enjeux sont à la hauteur de ce travail et de l’effort qu’il impose.

7Nous invitons par conséquent les lectrices et les lecteurs qui le souhaitent à « penser avec nous la médiathèque en situation de crise ». Nous leur proposons d’entrer dans un dispositif qui leur permettra, dans une première partie, de se confronter aux témoignages situés rédigés individuellement par l’ensemble des contributrices et contributeur de l’ouvrage à propos du rôle qu’il et elles ont tenu dans la recherche. Dans la seconde partie, signée par Raphaële Gilbert et Marion Moulin sur la base d’un travail d’analyse conduit par Raphaële Gilbert, ce sont les points liés à la question du déficit d’ancrage territorial des bibliothèques troisième lieu qui seront développés. C’est donc un ouvrage d’un genre particulier que nous vous invitons à lire. À mi-chemin pour ainsi dire d’une synthèse de recherche classique (ici, pas de carnets de terrain à proprement parler, pas d’extraits d’entretiens) et d’une série de témoignages situés, c’est-à-dire oscillant entre une approche scientifique stricto sensu et un travail de réflexion collective plus personnel. S’il n’est pas possible ici de donner la parole à toutes les parties prenantes (les publics, en particulier les publics jeunes, mais aussi les professionnels : bibliothécaires et partenaires), le propos comme on le verra n’est pas pour autant « subjectif » au sens classique du terme dans la mesure où il repose bien sur un travail d’analyse collectif de longue haleine engagé a posteriori. Dernier rappel qui a toute son importance : penser la médiathèque, c’est pour nous aussi, comme Joëlle Le Marec nous invite à le faire dans un livre récent1, prendre soin d’une institution qui a justement pour programme et pour effet de prendre soin des autres.

Encadré 1. Description rapide de la ville

La ville dont il sera question dans cet ouvrage se situe en région parisienne et compte aux alentours de 50 000 habitants. Sa population est assez jeune, cosmopolite (une personne sur cinq dispose d’une nationalité étrangère) et majoritairement populaire. Le taux de chômage y est presque deux fois supérieur à la moyenne nationale, et plus d’un habitant sur dix vit sous le seuil de pauvreté. La ville présente également une forte mixité sociale, accueillant aussi bien des personnes issues de milieux populaires que des habitants plus aisés. La bonne desserte par les transports en commun et la proximité de la capitale sont propres à attirer une population pouvant contribuer à sa gentrification.

La municipalité a fortement investi dans la culture et la ville dispose de plusieurs équipements de qualité. Le réseau des médiathèques comprend un équipement central d’environ 3 000 m2 et quelques bibliothèques de quartier ne dépassant pas les 300 m2. Le personnel compte 40 personnes, vacations comprises.

Notes de bas de page

1 Joëlle LE MAREC, Essai sur la bibliothèque : volonté de savoir et monde commun, Villeurbanne, Presses de l’Enssib, 2021 (coll. Papiers).


Le texte seul est utilisable sous licence Creative Commons - Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International - CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.