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Les bibliothèques et la transition numérique

 | 
Pascal Plantard
, 
Agnès Vigué-Camus

2e partie : De la bureautique au Fablab : parcours de médiation

6. Une dynamique au service de l’inclusion sociale et numérique : les médiathèques de Plaine Commune

Fanny Bohy

Nota del editor

avec la précieuse collaboration des bibliothécaires de Plaine Commune

Texto completo

Plaine Commune, territoire de contrastes

  • 1 Tous les chiffres qui suivent sont extraits des publications de l’Institut national de la statistiq (...)

1Ancienne communauté d’agglomération crée en 2001, l’Établissement public territorial de Plaine Commune gère les compétences transférées de neuf villes au nord de Paris : Aubervilliers, Épinay-sur-Seine, La Courneuve, L’Île-Saint-Denis, Pierrefitte-sur-Seine, Saint-Denis, Saint-Ouen, Stains et Villetaneuse. Le territoire comprend le quart des communes et près de 30 % de la population totale du département de la Seine-Saint-Denis1. Les habitants de Plaine Commune sont, pour une grande partie d’entre eux, très peu qualifiés : 53 % des adultes ne possèdent aucun diplôme, et seulement 7 % ont un niveau d’études de type bac + 2. Ce faible taux de qualification empêche la population de profiter des 45 000 emplois créés depuis 2000 sur le territoire, et indique une relation souvent difficile des jeunes à l’institution scolaire, souvent synonyme d’échecs. Les habitants sont donc fortement touchés par le chômage, dont le taux s’élève à près de 20 % sur le territoire, contre 10 % au niveau national. Terre d’accueil et de passage des vagues historiques d’immigration, Plaine Commune voit également 10 % de sa population quitter le territoire, et donc se renouveler, chaque année. La population se caractérise par ailleurs par sa jeunesse et sa diversité culturelle. 29 % des habitants de Plaine Commune sont étrangers, et on dénombre 134 nationalités représentées, à peu près autant de langues parlées. Cette richesse humaine fonde l’identité du territoire mais génère néanmoins des défis importants pour l’avenir avec un certain nombre de difficultés, liées entre autres à la stigmatisation des populations, sur le marché du travail ou dans les médias.

2Par ailleurs, Plaine Commune est un territoire dynamique et en pleine évolution dans de nombreux domaines. Les transports en commun s’y développent massivement et la présence croissante de grandes institutions participent au décloisonnement géographique : Les Archives diplomatiques à La Courneuve, les Archives nationales à Pierrefitte-sur-Seine, et bientôt le Campus Condorcet à Aubervilliers, contribuent à attirer de nouvelles populations. L’installation de nombreuses entreprises, notamment dans le quartier de la Plaine à Saint-Denis, a fait de Plaine Commune un pôle de compétitivité au niveau international. Enfin, les théâtres, les centres culturels, les lieux de création et les festivals se multiplient, constituant un maillage culturel de plus en plus riche en propositions artistiques de tous types2. Aujourd’hui, Plaine Commune est identifié comme « Territoire de la culture et de la création » au sein du Grand Paris, dans le cadre du contrat de développement territorial signé avec les villes et l’État.

  • 3 Éléna Da Rui, « Faut-il encore des bibliothécaires au xxie siècle ? », Ciclic – Agence régionale du (...)

3C’est sur ce territoire de contradictions et de contrastes, dont la population se distingue en partie par les difficultés économiques et sociales qu’elle rencontre, que les médiathèques peuvent constituer des lieux emblématiques, où la question du « vivre ensemble » se pose au quotidien. Par ailleurs, la révolution numérique qui impacte la société depuis la fin des années 1990 transforme le rapport au travail, bouleverse la géographie et les codes structurels des rapports sociaux. Parce qu’elle s’impose à tous et touche aussi les populations des territoires populaires, cette mutation profonde vient également questionner les modalités de fonctionnement des médiathèques. Elles ont en effet un rôle déterminant à jouer en matière d’accompagnement de leurs publics – effectifs et potentiels – dans cette révolution. Comme le dit Éléna Da Rui dans son article sur l’évolution du métier à l’ère du numérique : « Il appartient au bibliothécaire de décider comment faire, non que faire3. » Quels projets de lecture publique peut-on construire sur un territoire et dans un contexte si particulier ? Comment guider les publics dans une transition numérique qui risque de les isoler s’ils n’en maîtrisent pas les codes et outils, n’en deviennent pas des acteurs à part entière ? Et enfin, comment accompagner au mieux des bibliothécaires dont le métier est en perpétuelle évolution ? Autant de problématiques et de questions qui sont au cœur de la démarche du réseau de Plaine Commune, depuis sa création il y a maintenant une dizaine d’années.

