1Pour les exégètes les plus enthousiastes, les technologies numériques seraient génératrices d’une révolution des goûts littéraires, des manières de lire et des usages des textes. En d’autres termes, la nouveauté de l’outillage ouvrirait un champ d’expériences culturelles irréductibles aux pratiques antérieures. L’enquête qualitative conduite ici auprès de grands lecteurs de romans montre au contraire la permanence des pratiques de lecture en ce qui concerne les personnes enquêtées : si transformation il y a, elle se cantonne essentiellement aux potentialités techniques et pratiques offertes par les nouvelles technologies.

Une distribution sociale des pratiques inchangée

2Que la lecture se fasse sur papier ou sur support numérique, la distribution sociale des pratiques de lecture reste globalement la même. Chez les lecteurs numériques interrogés dans le cadre de l’enquête, on relève, en effet, que les femmes lisent plus fréquemment que les hommes et qu’elles lisent surtout plus de romans, que la lecture intensive est plus fréquente chez les jeunes lecteurs (étudiants) et chez les lecteurs âgés (retraités), qu’elle est moins fréquente dans la tranche d’âge 30-50 ans (celle de la vie active et familiale), et que la lecture « lettrée » légitime est plus souvent mise en avant par les enquêtés des milieux sociaux aisés et fortement dotés en capital culturel que chez les lecteurs issus des milieux populaires, plus enclins à définir leurs lectures par des genres littéraires (polars, science-fiction, biographies, etc.).

3De même, le support papier ou numérique de la lecture ne semble pas avoir d’effets sur les « raisons de lire » et, vraisemblablement, sur la distribution sociale de ces « raisons ». Interrogés à ce propos, les lecteurs numériques les classent selon les catégories identifiées à l’occasion d’autres travaux¹ : le désir d’« évasion » (la lecture de divertissement), l’envie d’apprendre (la lecture didactique), la quête de réponses à des problèmes « existentiels » (la lecture de salut) et, dans une moindre mesure, l’intérêt pour le « style » (la lecture esthète).

Univers numérique et lecture intensive

4Dans les textes littéraires, les lecteurs recherchent le plus souvent « divertissement » et « évasion » – telles sont, du moins, les raisons qu’ils mettent en avant pour expliquer leurs pratiques de lecture. Les dimensions récréative et émancipatrice de la lecture apparaissent centrales : elles définissent la lecture d’évasion, c’est-à-dire une lecture qui offre l’occasion de s’extraire des contraintes de la vie quotidienne et du prosaïsme des tâches ordinaires qui rythment la vie sociale. Cette lecture de divertissement est une lecture intensive, « solitaire et silencieuse », qui implique le retrait de la sociabilité ordinaire, déliaison nécessaire à la déconnexion mentale du « monde du lecteur » et à l’immersion dans le « monde du texte² ». Être au calme, avoir du temps, ne pas être perturbé par des sollicitations extérieures, etc., sont des conditions nécessaires à ce type de lecture. La lecture d’évasion varie donc en fréquence et en intensité selon les moments plus ou moins favorables (déplacement en transport en commun, vacances) et selon les étapes des trajectoires biographiques (départ des enfants du foyer, retraite).

5Or l’univers numérique remet tendanciellement en cause la concentration favorable à la lecture intensive : l’utilisateur est, en effet, fréquemment sollicité et interrompu par les différents médias de son terminal numérique (courriels, alertes des médias et réseaux sociaux, Web, etc.). Dans le mouvement actuel de concentration des médias et des fonctions au sein des mêmes outils numériques (smartphone, tablette, etc.), la liseuse numérique fait figure d’exception : elle est dédiée à la lecture de textes longs. Ses autres fonctions éventuelles (navigateur Internet, par exemple) restent secondaires, et sont d’ailleurs rarement mentionnées par les enquêtés. Par son caractère monotâche, la liseuse se substitue non seulement au livre mais aussi aux autres appareils numériques : ses fonctionnalités limitées favorisent cette coupure nécessaire à la lecture intensive. C’est ce qu’explique par exemple Alban, jeune étudiant américain :

« Moi, j’aime bien la liseuse parce que j’aime bien déconnecter d’Internet et de tout ça. C’est pour ça que mes romans, je les lis principalement sur liseuse. Après, si je veux sortir de ma lecture, je sais que je ne serai pas tenté par Internet. » (Alban, 22 ans, étudiant, équipé d’une liseuse)

L’attrait des liseuses

6Ce sont les qualités pratiques des liseuses numériques qui sont vantées par les grands lecteurs quand ils les comparent aux livres format papier. Les liseuses s’inscrivent d’abord dans une logique de satisfaction immédiate qui donne à ces lecteurs une impression de pouvoir assouvir leur passion de la lecture : l’acquisition de livres, via les sites d’e-commerce, est, en effet, quasiment instantanée, sans déplacement et sans attente.

