Les bibliothèques et la transition numérique
| ,1re partie : La fracture numérique revisitée : des lignes de fracture plurielles
2. Rester connectés
Note de l’éditeur
Avec la collaboration de Vanessa Derouen et Françoise Hurault
Texte intégral
- 1 Sur la moitié de la population (53 %) qui effectue des démarches administratives par Internet, ce s (...)
- 2 Cette enquête fut menée à la Bpi entre 2012 et 2014, voir infra.
1Parmi les raisons qui poussent les usagers à fréquenter les ateliers de formation au numérique proposés par la Bpi, le désir de rester en prise avec la société actuelle est un motif puissant. Récurrent dans les entretiens, ce thème doit être mis en relation avec ce que les différentes arènes sociales (médias, entreprises, commerces, institutions…) donnent à voir d’elles-mêmes : elles se présentent en effet aujourd’hui comme de vastes ensembles interconnectés. Retraités, chercheurs d’emploi, femmes au foyer, les usagers qui fréquentent les ateliers informatiques de la Bibliothèque publique d’information (Bpi) ne se retrouvent guère dans cette image du tout connecté. Ils appartiennent, pour la plupart, aux catégories sociales qui, selon l’Observatoire des inégalités sociales, n’effectuent pas de démarche administrative en ligne, ne font pas leurs achats par Internet, et utilisent très peu les réseaux sociaux pour échanger avec leurs amis ou étoffer leur univers professionnel1. Or, en les écoutant, tout du moins ceux qui ont participé à notre enquête2, on saisit combien ils ont dû faire face à un monde qui avait radicalement changé en l’espace de quelques années. Le changement ne s’est pas fait en un jour, il paraissait au début périphérique, cantonné au seul registre technique, affectant des sphères restreintes d’activités. Mais les mutations entraînées par les technologies numériques se sont rapidement logées au cœur du lien social. Aujourd’hui, chacun ressent la nécessité de se créer un compte personnel pour de multiples activités et notamment pour communiquer et recevoir des informations provenant de différentes administrations publiques ou de la sphère privée. Ainsi, cet étudiant entre deux âges, qui arrive à l’atelier en brandissant une lettre de l’université, prescrivant la création d’une boîte mail pour recevoir les informations nécessaires à l’inscription à un cursus d’études. Ou bien ce contribuable qui apprend au guichet que bientôt la déclaration se fera exclusivement en ligne. Comment faire sans ordinateur ni connexion internet ? L’administration n’apporte pas de réponse à ces questions et l’inquiétude s’installe. Si Internet devient, progressivement, le seul moyen de communication de l’administration avec ses concitoyens, comment rester un citoyen si l’on ne sait pas utiliser Internet ? Telle est l’équation que doivent résoudre, parfois cruellement, les usagers qui prennent le chemin des ateliers numériques.
- 3 Ces deux chercheurs reprennent les travaux de deux chercheurs hollandais, Jan Steyaert et Jos De Ha (...)
- 4 Ibid., pp. 53-54.
2Le problème est d’autant plus complexe qu’il ne s’agit pas seulement de se former, mais de s’adapter en permanence. Les objets numériques, logiciels, applications et autres smartphones sont en perpétuelle mutation. Périne Brotcorne et Gérard Valenduc3 nous invitent à considérer la fracture numérique comme un processus social et dynamique. Les technologies numériques évoluent sans cesse et leur appropriation constitue un processus itératif, évolutif car chacun, même le plus compétent des usagers, doit actualiser ses connaissances afin de pouvoir être opérationnel. Brotcorne et Valenduc ont mis au jour la diversité des compétences nécessaires aujourd’hui pour s’approprier ces outils en constante évolution, dans une stratégie sociale optimale. Les deux sociologues distinguent trois types de compétences spécifiques. Il y a tout d’abord les « compétences instrumentales », qui autorisent la manipulation du matériel et des logiciels. Ce sont des savoir-faire de base qui supposent à la fois des capacités techniques et des raisonnements. Viennent ensuite les « compétences structurelles ou informationnelles » qui permettent d’entrer dans les contenus en ligne, de chercher, de sélectionner, de traiter et de comprendre l’information. Ce deuxième type de compétences prend de plus en plus d’importance du fait du développement des services en ligne. Enfin les « compétences stratégiques » constituent un troisième niveau de compétences et concernent « l’aptitude à utiliser l’information de manière proactive, à lui donner sens dans son propre cadre de vie4… ». Bien souvent, les programmes de formation aux technologies de l’information et de la communication (TIC) retiennent essentiellement le premier niveau de compétences, les savoir-faire de base. Or la capacité de prélever l’information pertinente et de lui donner sens dans un contexte précis est tout aussi essentielle aujourd’hui. Les deux sociologues soulignent que dans l’acquisition de ces trois niveaux de compétences, l’inscription sociale et l’intégration dans des réseaux jouent un rôle clé. Tout aussi déterminantes sont les ressources sociales et culturelles – qui dépendent du niveau d’éducation et de l’appartenance sociale.
3L’enquête menée à la Bpi nous a permis de rencontrer des personnes qui prennent le chemin des ateliers numériques afin d’acquérir des compétences nécessaires pour vivre, travailler, nouer des relations dans la société. Nous décrirons tout d’abord les dispositifs de médiations numériques qui ont été mis en place dans la bibliothèque (1), puis nous présenterons le profil des usagers des ateliers (2) et quelques trajectoires où s’actualise la question de l’acquisition des compétences informatiques (3). Nous analyserons, ensuite, la façon dont les personnes prennent conscience de leurs difficultés (4) et les freins psychologiques qu’elles mettent parfois en place pour s’en défendre (5). Enfin, après avoir détaillé les différents types de demandes adressées aux médiateurs (6), nous verrons comment la fréquentation de ces ateliers permet aux usagers de mieux prendre en charge leur devenir social (7).
Présentation du dispositif de médiation et de l’enquête
Deux générations d’ateliers numériques
Les premiers ateliers numériques
- 5 Cet informaticien, Lorenzo Weiss, a rendu compte de cette expérience, novatrice, dans un texte Brèv (...)
4Une première expérience de médiation fut menée à la Bpi d’octobre 2012 à mars 2013, à l’initiative d’un informaticien de la Bpi qui souhaitait faciliter l’usage des outils numériques en offrant la possibilité d’acquérir gratuitement un bagage minimum dans ce domaine5.
5Dans un premier temps, il proposa une permanence hebdomadaire, intitulée « Déclics informatiques », le lundi soir de 18 heures à 19 h 30. L’animateur-informaticien s’efforçait de répondre dans ce cadre aux questions très diverses posées par les usagers. Ceux-ci s’asseyaient directement à ses côtés et s’exerçaient avec son aide à la manipulation, sur un poste dédié à cet usage. Le cadre qui prévalait aux interactions était informel, sans dispositif de formation structuré. L’animateur se contentait d’être là et de s’ajuster à la demande.
6Les ateliers informatiques débutèrent deux mois plus tard, en décembre 2012. Il s’agissait là de véritables sessions de formation, sur inscription, organisées autour de différents thèmes proposés par l’informaticien : la messagerie, Skype… Les participants, installés dans une salle de formation, disposaient chacun d’un ordinateur sur lequel ils s’exerçaient, en suivant les directives données par l’animateur.
7Les usagers avaient connaissance de ces services par plusieurs canaux : le bouche à oreille, les annonces sonores effectuées dans la bibliothèque avant le début des sessions, le journal Actu Bibliothèque de la Bpi, et l’écran lumineux accroché à l’extérieur de l’établissement, consultable depuis la file d’attente de la bibliothèque.
Les seconds ateliers numériques
8En janvier 2014 – c’est-à-dire près d’un an après l’arrêt du premier dispositif, conçu comme exploratoire – la Bpi met en place une seconde génération d’ateliers numériques. Ceux-ci s’inscrivent dans un projet européen nommé DLit 2.0 (Digital Literacy), programme collaboratif de lutte contre la fracture numérique, qui se décline en différents thèmes et sous-thèmes : E-citoyenneté, Collaboration, Réseaux sociaux, Communication, Compétences de base, Matériels et logiciels, Compétences internet…
9Ces nouveaux ateliers, animés par des bibliothécaires formateurs, prennent la forme de séances d’une heure et demie consacrées à un thème précis : « Je découvre et manipule l’ordinateur », « Je navigue sur Internet », « Je crée ma boîte mail et j’apprends à l’utiliser », « J’effectue mes démarches administratives en ligne » (présentations de plusieurs sites de service public, des impôts…), « Je prépare mes vacances sur Internet » (présentation des outils Google Maps, ViaMichelin, Mappy, et de divers sites – réservation de billets, de moyens d’hébergement…).
10Les inscriptions s’ouvrent une demi-heure avant le début des ateliers. Les usagers prennent connaissance du thème et de l’horaire des séances par les moyens habituels : flyers mis à disposition sur les bureaux, agenda du journal Actu Bibliothèque, annonces sonores diffusées au moment des inscriptions et parfois bouche à oreille.
11Ces ateliers se poursuivent aujourd’hui.
Deux études
- 6 La première étude eut lieu d’octobre 2012 à mars 2013, tandis que se mettait en place le premier di (...)
12Deux études qualitatives incluant au total trente entretiens et une quinzaine d’observations ont été réalisées dans ce contexte6. C’est l’observation qui a constitué l’axe autour duquel s’est structurée la méthode de recueil de données. Le fait d’être présent au moment des formations et de nouer connaissance permettait d’instaurer un lien de confiance minimum, facilitant la circulation de la parole. De plus, au cours des ateliers, l’observation devenait participante. Anaïs Crinière-Boizet, l’une des enquêtrices, souligne qu’il lui est apparu rapidement impossible de rester sur sa chaise dans le fond de la salle à prendre des notes (et cela dès la première séance) car les participants aux sessions sollicitaient son aide. Le fait de se substituer aux animateurs lorsque ceux-ci étaient occupés a rendu ces derniers plus disposés à répondre aux questions dans une relation que l’on pourrait qualifier avec Marcel Mauss de don/contre-don, comme l’illustre la remarque d’une des enquêtés : alors que l’enquêtrice la remerciait d’avoir accepté de répondre à ses questions, elle lui répondit que c’était normal puisque l’enquêtrice lui avait donné de son temps, durant l’atelier ; c’était désormais à elle de donner du sien.
13Les données recueillies lors des observations seront restituées sous forme d’encadrés, dans le cours du texte, afin de donner toute sa place à ce matériau essentiel.
14Durant les entretiens, les enquêtrices étaient assimilées aux bibliothécaires, se faisant alors, sans vraiment le vouloir, les représentantes de l’institution culturelle. Ces projections imaginaires n’étaient pas sans effet, pouvant entraîner la crainte d’être jugé ou empêcher les usagers de se montrer critiques à l’égard des ateliers. Cependant, il a été possible, malgré tout, de recueillir des données indiquant le rapport complexe entretenu aux technologies numériques.
15Les entretiens semi-directifs ont permis de cerner des trajectoires et la façon dont chacun, dans sa vie ordinaire, avait rencontré la nécessité de pratiquer les écrans et les réseaux. On a pu saisir des parcours professionnels dans leur dimension concrète. Au-delà de la catégorie « retraité », nous avions affaire à des personnes en chair et en os qui avaient pratiqué différentes professions : un psychiatre, un ingénieur, un maçon, une commerçante, une clerc de notaire, une intendante, des employés… Entrer précisément dans l’univers de chacun permet de mieux saisir des configurations sociales et familiales à chaque fois différentes. Vie à deux, présence ou non d’enfants à domicile ou d’un entourage connecté, tous ces éléments sont importants pour comprendre le type d’usage qui a pu ou non se construire.
16Des formateurs ont également participé à l’enquête. Informateurs privilégiés, ils ont fourni aux enquêtrices des carnets de terrain, des notes et fragments d’entretiens et d’observations.
Profils des usagers
17Au moment de l’inscription aux ateliers, quelques informations sont demandées aux usagers : occupation ou profession, âge et degré d’équipement. On présente ci-dessous le profil des utilisateurs en chiffres bruts et en pourcentage, ce qui nous permettra de comparer ces données avec celles produites lors de l’enquête de fréquentation générale de la Bpi en 2015.
18Année 2015
1973 ateliers ont été organisés
20438 personnes y ont participé, dont 237 hommes (54 %) et 201 femmes (46 %)
21Âge moyen : 61 ans
22Début d’année 2016 (de janvier à avril)
2330 ateliers ont été tenus
24196 participants dont 75 hommes (38 %) et 124 femmes (62 %)
25Âge moyen : 61 ans
26Une première remarque s’impose. Dès 2015, une majorité de participants aux ateliers est équipée de matériel informatique (54 %) et presque la moitié possède une connexion à Internet (49 %). Les ateliers intéressent donc des personnes déjà équipées, mais qui veulent apprendre à utiliser ces outils ou améliorer leur usage. Cela n’est guère étonnant lorsque l’on sait que l’acquisition de ces objets, si elle semble désirable et même incontournable à beaucoup, ne s’assortit pas toujours des compétences adéquates, ce qui peut par conséquent favoriser une certaine inertie de l’usage.
27Observons ensuite la surreprésentation des retraités : fin 2015, ils représentent 54 % de l’échantillon et cette tendance n’a fait que s’accentuer en 2016. Toutefois, on constate une forte présence d’actifs (26 %). Sachant que les ateliers sont plus facilement accessibles aux inactifs en raison de leurs horaires (14 heures à 17 h 30), on peut se demander si une offre d’ateliers en soirée permettrait d’augmenter la proportion des professionnels en activité. Ce serait sans doute une expérience à tenter.