Un réseau des médiathèques intégré

4Au 1er janvier 2005, la compétence Lecture Publique jusque-là gérée par les villes est transférée à la communauté d’agglomération. La charte des médiathèques, ratifiée par les élus de Plaine Commune, est constitutive de l’identité du nouveau réseau. Elle s’appuie sur les grands principes du manifeste de l’Unesco et la charte du Conseil supérieur des bibliothèques. On y retrouve l’ensemble des principes qui fondent le projet de service public porté par Plaine Commune ; la gratuité de tous les services et l’intégration des habitants au cœur de la démarche du réseau en sont les premiers piliers. Les médiathèques deviennent communautaires : les bâtiments, les collections, les équipes sont mutualisés. Une direction commune au réseau pilote désormais les projets et accompagne les équipes des huit villes en matière de politique documentaire, accueil, action culturelle, communication, numérique et multimédia… Un programme de constructions et rénovations, de développement des services, renforce le projet de maillage territorial de la Lecture Publique. Une nouvelle médiathèque ouvre ses portes tous les ans, les médiathèques de quartier sont réaménagées et réhabilitées, un service de trois bibliobus sillonne désormais le territoire, dessert les quartiers isolés et les zones d’activité économique en développement.

Le réseau des médiathèques en 2015

  • 24 médiathèques, 3 bibliobus, environ 1 million de documents, une réserve et un service de navettes mutualisés, un bâtiment de bureaux et salles de formation : le Lieu Commun des médiathèques.

  • Une moyenne de 111 500 entrées par mois comptabilisées dans 22 médiathèques, soit l’équivalent de la population de la ville de Saint-Denis.

  • 1 carte unique qui permet d’emprunter, rendre et réserver gratuitement 30 documents, dont 10 DVD, dans toutes les médiathèques du territoire.

  • 45 600 emprunteurs, soit 11 % de la population de Plaine Commune.

  • 63 000 participants aux 4 200 rendez-vous programmés à l’année : ateliers, jeux, débats, spectacles…

  • 1 070 classes et groupes périscolaires accueillis, 22 200 élèves touchés.

Développement des espaces et services numériques

  • 4 La restitution de cette étude est à retrouver dans le document « Prêtés et rendus – une analyse de (...)

5Le premier grand chantier du nouveau service est lancé avec la mise en réseau informatique des médiathèques dès 2006. La création d’un portail Internet commun aux médiathèques offre bientôt un accès dématérialisé aux services et constitue la « vitrine » du réseau. Entre 2008 et 2009, une importante étude sur la politique documentaire du réseau est réalisée par une trentaine d’agents des médiathèques4. L’état des lieux, première phase de travail, permet de collecter des données sur les caractéristiques de la population, de créer une cartographie du réseau intégrant les particularités du territoire (type d’habitats, zone d’activités), de mener un suivi précis de l’usage des lieux et des ressources par les publics (mise en corrélation des prêts et des entrées). Le diagnostic est sans appel : il faut rapidement faire évoluer la politique documentaire du réseau, mais aussi l’offre d’activités et de services des médiathèques. Les collections ne sont pas adaptées au niveau scolaire des habitants du territoire et les rendez-vous programmés ne répondent que partiellement à leurs besoins, en ce qui concerne l’accès et l’accompagnement aux outils numériques en particulier.