« C’est pratique parce qu’on peut acheter le livre dans la minute qui suit l’idée de l’acheter, et on l’a chez soi. » (Jacqueline, 65 ans, médecin retraitée, équipée d’une liseuse)

« Je me suis rendu compte que c’était génial : on fait l’achat à 00 h 00, et on a le livre à 00 h 01 ! Ça, c’est quand même génial ! » (Mélissa, 40 ans, informaticienne, équipée d’une tablette et d’une liseuse, technophile)

« C’est hyper important, c’est immédiat, c’est-à-dire que je veux un livre, je le télécharge, il est sur ma liseuse, je ne me pose même pas la question de savoir dans combien de jours il va arriver. » (Gabrielle, 28 ans, consultante, équipée d’une tablette et d’une liseuse, technophile)

« Quand vous achetez un livre, il faut y aller, vous êtes parfois déçu parce qu’il n’est pas là, il faut le commander, etc. Alors que là, à moins que le livre n’existe pas, on l’a tout de suite, en quelques clics. L’autre jour, j’ai téléchargé un truc énorme, je pense neuf cents pages, et ce n’était pas plus long qu’un livre de trente pages. » (Annette, 65 ans, institutrice retraitée, équipée d’une liseuse)

7À l’immédiateté de l’accès aux biens culturels livresques s’ajoute une forme de fascination pour leur accumulation potentiellement illimitée. Les liseuses offrent des capacités de stockage qui permettent de concentrer dans un seul objet une multitude d’ouvrages proposés par les catalogues officiels ou officieux (piratage). De fait, des millions de titres sont aujourd’hui accessibles.

8Des raisons plus prosaïques guident aussi l’adoption des liseuses comme support de lecture. Elles résolvent des problèmes pratiques. Le premier concerne l’encombrement par les livres papier qu’accumulent au fil des années les grands lecteurs. Très concrètement, la dématérialisation du livre permet une économie d’espace.

« Maintenant, je vis dans un appartement qui est relativement petit, donc… je ne peux pas entasser à l’infini. Donc ça, c’est une aubaine, j’en achète encore un peu, des livres. Mais bon, c’est vrai que je ne peux pas. Quand j’ai déménagé, j’en ai jeté une tonne. Mais quand même, les livres s’accumulent, donc il faut avoir la place de les ranger… » (Jacqueline, 65 ans, médecin retraitée, équipée d’une liseuse)

9Cette économie d’espace a des effets sur les stratégies de gestion des ouvrages et, de ce fait, sur l’économie symbolique du livre. Du point de vue de leur propriétaire, tous les ouvrages de leur bibliothèque ne se valent pas et ne se montrent pas : l’aura des auteurs et de certaines œuvres, la qualité de l’édition et les genres (littéraire, pratique, professionnel, etc.) définissent la place des livres dans la bibliothèque. La liseuse offre ainsi la possibilité d’une gestion sans encombrement matériel de sa bibliothèque, où les livres de moindre valeur sont relégués dans l’univers virtuel. C’est ce qu’explique par exemple Pierre, trentenaire, professeur de français, dont les lectures romanesques répondent à un intérêt à la fois personnel et professionnel.

« Cela m’intéresse parce qu’au niveau matériel, ça m’évite de continuer à agrandir cette bibliothèque qui est beaucoup trop grosse. Et puis après, il y a un truc vraiment de boulot qui est que j’ai besoin de lire plein de classiques très régulièrement parce que faut renouveler un peu son stock d’ouvrages. Et je me suis rendu compte qu’en fait, j’en avais des piles et des piles que j’avais lus, qui m’avaient pas forcément servi, qui n’étaient pas toujours des trucs sur lesquels j’avais accroché. Donc je me suis dit : “C’est en libre accès, c’est gratuit, autant ne pas payer.” » (Pierre, 32 ans, professeur, équipé d’une liseuse)

10Un autre argument pratique est avancé par les grands lecteurs pour expliquer leur utilisation des liseuses numériques : le faible poids de l’appareil facilite leur pratique fréquente de la lecture dans les transports. C’est ce qu’expliquent Gabrielle, 28 ans, consultante en marketing numérique, et Pierre, professeur de français :

« Un jour, je lisais un roman de Murakami, et parce que je voulais faire trois centimes d’économie, j’ai acheté les deux livres ensemble en version papier. Et j’en ai eu marre de me péter le dos, et je me suis dit que c’était l’occasion de m’acheter un Kindle. À l’époque, j’avais deux heures et demie de transport par jour, et du coup, j’avais le temps de lire. » (Gabrielle, 28 ans, consultante, équipée d’une tablette et d’une liseuse, technophile)

« C’est très léger, ça prend pas beaucoup de place. Et comme j’ai tendance à pas mal bouger, surtout pas mal bouger dans Paris pour le boulot… On glisse ça, on a un énorme choix… » (Pierre, 32 ans, professeur, équipé d’une liseuse)

11La même logique vaut pour les départs en vacances, période propice à la lecture. La liseuse apparaît alors comme un matériel utile dans la mesure où ses capacités de stockage permettent de partir en congés avec une grande variété d’ouvrages.

