Conclusions de l’étude
Texte intégral
1La présence des bibliothèques sur les RSN se construit dans des jeux de tensions : les initiatives individuelles comme les intentions délibérées se confrontent à un ensemble de contraintes liées d’une part au fonctionnement des plateformes (incitations et limites fonctionnelles, évolution du design, etc.) et d’autre part au contexte territorial des équipements (taille de la commune, moyens et équipements, ancienneté de la présence en ligne, etc.).
2L’examen précis de la trajectoire de quatre établissements – les réseaux de Brest et de Metz, les médiathèques de Quimperlé et de Louise Michel à Paris –, permet d’étudier des modes de résolution possibles de ces tensions et ce, de trois points de vue complémentaires : le point de vue des acteurs qui décrivent et analysent la stratégie qu’ils mènent (chapitre 1), le point de vue des plateformes qui rendent compte, sous la forme de métriques qui leur sont propres, des publications diffusées (chapitre 2), le point de vue des usagers, cibles et/ou bénéficiaires de cette production numérique, qui s’expriment sur cette incarnation-là de la bibliothèque qu’ils fréquentent et connaissent bien (chapitre 3).
3Par-delà les situations particulières des établissements du corpus, la mobilisation des réseaux sociaux en bibliothèque telle qu’elle ressort de cette étude s’articule autour de trois enjeux : celui de la communication, celui de l’organisation du travail et celui de la communauté des internautes.
Une communication moins institutionnelle mais qui reste descendante
4C’est dans une démarche de communication que les bibliothèques de l’étude animent une présence sur les réseaux sociaux. Celle-ci est principalement centrée sur les établissements, sur leurs services et sur leurs actualités, et constitue un point d’entrée vers une diversité de contenus (photos, vidéos, articles, etc.), dont les destinataires sont généralement des publics déjà proches des bibliothèques.
5Plusieurs plateformes sont investies conjointement par les établissements, qui misent sur une présence démultipliée. D’un côté, les bibliothèques se positionnent sur des réseaux sociaux généralistes comme Facebook ou Twitter, qui leur permettent de relayer tous types d’informations et de favoriser la circulation entre les différents espaces numériques (portail, blog, comptes sociaux). D’un autre côté, de nombreuses plateformes sont mobilisées pour diffuser des contenus spécifiques, au premier rang desquels des vidéos (YouTube, Dailymotion, etc.), des photos (Instagram, Flickr, Pinterest, etc.), de la veille (Scoop.it) et des documents (Calaméo, Issuu, etc.). À la logique de démultiplication de la présence numérique des bibliothèques au sein de plusieurs espaces répond une logique de centralisation, sur les réseaux sociaux généralistes, des contenus et des informations diffusés en ligne.
6Les établissements étudiés témoignent de politiques de publication au fil de l’eau et s’appuient assez peu sur des règles de communication formalisées. Ceci étant, les rythmes de publication et les codes des RSN sont tout à la fois connus et intégrés. Les bibliothèques du corpus développent volontiers une communication de personne, articulée autour des individus et du quotidien de l’établissement qui est donné à voir aux internautes. C’est précisément la mise en scène de la vie de la bibliothèque et son dévoilement au jour le jour – objets, lieux, personnes, événements – qui suscite le plus d’intérêt et de réactions de la part des internautes. L’accent est mis sur la spontanéité, la légèreté, la familiarité et l’humour, dans une démarche qui induit une interactivité et une proximité entre les émetteurs des messages et leurs récepteurs.
7Le défi pour les bibliothèques enquêtées est bien de porter une parole à l’ancrage forcément institutionnel à l’aide d’outils de communication qui se veulent quant à eux conversationnels et horizontaux.
8La mobilisation du public et la participation en ligne restent relativement modestes, et la plupart des usagers rencontrés suivent leur bibliothèque sur les réseaux sociaux sans nécessairement s’engager dans des interactions avec celle-ci. De même, les fans ou les abonnés d’un compte social n’échangent pratiquement pas entre eux et n’en ressentent pas non plus la nécessité. Les comptes sociaux semblent moins fonctionner selon un modèle d’échange multidirectionnel entre les interlocuteurs en présence que comme des outils de communication en direction des internautes, sans que les bibliothèques ne cherchent véritablement à s’en servir pour faire remonter des informations et mieux connaître leurs publics. De ce point de vue, les RSN sont utilisés dans une perspective de communication descendante comparable aux médias de masse permettant avant tout aux bibliothèques de développer une présence en ligne et de travailler leur image auprès de leur public.