Des référents « Numérique »

6Les orientations en matière d’acquisitions évoluent, elles sont rééquilibrées en fonction de la typologie des médiathèques : à rayonnement large, de proximité, ou relais pour les plus petites. Les collections se modernisent, certains fonds se développent rapidement : vie pratique, apprentissages des langues, parascolaire, préparation aux examens et concours, aide à la recherche d’emploi. Dans le même temps, les professionnels des médiathèques se mobilisent pour créer une offre de base adaptée aux besoins des publics en matière d’espaces et de services numériques. Un groupe d’une quinzaine de référents est constitué. Les membres de ce groupe sont issus de l’ensemble des équipes du réseau, chaque ville est représentée. Ce sont des professionnels qui ont développé, dans le cadre de leurs parcours scolaire et professionnel ou en autodidactes, de solides compétences en informatique. Ils animent bien souvent des ateliers d’accompagnement au numérique dans leur médiathèque et sont curieux, ouverts et attentifs aux évolutions du métier dans ce domaine. Plusieurs objectifs, à court, moyen et long terme, sont poursuivis par ce groupe de travail pérenne. Dans un premier temps, les référents Numérique réalisent un état des lieux des espaces et services : matériels utilisés, outils logiciels déployés, attentes et besoins des publics qui s’expriment au quotidien et dans les ateliers qu’ils animent, difficultés et freins rencontrés par les bibliothécaires… Pendant deux mois, ils répertorient les ressources et besoins des médiathèques de leur ville, observent et analysent les pratiques de leurs usagers, questionnent leurs partenaires locaux, mettent en commun leurs réflexions dans le cadre des réunions mensuelles de leur groupe de référents. Les situations s’avèrent contrastées, quelques médiathèques sont bien équipées, tandis que beaucoup déplorent la vétusté et l’obsolescence de leurs outils informatiques, les ralentissements à répétition du réseau… Enfin, certaines n’offrent strictement aucun accès à des ordinateurs – et donc à Internet – à leurs usagers.

Les attentes des publics

  • 5 Direction des services informatiques mutualisés, en charge de la gestion, du suivi et du développem (...)

7Les référents Numérique lancent, en collaboration avec la DSIM5, un plan pluriannuel de déploiement et de renouvellement du parc informatique, public et professionnel, du réseau. Il faut créer une offre de services numériques conséquente, mais également développer une dimension numérique aux programmations d’actions culturelles des médiathèques. Entre 2009 et 2011, un pool de logiciels – dont certains sont gratuits – est installé sur tous les postes, et les bibliothécaires sont formés à leur utilisation avec les publics. Lors de leurs réunions de travail régulières qui sont autant de moments de partage des bonnes pratiques, les référents créent des tutoriels communs pour animer les ateliers d’initiation à l’informatique et à la navigation sur Internet, qui se généralisent peu à peu sur le réseau. En 2011, les médiathèques lancent la médi@TIC, plateforme qui offre, à tout détenteur d’une carte de prêt, l’accès à un bouquet de ressources numériques en ligne. L’accent est mis sur la partie autoformation proposant des méthodes d’apprentissage des langues – dont le français langue étrangère (FLE) – et de formation à l’informatique. L’offre est aussitôt plébiscitée par les usagers : dès la première année de mise en route de la plateforme, la catégorie « Savoirs » concentre 60 % des streams d’utilisateurs, les 40 % restant se répartissant sur 5 autres domaines (livres, cinéma, musique, jeux et presse). Rapidement, des ateliers d’accompagnement à ces ressources viennent enrichir l’offre de services numériques du réseau. Les participants sont recrutés parmi les usagers des médiathèques et chez les partenaires sociaux du territoire, qui partagent largement les informations auprès de leurs publics, diffusent les supports de communication dans leurs structures.

  • 6 Publication assistée par ordinateur.