« J’ai découvert la liseuse l’année dernière, ça m’a permis de partir en vacances avec à peu près cent cinquante bouquins choisis et non choisis parce que c’était en fait par l’intermédiaire de ma médiathèque. […] Il y a un côté très pratique pour la lecture, même en plein soleil, et le fait d’avoir cent cinquante livres sur soi. » (Vanessa, 40 ans, graphiste, équipée d’une tablette et d’une liseuse)

« C’est aussi le fait que dans un truc très petit, vous avez plusieurs centaines de bouquins donc bon… Du point de vue du transport, c’est imbattable ! Et potentiellement, vous avez plus parce que les œuvres sont dématérialisées, elles sont même pas sur la machine, vous pouvez les avoir sur Internet. » (Claude, 65 ans, ingénieur d’études retraité, équipé d’une liseuse)

12Par ailleurs, aux yeux des grands lecteurs, outre leur imitation réussie du papier, les liseuses offrent la possibilité de modifier la taille des caractères pour l’ajuster à leurs besoins.

« Le Kindle, ça m’a plu à cause de l’e-paper. C’est la lumière de l’extérieur qui va éclairer, ce qui permet de ne pas avoir de lumière dans les yeux, ce qui est fort agréable. » (Anna, 28 ans, consultante, équipée d’une liseuse)

« L’autre chose que j’ai appréciée, c’est que nos yeux se fatiguent quand on vieillit, et le simple fait de pouvoir ajuster la taille des caractères au niveau convenable pour pas se fatiguer en lisant, pour moi, c’est un vrai plus. Finalement, s’il fallait dire pourquoi parfois je préfère un livre numérique à un livre papier, c’est ça, c’est pouvoir agrandir la taille des caractères. Je pense qu’à la fin de ma vie, je finirai en ne lisant que des livres numériques. » (Claude, 65 ans, ingénieur d’études retraité, équipé d’une liseuse)

La faible valeur symbolique du livre numérique

13Si la liseuse présente des avantages pratiques pour les grands lecteurs rencontrés dans le cadre de l’enquête, elle occupe un rang inférieur à celui du livre dans la hiérarchie de la légitimité des biens culturels. Pour Nicole, 62 ans, secrétaire médicale retraitée, grande lectrice (au moins un livre par jour, prétend-elle), et adepte de la lecture sur tablette numérique depuis plusieurs années, le livre numérique n’est pas un équivalent du livre papier.

« Quand j’en parle autour de moi [de sa liseuse], ils me disent : “Ah non, le livre, c’est le papier.” Et je leur dis : “Oui, mais c’était aussi le parchemin.” » (Nicole, 62 ans, secrétaire médicale retraitée, équipée d’une liseuse)

14La valeur symbolique accordée au livre et la relation affective avec l’objet font obstacle au recours à la littérature numérisée :

« Ah oui, c’est précieux, un livre. Les quelques livres que j’ai envie de lire et de relire, je les donnerai jamais, ils sont chez moi. C’est des livres qu’on m’aura offerts. Ma fille m’a offert plusieurs fois des livres pour mon anniversaire en me disant : “Tu vas aimer !”, des trucs que je ne connaissais pas du tout et que j’ai beaucoup aimés, alors c’est bien, ceux-là, je les garde, c’est un cadeau, je les garde. » (Arlette, 70 ans, cadre administrative retraitée, équipée d’une liseuse)

15Les grands lecteurs restent inscrits dans une culture littéraire classique où les livres (au moins certains d’entre eux) ont une valeur symbolique indissociable de la mise en scène du capital culturel accumulé dans une bibliothèque.

« Potentiellement, vous en avez plus parce que les œuvres sont dématérialisées, elles ne sont même pas sur la machine, vous pouvez les avoir sur Internet. En revanche, ça n’a pas le côté décoratif d’une étagère remplie de livres triés par auteurs, voilà… » (Claude, 65 ans, ingénieur d’études retraité, équipé d’une liseuse)

16Il n’est donc pas rare que les lecteurs numériques maintiennent une double pratique : lecture sur support numérique pour le « tout-venant », et achat en version papier des livres auxquels ils accordent une véritable valeur :

« J’ai une petite bibliothèque. De toute façon, j’ai toujours gardé ce que je préférais, il y a déjà eu une sélection qui a été faite. Il y a une identification, des schémas, où j’ai eu le bouquin en papier, et j’ai acheté la version numérique pour ne pas avoir à me trimballer mon bouquin. Je dis ça parce qu’il est mis en scène chez moi, avec la couverture devant. Il y a d’autres choses qui sont mises en scène, comme mes guides de voyage, tous de la même collection. Il y a des villes dans lesquelles je suis allée, des collections de DVD qu’il faudrait que je vende ou donne. Mais j’ai du mal à m’en séparer. » (Anna, 28 ans, consultante, équipée d’une liseuse)