9L’évaluation des effets de la communication développée constitue un angle mort de la stratégie des bibliothèques. À ce titre, les réseaux sociaux apparaissent moins comme une source de connaissance des publics que comme un moyen de se faire connaître auprès d’eux.
10Disponibles sous la forme de tableaux de bord, les plateformes proposent pourtant des indicateurs de mesure d’audience qui permettent de suivre l’activité en ligne et d’accéder à des informations nombreuses et potentiellement utiles pour les professionnels. De fait, les bibliothèques du corpus utilisent inégalement ces indicateurs de mesure et ne s’appuient pas non plus sur d’autres méthodes ou instruments pour comprendre les retombées de leurs actions. L’investissement des bibliothèques sur les réseaux sociaux soulève l’enjeu de leur inscription dans une logique de reporting et d’évaluation, qualitative et quantitative, des actions déployées.
Des pratiques professionnelles plus autonomes, moins hiérarchiques
11L’utilisation des réseaux sociaux a eu des retentissements sur les métiers et sur l’organisation du travail des équipes au sein des établissements de notre corpus. Les modalités de production et de diffusion des publications pèsent sur le fonctionnement interne des bibliothèques. Dans un premier temps, celui des « pionniers », l’expérimentation et la montée en puissance de ces nouveaux médias ont été portées par des équipes très réduites et motivées qui ont su bénéficier de l’ignorance ou de la neutralité bienveillante de leur direction et des tutelles. Vécues avec le degré d’improvisation et d’enthousiasme inhérent aux aventures et aux expériences nouvelles, ces riches heures des débuts ont cependant marqué assez vite leurs limites dans nombre d’établissements, laissant apparaître un réel risque d’essoufflement des équipes face à l’ensemble des autres agents.
12À mesure que les années passent, la question de la structuration et de la rationalisation des efforts se pose de manière plus vive. La nécessité de mobiliser les bibliothécaires au sein d’un collectif organisé apparaît aujourd’hui évidente à tous comme un enjeu de pérennisation de leur présence sur les réseaux sociaux. La crainte est de voir un fossé se creuser entre ceux qui maîtrisent les outils et qui participent activement à l’animation des comptes sociaux et le reste des agents. Le fait est que les agents qui s’impliquent le font en partie sur la base de leurs pratiques personnelles des réseaux sociaux, qu’ils exportent dans le monde professionnel. Au sein des établissements, ces personnes ressources constituent des éléments moteurs qui jouent un rôle dans la coordination et la gestion des comptes sociaux et dans la formation de leurs collègues à l’utilisation de ces outils. Il reste que pour être présentes et vivantes sur la palette des différentes plateformes, les bibliothèques doivent à la fois maintenir un groupe décisionnaire en matière de stratégie et dessiner des procédures souples, mais partagées potentiellement avec l’ensemble des personnels en charge de la vie des bibliothèques. Dans les bibliothèques de petite taille, le management se fonde surtout sur la polyvalence des agents et sur l’organisation transverse et collégiale des tâches. Le principe d’un travail autonome, sans hiérarchie ni démarche très formalisée, domine largement. En revanche, l’organisation du travail ne va pas sans difficulté dans les plus gros établissements en réseau, où les agents sont nombreux et où la coordination se trouve plus qu’ailleurs éloignée du terrain. Les bibliothèques dans cette situation cherchent à redéployer la gestion des comptes sociaux vers une alimentation plus collective, ce qui peut aller de pair avec un accompagnement managérial et un cadrage du travail pour mieux organiser et contrôler le processus de publication.
13Ces dynamiques organisationnelles dans la gestion des plateformes s’accompagnent de deux évolutions corollaires. Une première évolution est celle des moyens, notamment pour s’équiper en matériel indispensable à la production de contenus (appareil photo, caméscope, logiciel de montage, etc.), ce que l’on observe dans certains établissements. Toutefois, l’éloignement structurel généralement constaté du service chargé des achats d’équipements et des infrastructures techniques ne facilite pas toujours la prise en compte des besoins des agents sur le terrain. Ce décalage des moyens et des besoins crée dans plusieurs établissements des situations inconfortables, auxquelles les agents répondent en bricolant des solutions et en recourant à des équipements personnels. Par ailleurs, une nécessaire évolution des compétences au sein des équipes se fait jour : maîtriser le montage vidéo, utiliser en connaissance de cause les codes des différents réseaux, analyser les statistiques des plateformes, etc. Le recours à la formation entre collègues ou à l’autoformation reste jusqu’à présent prépondérant et montre que les compétences se transmettent d’abord au sein d’une même « communauté apprenante ». Le développement de compétences spécifiques dans les équipes participe d’un processus de professionnalisation de la pratique des réseaux sociaux, dont la prochaine étape pourrait être, comme le souhaitent certains agents, l’intégration de postes de community manager.