28Soulignons, enfin, que le profil socioprofessionnel des participants aux ateliers est très différent de celui des usagers de la bibliothèque, ce qui se voit aisément lorsque nous comparons ces données à celles tirées de l’enquête générale de fréquentation réalisée à la Bpi en 2015.
29Ainsi que nous venons de le voir, les participants aux ateliers 2015 étaient avant tout retraités (54 %), actifs (26 %) et demandeurs d’emploi (18 %). Les étudiants représentaient parmi eux une infime minorité (1 %). Au contraire, les étudiants sont toujours largement majoritaires dans l’ensemble des publics de la bibliothèque : ils représentaient en 2015 63 % de l’effectif, qui comptait par ailleurs 20 % d’actifs, 7 % de personnes en recherche d’emploi, et 3 % de retraités.
30L’offre d’ateliers numériques est donc particulièrement attractive pour des profils d’usagers habituellement sous-représentés à la bibliothèque.
La difficile acquisition des compétences informatiques
31Abordons à présent le cœur même du sujet et les raisons pour lesquelles les participants viennent aux ateliers. Il s’agit, avant tout, de s’adapter à cet outil qui représente à leurs yeux un progrès. Même s’ils rencontrent des difficultés dans l’utilisation des réseaux numériques, ils sont persuadés qu’Internet est un instrument démocratique de connaissance : « Bah, je pense qu’internet, c’est l’omniscience à l’échelle humaine. […] Bah, c’est un amas de connaissances incroyable mais à l’échelle humaine » (Than, 40 ans, sans emploi). Citons aussi la réponse positive de Rachida (52 ans, sans emploi) : « Non, mais c’est beau la technologie », alors que l’enquêteur l’interrogeait sur les limites du numérique.
32Pourtant, et peut-être en raison de cet attrait, nos interlocuteurs sont soucieux. Comment rester intégré socialement, sans en passer par l’Internet et l’informatique ? Comment, en l’absence d’une maîtrise minimale d’Internet, mettre à jour un CV et le faire parvenir à un employeur ? Ainsi, ce comédien au chômage fréquente assidûment les permanences afin d’apprendre à mettre en ligne un CV sur le site de Pôle emploi, ce qui suppose de savoir comprimer des photos et d’ajuster le PDF aux normes du site. Un autre usager, âgé d’une trentaine d’années, vient se renseigner sur LinkedIn. Il souhaite répondre à une offre d’emploi chez Disneyland mais le service recruteur exige qu’il ait un compte sur ce réseau afin de pouvoir y consulter son CV. La contrainte est là, en effet : elle oblige à se conformer aux nouvelles normes exigées par le monde du travail. Internet représente le progrès, mais nos interlocuteurs ont l’idée qu’eux-mêmes ne sont pas engagés sur la bonne voie : « C’est vrai que socialement maintenant, c’est passé… je sais pas moi, les générations… pas la mienne mais déjà ils sont bien, je veux dire, ils sont bien intégrés, hein, quand même Internet, moi je suis très en retard » (Dominique, 60 ans, retraitée).
33École, travail, famille, autant de milieux où ces compétences s’acquièrent habituellement, par acculturation le plus souvent, mais qui n’ont pas été efficaces pour ceux qui fréquentent aujourd’hui les ateliers à la Bpi. Ils ont manqué ces différentes étapes en raison de leur âge, de leur situation professionnelle précaire ou de relations compliquées avec leur famille – manque de temps et de patience d’un côté, sentiment de honte de l’autre.
Le milieu professionnel : différents types de compétences en fonction de la qualification
34Le milieu professionnel est aujourd’hui l’un des principaux endroits qui permettent d’acquérir et de développer des compétences informatiques. Toutefois les usages de l’informatique y varient avec le niveau de qualification, et par conséquent un poste faiblement qualifié n’impliquera pas les mêmes compétences qu’un emploi de cadre, par exemple. Parmi les enquêtés, nombreux sont ceux qui ont utilisé l’informatique dans le cadre d’un emploi peu qualifié et déplorent un usage trop restreint et contre-productif tandis que ceux qui ne l’ont pas manipulé le regrettent, estimant que cela leur aurait apporté des connaissances plus structurées. Ce dernier cas vaut surtout pour les personnes les plus âgées – et pas forcément les moins qualifiées – à l’instar de Jeanne, psychiatre à la retraite.
Un travail sans informatique : profession qualifiée mais génération non connectée
35Jeanne, une retraitée âgée de 75 ans, n’a pas eu à utiliser l’ordinateur dans le cadre de sa profession. C’est lié, selon elle, à un manque d’anticipation de l’impact de ce nouvel outil sur la société, à laquelle elle entend aujourd’hui remédier :
« Ça n’existait pas. Au début j’ai cru que c’était… je ne sais pas… une modification des machines… il y avait des machines qui étaient déjà perfectionnées… bon, je me suis dit c’est un outil pour les secrétaires quoi. Je me suis pas rendu compte. Et puis j’ai commencé à percuter, c’est à la fin des années 1990. Là je me suis dit quand même, il y a un changement, il y a quelque chose qui se passe. Les amis que j’avais, dont j’étais proche, qui étaient donc des gens dans mon âge non plus ça les branchait pas. Et puis fin des années 1990, les gens ont commencé à avoir des mails… ça, ça c’est répandu comme ça un peu… assez rapidement. Les ordinateurs, les machines… Et puis les secrétaires arrivaient à faire des choses… les images, les trucs comme ça, les gens qui composent… la composition, c’était pas mon truc. »
36Cette erreur apparaît a posteriori lorsque jetant un regard sur la période des débuts de l’informatisation, notre interlocutrice lui associe un temps 2, celui du changement technologique qui s’impose à toute vitesse dans son monde. Une signification se produit alors qui n’a pu se faire dans le temps 1 du processus de changement. Mais, dans le temps subjectif, ce moment de compréhension se fait presque trop tard.
Portrait n° 1 : Jeanne
J’avais déjà remarqué Jeanne lors de mes nombreuses observations ; toujours assise au premier rang, elle écoute attentivement mais participe peu. Après une séance de l’atelier « Je crée ma boîte mail » particulière, presque personnalisée, elle accepte de discuter un peu avec moi dans la salle de l’atelier. Psychiatre retraitée, elle a pris conscience de son retard en informatique et s’efforce de combler ses lacunes. Elle a suivi de nombreuses formations depuis sa cessation d’activité, en 2003, formations plus ou moins concluantes. Elle dispose à domicile d’un ordinateur qu’une amie lui a donné mais n’a pas de connexion internet.
37Denise, ancienne intendante à l’école Estienne, déléguait elle aussi les tâches informatiques à ses subordonnés. Elle n’a donc pas été en mesure de se familiariser avec cet outil. Pour nos deux interlocutrices, l’informatique était associée à des tâches de secrétariat, ce qui explique en partie leur refus initial de s’y intéresser. Une autre enquêtée relève l’influence du contexte professionnel sur l’acquisition de telles compétences : « Et c’est… je dirais que c’est presque un peu dommage parce que quand on est obligé de le faire professionnellement, là on s’investit vraiment beaucoup plus et… on apprend beaucoup plus de choses et dans le bon ordre, je dirais, parce que là je suis très dispersée dans mes connaissances » (Claudine, 66 ans, retraitée).
Un usage restreint de l’informatique au travail
- 7 Gérard Valenduc, « La fracture numérique passe-t-elle par le travail ? », in Fabien Granjon, Benoît (...)
- 8 Les professionnels avec les TIC ; les métiers dont l’usage des technologies est aujourd’hui une com (...)
38Dans un ouvrage collectif sur les inégalités numériques, Gérard Valenduc évoque le rôle essentiel du travail dans l’appropriation des TIC en tant que lieu d’apprentissage et de socialisation7. Il souligne que l’exclusion ou la marginalisation vis-à-vis de l’informatique au travail créent ou renforcent les inégalités dans l’utilisation de ces ressources. Jean-Luc Metzger répartit les professions en cinq groupes, en fonction de la place qu’y tient l’informatique8. Il identifie notamment une classe de métiers dont l’organisation est profondément transformée par les technologies numériques mais où les agents réalisent des tâches simples et répétitives. Un homme interviewé semble être dans ce cas. Ayant effectué différentes missions d’intérim dans la logistique, il a été amené, explique-t-il, à utiliser l’informatique. Cela ne l’a pas aidé à en comprendre le maniement, comme en témoigne la distinction qu’il fait entre « utiliser » et « savoir utiliser » :
« Q : Parce qu’avant, vous n’aviez jamais touché d’ordinateur ?
R : Si, un peu mais très peu parce que dans mon travail, pour le stockage, on a accès à des logiciels de stockage et cætera donc… Mais dire que je savais l’utiliser… Je l’utilisais dans mon travail mais je ne savais pas l’utiliser en fait. »
Portrait n° 2 : Yves
Yves, âgé de 52 ans, licencié de son emploi de soudeur chez Panhard en 2000, effectue désormais des missions en intérim dans le stockage et la logistique. Il ne possède pas d’ordinateur ni de connexion internet à domicile mais il a eu pendant un temps un smartphone sur lequel il naviguait chez sa sœur et son beau-frère, avant qu’il ne se le fasse subtiliser.
Yves est un habitué de l’espace Autoformation, où il a souvent participé à des ateliers de conversation en anglais. Moins intéressé par l’informatique, même s’il a conscience que désormais tout le monde s’y met, il sait manipuler l’ordinateur et naviguer sur Internet : il a pu se familiariser avec cet outil lors de ses missions d’intérim et surtout dans les bibliothèques, dont la Bpi, qu’il fréquente assidûment depuis cinq ans. Il ne ressent cependant pas de besoin pressant, « impérieux » de s’équiper ni de se former. Sa présence à l’atelier relève davantage d’une opportunité à saisir que d’une réelle volonté de combler un retard. Cette approche justifie son manque d’investissement dans ces questions. Il s’agissait de son premier atelier numérique.
- 9 Gérard Valenduc, « La fracture numérique passe-t-elle par le travail ? », in Fabien Granjon, Benoît (...)
- 10 Ibid., p. 157.
39Comme l’écrit Gérard Valenduc, « la familiarisation dans le contexte professionnel ne donne pas souvent accès aux compétences informationnelles et stratégiques, pour devenir un utilisateur autonome dans le cadre domestique9 ». Et ceci vaut surtout dans le cadre des emplois faiblement qualifiés. Prenant appui sur la typologie des compétences informatiques esquissée précédemment, Valenduc conclut que l’utilisation des TIC au travail joue surtout un rôle dans l’acquisition et le développement des compétences instrumentales tandis que les compétences informationnelles dépendent du type de métier exercé et les compétences stratégiques de la marge d’autonomie et d’initiative dont dispose le travailleur10.
40La situation de Dominique qui a travaillé au service courrier d’EDF est similaire. Lorsque l’enquêtrice lui demande si elle a utilisé l’ordinateur dans le cadre de son travail, elle lui répond :
« Oui. Mais alors il y a pas besoin de savoir… il y a besoin de savoir appuyer sur trois touches et puis c’est tout. J’ai fait ça pendant dix ans » (Dominique, 60 ans, retraitée).
Portrait n° 3 : Dominique
Dominique, âgée de 60 ans, elle est à la retraite depuis quatre ans et ne possède pas d’ordinateur à domicile. Elle a été agent EDF-GDF pendant vingt-six ans où elle s’occupait du service courrier. Cela lui a permis d’assister à l’arrivée de l’ordinateur et d’Internet et de ses conséquences sur l’univers professionnel. Je l’ai abordée à la fin d’un atelier « Je crée ma boîte mail » car elle avait longuement insisté au cours de cette séance sur le fait qu’elle ne voulait pas d’adresse mail mais souhaitait simplement apprendre à en utiliser une. Tout au long de l’atelier et de l’entretien, elle a fait preuve à la fois de méfiance et de curiosité vis-à-vis d’Internet et de l’informatique.
- 11 Ces auteurs définissent l’autonomie au travail comme un « ensemble complexe de capacités dont dispo (...)
- 12 Pascal Lallement et Jean-Luc Metzger, ibid., p. 185.
- 13 Ibid.
- 14 Ibid.
41Ce genre d’utilisation professionnelle automatisée sans réelle compréhension du fonctionnement global de l’outil ne requiert pas de compétence particulière en informatique, ni ne permet d’en développer, ce qui peut mener à un sentiment d’aliénation. Le travail de Pascal Lallement et Jean-Luc Metzger11 permet d’éclairer la situation d’Yves et de Dominique. Pour ces auteurs, « la majorité des salariés travaille à longueur de journée face à un écran d’ordinateur, sur lequel les consignes d’usages sont tellement prescrites qu’ils n’ont guère la possibilité de réaliser des apprentissages et, a fortiori, de les transférer à d’autres contextes12 ». Il s’agit, dès lors, d’« apprentissages tellement élémentaires qu’ils ne peuvent constituer un système de compétences propre à les inscrire dans un projet professionnel ascendant, source de qualification reconnue et de réalisation13 ». Les auteurs développent par ailleurs le concept de semi-autonomie au sens où, même si les employés ont accès à l’informatique au travail, « la contrainte des cadences de production et l’extrême prescription du poste ne permettent pas aux salariés de dégager suffisamment de temps pour réaliser des expériences, pratiquer autre chose que le strictement exigé, tâtonner, bidouiller, explorer les marges de l’activité. Il ne leur est laissé que le temps nécessaire pour répondre aux exigences de la tâche et d’installer une routine. […] Viser essentiellement l’employabilité immédiate se fait au détriment de la qualification des personnes14 ». Les sociologues imputent ce fait à une logique de rationalisation croissante de l’organisation du travail. Les changements organisationnels aussi bien que techniques expliquent la difficulté d’adaptation de certains salariés. La manipulation de l’ordinateur dans le cadre professionnel est donc loin d’assurer une acquisition réussie des compétences informatiques nécessaires pour utiliser cet outil en toute autonomie.