8Du côté des publics qui fréquentent les espaces et ateliers numériques, les attentes sont communément relayées par les référents. Les habitants du territoire sont globalement bien équipés – en ordinateurs et téléphones portables – mais les familles sont souvent nombreuses et l’accès aux matériels est inégalement partagé entre les adultes, les adolescents et les enfants les plus jeunes. Les adultes qui viennent en médiathèques et sollicitent directement les professionnels expriment une forte demande de formation au numérique. Les aptitudes qui leur font défaut sont multiples et complémentaires, ils ne savent pas ou peu utiliser leurs matériels (compétences techniques), ne savent pas comment les mettre au service de leur vie quotidienne (compétences d’usage) et ignorent les vertus des outils numériques pour se créer un réseau d’intérêt (compétences sociales). Les « handicaps » nés de ces lacunes sont cumulatifs. Ils sont susceptibles de créer des freins à l’insertion sociale des personnes concernées dans de nombreux champs : accès au logement, recherche d’emploi, démarches administratives, suivi de la scolarité des enfants, accès aux loisirs et aux structures culturelles… Confrontées à ces difficultés, et souvent orientées par d’autres acteurs locaux (caisse d’allocations familiales [CAF], Pôle emploi, Maisons de l’emploi…) vers la médiathèque, elles cherchent un contact avec des professionnels qualifiés qui les aideront à développer leurs connaissances et compétences de base. Elles aspirent à être formées dans un cadre privilégié – bien équipé, au calme – et sur des créneaux adaptés à leur emploi du temps, affranchis des perturbations produites par l’effervescence de la vie du foyer, peu propice à la concentration et aux apprentissages. Du côté des plus jeunes, les observations des référents diffèrent nettement. Majoritairement issus de la génération « digital native », les adolescents et enfants usagers des médiathèques sont familiers des outils informatiques. Leur visite à la médiathèque est motivée par un très grand désir de se retrouver, de s’installer en groupe dans l’espace multimédia – parfois à plusieurs sur un même poste – et de profiter du lieu pour se divertir sur des jeux en ligne, découvrir et partager des vidéos, consulter et alimenter les réseaux sociaux. Dans des quartiers où les structures de loisirs restent rares, la médiathèque est susceptible de représenter un pôle d’attraction pour ces jeunes qui ont soif de distractions et de découvertes en tout genre. C’est aussi le terrain idéal – gratuit, ouvert à tous et sécurisant – de développement de la sociabilité. Les jeunes usagers y séjournent longtemps, occupent les espaces, assistent activement aux actions culturelles, et sont très nombreux à priser les outils et services multimédias. Ils ne sont pas pour autant des experts du numérique, leurs pratiques se concentrent sur un nombre très réduit de ressources et d’outils qu’ils maîtrisent bien. Ils s’aventurent très peu en dehors de leur « zone de confort » qui constitue par ailleurs une forme de culture commune à leur classe d’âge. En revanche, ils participent volontiers aux activités créatives et participatives animées par les bibliothécaires autour du numérique : découverte de jeux vidéo, PAO6, photographie et vidéo, photomontage et création musicale sur ordinateur… Les ateliers et séances ludiques sont pleins, les bibliothécaires créent souvent des listes d’attente pour celles et ceux qui n’ont pas pu réserver leur place à temps. L’appétence des jeunes est là, mais la diversification des pratiques a besoin d’être initiée et accompagnée par les bibliothécaires. Les médiathèques s’équipent alors de consoles de tout type (Xbox, PlayStation, Wii, GameCube…) et proposent progressivement des tournois et des séances de découverte collectives, sur consoles et ordinateurs. Cette programmation ludique rencontre un succès immédiat auprès des jeunes usagers et attire de surcroît des publics qui ne fréquentaient pas du tout les médiathèques. Les bibliothécaires accueillent les amis, fratries et parents entraînés par les jeunes joueurs à la médiathèque… Mais aussi de grands adolescents et jeunes adultes qu’ils peinaient à attirer auparavant.

  • 7 Voir encadrés « Les jeux vidéo de Flora Tristan » et « Le café numérique d’Aimé Césaire ».
  • 8 Bibliothèques numériques de référence : label attribué par l’État permettant le cofinancement de pr (...)
  • 9 Voir encadré « Le bibliobus, laboratoire professionnel et makerspace mobile ».
  • 10 Gestionnaire d’espaces publics numériques : logiciel permettant de centraliser la gestion du parc i (...)