Peu de nouvelles conquêtes, mais une relation approfondie avec les publics acquis
14Les établissements de notre corpus fédèrent principalement sur les réseaux sociaux des communautés proches d’eux d’un point de vue géographique et affinitaire. C’est du moins avec ces catégories de publics que les activités suscitées et les liens entretenus sont incontestablement les plus denses. D’un côté, nous retrouvons les publics actifs de l’équipement, les usagers réguliers et fréquentants, tandis que de l’autre nous observons la présence d’un public constitué de collègues et de professionnels de la commune, mais aussi des bibliothèques et plus largement des métiers du livre.
15Les usagers rencontrés dans le cadre de l’enquête témoignent d’une relation forte et ancienne à la bibliothèque, marquée par beaucoup d’affect et une activité intense. Les réseaux sociaux font partie de leur quotidien et sont utilisés pour suivre leur bibliothèque en ligne, en tant que canaux d’informations à part entière. Bien que cette présence numérique n’ait pas fondamentalement changé leur pratique de la bibliothèque, les enquêtés soulignent qu’elle exerce une influence sur ce qu’ils font sur place en les conduisant à avoir une utilisation plus intensive de l’équipement (participation aux événements, emprunts de documents, etc.). Ils témoignent également d’un renforcement de leur lien avec l’établissement et les équipes. Le fait de pouvoir découvrir le quotidien des bibliothécaires, de voir de l’intérieur les coulisses et les facettes du métier, joue un rôle central dans la densification de cette relation. Au bout du compte, les usagers se constituent sur les réseaux sociaux en une communauté de fans dans laquelle ils se trouvent davantage reliés aux bibliothécaires qu’aux usagers-lecteurs de l’établissement. Ils se reconnaissent volontiers comme des membres d’une communauté particulièrement proche des bibliothécaires et apparaissent à leur tour comme des quasi-bibliothécaires, préoccupés par des enjeux propres au métier et porteurs d’un discours biblio-centré et souvent militant sur la défense de l’équipement culturel.
16Les publics de professionnels tels que saisis par l’enquête apparaissent fortement engagés dans leurs métiers et sur les réseaux sociaux, participant à des groupes spécifiques et suivant les comptes sociaux de bibliothèques souvent dispersées sur le territoire. Les réseaux sociaux enrichissent leurs pratiques professionnelles en leur donnant l’occasion de s’autoformer et de rester en veille sur les pratiques de leurs collègues. Ils adoptent également une posture distanciée en cherchant à explorer les comptes sociaux des établissements à la manière de simples usagers. Postures de « quasi-usagers » du côté des bibliothécaires et discours de « quasi-bibliothécaires » du côté des usagers... l’étude montre que les communautés de lecteurs ne se structurent pas spécialement autour des comptes sociaux des bibliothèques du corpus. En revanche, d’autres types d’acteurs du livre fédèrent plus facilement des communautés de cette nature, comme nous l’avons montré avec les booktubeurs et la bibliothèque numérique Gallica.
17Au regard des retours obtenus auprès des publics, les principaux objectifs assignés par les bibliothèques dans leur stratégie sur les réseaux sociaux semblent atteints – informer le public et susciter des réactions, renforcer la proximité, toucher certaines communautés actives, partager des expériences –, mais avec des ajustements par rapport aux velléités de départ et des résultats plus ou moins tangibles selon qu’il s’agisse de la réalité en ligne ou sur place. Moins attendu, l’étude a permis de faire apparaître que les usagers voient dans les réseaux sociaux un moyen de défendre et d’illustrer les établissements de lecture publique. Ces usagers convaincus rappellent, par leur investissement affectif, les « ambassadeurs de marque », tels qu’ils existent dans certains secteurs marchands, sans qu’ils soient, pour l’instant, investis d’une mission quelconque par l’établissement.
18La réception et l’appropriation de la communication par les publics débordent donc les attentes et les motivations des bibliothécaires et montrent combien des perspectives de prolongement, d’inflexion, voire de détournement, se font jour et dépassent les stratégies mises en œuvre par les établissements sur les réseaux sociaux.
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