Une interruption professionnelle au mauvais moment
42La difficulté à acquérir des compétences est, par ailleurs, renforcée par l’évolution permanente des technologies numériques. L’arrêt brusque du travail – suivi d’une période de chômage prolongée – empêche l’acquisition de compétences actualisées, ce qui se ressent au moment de retrouver un emploi. Ce fut le cas pour deux enquêtées qui, après avoir perdu leur emploi et être restées à l’écart de l’informatique dans le monde professionnel, se sont trouvées dans l’impossibilité de combler leur retard. Martine, documentaliste en recherche d’emploi qui n’a pas travaillé dans ce secteur depuis six ans, m’explique ainsi :
« Oui. Parce que ça se modifie très, très vite. Par exemple on a été formés pour la syntaxe de la BNF je crois, qui s’appelait Opale. Opale n’existe plus. Maintenant, c’est autre chose, ça porte un autre nom. Tout a été modifié, vous voyez ? » ; « Et donc j’ai de moins en moins de mémoire, je pratique pas et je suis pas au courant des nouveautés, ça bouge beaucoup » (Martine, 62 ans, en recherche d’emploi).
43De même, Michelle s’estime dépassée lorsque, dans les années 2000, elle cherche à retrouver un emploi en tant que clerc de notaire après avoir été licenciée en 1993. Elle constate alors le retard qu’elle a accumulé, comme on peut le constater dans ce passage avec la répétition de l’adjectif « difficile » pour qualifier cette reprise :
« Ça a été difficile parce que j’avais plein de… logiciels à apprendre d’un seul coup et ça a été difficile pour moi. Non pas Internet mais l’ensemble de… la reprise, oui, ça a été difficile ». Elle distingue par ailleurs les compétences strictement liées à son domaine professionnel des compétences informatiques désormais incontournables : « Bah, dans le notariat on avait plein, plein, plein de… oui, c’est plein de logiciels à travailler et non, j’étais pas… j’étais pas performante à la fin. Au niveau des actes juridiquement, oui, mais pas au niveau de l’ordinateur » (Michelle, 67 ans, « fausse » retraitée).
Portrait n° 4 : Michelle
Michelle est âgée de 67 ans. Elle a commencé comme secrétaire dans le notariat avant de devenir clerc de notaire, grâce à des formations suivies au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM). Elle travaille aujourd’hui en tant que surveillante dans une école privée car il lui manque encore des annuités pour être en retraite et elle n’a pas trouvé de poste dans son domaine professionnel d’origine (ce qu’elle met sur le compte de la crise de 2008). J’ai décidé de l’interroger car elle avait dit à plusieurs reprises lors d’un atelier « J’effectue mes démarches administratives en ligne » qu’elle avait suivi les médiations informatiques de la Bpi en 2012-2013, trouvait ces nouveaux ateliers complémentaires et avait fréquenté le Carrefour numérique de la Cité des sciences. Elle ne possède pas d’ordinateur à domicile, ni de connexion internet.
44Les expériences professionnelles négatives à l’égard de l’informatique, que ces deux femmes considèrent comme les causes de leur faible employabilité, expliquent donc leur rapport compliqué à cette technologie et leur volonté de combler ce retard. Martine reconnaît en outre l’importance de la manipulation régulière de l’ordinateur dans le cadre professionnel et les conséquences de son interruption sur ses compétences instrumentales : « Depuis que je ne suis plus dans le monde du travail, je suis complexée, j’ai tout perdu, des fois je ne sais même plus ouvrir l’ordi » (Martine, 62 ans, en recherche d’emploi).
Le manque de solidarité : au travail et dans la famille
45Le travail, même s’il est plus bénéfique que le chômage, ne joue pas toujours le rôle d’apprentissage et de socialisation aux TIC que lui attribue Gérard Valenduc. Il convient en effet de nuancer cette fonction d’intégration qui, selon l’auteur, serait favorisée par des modes d’organisation collaboratifs. Comme l’indique Yves, la solidarité au travail dans un contexte de compétitivité et de précarité accrue n’est pas forcément effective : « Bah, dans le sens où quand vous êtes au travail… bah, vous avez des collègues mais ils ne vous aident pas particulièrement à l’utiliser. On vous dit, on vous explique grosso modo, on vous dit “voilà, il faut remplir telle case”, mettre la quantité de pièces par exemple parce que je suis magasinier pour des pièces d’avion donc faut rentrer la case… euh, la quantité dans une case. J’arrivais pas à faire dérouler, je savais pas qu’il fallait cliquer sur le côté pour pouvoir faire dérouler en fait, j’ai appris qu’ici parce que là-bas, je l’ai pas su. Ils le faisaient mais comme ils ne me l’expliquaient pas, je ne le savais pas » (Yves, 52 ans, magasinier en intérim). Cet extrait d’entretien révèle une faille dans la transmission des compétences entre collègues. Il y a d’un côté le manque de temps et de patience des uns et, de l’autre, un manque d’assurance éprouvé par celui qui est initié et qui n’ose montrer son incompétence.
46Ce déficit de solidarité se retrouve également dans les rapports générationnels et familiaux. En raison des forts enjeux que recèle la maîtrise de cet outil, son enseignement est parfois vecteur de conflit et de tensions au sein des familles, comme en témoigne l’exemple de Claudine avec sa fille :
« Et puis, justement comme c’est souvent un petit peu… on s’énerve, que c’est des conflits et je n’en veux plus. J’ai passé l’âge de ça. […] Oui, vraiment et je crois justement j’en ai parlé à d’autres mamans comme moi et c’est vrai, on a vraiment l’impression que… quelque part, je sais pas si elles le font méchamment, mais elles reprennent, elles prennent sur nous l’autorité que nous, à un moment donné, on a eue sur elles, vous voyez, elles nous reprennent une autorité. Mais c’est une autorité très… Je sais pas si moi j’ai été aussi dure que ça dans mon autorité vis-à-vis d’elle. […] Bah, disons de… de, de, de parler ben justement déjà avec une… sans concession, vous voyez : “Tu fais ça !” À la limite, pour un peu, on se prendrait une engueulade quoi. Et ça c’est pas possible, je ne l’admets pas personnellement. Alors il y a des fois, bah, je préfère ne plus rien demander, me débrouiller, je dis bon, bah, j’y arriverai, je vais réessayer, il faut que j’y arrive par moi-même parce que je n’aime pas… je trouve qu’on a trop de choses… je veux pas me prendre la tête pour ça » (Claudine, 66 ans, retraitée).
Portrait n° 5 : Claudine
Claudine, âgée de 66 ans, participe à son premier atelier lorsque je la rencontre. Commerçante à la retraite depuis deux ans, elle maîtrise relativement bien cet outil auquel elle a été initiée par sa fille : elle commande par exemple régulièrement ses billets de train sur Internet et gère son compte bancaire en ligne. Mais elle souhaite structurer ses connaissances et profiter pleinement des possibilités offertes par l’informatique car elle a pour le moment l’impression de passer à côté de toutes ces opportunités. Elle était venue à la Bpi pour apprendre l’anglais à l’origine et c’est à l’espace Autoformation – découvert grâce à son club de randonnée – qu’elle a pris connaissance de l’existence des ateliers numériques.
- 15 Voir Claudine Attias-Donfut, « Rapports de générations. Transferts intrafamiliaux et dynamique macr (...)
47Cette expérience vient contredire les aspects positifs d’une « transmission ascendante15 » au sens où les enfants, plus à l’aise avec cet outil, apprendraient à leurs parents et grands-parents à l’utiliser. Elle est relayée par une autre enquêtée qui insiste sur le manque de « patience » de ses enfants : « Ils ont pas, ils ont pas de patience avec les mamans et avec les parents, les enfants d’aujourd’hui, je crois pas. Peut-être qu’il y en a mais… la plupart, ils sont trop occupés et ils ont pas de patience » (Rachida, 52 ans, sans emploi).
48Ces différents exemples démontrent combien il est parfois difficile de se former aux outils informatiques. L’état du monde du travail, les parcours professionnels à contretemps ou l’échec des transferts familiaux sont autant d’obstacles. Ces différentes situations ont laissé les personnes qui fréquentent les ateliers avec des compétences informatiques bancales, voire inexistantes, ce dont elles prennent conscience avec l’importante croissance prise par ces technologies dans la société, et à quoi elles essaient de remédier.
La prise de conscience d’un manque de compétence
Une pression sociale externe
49Les personnes interviewées évoquent toutes une incitation sociétale à adopter l’informatique et Internet, qu’elle soit véhiculée par leur entourage comme c’est le cas pour Denise dont les amis la pressent de s’équiper : « Régulièrement on me dit “tu devrais le prendre”[…] on me dit régulièrement chez moi “mais tu devrais prendre l’appareil” » (Denise, 78 ans, retraitée), ou rappelée de manière plus insidieuse par les annonces à aller sur Internet pour trouver des renseignements ou s’inscrire à un événement. D’autres interviewés précisent les modalités de cet aiguillage vers le numérique : « Ils nous obligent pas mais les gens se sentent tenus, se sentent obligés » ; « parce que souvent ils mettent même plus les horaires… bah, ils le font exprès, hein, pour qu’on puisse être bien… bien fixés. Ils disent simplement, bon ils informent, ils informent de quelque chose, d’une actualité mais vous voulez en savoir plus, soyez sur Internet. Donc il y a même pas la possibilité d’une façon autonome d’avoir un minimum qui est le numéro, l’heure parfois quand c’est un spectacle ou un truc comme ça le jour, regardez donc… voilà, c’est tout… » (Dominique, 60 ans, retraitée). Si elle dramatise quelque peu la situation en évoquant presque l’existence d’un complot politique et économique visant à ce que tout le monde adopte cette technologie (ce qui concorde avec les opinions politiques dont elle me fait part au cours de l’entretien), Dominique n’en met pas moins le doigt sur une réalité : une injonction sociale à s’équiper et à se connecter et une impossibilité de se renseigner aujourd’hui sans passer par Internet, ce dont les autres interviewés ont également conscience. « Il faut retenir les places sur Internet et pour des tas de choses comme ça. Il y a des tas de choses où il n’y a plus de numéro de téléphone… je crois que c’est ça surtout » (Jeanne, 75 ans, retraitée) ; « À chaque fois on me renvoie “voyez Internet”. Quand je demande un programme, “voyez Internet” » (Denise, 78 ans, retraitée) ; « Bah, parce que maintenant, les demandes d’emploi, ça se fait par mail, vous voyez. Les informations, par mail. Chaque fois que je pose une question, on me dit “allez voir notre site”, “inscrivez-vous par mail”, voilà. […] Faut s’inscrire par mail, ouvrir un dossier… » (Martine, 62 ans, en recherche d’emploi).
50Si les incitations à s’équiper ne sont pas toujours explicites, les personnes interviewées se rendent compte dans leur vie quotidienne que le passage par Internet est désormais incontournable, par exemple pour obtenir des renseignements. Cette contrainte transparaît dans les efforts qu’elles fournissent pour « faire comme tout le monde », ainsi que le révèlent les extraits suivants :
« Comme on est à l’ère numérique donc je m’y mets aussi mais en fait je ne me suis jamais accroché à ça en fait. Mais c’est vrai qu’autour de moi, je vois les gens, ils ont tous le super dernier portable… » (Yves, 52 ans, magasinier en intérim).
« Comme ça, même si on n’est pas dans la maison… mais pouvoir gérer des choses même si on est à l’extérieur, si on est en déplacement, de pouvoir faire plein de choses sur Internet comme les gens… comme tout le monde le fait aujourd’hui » (Claudine, 66 ans, retraitée).
51Soulignons ici l’emploi de l’expression « comme tout le monde » et notons que Claudine se reprend – commençant par dire « les gens » – pour insister ensuite sur l’étendue de la pratique d’Internet au sein de la société. Rachida évoque également ce désir d’intégration et de conformité sociale : « Mais bon c’est bien aussi d’être comme tout le monde, de ne pas être… » (Rachida, 52 ans, sans emploi). Autant de propos qui renvoient à l’exclusion ainsi qu’à son corollaire, l’intégration à une communauté, le désir d’en partager les codes.
Une pression sociale intériorisée
« Je m’oblige parce que le système oblige » (Dominique, 60 ans, retraitée).
52Dominique montre ici comment cette contrainte sociale, tout d’abord externe, finit par s’intérioriser. Certains de nos interlocuteurs décrivent ce mouvement par lequel ils s’imposent eux-mêmes une pression, comme le montre, dans les entretiens, la prédominance du champ lexical de l’injonction sociale. L’intégration de cette norme extérieure passe par la construction d’une représentation d’Internet, comme instance qui investit toutes les sphères de la vie sociale et économique. La pression que la personne exerce sur elle-même est donc liée à l’idée qu’elle doit coûte que coûte se mettre à niveau.