« On avait des habitudes de livres : on pouvait tourner la page, le papier avait une odeur, etc. Des choses que n’a pas un livre numérique. Moi, j’ai été éduquée avec le papier. Je ne peux pas dire aujourd’hui que je passerais totalement à la version numérique totale puisque le papier existe encore… » (Vanessa, 40 ans, graphiste, équipée d’une tablette et d’une liseuse)

« Au début, je ne pouvais pas imaginer de renoncer d’avoir le livre réel visible chez moi dans ma biblio. Je n’ai enregistré que des choses dont je n’étais pas sûre d’avoir envie de les garder, ou alors des choses que j’avais, mais que je voulais toujours avoir à portée de main. » (Annette, 65 ans, institutrice retraitée, équipée d’une liseuse)

17Mais certains grands lecteurs entretiennent un rapport désacralisé avec l’objet livre. Le support ne compte que dans la mesure où il donne accès à un contenu : ainsi comprend-on que l’adoption du support numérique grâce aux liseuses puisse se faire sans difficultés et sans sentiment de transgression.

« Moi, j’ai jamais eu d’attachement à l’objet vraiment… Par exemple, les livres de science-fiction que je lisais, au bout de la première lecture, les feuilles se décollent, le papier est naze, c’est pas des beaux bouquins. Surtout que, quand je suis dans un livre, je suis dans un livre, le monde peut s’écrouler, je suis dans mon livre. Alors le support, je m’en fiche un peu… » (Mélissa, 40 ans, informaticienne, équipée d’une tablette et d’une liseuse, technophile)

« C’est pas la présentation qui m’intéresse, ou le fait de le mettre dans une vitrine, hein, pas du tout. En plus, c’est beaucoup plus lourd et gros à manipuler. Ce qui m’intéresse, c’est la lecture, ce qu’il y a dedans, donc la collection non, non. » (Arlette, 70 ans, cadre administrative retraitée, équipée d’une liseuse)

18Le développement commercial de la liseuse met en évidence la double fonction de la lecture : une fonction de représentation, à laquelle la technologie numérique ne répond qu’imparfaitement, et une fonction pratique, à laquelle la liseuse semble au contraire répondre parfaitement. En définitive, on ne relève pas de réel changement dans les pratiques de lecture des grands lecteurs : la lecture sur support numérique s’inscrit dans une longue histoire de lecteur que le nouveau support ne perturbe pas³.

« Ceux qui récupèrent les e-books, qui amassent les livres sont ceux qui ont le plus gros budget librairie parmi les Français. Ceux qui ont des liseuses, qui ont besoin d’amasser, sont aussi ceux qui achètent beaucoup de livres. » (Mélissa, 40 ans, informaticienne, équipée d’une tablette et d’une liseuse, technophile)

19Faute d’un réel bouleversement des pratiques, les avantages attribués aux liseuses numériques restent prosaïques (poids, place, confort de lecture, etc.). Les pratiques observées démentent les discours sur l’émancipation des modes traditionnels de diffusion et de réception de l’écrit grâce aux technologies numériques.

Prescription et lecture numérique

L’importance persistante des réseaux de sociabilité

20Si les pratiques de lecture ne semblent pas connaître de transformations majeures pour le moment avec l’introduction des nouveaux supports, les règles de prescription littéraire semblent, en revanche, évoluer. L’enquête indique, en effet, un glissement des modalités de prescription par l’entourage immédiat, des institutions culturelles comme les bibliothèques, les clubs de lecture, les médias, etc., vers de nouvelles modalités : relations virtuelles (forums de lecteurs, commentaires d’internautes, etc.) et prescriptions statistiques (algorithmes des diffuseurs d’e-books, des moteurs de recherche, etc.). La crainte ou l’espoir de voir apparaître de nouvelles pratiques de prescriptions, émancipées des intermédiaires classiques, a été souvent exprimée.

21Mais ces transformations n’impliquent pas que les pratiques traditionnelles de prescription littéraire soient en voie de disparition. On peut même supposer qu’elles restent dominantes dans un univers diversifié des modalités de prescription : c’est du moins ce que suggèrent les propos des grands lecteurs rencontrés. La plupart d’entre eux mentionnent ainsi leur entourage proche comme leur principal prescripteur en matière littéraire.

« Ce livre, c’est une prof qui me l’avait conseillé. Généralement, c’est des gens que je connais, c’est vraiment par les gens que je connais : “Ah, t’as aimé ça, alors lis ça.” Et je fais la même chose avec les gens. C’est quelque chose que je trouve vraiment liant, c’est de révéler les bouquins qu’on a aimés : “Tiens, j’ai lu ça, c’est génial.” J’entends ça, et je le mets dans ma liste Amazon. Le livre sur le communisme, ça venait d’une discussion que j’avais avec mon ancien boss sur la bureaucratie, et il m’a conseillé trois bouquins dont celui-ci, et c’est vrai qu’entre le communisme et la bureaucratie, il y a un lien. C’est parfois des choses de boulot qui mènent vers… Ce n’est pas forcément complètement détaché. Ça passe la plupart du temps par des gens. » (Gabrielle, 28 ans, consultante, équipée d’une tablette et d’une liseuse, technophile)