9Aujourd’hui, toutes les médiathèques y compris les plus petites disposent d’un espace numérique accessible sur les créneaux d’ouverture au public. Tous les mois, une quarantaine d’ateliers pour adultes sont programmés, dont certains sont montés en partenariat avec des acteurs du champ de l’insertion sociale et professionnelle (Maisons de l’emploi, Ateliers sociolinguistiques, Maisons de quartier). Les jeux vidéo ont désormais intégré la programmation régulière du réseau et l’offre de services permanents de certaines médiathèques7. L’obtention du label BNR8 au printemps 2015 annonce une deuxième phase de modernisation du réseau qui court désormais jusqu’en 2018. Au calendrier de ce vaste programme mobilisant l’ensemble des équipes, on compte douze projets ambitieux. Des espaces collaboratifs, type Fablab et makerspace, sont d’ores et déjà en cours de création dans les médiathèques et bibliobus9. Mobiles, éphémères ou permanents, ces laboratoires créatifs feront la part belle à la fabrication collective et à l’échange de savoir-faire. Des kiosques de prêt et retour autonomes, véritables « distributeurs » de documents, seront déployés sur le territoire pour rendre les ressources des médiathèques toujours plus accessibles aux habitants. Du côté des services numériques, le déploiement d’un gestionnaire d’EPN10 et la création d’un nouveau site internet permettront notamment aux usagers de réserver à distance un ordinateur ou une place dans un atelier numérique. La généralisation du wifi dans les espaces publics garantira quant à elle l’accès à Internet pour tous les usagers qui viennent en médiathèques avec leur propre matériel. Autant de changements qui permettront aux équipes de guider au mieux les habitants du territoire dans une société où l’injonction au numérique est omniprésente.

Cap sur le créatif

10En parallèle à l’offre régulière de formation aux outils informatiques, pour satisfaire l’appétit créatif des publics, des ateliers de création numérique sont programmés dès 2010. Ils sont coanimés par des artistes et des bibliothécaires, construits en collaboration étroite avec les partenaires du territoire. Les référents Numérique constituent une réserve mutualisée de matériels qui accompagnent ces ateliers : appareils photo, trépieds, micros, caméras… Des outils auxquels les professionnels se forment progressivement, gagnant en autonomie pour l’animation en direction des publics. Les premiers ateliers sont toutefois trop lourds à porter. Les bibliothécaires et leurs partenaires peinent à garantir l’assiduité des participants aux nombreuses séances programmées, ces derniers s’engagent difficilement sur des projets à long terme. En revanche, les échanges entre professionnels qui coaniment ce type d’atelier convergent sur un point : les participants, de tous âges, manifestent clairement leur enthousiasme pour la dimension créative, participative et collaborative de ces propositions. D’ailleurs, l’intérêt affiché par les publics ne se limite pas aux ateliers intégrant du numérique, mais concerne toute proposition de la sorte qui se déroule en médiathèques : ateliers de création de jeux, de T-shirts, d’affiches…

11Les activités créatives et participatives ont du succès parce qu’elles produisent de nombreux effets positifs. Elles contribuent à transformer la relation des usagers à la médiathèque et plus largement à l’institution qu’elle représente, à atténuer les freins symboliques à sa fréquentation. Plus acteurs que spectateurs passifs de la vie de la médiathèque, les publics sont partie prenante des expériences collectives qui s’y vivent. Leurs connaissances, leurs savoir-faire, leurs goûts sont valorisés et mis à profit concrètement, partagés. Les ateliers créatifs se déroulent dans une ambiance conviviale qui favorise le lien social, familiarise les publics avec les lieux et ses codes et facilite l’appropriation des collections. Pour beaucoup, il est bien plus aisé de s’emparer de documents valorisés dans le cadre d’une activité plaisante que d’aller à leur recherche dans le labyrinthe qu’est le système de classement des bibliothèques. Enfin, les usagers expriment un réel enthousiasme à repartir avec leurs créations personnelles, qu’ils gardent précieusement ou offrent volontiers à leurs proches. Ce sont autant de souvenirs d’une expérience positive vécue en médiathèques, mais aussi de précieux supports de promotion auprès de celles et ceux qui ne les fréquentent pas. Cet appétit des publics pour le « faire ensemble » s’explique aussi par le retour fulgurant de la tendance Do it yourself, largement favorisée par la démocratisation d’Internet et par les potentiels de partage des savoir-faire qu’elle induit.