53Les extraits de l’entretien réalisé avec Michelle illustrent cette injonction sociale : « Mais je suis sûre qu’il faut que je continue à… vous voyez, venir à des ateliers, continuer à m’instruire parce que je suis convaincue qu’à un moment, tout se fera par l’intermédiaire d’Internet et cætera et que bien des gens vont être perdus. […] Si je trouve qu’il y a un danger… » ; « Je me sens pas mise à l’écart mais… il faut impérativement essayer d’en savoir le plus possible. Je pense qu’il faut essayer d’approfondir le plus loin possible sinon on sera mis à l’écart » (Michelle, 67 ans, « fausse » retraitée). Le terme « danger » utilisé par Michelle révèle la forte inquiétude qu’elle ressent même si elle ne s’estime pas (encore) marginalisée, ce qu’elle présente comme une conséquence de ses efforts continuels pour mettre à jour ses compétences.
- 16 Pascal Plantard, « De la fracture numérique à la mutation des Espaces publics numériques », Éducati (...)
54Ce champ lexical de l’injonction est également présent chez d’autres interviewées à l’instar de Claudine qui me dit : « Déjà si j’arrivais à mieux développer ce que je suis censée faire avec mon ordinateur, faire des dossiers, gérer mes photos, tout enregistrer, tout retrouver » (Claudine, 66 ans, retraitée), ou encore de Jeanne qui constate : « Bon je sais ce que je fais, je connais l’objet mais je fais pas encore marcher le crincrin comme il faut, ça c’est sûr… » (Jeanne, 75 ans, retraitée). Enfin l’existence de cette forte pression sociale s’entend lorsque je demande à Michelle si elle est satisfaite de son niveau informatique et qu’elle me répond : « mais je ne dois pas être satisfaite » et plus loin « Je suis plus douée que d’autres. À chaque atelier, je le vois. Mais… mais il doit y avoir encore meilleur que moi » (Michelle, 67 ans, « fausse » retraitée). Jeanne fait preuve de la même exigence envers elle-même : alors que je la félicite de ce qu’elle sait faire par rapport à d’autres personnes que j’ai pu observer en ateliers, elle s’empresse de me contredire : « Non, c’est pas honorable » (Jeanne, 75 ans, retraitée). Cela rappelle la réflexion de Pascal Plantard sur les baby-boomers qui redoubleraient d’efforts pour compenser leur soi-disant « retard en informatique » ; ils se montreraient donc exigeants envers eux-mêmes du fait de cet enjeu d’intégration, de maîtriser ce que tout le monde semble maîtriser16.
55Si l’existence d’une norme sociale intériorisée par les agents sociaux s’entend dans les entretiens, les raisons de cette intériorisation demeurent irrésolues. Pourquoi cette norme s’est-elle imposée à cette vitesse dans notre société ? Les entretiens réalisés avec les usagers des ateliers apportent des éléments de réponse à cette question.
La crainte de l’exclusion et la stigmatisation
- 17 Serge Paugam, La disqualification sociale : essai sur la nouvelle pauvreté, Paris, PUF, 8e éd., 200 (...)
56La peur de l’exclusion sociale est sans doute un moteur puissant de normalisation pour nos interlocuteurs. Car la thématique d’une exclusion possible de la société, si l’usage de l’informatique n’est pas maîtrisé, est repérable dans les entretiens. Ainsi, l’une des participantes dit à l’enquêtrice à propos de l’informatique : « Tout le monde s’y met, tout le monde… nous devance. Et nous on est derrière » (Rachida, 52 ans, sans emploi). La référence à un positionnement « derrière » évoque un processus de disqualification sociale, pour reprendre le concept de Serge Paugam17, processus de marginalisation qui comprend plusieurs phases, allant jusqu’à la possible rupture des liens sociaux. La disqualification n’est pas décrite dans sa réalité économique, mais dans le rapport au collectif. Le sujet se perçoit en creux, en défaut dans l’espace social. L’exclusion, la peur d’être laissé pour compte se profilent à l’horizon.
Portrait n° 6 : Rachida
Âgée de 52 ans, Rachida est actuellement sans emploi après s’être occupée d’enfants. Elle n’a pas eu à utiliser l’informatique dans le cadre de son travail mais a suivi quelques formations dans ce domaine proposées par l’Agence nationale pour l’emploi (ANPE) aux chercheurs d’emploi dans les années 1980. Elle est équipée d’un ordinateur et d’une connexion Internet à domicile mais ceux-ci sont principalement utilisés par ses enfants..
Une jeune femme, Clara, confie à l’enquêtrice : « On est vite mis en marge parce que les gens ne prennent pas le temps de vous expliquer. C’est quelque chose qui est considéré comme acquis […]. Tout le monde est censé le maîtriser. »
Portrait n° 7 : Clara
Âgée d’une trentaine d’années, Claire fait des études au CNAM pour devenir « chargée d’accompagnement social ». Elle travaille bénévolement dans une librairie et donne des cours de danse. Jeune adulte, elle se vit comme « pas très reliée au monde ». Elle dit qu’elle a beaucoup de mal à faire partie d’un réseau social comme Facebook dont la pratique n’est pas naturelle pour elle.
57On retrouve ce sentiment d’être à l’écart dans les propos de Jeanne. Interrogée sur ses attentes vis-à-vis des ateliers numériques, elle répond à l’enquêtrice : « Bah, j’en attends, c’est de plus être marginalisée. Une chose m’avait frappée. Je dis ça parce que c’est une anecdote. L’une des premières fois où je suis venue, il y avait une femme quelques années plus jeune que moi et on se demandait pourquoi on venait et elle disait “moi tout le monde dans la maison a un ordinateur, tout le monde est connecté, j’ai l’impression d’être complètement isolée”. Et moi, c’est ça » (Jeanne, 75 ans, retraitée). On remarquera que c’est en entendant le témoignage d’une autre que Jeanne prend conscience de son sentiment d’exclusion. Pour dire ce qui se passe en soi, il est plus facile d’en passer par ce que l’on perçoit chez l’autre. C’est le principe de l’identification qui constitue la forme la plus précoce d’un sentiment de liaison à une autre personne. Il est alors possible de dire ce qui était éprouvé jusque-là dans une certaine solitude.
- 18 Observations lors de l’atelier Internet, 14 janvier 2013.
58Une autre participante, Martine, fait état d’un processus qui la touche de plein fouet dans son mode de vie, sa sociabilité : « Moi je trouve que ça discrimine beaucoup […] oui, j’en parlais à un ami qui freinait des quatre fers pour l’informatique ou le mobile, tout ça, il en voulait pas. Il a été obligé de s’y mettre, je lui ai dit mais tu sais pour la place de théâtre, il faut réserver par mail, moi j’en peux plus, j’ai pas d’ordi, comment fait-on ? C’est de la discrimination » (Martine, 62 ans, en recherche d’emploi). Là encore, la question du lien à l’autre est abordée, mais sous une modalité inverse, le côté incontournable d’Internet est vécu comme une ségrégation car il devient difficile d’avoir accès aux mêmes ressources que les autres. Denise constate de son côté : « je trouve qu’on est un peu largué, qu’on est mis à l’écart parce qu’on n’a pas cet engin. Alors quand on me dit “mais voyez sur Internet” et que je dis que je n’ai pas Internet, eh bah, j’ai l’air d’être d’un autre monde. Je ne suis plus dans… dans l’actualité » (Denise, 78 ans, retraitée). Marie-Claude et Jean-Claude, quant à eux, disent ne plus pouvoir se rendre à certaines formations car il faut désormais s’inscrire sur un site internet : « Maintenant on peut plus accéder à la chambre des notaires […]. On est barrés18 […]. » On retrouve ce type d’attitude dans les propos d’un autre usager, primo-visiteur : « on est handicapé maintenant ».
Stigmatisation
- 19 Erving Goffman, Stigmate. Les usages sociaux du handicap, Paris, Les Éditions de Minuit, 1975.
- 20 Ibid., p. 12.
- 21 Observations lors de l’atelier Internet, 14 janvier 2013.
59Le terme « handicap », qui vient spontanément aux lèvres de cet usager, donne une teinte particulière au sentiment d’exclusion car il évoque non seulement une mise à l’écart mais un défaut, vécu dans l’intimité de son être. Ce qui est ressenti subjectivement, c’est que quelque chose défaille et devient central dans la perception qu’un sujet a de soi. Les technologies numériques sont par excellence les emblèmes de la modernité et de la capacité à faire lien. Elles sont donc mobilisées de façon particulièrement sensible dans la représentation de soi qui en passe nécessairement par l’autre (sa reconnaissance, ses emblèmes…). Pour mettre en évidence l’incidence possible des outils numériques sur la représentation de soi, le concept de stigmatisation utilisé par Erving Goffman est éclairant19. Selon cet auteur, la stigmatisation est un processus au cours duquel un individu se dévalue par rapport aux autres. Goffman est parti de la notion de « stigmate », la cicatrice, la blessure qui marque le corps et qui peut également désigner une marque d’infamie, notamment dans le domaine judiciaire, si l’on pense à la marque au fer rouge que l’on appliquait sur le corps des galériens. Goffman, lui, en fait un attribut social qui a la puissance d’une marque au fer rouge. Le concept de stigmatisation permet de comprendre comment le sujet, dans son appréciation des autres mais aussi dans le rapport à soi-même, mobilise un certain rapport à la souillure, trace invisible dont il s’accommode à sa façon, mais susceptible d’apparaître, avec, pour effet, une exclusion du groupe social. Le lien que chacun cherche à nouer à l’autre est d’autant plus essentiel qu’il se tisse sur un fond toujours possible de rejet. Dans cette perspective, l’affiliation à des catégories valorisantes est un enjeu pour chaque sujet et le stigmate va être ce qui, précisément, fait barrage à cette aspiration, cristallisant « un désaccord particulier entre les identités sociales, virtuelles et réelles20 ». Cette discordance ne vient pas seulement des autres, mais de l’individu stigmatisé, car il éprouve le point déprécié comme le caractérisant profondément. Les entretiens montrent que le fait de ne pas avoir acquis un savoir-faire minimal dans l’utilisation d’Internet peut être vécu de façon stigmatisante, comme l’indique l’expression utilisée par un habitué lors d’un entretien : « On est comme des pestiférés21. » On perçoit que ce qui se joue à travers la médiation numérique n’est donc pas seulement une question d’apprentissage. Il s’agit d’un rapport fondamental à soi et aux autres.
60Ce sentiment de stigmatisation conduit à s’écarter de plus en plus de ces outils, selon un processus décrit par Goffman, attitude qui vise à dissimuler le stigmate. Deux femmes, par exemple, n’osent pas demander de l’aide en fonction de cette logique. Pour l’une d’entre elles, considérée comme « une intellectuelle » par son entourage, il s’agit de ne pas perdre la face, c’est-à-dire ne pas mettre en péril cette image en dévoilant une incapacité. Pour une autre, femme au foyer qui se vit comme une illettrée, c’est un véritable sentiment d’indignité et de relégation qui fait barrage à la possibilité de s’adresser à l’autre.
61Rachida, que nous avons déjà citée tout à l’heure, évoque le risque qu’elle courrait en laissant voir son ignorance : « Parce qu’il y en a qui sont plus forts peut-être… je sais pas, moi. Je préfère commencer toute seule et quand j’arriverai bien, peut-être qu’il y a autre chose à demander à des plus performants, que je demande, ça me vexerait pas. Mais bon… les gens qui connaissent, on se sent faibles quand même. » Et plus loin : « Encore un formateur, une formatrice, ça, oui. Mais comme ça aux gens, on connaît rien. C’est honteux enfin… c’est pas honteux ! Moi je dis la honte, c’est quand on veut pas apprendre. Quand on connaît pas et on le cache. Mais… c’est comme ça. Pour moi, c’est ça » (Rachida, 52 ans, sans emploi). Cette interlocutrice éprouve un sentiment de solitude au milieu de ses proches et la sensation de porter une tache, un stigmate qui pourrait apparaître par le simple fait de demander de l’aide. C’est une sensation de honte. L’enquêtrice précise d’ailleurs qu’à ce moment de l’entretien, Rachida s’inquiète et lui demande si elle n’est pas filmée. Le rapprochement qu’elle fait elle-même entre son manque de compétence en informatique et l’illettrisme est révélateur de la charge négative qui pèse sur elle : « Je n’ai pas envie de rester comme ça, comme une illettrée. Ça pèse lourd sur les épaules » (Rachida, 52 ans, sans emploi). Cette crainte d’être perçue négativement par ses pairs plus performants en informatique justifie à ses yeux une démarche de débrouille : « Je préfère me débrouiller toute seule. J’essaie… vraiment, quand je suis vraiment bloquée, que je peux pas faire autrement je me débrouille toute seule. Je me suis toujours débrouillée toute seule dans ma vie alors… » (Rachida, 52 ans, sans emploi). Tout comme Rachida, Martine confie à quel point elle se sent dépréciée de ne pouvoir faire usage du numérique : « Parce que quelqu’un qui ne connaît pas l’ordi, ça, quand même ça date, ça vieillit. J’appartiens pas à l’e-génération » (en prononçant le premier « e » à la française), et plus loin « Ouais mais à son entourage, on ne dit pas tout. On est culpabilisé d’autant plus que d’après mon entourage, je serais plutôt intellectuelle, alors demander “je ne sais pas faire ça”, “comment tu sais pas toi qui… !”, voilà » (Martine, 62 ans, en recherche d’emploi). Se percevant comme en deçà du minimum requis, elle qui est habituellement considérée comme quelqu’un d’éclairé et de responsable, elle se sent prise en faute : « Eh bien, en fait, c’est quand même de ma faute si je n’ai pas vraiment… parce qu’il y a beaucoup de formations. » (Martine, 62 ans, en recherche d’emploi).