« Je crois beaucoup aux amis pour les conseils, je crois beaucoup aux échanges d’auteurs entre amis, par mon réseau. Moi-même, quand je découvre un auteur, je le partage autour de moi. » (Vanessa, 40 ans, graphiste, équipée d’une tablette et d’une liseuse)

L’influence croissante de nouveaux prescripteurs

22Outre leur entourage familial et amical proche, les grands lecteurs citent également un ensemble de prescripteurs « classiques », comme les médias culturels (journaux, émissions radio, etc.), les grandes surfaces commerciales culturelles (Fnac), les bibliothèques et les libraires.

« J’aime beaucoup l’émission “Le masque et la plume”, pas les émissions littéraires à la TV, je n’aime pas du tout, par contre les émissions littéraires à la radio, beaucoup, les articles de journaux. Et puis, quand on arrivait dans les librairies, il y a souvent le libraire conseil, le choix du libraire. Il y avait aussi la médiathèque où les livres étaient conseillés. Et puis, le hasard. La tête de la couverture, la taille du livre, mon humeur du jour. » (Nicole, 62 ans, secrétaire médicale retraitée, équipée d’une liseuse)

23Aujourd’hui, ces prescripteurs sont concurrencés par de nouvelles médiations issues du monde numérique : les forums de lecteurs, les blogs, les commentaires critiques liés aux articles, les entreprises de vente par correspondance, etc. Très diversifiés (des entreprises commerciales mondiales aux forums gratuits regroupant des lecteurs passionnés), ces prescripteurs mettent en scène l’avis de lecteurs qui serviront de « modèles » – ou d’« anti-modèles » – aux lecteurs en quête de prescription littéraire.

La prescription par les entreprises commerciales

24Grâce au développement des technologies numériques et à l’essor du « Web social », les entreprises d’e-commerce ont développé des technologies complexes qui permettent d’identifier les caractéristiques socioculturelles de leurs clients. Amazon, par exemple, dispose d’un système très sophistiqué : d’une part, les recommandations sont personnalisées sur la base du comportement individuel passé de l’utilisateur (historique de navigation et d’achat) ; d’autre part, Amazon utilise les caractéristiques de l’article lui-même (recommandation objet) et les comportements d’autres personnes (recommandation sociale) pour cibler l’offre en fonction du client. L’algorithme qui pondère l’ensemble de ces données semble adapté aux enquêtés :

« En sérendipité, il y a l’algorithme de recommandation d’Amazon, et c’est ma seule sérendipité, et il est très bien fait, il est très connu, ils ont une base de données qui est énorme. » (Gabrielle, 28 ans, consultante, équipée d’une tablette et d’une liseuse, technophile)

« Après, la grosse différence aussi, c’est que, dans une librairie, les gens vont faire une sélection, donc tu sais qu’il y a un caractère, qu’ils les ont lus, etc. Enfin, c’est un travail magique humain. Sur Amazon, tu te demandes qui met vraiment en avant les livres, je pense qu’il y a des choses à payer pour te mettre devant, c’est un peu plus “fnac-esque”, on va dire. » (Mathieu, 30 ans, vendeur informatique, comédien, équipé d’une tablette)

25Outre les conseils proposés par Amazon, le « ranking » des livres issu de la critique des autres lecteurs semble avoir des incidences sur les choix des enquêtés. Certains expliquent qu’ils évaluent les livres en fonction de données quantitatives (la note moyenne du livre issue des notes données par les internautes) et qualitatives (les commentaires laissés par les internautes). Ainsi, Alban, étudiant, explique qu’il prête attention aux commentaires des livres qui ont reçu les meilleures notes :

« Les gens peuvent mettre cinq étoiles, mais après, les gens peuvent cliquer sur : “Est-ce que le commentaire m’a aidé ou non à faire mon choix ?” Donc ceux qui ont aidé le plus de personnes à faire leur choix sur le livre sont au plus haut. » (Alban, 22 ans, étudiant, équipé d’une liseuse)

26Les enquêtés qui utilisent ce moyen de prescription prêtent attention aux commentaires pour se faire un avis, même s’ils ont conscience de ne pas connaître leurs auteurs. Le style et l’argumentation permettent aux enquêtés de sélectionner des commentaires dont les auteurs ont des caractéristiques sociales et culturelles proches des leurs (maîtrise de la langue, de l’argumentation, références culturelles communes, etc.).

– « À quoi vous fiez-vous pour vous dire que ce commentaire a l’air plus pertinent qu’un autre ?