  • 11 Aujourd’hui, une cinquantaine d’agents du réseau acquièrent l’ensemble des documents des médiathèqu (...)
  • 12 Atelier d’initiation à la programmation informatique sur le logiciel libre et en ligne Scratch.
  • 13 Atelier de cuisine collectif à base de fruits voués à la benne – mais consommables – récupérés aupr (...)

12Bien avant la création du réseau, les bibliothécaires proposaient déjà des activités créatives, principalement pour les jeunes, souvent animées par des intervenants extérieurs. Entre 2010 et 2014, le déploiement des automates Radio Frequency Identification (RFID) et la mutualisation des acquisitions de documents11 ont libéré du temps pour les agents. Les professionnels bénéficient de conditions améliorées pour imaginer, préparer, animer… et se former à l’accueil et la médiation des activités participatives. À l’été 2015, les bibliothécaires lancent la première édition du projet biennal « Un été créatif : Do it yourself ! », programmation dont les fils rouges sont la découverte et l’initiation aux nouvelles technologies, le partage des savoir-faire et l’écocitoyenneté créative. 205 rendez-vous sont programmés sur quatre mois : initiation à la modélisation et à l’impression 3D, coding goûters12, création d’objets en matériaux récupérés, création de petits bijoux, disco smoothies13… près de la moitié est animée en autonomie par les bibliothécaires. Ce vaste projet est un grand succès, il accueille près de 4 000 participants. Les bibliothécaires s’accordent sur plusieurs constats partagés : ce type de rendez-vous attire un public intergénérationnel, alors que la période est traditionnellement prisée par les enfants qui ne partent pas en vacances. Ils sont toujours là, mais viennent en famille, certains avec leurs pères, apparemment très curieux des activités qui portent sur les nouvelles technologies et d’habitude peu familiers des médiathèques. La forte affluence témoigne d’un grand besoin partagé par les habitants de se retrouver, de mettre en commun leurs savoir-faire et d’appréhender les potentiels du numérique sous l’angle d’expériences collectives et coopératives. Cet été créatif conforte les premières observations des bibliothécaires, qui intègrent désormais un volet créatif à leurs programmations événementielles et régulières.

13Du côté des professionnels, toutes ces expériences créatives sont assez enthousiasmantes, parfois aventureuses, car elles reposent sur de l’inattendu. Même si l’exigence de résultat – fabriquer quelque chose –est constitutive du processus créatif, l’issue en est toujours incertaine. Certains bibliothécaires n’hésitent d’ailleurs pas à manifester des inquiétudes, voire une opposition catégorique face à cette évolution en matière d’actions culturelles. Contrairement aux activités traditionnelles et relativement « confortables » – parce que bien maîtrisées par les agents – des médiathèques (prêt de livres, accueil de spectacles, lectures d’albums…), la culture du faire ensemble est aussi une culture du risque, du tâtonnement et de l’erreur… pour mieux apprendre, et recommencer ensemble. Cette tendance suivie aujourd’hui par bon nombre de médiathèques en France et à l’international bouleverse considérablement l’univers des bibliothèques, et a fortiori réinterroge le rôle et la place des professionnels qui les font vivre.

Des professionnels à accompagner

14Aujourd’hui on ne vient pas seulement en médiathèques pour l’offre de « base » – conseil, consultation et prêts de documents – mais aussi pour y faire communauté, pour se retrouver autour d’intérêts communs. Les médiathèques deviennent de véritables lieux de vie parce qu’elles offrent un « bouquet » d’expériences collectives : formations, échanges de savoirs et savoir-faire, créations en tout genre, recherches expérimentales et innovations… qui enrichissent considérablement leur fonction de centres de ressources.

  • 14 Saada Serge, Et si on partageait la culture ?, Toulouse, Éditions de l’Attribut, 2011.