Portrait n° 8 : Martine
Martine, âgée de 62 ans, est une ancienne documentaliste en recherche d’emploi. Elle semble intéressée par mon travail ; lorsque je lui demande au cours d’un atelier intitulé « Je navigue sur Internet » si elle accepterait de répondre à mes questions, elle m’interroge : « C’est d’un point de vue sociologique ? Sociologie des publics ? » Pendant longtemps, elle n’a pas possédé d’ordinateur, se contentant des équipements mis à disposition dans les bibliothèques mais elle a récemment fait l’acquisition d’un ordinateur portable dans une brocante et compte aller à Emmaüs Connect pour le faire fonctionner. Elle me confie ne pas avoir d’enfants et ajoute que la présence de ces derniers l’aurait sans doute incitée à s’équiper.
Des freins psychologiques
Le non-usage comme moyen de se prémunir d’un nouvel échec
- 22 Didier Le Gall et Charlotte Le Van remarquent que la présence des enfants est déterminante pour l’é (...)
- 23 Jean Davallon et Joëlle Le Marec, « L’usage en son contexte. Sur les usages des interactifs et des (...)
62Les entretiens montrent que certaines personnes, pourtant équipées, utilisent très rarement leur ordinateur. C’est le cas de Rachida qui dispose d’un ordinateur et d’une connexion à domicile essentiellement utilisés par ses enfants – qui sont par ailleurs la principale raison d’équipement comme c’est souvent le cas dans les milieux populaires22. Pour analyser ces exemples, il est nécessaire de revenir sur les modalités complexes qui aboutissent à l’usage ou au non-usage d’un objet technique. Comme le soulignent Jean Davallon et Joëlle Le Marec, l’usage n’est pas l’utilisation23. L’utilisation serait l’usage vidé de sa substance, « de l’épaisseur de la sphère des passions et des investissements pulsionnels de l’individu ainsi que de la microsociabilité de ce dernier ». Si l’utilisation renvoie à l’ergonomie, à un être désincarné fonctionnant dans une figure modèle des relations homme/machine, l’usage réfère à la vie concrète, vécue différemment par chacun.
- 24 Fabien Granjon, « “Inégalités numériques et reconnaissance sociale” Des usages populaires de l’info (...)
- 25 Ibid., p. 25.
- 26 Ibid., p. 32.
- 27 Fabien Granjon, « Le “non-usage” de l’Internet : reconnaissance, mépris et idéologie », Questions d (...)
63Pour entrer dans la complexité et l’épaisseur de l’usage de cet objet technique qu’est l’ordinateur, on convoquera, tout d’abord, les travaux de Fabien Granjon sur le non-usage comme manière de se prémunir contre un éventuel échec. Dans un article publié dans Les Cahiers du numérique24, Fabien Granjon évoque les travaux du philosophe allemand Axel Honneth sur la reconnaissance pour analyser les ressorts de la fracture numérique et ses effets sur les individus. Il estime que l’usage réussi de cette technologie peut déboucher sur un sentiment de reconnaissance sociale : « s’équiper équivaut de fait à une promesse (notamment de reconnaissance sociale) qui ne donne pas un accès direct à des biens ou avantages concrets, mais seulement à la possibilité d’accéder à ces derniers, possibilité qui est indexée à la réalité des dispositions et sens pratiques de chacun25 ». À l’inverse, « l’usage “contrarié” de l’informatique connectée peut en effet déboucher sur des dénis de reconnaissance et se traduire par l’expérience de blessures individuelles écorchant une nouvelle fois et d’une nouvelle manière le sentiment positif, parfois déjà bien ténu, que les utilisateurs ont d’eux-mêmes. […] L’échec dans les manipulations ou, sans doute plus violent encore, le fait de ne pas savoir quels types d’utilisation faire du dispositif technique se transforment en une variété de moments négatifs, allant de la perte de confiance au sentiment de relégation26 », situation qui peut se retrouver chez les enquêtés cités précédemment. Fabien Granjon considère, par conséquent, le non-usage comme une « sorte de protection vis-à-vis de formes d’humiliation qui pourraient surgir de la mobilisation d’outils techniques dont, de fait, ils n’ont pas la maîtrise27 ». Anticipant un échec générateur d’humiliation dans leur confrontation avec l’outil informatique, les personnes le maîtrisant mal s’autocensureraient et recourraient ainsi au non-usage pour se préserver de cette éventuelle humiliation.
64On retrouve le thème de la dissimulation du stigmate, évoqué dans la partie précédente et les travaux de Fabien Granjon nous font réfléchir à la façon dont ces procédés d’évitement vont à l’encontre d’une aspiration qui est pourtant au fondement du lien social, la recherche d’une reconnaissance, dans le champ de l’autre. Ils constituent des freins puissants à l’acquisition des compétences nécessaires pour utiliser les technologies numériques.
La peur
65On peut se demander pourquoi des usagers, déjà équipés, viennent pour apprendre à utiliser leurs objets numériques. PC fixes ou portables, Mac, tablettes, smartphones, clés USB sont souvent évoqués. Lorsqu’on est plus attentif, on constate qu’ils viennent pour être guidés et éviter de « casser » ou commettre des erreurs sur leur matériel.
Un usager ayant assisté à quelques ateliers entre janvier et avril 2015
Il utilise Internet et les ordinateurs depuis une quinzaine d’années, de manière basique, mais n’est pas équipé chez lui.
Demandeur d’emploi, il stocke toutes ses démarches, lettres, CV sur des clés USB. Fin 2014, il constate que tous les fichiers ont disparu. À l’Espace Emploi qu’il fréquente, personne n’a pu l’aider. Il assiste alors à son premier atelier numérique à la Bpi et à la fin de l’atelier, il a l’occasion de poser au formateur sa question concernant les clés USB. Ce dernier lui ayant assuré que tous les fichiers ne pouvaient pas disparaître simultanément de toutes ses clés, l’usager finit par retrouver ses fichiers.
Les séances de l’atelier numérique ont surtout été pour lui un « déclencheur », un « déclic » : il avait besoin de pistes sur « comment chercher » et a compris ensuite qu’il était normal de chercher, de tâtonner, d’essayer et qu’il ne fallait pas avoir peur de tout cela (témoignage d’une formatrice).
- 28 Clara, portrait n° 7, voir supra.
66La peur est un affect qui a été peu souligné jusqu’à présent dans le domaine de l’apprentissage technique mais qui surgit parfois dans les entretiens, les conversations informelles avec le formateur. C’est un indice de la dimension réelle et parfois envahissante de l’objet technique, une forme de présence de l’objet qui est convoquée par l’usage. Clara évoque par exemple : « la terreur des boîtes de dialogue qui s’ouvrent sur28… », M. F. fait état, lui aussi, d’une certaine anxiété : « j’avais peur d’appuyer sur Enregistrer parce que je… parce que je savais pas ce qu’il y avait… Je savais pas que c’était là en fait. » La peur de l’inconnu peut référer à la peur d’endommager la machine, mais aussi, celle de s’affronter à un fonctionnement que l’on ne maîtrise pas, ce qui représente un risque au plan cognitif et affectif. Remarquons en outre combien l’imaginaire de l’écran, avec ses fenêtres en abyme et ses boîtes de dialogue successives, surgit au détour des opérations de manipulations, augmentant probablement ces différents niveaux d’inquiétude.
67Face à ces craintes dont le spectre est assez large (jusqu’à la terreur, comme on vient de le voir), il s’agit de trouver des repères, afin de cheminer d’un monde un peu chaotique, voire parfois inquiétant, à un univers plus familier. Mais trouver ces repères ne va pas de soi car tout apprentissage comporte un certain risque. Et le goût de l’aventure vers l’inconnu n’est pas donné à tout le monde.
- 29 Observations lors de l’atelier informatique, 16 janvier 2013.
68Dans le traitement de ces difficultés psychologiques, qu’il s’agisse de contourner une forme de résistance, ou une peur, le groupe peut être un appui. Comme le dit Danièle « j’ai appris beaucoup de choses seule, mais là ça m’aide car toute seule, je suis pas hardie29 ».
Les différents types de demandes
69Quelles que soient leurs difficultés et parfois leurs peurs, sous l’effet, bien souvent, d’une pression sociale qu’ils ont intériorisée, nos interlocuteurs prennent donc le chemin des ateliers numériques de la Bpi. Avant de décrire ce qui s’y passe, avec les autres et avec l’animateur, intéressons-nous aux différents types de demandes qui sont exprimées dans ces ateliers.
- 30 Voir Agnès Vigué-Camus, « Les médiations numériques à la Bpi : lieux de recours et aide aux projets (...)
70Pour certains, il s’agit d’une demande de familiarisation avec une technologie qui n’a pas été approchée dans la vie professionnelle ou privée. Pour d’autres, ce qui est attendu est une acquisition de connaissances, soit théoriques, soit instrumentales, directement réutilisables dans la vie quotidienne. Ces attentes correspondent par ailleurs à des niveaux de compétences différents. Se côtoient lors des ateliers des personnes découvrant pour la première fois cet outil (souvent âgées) et d’autres, plus aguerries (et plutôt jeunes), qui désirent approfondir et optimiser leur utilisation de l’ordinateur. Les demandes varient également selon les postures adoptées par les personnes dans leur relation à l’objet technique, leur disposition vis-à-vis d’Internet et de l’informatique tantôt défensive tantôt exploratrice30.
Trouver des repères et acquérir des automatismes (théoriques et pratiques)
71Les plus éloignés du numérique, les « grands débutants », qui n’ont pas eu à se servir de l’ordinateur dans leur vie professionnelle, viennent surtout pour trouver des repères et acquérir des automatismes. Cela passe par l’acquisition de connaissances théoriques sur l’environnement de l’informatique et d’Internet. Quelques enquêtés se montrent très intéressés, en effet, par ces aspects théoriques : en témoignent les questions complexes posées par un habitué des ateliers numériques, Jean-Paul, grand septuagénaire à lunettes.
- 31 Observations lors de l’atelier « Je navigue sur Internet » 27 mars 2014.
Jean-Paul s’interroge sur l’existence de moteurs de recherche spécialisés, en expliquant que « ce serait malin, ça. Ce serait utile ». Ces questions abstraites, théoriques sur le fonctionnement d’Internet témoignent de son intérêt certain pour ce genre de connaissances, même s’il est moins assuré au niveau de la pratique, ce qui explique sa présence à l’atelier. Il vient pour apprendre des savoirs et des savoir-faire et se montre très attentif à la présentation théorique de l’animatrice : il reprend les informations distillées par celle-ci en répétant tout haut pour lui-même ce qu’elle vient de dire (ex. : « Safari, c’est pour Mac, c’est ça ? »). Un autre participant, également habitué des ateliers numériques, demande à propos des navigateurs dont l’utilisation par les internautes est gratuite : « donc les navigateurs, ils vivent qu’avec la pub, il y a que ça qui leur rapporte ? ». Il pose ici une question complexe sur le modèle économique suivi par ce genre d’entreprises qui va au-delà du savoir purement pratique que d’autres usagers attendent31.
- 32 Écouter à ce propos Dominique Cardon dans l’émission de France Culture sur les fractures numériques (...)
72Une autre personne, Dominique (60 ans, retraitée) nous explique, lors de l’atelier « Je crée ma boîte mail », qu’elle souhaite apprendre la théorie sans la pratique ou plutôt la pratique sans en avoir l’utilité. Elle ne cherche pas à créer une boîte mail, mais souhaite en comprendre mieux le fonctionnement, critiquant volontiers ce qui lui semble contre-intuitif : « puisque c’est la charrue avant les bœufs, c’est-à-dire qu’il faut déjà s’inscrire à une boîte et ouvrir une boîte pour savoir comment ça fonctionne, hein, c’est très difficile quand même quand on essaie sur Internet d’obtenir des renseignements, il faut déjà s’inscrire ». Avant de l’adopter, notre interlocutrice voudrait pouvoir tester cet outil, en considérer les avantages et les inconvénients. Elle ne conçoit pas de s’équiper dans un premier temps d’une boîte mail et d’en apprendre ensuite l’utilisation, ce qui évoque un rapport à l’objet technique typique de sa génération32. Dominique Cardon oppose ainsi le rapport instrumental à l’informatique des jeunes générations (qui manipulent habilement les interfaces et s’engagent dans un usage sans se préoccuper d’un mode d’emploi) à la volonté – plus rarement présente chez les internautes – de maîtriser le numérique sans forcément l’utiliser. C’est bien cette logique de maîtrise qui pousse notre interlocutrice à vouloir repérer toutes les possibilités de l’outil avant de décider de l’acquérir ou non. Sans être tout à fait dans cette logique de connaître un mode d’emploi avant l’usage, certains interlocuteurs accordent peu d’importance à la manipulation de ces technologies. Ce qu’ils cherchent avant tout, c’est d’être informés, de comprendre le fonctionnement de manière à être plus intégrés à cette société connectée. C’est pourquoi sortir de l’exclusion du numérique ne signifie pas forcément ici acquérir des compétences informatiques mais plutôt disposer de repères et de connaissances basiques pour décoder les conversations parfois cryptiques entendues dans l’entourage ou dans les médias.
73D’autres au contraire délaissent la partie théorique pour se focaliser sur la pratique et la manipulation :
- 33 Observations lors de l’atelier « Je navigue sur Internet », 12 juin 2014.
Tandis que l’animatrice leur explique la différence entre le navigateur et le moteur de recherche, Martine lui dit qu’elle trouve ça difficile et son voisin, un homme âgé, ajoute « c’est la pratique qui compte, non ? », sous-entendant qu’il n’est pas besoin de connaître toutes les subtilités d’Internet pour naviguer33.