– D’abord, la qualité de la réponse qu’ils donnent. S’ils disent : “Ce livre, c’est nul”, point et c’est fini, ce n’est pas vraiment intéressant, mais après, si c’est un commentaire plus développé où ils donnent leurs idées, pourquoi ils n’ont pas aimé, pourquoi ils ont aimé, un peu plus comme une critique dans un journal à vrai dire. Moi non plus, je ne les connais pas, donc pourquoi je devrais me fier à eux ? Donc je vais prendre ça en considération. » (Alban, 22 ans, étudiant, équipé d’une liseuse)

« Je regarde les avis des gens, la manière dont les avis sont écrits. Des bouquins avec quatre étoiles, mais où les personnes écrivent des commentaires comme des cochons, c’est non… Le ranking, ça doit faire halluciner les intellectuels à l’ancienne… Puis vous pouvez regarder les avis contradictoires des gens. Ce n’est pas très cultivé, mais c’est une révolution dans la consommation culturelle, dans le mode de sélection. » (Charles, 62 ans, chercheur en sciences sociales retraité, équipé d’une liseuse)

27Les algorithmes créés par les sites d’e-commerce influencent également les grands lecteurs, non pas tant à travers les propositions faites selon une série de variables prédéfinies qu’en raison d’un système classique de recommandation par les pairs sous forme de commentaires qui, en quelques mots, doivent permettre d’évaluer la position sociale de leur auteur et de prendre la mesure de sa proximité ou de sa distance sociale (au risque d’erreurs de jugement).

« Une fois, par exemple cet été, j’ai lu un livre de William Gibson, un livre de SF dont tout le monde disait : “C’est le meilleur du genre dans ce monde-là, il faut le lire”, et je l’ai lu, et j’ai trouvé ça vraiment médiocre. Le style était moyen, et donc oui, il peut y avoir de mauvaises surprises. Mais après aussi, j’ai eu de très bonnes réponses : j’ai lu un commentaire plus bas qui m’a renvoyé à un autre livre que j’ai adoré […]. J’ai trouvé un nouvel auteur cool. Mais tout à travers des inconnus. » (Alban, 22 ans, étudiant, équipé d’une liseuse)

La prescription issue du Web social (forums, réseaux sociaux, blogs, etc.)

28La construction de liens sociaux qui vont « de la discussion à bâtons rompus à propos d’une lecture, d’un auteur, d’un fait livresque quel qu’il soit, en passant par la circulation interindividuelle des livres, jusqu’aux regroupements moins éphémères de lecteurs au sein de clubs de lecture, cercles ou salons littéraires, associations des amis de tel ou tel auteur⁴ » est un des effets des pratiques de lecture. La socialisation permise par les échanges sur la lecture et la recommandation par les pairs reste un puissant vecteur de la prescription littéraire à l’heure du numérique. Une partie des enquêtés déclare ainsi télécharger des livres numériques depuis des forums d’amateurs ou des sites participatifs.

« Je lis le forum, je le regarde, ça m’amuse, j’en prends, j’en laisse. Il y a des conseils de lectures, il y a la rubrique “Qu’avez-vous aimé ce mois-ci”, et là, on dit : “Oui, celui-là” ou “Non, celui-ci.” C’est un club de lecture. Ce qui est amusant, c’est que c’est beaucoup des femmes […]. Je n’ai jamais demandé aux gens s’ils lisaient autant que moi parce que c’est assez personnel, mais il y a des gens qui lisent la même chose que moi. Je me suis fait des copines, une à Toulouse, une à Orléans. On échange sur les forums. C’est les filles qui font partie des équipes, et du coup, je leur pose des questions quand je n’arrive pas à télécharger un livre par exemple. On ne se connaît pas, on ne s’est jamais vues, on ne se téléphone même pas. » (Nicole, 62 ans, secrétaire médicale retraitée, équipée d’une liseuse)

29Bien qu’ils soient issus d’initiatives personnelles, regroupent des communautés de taille modeste, proposent des livres numériques de façon plus ou moins légale, et soient souvent éphémères, ces forums amateurs participent à la construction des règles de prescription de la littérature numérique en créant des codes, des règles de diffusion et des comportements. Certains enquêtés évoquent ainsi l’organisation de forums qui permettent, grâce à la création d’un glossaire codifié et partagé par les différents utilisateurs, de classer les romans et de connaître le style des ouvrages mis en ligne.

« Sur le forum, ils font des différences entre les policiers, entre les thrillers, c’est codifié […]. Sur les autres sites, c’est les mêmes codifications. En médiathèque, pas du tout. Par exemple, la différence entre les romans sociologiques et les romans philosophiques, c’est bien classifié, témoignage et biographie, ce n’est du tout pareil, alors que dans une médiathèque, il y a témoignage au même titre que biographie, comme celui de la sœur de Marie Fugain […]. On retrouve cette codification sur différents sites : sur chaque titre, vous avez à côté ce que c’est. Par contre, si je vais sur Amazon ou la Fnac, je n’ai jamais vu de trucs comme ça. » (Nicole, 62 ans, secrétaire médicale retraitée, équipée d’une liseuse)

30Si ces communautés d’amateurs sont sans commune mesure avec les grandes entreprises d’e-commerce, on peut néanmoins supposer qu’elles exercent une concurrence dans la mesure où de grands lecteurs en sont les principaux animateurs.