15Ces changements fondamentaux dans la relation que les publics entretiennent avec l’institution impactent le métier de bibliothécaire et le champ de compétences qui y est associé. Les découvertes et partages de connaissances se jouent aujourd’hui en médiathèques sur un mode de plus en plus horizontal. Le professionnel n’est pas toujours celui qui sait, qui prescrit, qui sélectionne et programme ce qui est « bon » pour les usagers, les rôles sont à partager. Les thèses que Serge Saada développe dans son essai Et si on partageait la culture14 ? s’appliquent parfaitement aux professionnels qui font et feront vivre les médiathèques de type troisième lieu. Les bibliothécaires se positionnent de plus en plus en médiateurs, s’attachant à créer les conditions pour que les expériences collectives et collaboratives aient lieu, les échanges se réalisent, les recherches et innovations soient possibles. Ce changement de paradigme dans la profession implique de nombreux prérequis qui concernent à peu près tous les aspects de la vie des médiathèques. Commençons par abandonner le terme de « publics éloignés de la Culture », trop souvent utilisé pour désigner les habitants des quartiers populaires ou de zones rurales qui ne fréquentent pas ou très peu les institutions culturelles. Chaque individu possède son propre capital culturel et son propre potentiel de public, c’est à la charge des professionnels de créer des lieux et proposer des expériences propices à leur épanouissement.

16Les fonctions de bibliothécaire évoluent, elles s’adaptent aux mutations de la société qui touchent les publics réels et potentiels des médiathèques. Une inquiétude est cependant partagée par certains : comment accompagner au mieux les équipes dans cette transformation du métier ? Les parcours et diplômes universitaires classiques – diplôme universitaire de technologie (DUT), licence et master – préparant aux métiers des bibliothèques proposent encore peu de modules de formation dédiés à la médiation ou aux outils numériques. Les offres de stages du centre national de la fonction publique territoriale (CNFPT) viennent heureusement compléter les formations initiales, mais encore faut-il avoir bien identifié ses besoins pour rechercher un stage adapté. En effet, de nombreux bibliothécaires ne sont pas familiers du numérique et n’ont pas toujours conscience de leurs lacunes, les privant d’outils pourtant bien utiles à leur pratique professionnelle. D’autres au contraire, issus de la génération « digital native », à l’aise avec l’informatique et les nouvelles technologies, ne sont pas nécessairement bien formés pour mettre leurs compétences au service des activités de leur médiathèque, et a fortiori de leurs collègues. Par ailleurs, les modules portant sur l’animation d’activités « Do it yourself », avec ou sans dimension numérique, restent rares dans les catalogues de formation continue des collectivités.

  • 15 Jeu de plateau simulant un terrain de football. Les participants doivent faire avancer leurs figuri (...)