74Il s’agit alors d’être plus à l’aise dans la manipulation de ces outils en les utilisant plus régulièrement – ce qui ne va pas de soi pour des personnes qui n’ont pas d’ordinateur à domicile et ne se risquent pas à manipuler ceux des lieux publics par crainte d’échouer et peut-être aussi d’abîmer le matériel. Ces participants insistent sur la pratique régulière qui leur permettra de réaliser à terme le bon geste. Ainsi, Jeanne lors d’un atelier « Je crée ma boîte mail » nous confie que ce travail de manipulation n’a rien de naturel pour elle et qu’elle doit s’entraîner pour devenir un « automate ».
- 34 Observations lors de l’atelier « Je crée ma boîte mail », 14 avril 2014.
Alors que nous tentons, avec l’animatrice, de lui montrer les fonctionnalités de base de la boîte mail qu’elle a créée il y a quelques mois, Jeanne manifeste quelques difficultés à utiliser la souris et à manipuler le clavier pour écrire un mail. Elle ajoute alors à notre intention qu’elle rencontre des problèmes avec la souris : « Oh ! là, là ! C’est un entraînement effectivement. Faut que je devienne automate », en riant. […] Alors que l’atelier touche à sa fin, elle conclut : « Aujourd’hui, j’ai appris plein de choses effectivement », et revenant sur ses difficultés de manipulation « c’est pas automatique de cliquer pour moi34 ».
75Cette demande de familiarisation est également présente chez d’autres participants qui utilisaient cet outil dans le cadre de leur profession mais en ont perdu la pratique lors de leur retrait du monde du travail. C’est notamment le cas de Martine, une documentaliste qui utilisait activement et quotidiennement l’ordinateur avant de perdre son emploi il y a six ans et qui espère réveiller ces connaissances – « Il y a des fonctions élémentaires que, dont je ne me souviens plus, vous voyez. Par exemple comment aller à ma boîte mail, je vous ai dit. » – mais aussi en apprendre de nouvelles : « Par exemple l’onglet là, je savais pas, les favoris, je savais pas. L’onglet et les favoris, non » (Martine, 62 ans, en recherche d’emploi). Cet exemple montre combien il est nécessaire d’actualiser des compétences même instrumentales.
Apprendre des savoir-faire
- 35 Périne Brotcorne et Gérard Valenduc, « “Les compétences numériques et les inégalités dans les usage (...)
76Certains usagers, quant à eux, maîtrisent des opérations basiques et cherchent désormais à acquérir des compétences et des savoir-faire pratiques qui pourraient faciliter leur quotidien. Cet aspect intéresse des personnes débutantes, venues pour se familiariser avec l’outil, et constitue pour elles une incitation à s’équiper, un objectif à atteindre. Il s’agit souvent dans ce cas d’améliorer son usage de l’ordinateur par l’acquisition de ce que Gérard Valenduc, Jan Steyaert et Jos De Haan nomment des « compétences informationnelles et stratégiques35 », afin d’exploiter toutes les potentialités offertes par l’outil informatique. Jeanne exprime ce besoin lorsqu’elle me confie : « le clavier, c’est pas un problème. Oui, il faut s’entraîner mais sinon c’est pas un problème, c’est très facile. Ce que je trouve après… ce qui est difficile… comment dire… c’est la masse de choses qu’il faut faire et qui sont nouvelles. Silence » (Jeanne, 75 ans, retraitée). On perçoit la difficulté d’intégrer des nouveaux modes de raisonnement induits par cette technologie (pour réaliser des recherches sur un moteur de recherche par exemple).
- 36 Observations lors de l’atelier « Je prépare mes vacances sur Internet », 28 mai 2014.
- 37 Périne Brotcorne et Gérard Valenduc, « “Les compétences numériques et les inégalités dans les usage (...)
77Les participants ayant acquis une certaine familiarité avec l’ordinateur voient dans le Web un moyen de faciliter leur quotidien, à l’instar de Rachida, qui m’explique : « comme ça, je pourrai plus tard faire toutes mes démarches sur Internet au lieu de faire des papiers ou aller faire la queue […] comme tout le monde, faire son travail sur l’ordinateur au lieu d’aller perdre du temps dehors » (Rachida, 52 ans, sans emploi). De même, M. Tessaoudi, un habitué régulier des ateliers depuis leur création, ne cessait de nous rappeler qu’il voulait acheter des billets de train en ligne, ce qu’il a pu enfin découvrir grâce à l’atelier « Je prépare mes vacances sur Internet36 ». Nos interlocuteurs espèrent également apprendre à chercher des renseignements sur Google – motivation première pour Jeanne, Denise et les autres qui constatent qu’on ne peut désormais plus retrouver ces informations hors de la toile. Pourtant, parvenir à trouver des informations via le Web n’a rien d’évident lorsque l’on débute, comme le rappelait Gérard Valenduc37.
78Les propos de Michelle sont révélateurs de cet intérêt partagé par de nombreux participants pour les savoirs pratiques liés à Internet ; je souligne ici la répétition de cet adjectif : « Vous voyez pas que ça c’est très pratique [en me montrant le récapitulatif de la séance “J’effectue mes démarches administratives en ligne”], que ça va m’apporter quelque chose, énormément ? Pour le mettre en pratique. […] Oui, oui, les ateliers, je les ai pris comme ça, c’est sur le côté pratique, oui, oui » (Michelle, 67 ans, « fausse » retraitée). Michelle insiste au cours de l’entretien sur la nécessité à laquelle ces ateliers répondaient : « Bah, ce sont des choses simples mais dont on a besoin » ; « Et donc c’est pour ça que… mais ça pour moi, cet atelier-là sur service public, ameli, pour assurance maladie, impôts gouv., et cætera, je le trouve mais alors formidable. Parce qu’on en a tous besoin et surtout des gens de notre âge parce qu’on y va pas facilement ». Ce genre de savoir-faire qui s’adossent à des préoccupations concrètes constitue une bonne manière d’initier les participants à l’informatique car ils en voient l’utilité immédiate.
Les ateliers, un lieu d’empowerment
79Si les ateliers de formation à l’informatique et au numérique accueillent des demandes différentes, ils assurent pour bon nombre d’usagers une fonction identique, celle d’être un lieu où il est possible de pratiquer l’usage des écrans, du clavier ou de s’exercer aux logiciels. C’est nouveau car, on l’a vu, la plupart d’entre eux ne s’étaient pas confrontés aux objets ou s’en étaient tenus éloignés. Pour cette raison, les ateliers Internet sont des lieux de médiation, une médiation qui prend une forme particulière.
Remédiation
- 38 En pédagogie, la remédiation est un dispositif plus ou moins formel qui consiste à fournir à l’appr (...)
80Il y est en effet possible, lorsqu’on a eu un premier rapport difficile avec l’informatique, de vivre une nouvelle situation d’utilisation, dans un contexte différent. Si l’usager consent à se mettre en position d’apprenant, ce qui a été vécu sur le mode de l’échec peut se rejouer différemment. En empruntant ce concept à la pédagogie, on qualifiera ce processus de remédiation38. Le premier enjeu pour ces personnes est de se familiariser, c’est-à-dire d’approcher un outil qui était présent dans l’environnement social, mais dans une sorte d’horizon lointain. Denise évoque ainsi les premières formations qu’elle a suivies dans sa bibliothèque municipale : « On nous a expliqué ce que voulait dire… moteur de recherche, toutes ces choses-là. Bon, on a fait quand même connaissance avec les ordinateurs déjà. Mais après pour vraiment s’en servir, je l’ai fait, oui, mais enfin… J’en suis sortie pas convaincue du tout. Alors maintenant je me rends compte qu’il faudrait peut-être m’en occuper un peu plus parce que… étant donné que je n’obtiens plus rien, voilà. C’est surtout ça » (Denise, 78 ans, retraitée). Cette première formation n’a pas été suffisante. Notre interlocutrice n’en est pas à sa première tentative lorsqu’elle vient aux ateliers numériques, mais le fait d’y participer va tout de même créer du nouveau. Les ateliers sont un lieu où elle pourra adopter une posture de découverte : « Bah, on ne peut pas être contre quelque chose sans savoir à quoi ça sert. A priori, on n’est pas contre quelque chose. On est contre quelque chose, on a un avis que quand on connaît l’objet. » Ce déplacement subjectif d’une posture passive à une posture active peut permettre à Denise de surmonter un premier échec. On retrouve une logique proche dans les propos d’une participante qui dit avoir longtemps considéré l’ordinateur comme « son ennemi », terme révélateur des relations compliquées qui peuvent être entretenues avec de telles technologies :
- 39 Observations lors de l’atelier « Je découvre et manipule l’ordinateur », 14 avril 2014.
Au moment du tour de table, une femme explique qu’elle entend réaffirmer des connaissances anciennes qu’elle a « laissé tomber ». Elle ne possède pas d’ordinateur et ajoute « justement c’est pour faire la paix avec mon ennemi principal [c’est-à-dire l’ordinateur39] ».
81Autre élément important, les participants se sentent accueillis. Deux enquêtées insistent ainsi sur la qualité pédagogique des animateurs : « Ah, c’est bien j’étais contente. On a eu deux charmantes dames, franchement elles étaient très gentilles, franchement, Florence et Solange, franchement, elles expliquent très bien. […] Ah oui, elles expliquent très bien. Franchement, ça, c’est une belle découverte pour moi. C’est bien » (Rachida, 52 ans, sans emploi) ; « Bah, les animateurs, ils sont… vraiment ils font tout ce qu’ils peuvent pour nous aider, ce que je trouve déjà très bien » (Claudine, 66 ans, retraitée).
82Par ailleurs, les usagers des ateliers peuvent également se rendre compte qu’ils ne sont pas seuls dans cette situation :
« Je l’ai ressenti… ça m’a… ça m’a rassuré parce que c’est assez simple. Ce qui me rassure c’est qu’il y a d’autres personnes autour de moi aussi qui sont… qui nagent un peu, qui savent pas trop, donc c’est rassurant aussi de voir qu’on n’est pas les seuls… Ouais, voilà, c’est ça. Je suis rassuré en fait un peu. Pour être rassuré » (Yves, 52 ans, magasinier en intérim).
83« Ah oui, c’est normal, c’est rassurant. On ne va pas se dire : On est avec les gens qui sont forts, on est faible. Il y a des gens qui sont moins, il y en a qui sont un petit peu plus… Il y en a quand même. C’est rassurant. Nan mais c’est bien, nan, c’est bien. Comme ça on apprend tous ensemble et puis voilà, celui qui connaît un petit peu plus, il montre à l’autre et c’est bien ça. » (Rachida, 52 ans, sans emploi). L’activité en groupe fournit un cadre au travail et soutient la démarche individuelle : « C’est qu’effectivement quand on est tout seul chez soi, euh… Alors que dans un groupe comme ça, vous allez parler de YouTube alors que c’est un truc que tout le monde peut faire et ben tout de suite vous allez acquérir des… des réflexes. Par exemple… un formateur va vous dire : “allez sur menu, démarrez et cherchez ce logiciel-là” »(François, 35 ans, en recherche d’emploi).
- 40 Pascal Plantard, « Archéologie et usages des TIC », Pour en finir avec la fracture numérique, Renne (...)
- 41 Ibid., pp. 21-22.
84Comme l’explique Pascal Plantard40, il importe que les personnes éloignées des technologies numériques soient accompagnées au cours de leur formation, de leur familiarisation avec ces outils, par des personnes « bienveillantes » qui amorcent une restauration de l’estime de soi : « Si l’imaginaire technologique déclenche, chez ces personnes en détresse, le désir d’effectuer des démarches vers les technologies, la situation d’incompréhension face à l’ordinateur amorce le désir de savoir. Par la médiation d’usages, on arrive à dépasser le “je ne sais pas faire” sur l’ordinateur par un “je vais apprendre à faire41”. »
85Cette importance de l’accompagnement est observable en atelier. L’enquêtrice constate que certains participants, les moins à l’aise avec l’ordinateur, n’osent pas cliquer par eux-mêmes alors que les animateurs et animatrices les y invitent, ni commencer à manipuler sans avoir eu auparavant l’aval des formateurs. On retrouve ici le thème de la peur. L’approche nouvelle dans les ateliers peut permettre de contourner l’inhibition qui lui est corrélée.
- 42 Observations lors de l’atelier « J’effectue mes démarches administratives en ligne », 07 avril 2014
M. D. a tapé les mots dans le moteur de recherche mais attend que l’animatrice s’approche de lui et lui dise qu’il est sur la bonne voie pour valider. Il semble avoir besoin d’être rassuré. Il attend également qu’on vienne ensuite lui dire de cliquer sur le lien affiché en résultat42.
86En cours d’entretien, Rachida, quant à elle, demande à l’enquêtrice de l’accompagner à l’atelier jeux vidéo ; cela l’intéresserait mais elle n’ose pas y aller seule. Elle ajoute par ailleurs, à propos des ateliers numériques : « C’est bien qu’on nous donne la main nous aussi, qu’on apprend » (Rachida, 52 ans, sans emploi).
- 43 Agnès Vigué-Camus, « L’autoformation, un lieu de recours », Bibliothèques et autoformation. La form (...)
- 44 Mickaël Le Mentec, « Les espaces publics numériques. D’une perspective d’accessibilité à une logiqu (...)