« Puis il y a eu cette rencontre avec le numérique qui m’a ouvert une caverne d’Ali Baba. Mais quand je suis rentré dans ce truc, je me suis présenté en disant que ça faisait vingt ans que je n’avais pas lu. Du coup, les gens m’ont envoyé plein de conseils, ils m’ont demandé ce que je voulais et tout ça. C’était une espèce de librairie tenue par des vendeurs fantastiquement cultivés qui avaient du temps et qui vous donnent le bouquin avec. Et donc, du coup, j’ai commencé à en accumuler un certain nombre. » (Charles, 62 ans, chercheur en sciences sociales retraité, équipé d’une liseuse)

31Mais, à la différence des clubs de lecture classiques, les forums de partage de livres (légaux ou illégaux) se confrontent aux autres acteurs de l’édition numérique à propos de la définition des règles économiques du livre numérique. Comme pour les autres biens culturels numérisés (musique, vidéo), la question de la gratuité et du partage se pose, en effet, dans le monde du livre numérique. Or les lecteurs numériques ne sont pas – aujourd’hui encore – totalement captifs des standards économiques de diffusion des livres numériques, et peuvent aisément (sans connaissances informatiques très développées) se procurer les livres qu’ils souhaitent sans recourir aux grandes plateformes commerciales et partager leurs livres en contournant les systèmes de protection (DRM, watermark, etc.). Cette possibilité de s’émanciper des règles économiques va souvent de pair avec un discours « engagé » sur la définition du livre numérique. Bon nombre d’enquêtés contestent ainsi le prix du livre numérique.

« Surtout, ce qui me met en rage, dans les écrivains, j’aime beaucoup Anne Perry. Le dernier vient de sortir, et il coûte 7 euros sur papier, et 10 sur numérique, ça me met en rage. Déjà, je trouve que la différence quand elle est dans le bon sens, elle est ridicule, 2 euros de moins, ils se fichent du monde. Et ça, je trouve que c’est se ficher du monde. Un livre numérique devrait coûter la moitié d’un livre papier, et donc j’en achète très peu parce que j’ai l’impression de me faire avoir, et ça m’énerve. Faut payer l’éditeur, faut payer l’écrivain, je suis d’accord, mais moi, j’en ai marre d’engraisser des gens qui… C’est un tarif prohibitif, oui. » (Nicole, 62 ans, secrétaire médicale retraitée, équipée d’une liseuse)

« Les livres numériques, ils font tout pour bloquer le prix très haut : au début, c’est normal, on paye l’édition, la relecture, etc. […]. C’est normal donc de payer tout ça. Mais quand le bouquin existe en poche à 6 euros et qu’en numérique il est à 12, c’est pas tenable ! C’est plus justifié. On ne se sent pas respectés en tant que lecteurs […]. On dit beaucoup de mal de ceux qui récupèrent des e-books illégaux, mais ceux qui récupèrent les e-books, qui amassent les livres, sont ceux qui ont le plus gros budget librairie parmi les Français. Ceux qui ont des liseuses, qui ont besoin d’amasser, sont aussi ceux qui achètent beaucoup de livres. Donc il faut pas nous poursuivre, mais nous donner une offre légale à un prix correct, et qu’on arrête de nous embêter avec les DRM. » (Mélissa, 40 ans, informaticienne, équipée d’une tablette et d’une liseuse, technophile)

« Je trouve que le prix des livres électroniques est scandaleusement élevé par rapport à ce dont on pourrait s’attendre par rapport au papier. Surtout quand on sait ce qui revient à l’auteur […]. Chez Apple, je trouvais qu’ils les vendaient trop cher. Ils les vendent quasiment au prix du livre papier ! Un truc qui est complètement dématérialisé ! Et en plus, on ne peut même pas le prêter ! » (Claude, 65 ans, ingénieur d’études retraité, équipé d’une liseuse)

32Dans les discours tenus par les grands lecteurs de notre enquête, il apparaît que le livre papier et le livre numérique ont des statuts différents et une valeur marchande qui n’est pas équivalente. L’opposition à la protection des livres numériques (DRM) est très forte dans la mesure où elle est perçue comme une négation d’une fonction sociale importante du livre : le partage. Les grands lecteurs ne sacralisent pas les livres, ou seulement certains d’entre eux. À leurs yeux, le livre est un objet qui se prête, se donne, s’offre et s’échange. Sous cet angle, le livre numérique ne diffère pas du livre papier. Loin de revendiquer des pratiques déviantes, les lecteurs légitiment souvent leurs pratiques illégales par l’absence d’une offre légale.