17La formation ne se jouant pas uniquement dans les structures extérieures. Il faut inventer des dispositifs originaux d’accompagnement des équipes, adaptés à chaque contexte institutionnel : en fonction du territoire, du nombre d’agents, du rythme de travail des équipes. Depuis 2013, les bibliothécaires de Plaine Commune organisent des matinées « Do it ourselves ! », un mois environ avant le démarrage des programmations en direction des publics. Ces demi-journées sont consacrées à la rencontre avec les intervenants et à la formation entre agents. C’est l’occasion de « tester », dans des conditions privilégiées, des activités pas ou peu expérimentées en médiathèque. C’est aussi un moyen de valoriser les compétences créatives de certains bibliothécaires qui animent, parfois de manière confidentielle, des activités très innovantes en direction des publics. Lors de ces temps de partage en interne, ils forment leurs collègues qui, à leur tour, pourront animer des ateliers en autonomie. Depuis la création de ces matinées, diverses formations ont été animées par et pour les agents. Sur les six premiers mois de 2016, une trentaine de rendez-vous programmés dans le cadre de ces matinées professionnelles a accueilli plus de deux cents participants, soit deux tiers des effectifs du réseau. Les bibliothécaires se sont entraînés à manipuler des machines à badges, se sont initiés au Subbuteo15, ont découvert et testé de nombreux jeux de société, se sont affrontés sur des quiz et des blind test musicaux… Par ailleurs, nous l’avons vu précédemment, la constitution d’un groupe de référents Numérique a favorisé le partage d’outils et de bonnes pratiques entre professionnels, désormais formés pour animer des ateliers en direction des publics. Il faut noter que la mise en réseau des médiathèques à une échelle communautaire a fortement démultiplié les possibilités d’échanges interprofessionnels de ce type. Plusieurs groupes de travail transversaux existent aujourd’hui sur le réseau et sont composés d’agents, toutes catégories confondues, représentatifs de l’ensemble des équipes. Ils impulsent des projets et accompagnent leurs collègues dans de nombreux champs : actions éducatives, médiation autour de la musique, du cinéma et des jeux, communication et information aux publics, politique documentaire, valorisation des collections… Ce mode de coopération est favorisé par la diversité des profils et parcours des agents, fruit d’une politique de recrutement volontariste de Plaine Commune. Enfin, les partages de connaissances et savoir-faire se jouent bien sûr dans l’organisation du quotidien des professionnels. Les retours d’expériences réguliers permettent aux bibliothécaires de trouver des réponses rapides à leurs questionnements et de partager leurs éventuelles inquiétudes. Ils profitent des précieux conseils et accompagnements de leurs collègues, bénéficient ainsi d’une formation en lien direct avec leur pratique, et surtout évitent de rester isolés face aux difficultés qu’ils rencontrent au service de tous les publics.

18Être bibliothécaire au service de projets participatifs implique donc d’être constamment connecté aux mutations de la société, de rester polyvalent, de cultiver créativité et curiosité. Et c’est sans doute ce qui fait la très grande richesse de ce métier… et garantira aussi sa place dans le monde connecté de demain.

Notas

1 Tous les chiffres qui suivent sont extraits des publications de l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee), recensement de la population, 2012.

2 Pour plus de détails, consulter le site internet de Plaine Commune : www.plainecommune.fr

3 Éléna Da Rui, « Faut-il encore des bibliothécaires au xxie siècle ? », Ciclic – Agence régionale du Centre-Val de Loire pour le livre, l’image et la culture numérique, 2016. [En ligne] < http://livre.ciclic.fr/vie-du-livre/actualite-du-livre/etre-bibliothecaire-demain >.

4 La restitution de cette étude est à retrouver dans le document « Prêtés et rendus – une analyse de la politique documentaire du réseau des médiathèques de Plaine Commune ». [En ligne] < http://www.mediatheques-plainecommune.fr/ >.

5 Direction des services informatiques mutualisés, en charge de la gestion, du suivi et du développement de l’ensemble du parc informatique, public et professionnel, de Plaine Commune, des villes de Saint-Denis et Villetaneuse.

6 Publication assistée par ordinateur.

7 Voir encadrés « Les jeux vidéo de Flora Tristan » et « Le café numérique d’Aimé Césaire ».

8 Bibliothèques numériques de référence : label attribué par l’État permettant le cofinancement de projets pluriannuels de modernisation des services et offres numériques des bibliothèques françaises.

9 Voir encadré « Le bibliobus, laboratoire professionnel et makerspace mobile ».

10 Gestionnaire d’espaces publics numériques : logiciel permettant de centraliser la gestion du parc informatique accessible au public.

11 Aujourd’hui, une cinquantaine d’agents du réseau acquièrent l’ensemble des documents des médiathèques.

12 Atelier d’initiation à la programmation informatique sur le logiciel libre et en ligne Scratch.

13 Atelier de cuisine collectif à base de fruits voués à la benne – mais consommables – récupérés auprès des primeurs et supermarchés partenaires. L’atelier est encadré par les bibliothécaires, qui proposent notamment une ambiance musicale festive, mais ce sont les participants qui réalisent leurs smoothies de A à Z.

14 Saada Serge, Et si on partageait la culture ?, Toulouse, Éditions de l’Attribut, 2011.

15 Jeu de plateau simulant un terrain de football. Les participants doivent faire avancer leurs figurines de joueurs et marquer des buts à l’aide de pichenettes de l’index.

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