87Plus que l’apprentissage de compétences techniques, les ateliers numériques permettent de se familiariser avec un outil jugé étranger, compliqué, outil que les participants s’estiment, dans l’ensemble, illégitimes à manipuler et dont ils se sentent éloignés. Ces ateliers constituent un lieu de recours pour des individus qui n’ont pas d’autre alternative, n’osent pas demander à leurs proches par crainte d’être jugés43. Dans un article consacré aux espaces publics numériques, Mickaël Le Mentec les définit ainsi comme des lieux de socialisation ; leur fréquentation participerait selon cet auteur à une démarche d’empowerment « qui consiste pour les participants à décider de leur destin en se prenant en charge personnellement pour atteindre l’objectif qu’ils se sont fixé, avec l’appui des moyens qu’ils sont en capacité de mobiliser et d’utiliser44 ». Les ateliers agissent également comme lieu où peut se renouer le lien social. Les participants apprennent ou réapprennent des codes propres à l’apprentissage et à l’informatique ou tout simplement à la vie en société lorsqu’ils en sont isolés.
Comme à l’école
88Les animateurs des ateliers informatiques attachent beaucoup d’importance à définir leur activité comme relevant de la médiation et non du domaine éducatif, susceptible de rappeler un cursus scolaire. Or, on constate que certains usagers des ateliers Internet indiquent, par le champ lexical auquel ils se réfèrent, que l’atelier est perçu sur le modèle de l’école :
- 45 Verbatim, extrait de messages reçus sur la boîte mail des formateurs, janvier 2014 ; verbatim ; 16 (...)
- 46 Verbatim, boîte mail, 07 mai 2014.
- 47 Ibid., 10 septembre 2014.
89« Merci beaucoup pour votre cours, j’en avais besoin45. » Ou encore : « Bonjour mes professeurs, merci beaucoup pour cet apprentissage qui m’a fait un grand plaisir46 », « Bonjour chères formatrices, merci pour votre patience47 ».
90Les grands débutants sont très éloignés d’une culture informatique de base. Cela se traduit par exemple par le fait que certains confondent la diapositive PowerPoint projetée au mur lors des ateliers et l’écran de leur ordinateur (ils s’étonnent de ne pas la voir apparaître sur leur propre écran) ou encore par les questions posées lors des ateliers.
- 48 Observations lors de l’atelier informatique, 23 janvier 2013.
- 49 Alexandra Saemmer, « Penser la (dé)cohérence : le rôle de l’hypertexte dans la formation à la cultu (...)
91Dans cette perspective, il s’agit non seulement d’apprendre à manipuler les différents outils informatiques, mais aussi de maîtriser le langage qui leur est associé. Ainsi, par exemple, lors d’un atelier consacré à la recherche sur Internet, Maurice dit être venu pour « apprendre à faire marcher les ordinateurs portables » qui, pense-t-il, ne fonctionnent pas comme les autres ordinateurs. L’observatrice est un peu perplexe jusqu’au moment où Maurice extrait de sa poche son téléphone portable dont il ne sait pas lire les SMS. Hervé semble être dans le même cas. Il dit posséder quatre portables qu’il a trouvés dans la rue et dont il ne sait pas se servir48. Ainsi, le mot « portable », qui est équivoque, égare ces deux usagers. Ils ne perçoivent pas qu’ils se trompent d’objet, confondant téléphone et ordinateur. Lorsque Félicien déclare être « analphabète en informatique ». Il précise bien par là qu’il ne dispose pas des rudiments nécessaires dans ce domaine qui lui permettraient d’être inséré dans un « socle de pratiques communes49 ».
- 50 Observations lors de l’atelier informatique, le 23 janvier 2013.
- 51 Messages reçus sur la boîte mail des formateurs.
92Or, précisément, il va leur être possible de reprendre les choses à la base. Certains participants indiquent combien il est important pour eux de se sentir autorisés à montrer qu’ils ne savent rien. Ainsi Marie-Claude qui dit « être partie de zéro » apprécie le fait de pouvoir s’instruire à l’atelier « comme à l’école ». Il s’agit pour elle de se former à l’usage de l’ordinateur tout comme « on a appris l’alphabet ou les gammes. Là, c’est pareil50 ». Elle souhaite reprendre les choses depuis le début en commençant par le B.A.BA, afin d’acquérir les bases nécessaires, puis passer à des choses plus complexes. Un jeu s’instaure au cours duquel les usagers projettent sur l’animateur l’image d’une institutrice, comme l’indiquent ces messages adressés aux animateurs des ateliers : « Bonjour chère maîtresse, comment allez-vous ? », « Merci pour ce cours, ai-je bien réussi, suite à la leçon du jour ? », « Chères mesdames, je suis désolée, je n’y arrive pas… », « Contente d’être arrivée au bout de l’exercice et à bientôt51 ».
- 52 Observations lors de l’atelier « Je crée ma boîte mail », 14 avril 2014.
93Ces petits textes, touchants dans leurs modes d’expression, évoquent des formulations enfantines : sensibilité, inquiétude de ne pas savoir faire, mais aussi gratitude à l’égard du maître ou de la maîtresse. Car l’atelier est ce lieu où il est possible de se montrer tel qu’on est, ne sachant rien ou très peu de chose. Il n’y a donc plus à faire semblant, ce qui a un effet soulageant. Les stratégies de dissimulation du stigmate peuvent être abandonnées. Et c’est l’animateur qui rend cela possible : « Je souffre d’être un peu paumé en informatique. Merci pour votre écoute » (Marc, 45 ans, demandeur d’emploi). D’où la gratitude : « Là j’ai beaucoup appris, je suis contente ! Merci52. »
94Les observations effectuées dans les ateliers montrent qu’il est parfois difficile pour les usagers de faire preuve de la patience requise par les exercices. Mais elles indiquent également l’importance de cette expérience nouvelle, la démarche d’apprentissage. Car le fait de s’y inscrire relève d’une décision personnelle et engage, par là même, une modification possible du rapport à soi. Il est possible de produire une image réparatrice de soi-même en train d’apprendre qui pourra se substituer à l’image dévalorisée construite au cours des expériences précédentes.
- 53 Observations lors de l’atelier « J’effectue mes démarches administratives en ligne », 19 mai 2014.
Comme l’animatrice lui demande la raison de sa venue, l’homme en fauteuil roulant répond « Je suis heureux. Je suis content d’être ici avec tout le monde », en ajoutant qu’il ne cherche rien, n’attend rien de particulier de cet atelier mais que, pour lui, « c’est très important de connaître ça ». Il explique avoir montré à sa femme et à ses enfants ce qu’il avait appris dans le cadre du dernier atelier et combien ces derniers avaient été étonnés53.
95L’animateur est un médiateur dans le sens où il occupe une place située entre l’usager et le dispositif technique. Il peut avoir un rôle actif en incitant l’usager à s’approcher des écrans, mais sa fonction peut aussi être passive. Il est celui sur lequel l’usager projette une fonction : maître, maîtresse, chère formatrice, gentilles, charmantes dames, formateur… Peu importe car l’image qui est construite est celle qui conviendra à l’usager au moment où il réalise cette projection. Elle dépend de son histoire à lui, du contexte qui lui a rendu l’apprentissage difficile. C’est cette projection imaginaire qui rendra possible un processus de remédiation débouchant éventuellement sur un apprentissage. Il est important que cette fonction de remédiation soit occupée par un interlocuteur en chair et en os et non par un livre ou un tutoriel, comme nous le dit Ahmed : il ne fréquente pas l’Espace Autoformation car « il ne sait pas » ; il préfère les ateliers, « on peut discuter avec le prof, c’est comme un cours ».
Inquiétudes et médiation
- 54 Serge Paugam et Camila Giorgetti, Des pauvres à la bibliothèque, op. cit, p. 16.
- 55 Ibid.
- 56 Ibid., p. 17.
- 57 Fabien Granjon, « “Inégalités numériques et reconnaissance sociale” Des usages populaires de l’info (...)
96Ainsi que le souligne Serge Paugam, « les deux sources fondamentales de chaque type de lien social sont la protection et la reconnaissance54 ». La protection recouvre « l’ensemble des supports que l’individu peut mobiliser face aux aléas de la vie (ressources familiales, communautaires, professionnelles, sociales55…) ». L’espace de la bibliothèque offre une protection, dans la mesure où c’est un endroit accessible, dispensant gratuitement des ressources coûteuses. La reconnaissance est définie par Paugam comme « renvoyant à l’interaction sociale qui stimule l’individu en lui fournissant la preuve de son existence et de sa valorisation par le regard de l’autre ou des autres56 ». Dans les ateliers, les usagers peuvent bénéficier de ce regard – le regard de ceux qui le côtoient dans l’atelier mais aussi de l’animateur – et échapper au stigmate ressenti, faute de savoir utiliser les outils numériques. C’est pourquoi, comme le souligne Fabien Granjon : « la pratique de l’informatique connectée ne saurait se concevoir comme la simple manipulation d’un artéfact technique. Elle est aussi une médiation dont le “passage par” conduit à effectuer une variété d’expériences socioculturelles et morales pouvant notamment déboucher sur une réassurance de soi ou, au contraire, une mésestime sociale57 ».
97La médiation numérique en bibliothèque, parmi la variété des expériences qu’elle rend possibles, donne aussi l’occasion de manifester une certaine méfiance à l’égard de ces outils. L’un des sujets d’échange important, lors des ateliers et de la permanence « Déclic », concerne les inquiétudes qui circulent à propos d’Internet. La sécurité est un thème souvent abordé par les participants et récurrent dans cet entretien réalisé avec Dominique (60 ans, retraitée), déjà citée : « Ah ouais, moi je trouve que quelque chose qui soit associé complètement à la sécurité, moi je trouve que… ouais, c’est, c’est important. » J’avais déjà observé cette inquiétude chez elle au moment de l’atelier :
- 58 Observations lors de l’atelier « Je crée ma boîte mail, 7 mai 2014.
Dominique précise tout d’abord qu’elle est « de la génération crayons et papier » ; elle explique qu’elle voudrait apprendre à utiliser une boîte mail avant de la créer ou à la rigueur en créer une fausse puis la supprimer. Elle s’inquiète de la sécurité de ces adresses en ajoutant : « je lis des livres, c’est effrayant ». Tout au long de l’atelier, elle pose de nombreuses questions : elle demande si la messagerie instantanée et la messagerie électronique sont similaires, si la messagerie Google comprend également les services Google (dont elle ne veut pas), parle de cookies et de navigation « in private58 ».
98Ce public se montre d’autant plus méfiant vis-à-vis des technologies du numérique qu’il les connaît peu et qu’il en entend essentiellement parler par le truchement des médias ou de son entourage, de manière pas toujours rassurante. Certes ces inquiétudes sont tout à fait légitimes mais ces personnes ont tendance à se focaliser dessus et à ne pas passer outre.
- 59 Ibid., 17 mars 2014.
La sécurité des messages et des informations personnelles (« peuvent-ils être lus par d’autres personnes ? ») ainsi que la question de leur stockage ou transfert (au moment de changer de boîte mail, « est-il possible de stocker ses messages sur une clé USB ? » demande une femme âgée au premier rang) semblent beaucoup intéresser les participants59.
- 60 Lorenzo Weiss, Brèves rencontres d’un troisième lieu, rapport Bpi, p. 5.
99Cette inquiétude peut revêtir une forme plus radicale. C’est le cas par exemple d’un éducateur qui, comme le souligne l’animateur, se représente Internet « comme une entité mystérieuse, vaguement menaçante60 ».
- 61 Ibid., p. 3.
100Comme toute représentation sociale, ces images teintées d’appréhension, plus ou moins intense, procèdent par recomposition d’un certain nombre d’éléments, jusqu’à construire parfois une théorie naïve. Il y a tout d’abord la possibilité qu’offre le Web de publier des informations personnelles. C’est ce que l’animateur observe à propos d’une femme, habituée de l’Autoformation, qui semble très inquiète : « Elle pensait qu’à travers Google, on cherchait à lui nuire, car quand elle inscrivait son nom dans la barre de recherche, le moteur renvoyait vers un site où des informations malheureusement exactes évoquaient son passé de jeune fille persécutée par les nazis. Ce site est l’œuvre d’historiens qui se proposent de recenser les victimes des persécutions en France durant la Seconde Guerre mondiale. Le problème est que les auteurs mettent en ligne des informations sans demander aux personnes concernées si elles souhaitent y figurer. Et le résultat est dans son cas contraire à celui qui devait être recherché. Au lieu de voir sa souffrance reconnue, cette dame vivait cette mention comme une suite de la traque dont elle fut l’objet61. »
101La diffusion des TIC draine avec elle tout un imaginaire, qui s’ancre dans l’expérience de chacun. Les témoignages des formateurs et les entretiens convergent parfois vers l’idée d’un regard balayant l’intime – certains usagers ayant par exemple exprimé la peur d’être soumis à un espionnage à distance. Une image qui n’est pas dénuée de fondement, si l’on pense aux possibilités d’enregistrement des données personnelles sur la toile. Ce type de représentation contribue à nourrir un sentiment d’insécurité et conduit les personnes les plus fragiles à éprouver de manière aiguë leur inadaptation à ces outils. La bibliothèque, en mettant à la disposition des formations, ne participe pas seulement de la transmission de connaissances, indispensables pour que ces outils puissent être maîtrisés, elle fournit un lieu qui permet que ces inquiétudes soient exprimées, reçues et puissent éventuellement se transformer.
De nombreuses personnes utilisent l’ordinateur et les nouvelles technologies avec un mélange de curiosité, une envie de faire comme tout le monde et une extrême méfiance, voire une paranoïa sécuritaire. Ces personnes-là sont très souvent distraites en atelier. Elles suivent une logique propre et ce faisant passent souvent à côté des consignes de sécurité ; comme savoir se déconnecter, mémoriser ses identifiants et mots de passe, ne pas choisir des données de connexion trop simples. Il peut leur arriver de multiplier les créations de boîtes mail, les connexions à tâtons et les navigations craintives. La formule d’ateliers numériques en groupe comporte de nombreux avantages pour ces publics, en proposant un lieu de médiation équipé et sécurisé, animé par des formateurs qui les accueillent avec bienveillance (témoignage recueilli auprès d’une formatrice).
- 62 Joëlle Le Marec constate que « les publics ne critiquent pas les musées et bibliothèques dans lesqu (...)
- 63 Le Baromètre de l’agence Occurrence indique que les cotes de confiance pour la communication des mi (...)
102Ce processus a d’autant plus de chance d’opérer que, comme le montre Joëlle Le Marec, la bibliothèque est perçue comme une institution digne de confiance dans le paysage social62. On observera d’ailleurs que le baromètre de l’agence Occurrence recueille des cotes de confiance très élevées pour les établissements culturels (musées, théâtres, etc.) et scientifiques (Centre national de la recherche scientifique [CNRS], Institut national de la santé et de la recherche médicale [Inserm], etc.), alors que d’autres institutions ne bénéficient pas de ce crédit63.
103Notre enquête montre que l’offre de médiation numérique permet non seulement de faire des apprentissages mais de parler, d’échanger entre usagers et avec des professionnels. Cette conversation se fait dans un lieu différent du cercle de proches dans lesquels nos interlocuteurs disent souvent ne pas être entendus, ou de l’univers professionnel où ils sont évalués, ou encore de l’univers marchand (une boutique où l’on essaiera peut-être de leur vendre quelque chose). Les usagers projettent sur la bibliothèque des images positives, construisant la représentation d’un lieu où ils pourront rencontrer des experts, non seulement dans le but de se former mais aussi d’évoquer leur propre expérience : leurs intérêts, leurs souhaits, les difficultés, les inquiétudes rencontrées. Dans les permanences, les ateliers peuvent s’exprimer sous une forme orale des représentations en décalage avec les discours positivistes sur la technologie numérique, dominants dans le monde social. Les réserves peuvent se dire parce que la parole s’y échange relativement librement. Lieux de confiance, liées au savoir et à sa transmission, les bibliothèques sont aussi des espaces collectifs où les représentations qui circulent autour d’Internet sont réélaborées à plusieurs et en liaison avec des discours communs et partagés.
104S’il semble légitime de se demander, comme le font certains professionnels, si la médiation numérique fait bien partie des missions des bibliothèques, il faut rappeler que les usagers ont déjà répondu à la question. Ils comptent sur les bibliothèques pour leur permettre d’affronter un changement technologique majeur, dont les effets se font sentir dans tous les secteurs de la vie sociale.
Notes
1 Sur la moitié de la population (53 %) qui effectue des démarches administratives par Internet, ce sont essentiellement des cadres (88 %) qui profitent de cette possibilité. Les achats sur Internet concernent trois quarts des ménages aisés et seulement 45 % des plus modestes. Enfin, si la moitié utilise les réseaux sociaux pour échanger avec des « amis » ou étendre son réseau professionnel, une autre moitié de la population reste à l’écart de ces canaux de communication. Seuls 26 % des 60-69 ans et 24 % des non-diplômés s’y sont connectés au cours des douze derniers mois. L’Observatoire des inégalités sociales, <www.inegalites.fr/>.
2 Cette enquête fut menée à la Bpi entre 2012 et 2014, voir infra.
3 Ces deux chercheurs reprennent les travaux de deux chercheurs hollandais, Jan Steyaert et Jos De Haan. Périne Brotcorne et Gérard Valenduc, « “Les compétences numériques et les inégalités dans les usages d’Internet” Comment réduire ces inégalités ? », Les Cahiers du numérique, 2009/1, vol. 5, pp. 45-68.
4 Ibid., pp. 53-54.
5 Cet informaticien, Lorenzo Weiss, a rendu compte de cette expérience, novatrice, dans un texte Brèves rencontres d’un troisième lieu qui fut présenté lors au colloque « Bibliothèque dans la cité » en décembre 2012.
6 La première étude eut lieu d’octobre 2012 à mars 2013, tandis que se mettait en place le premier dispositif. La deuxième de mars à juillet 2014, lors de la mise en place du programme DLit 2.0.
7 Gérard Valenduc, « La fracture numérique passe-t-elle par le travail ? », in Fabien Granjon, Benoît Lelong et Jean-Luc Metzger, Inégalités numériques : clivages sociaux et modes d’appropriation des TIC, Paris, Lavoisier, Hermès Science Publications, 2009.
8 Les professionnels avec les TIC ; les métiers dont l’usage des technologies est aujourd’hui une composante indissociable ; les métiers dont les TIC sont des supports efficaces mais optionnels ; les métiers dont l’organisation est profondément transformée par les TIC mais dont les tâches sont pauvres en TIC ; les métiers à l’écart des TIC.
9 Gérard Valenduc, « La fracture numérique passe-t-elle par le travail ? », in Fabien Granjon, Benoît Lelong et Jean-Luc Metzger, Inégalités numériques, op. cit., p. 154.
10 Ibid., p. 157.
11 Ces auteurs définissent l’autonomie au travail comme un « ensemble complexe de capacités dont dispose, à un moment donné, un salarié, lui permettant de prendre des initiatives dans le cadre de ses activités, de contourner les règles et surtout de donner du sens à son travail, dans une perspective de construction identitaire ». Pascal Lallement et Jean-Luc Metzger, « Renouvellement technologique et inégalités numériques au travail », in Fabien Granjon, Benoît Lelong. et Jean-Luc Metzger, Inégalités numériques, op. cit.
12 Pascal Lallement et Jean-Luc Metzger, ibid., p. 185.
13 Ibid.
14 Ibid.
15 Voir Claudine Attias-Donfut, « Rapports de générations. Transferts intrafamiliaux et dynamique macrosociale », Revue française de sociologie, 2000, 41-4, pp. 643-684.
16 Pascal Plantard, « De la fracture numérique à la mutation des Espaces publics numériques », Éducation à la technologie et au numérique, rencontres numériques, Gaîté Lyrique, Paris, 14 juin 2013.
17 Serge Paugam, La disqualification sociale : essai sur la nouvelle pauvreté, Paris, PUF, 8e éd., 2009 (coll. « Quadrige »).
18 Observations lors de l’atelier Internet, 14 janvier 2013.
19 Erving Goffman, Stigmate. Les usages sociaux du handicap, Paris, Les Éditions de Minuit, 1975.
20 Ibid., p. 12.
21 Observations lors de l’atelier Internet, 14 janvier 2013.
22 Didier Le Gall et Charlotte Le Van remarquent que la présence des enfants est déterminante pour l’équipement en milieu populaire dans leur chapitre sur l’équipement et les classes sociales. Didier Le Gall et Charlotte Le Van, « S’équiper à domicile. Micro-informatique domestique et clivages sociaux », in Fabien Granjon, Benoît Lelong et Jean-Luc Metzger, Inégalités numériques, op. cit.
23 Jean Davallon et Joëlle Le Marec, « L’usage en son contexte. Sur les usages des interactifs et des cédéroms des musées », Réseaux, 2000, vol. 18, n° 101, « Questionner la société de l’information », pp. 173-195.
24 Fabien Granjon, « “Inégalités numériques et reconnaissance sociale” Des usages populaires de l’informatique connectée », Les Cahiers du numérique, 2009/1, vol. 5, pp. 19-44.
25 Ibid., p. 25.
26 Ibid., p. 32.
27 Fabien Granjon, « Le “non-usage” de l’Internet : reconnaissance, mépris et idéologie », Questions de communication [https://questionsdecommunication.revues.org/410], 18 | 2010 , p. 50.
28 Clara, portrait n° 7, voir supra.
29 Observations lors de l’atelier informatique, 16 janvier 2013.
30 Voir Agnès Vigué-Camus, « Les médiations numériques à la Bpi : lieux de recours et aide aux projets », Bibliothèque publique d’information, service Études et recherche, septembre 2013.
31 Observations lors de l’atelier « Je navigue sur Internet » 27 mars 2014.
32 Écouter à ce propos Dominique Cardon dans l’émission de France Culture sur les fractures numériques diffusée le 25 mai 2014. [En ligne] < http://www.franceculture.fr/emission-l-esprit-public-dominique-cardon- %E2 %80 %93-quelles-fractures-numeriques-2014-05-25 >.
33 Observations lors de l’atelier « Je navigue sur Internet », 12 juin 2014.
34 Observations lors de l’atelier « Je crée ma boîte mail », 14 avril 2014.
35 Périne Brotcorne et Gérard Valenduc, « “Les compétences numériques et les inégalités dans les usages d’Internet” Comment réduire ces inégalités ? », Les Cahiers du numérique, op. cit.
36 Observations lors de l’atelier « Je prépare mes vacances sur Internet », 28 mai 2014.
37 Périne Brotcorne et Gérard Valenduc, « “Les compétences numériques et les inégalités dans les usages d’Internet” Comment réduire ces inégalités ? », Les Cahiers du numérique, op. cit.
38 En pédagogie, la remédiation est un dispositif plus ou moins formel qui consiste à fournir à l’apprenant de nouvelles activités d’apprentissage pour lui permettre de combler les lacunes diagnostiquées lors d’une évaluation formative. « On a recours pour cela à différentes propositions pédagogiques, qui, pour être efficaces, doivent être sensiblement différentes des méthodes utilisées lors de la phase d’enseignement : aides audiovisuelles, informatiques, petits groupes de travail, enseignement individualisé, enseignement mutuel, nouveaux cahiers d’exercices, nouveaux documents à étudier, situations différenciées… » D’où le lien étroit entre remédiation et pédagogie différenciée (Françoise Raynal et Alain Rieunier, Pédagogie : dictionnaire des concepts clés, ESF, 1998).
39 Observations lors de l’atelier « Je découvre et manipule l’ordinateur », 14 avril 2014.
40 Pascal Plantard, « Archéologie et usages des TIC », Pour en finir avec la fracture numérique, Rennes, Éditions FYP, 2011.
41 Ibid., pp. 21-22.
42 Observations lors de l’atelier « J’effectue mes démarches administratives en ligne », 07 avril 2014.
43 Agnès Vigué-Camus, « L’autoformation, un lieu de recours », Bibliothèques et autoformation. La formation tout au long de la vie : quels rôles pour les bibliothèques à l’heure du multimédia ?, Paris, Bpi, 2006, p. 138-255.
44 Mickaël Le Mentec, « Les espaces publics numériques. D’une perspective d’accessibilité à une logique d’appropriation » in Pascal Plantard, « Archéologie et usages des TIC », Pour en finir avec la fracture numérique, op. cit., p. 89.
45 Verbatim, extrait de messages reçus sur la boîte mail des formateurs, janvier 2014 ; verbatim ; 16 avril 2016.
46 Verbatim, boîte mail, 07 mai 2014.
47 Ibid., 10 septembre 2014.
48 Observations lors de l’atelier informatique, 23 janvier 2013.
49 Alexandra Saemmer, « Penser la (dé)cohérence : le rôle de l’hypertexte dans la formation à la culture informationnelle », Bulletin des Bibliothèques de France, 2011, n° 5. [En ligne : http://bbf.enssib.fr/consulter/bbf-2011-05-0040-007/].
50 Observations lors de l’atelier informatique, le 23 janvier 2013.
51 Messages reçus sur la boîte mail des formateurs.
52 Observations lors de l’atelier « Je crée ma boîte mail », 14 avril 2014.
53 Observations lors de l’atelier « J’effectue mes démarches administratives en ligne », 19 mai 2014.
54 Serge Paugam et Camila Giorgetti, Des pauvres à la bibliothèque, op. cit, p. 16.
55 Ibid.
56 Ibid., p. 17.
57 Fabien Granjon, « “Inégalités numériques et reconnaissance sociale” Des usages populaires de l’informatique connectée », Les Cahiers du numérique, op. cit., p. 30.
58 Observations lors de l’atelier « Je crée ma boîte mail, 7 mai 2014.
59 Ibid., 17 mars 2014.
60 Lorenzo Weiss, Brèves rencontres d’un troisième lieu, rapport Bpi, p. 5.
61 Ibid., p. 3.
62 Joëlle Le Marec constate que « les publics ne critiquent pas les musées et bibliothèques dans lesquels ils se rendent ou dont ils connaissent l’existence sans forcément les fréquenter » ; loin d’être indifférents, ces publics considèrent qu’il s’agit, « en dépit de tous ses défauts, [d’]une institution qu’il vaut mieux préserver plutôt que [de la] mettre en danger », Joëlle Le Marec, « Partage et transmissions ordinaires dans les institutions du savoir », Tracés. Revue des sciences humaines, hors-série 2012. À quoi servent les sciences humaines ?, pp. 107-121. [En ligne] < http://traces.revues.org/5523 >.
63 Le Baromètre de l’agence Occurrence indique que les cotes de confiance pour la communication des ministères ou pour l’Union européenne ne sont que de 34 %.
Table des illustrations
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Titre | Les participants possédant un ordinateur |
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Titre | Les participants possédant une connexion personnelle |
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Titre | Occupation des participants (sur 438 inscrits, seuls 419 ont répondu) |
URL | http://books.openedition.org/bibpompidou/docannexe/image/2008/img-3.png |
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