« Cela m’est arrivé de télécharger des e-books de manière illégale parce qu’il y a des livres qui sont introuvables en librairie, ni de manière légale, sauf que ces livres, j’ai envie de les lire. Au bout d’un moment, il ne reste que l’underground. Effectivement, j’ai pu trouver une trilogie de Bard seulement comme ça. J’ai d’abord cherché sur tous les sites légaux, et je ne trouvais pas. Pourtant, j’étais prêt à y mettre le prix parce que je voulais relire cette saga que j’avais lue quand j’avais 15 ans, mais impossible. Au niveau de l’offre numérique, lorsqu’on part chez les gros éditeurs, il y a des volontés des éditeurs de ne pas faire du numérique, des volontés de certains auteurs aussi. » (Marc, 41 ans, informaticien, équipé d’une tablette et d’une liseuse, technophile)

33Lorsque le caractère illégal de la pratique est avéré (c’est-à-dire lorsqu’il existe une offre légale pour la même œuvre), les enquêtés s’en remettent à leur éthique personnelle pour leurs arbitrages. Si certaines œuvres méritent d’être soutenues parce qu’elles sont fragiles, d’autres ne le méritent pas, car les offres proposées par les entreprises qui les commercialisent sont considérées comme irrespectueuses des lecteurs.

« Pour les livres que je partage, il y en a que je ne partage pas parce que je me dis que les gens doivent les acheter (ou alors je les partage juste à mes proches) et ceux que je partage en ligne parce que la maison d’édition ou Amazon fait pas son travail en les proposant à des prix démesurés […]. Par exemple, le dernier Fred Vargas, je l’ai lu en numérique cracké gratuitement, mais comme j’ai pas payé, je trouve ça normal de l’acheter quand il sort en poche. Par principe. » (Mélissa, 40 ans, informaticienne, équipée d’une tablette et d’une liseuse, technophile)

« J’ai téléchargé surtout des bouquins que j’avais en papier et que je voulais relire, donc je ne me sens pas particulièrement coupable. Au début, la première fois, je me sentais très coupable, et après, je me suis souvenue que les écrivains n’avaient pas de copyright mais écrivent quand même, que les danseurs dansaient, que les acteurs jouaient… Il n’y a que les éditeurs qui changent. » (Gabrielle, 28 ans, consultante, équipée d’une tablette et d’une liseuse, technophile)

« Les Français ne suivent pas notre code moral. Par exemple, ici, je trouve que les Français téléchargent beaucoup de films illégalement, mais sans morale : ils téléchargent un film latino-américain qu’on a fait avec beaucoup d’efforts, comme un film d’Hollywood. Ils ne respectent pas. En France, il n’y a pas encore de morale. Je pense que les personnes qui font des choses comme moi, qui utilisent la littérature et les ressources numériques comme ça… c’est criminel. C’est impressionnant. “Ah, tu sais, j’ai téléchargé ce film iranien, ce film indépendant.” “Mais comment est-ce que tu fais ça ? C’est horrible.” Mais ici, c’est très accepté par la société, et je pense qu’avec la littérature, c’est encore plus dangereux. » (Arturo, scénariste et éditeur, 33 ans, équipé d’une tablette et d’une liseuse)

34Pour ces lecteurs, la transition numérique de la littérature devrait être l’occasion d’une redéfinition des règles économiques de l’édition comme dans l’ensemble des industries culturelles.

« Il y a vraiment deux camps quant à la question du partage : ceux qui disent qu’il n’y a que le partage, et d’autres qui souhaitent trouver un moyen, qui viennent là parce qu’ils trouvent que les pratiques des éditeurs ne sont pas toujours correctes. » (Charles, 62 ans, chercheur en sciences sociales retraité, équipé d’une liseuse)

« Le numérique est en train de complètement rater le tournant, et ça va faire comme les films, les gens vont trouver normal de les avoir gratuits aussi. Par exemple, je regarde des séries, et je n’ai pas trouvé de sites qui répondent à mes attentes : il y a dans l’illégal une offre que le légal ne propose pas, ou alors avec des conditions démesurées. Ils sont désajustés à la demande. Les gens, ils sont prêts à payer pour avoir les séries quand elles sortent, c’est-à-dire le lendemain, à l’heure qu’ils veulent. Mais les sociétés ne sont pas prêtes pour ça. Moi, je trouve ça normal de payer l’auteur ! » (Mélissa, 40 ans, informaticienne, équipée d’une tablette et d’une liseuse, technophile)

Passage à la liseuse numérique et changement des pratiques de lecture

35La possibilité d’accéder instantanément, sans se déplacer, parfois même sans payer, à un immense catalogue d’ouvrages modifie-t-elle les orientations littéraires et les choix des lecteurs ? Entre les ouvrages tombés dans le domaine public, les promotions des diffuseurs de livres numériques, les autoéditions et les livres numériques « crackés », l’offre de littérature gratuite ou quasiment gratuite est devenue illimitée. Premier effet de cette opportunité d’accumulation simplifiée de biens culturels, nombre de grands lecteurs ont commencé par télécharger sur leur liseuse un nombre élevé d’ouvrages (parfois plusieurs milliers).

« Alors, il y a deux choses : il y a ce que je lis et ce que je prends en me disant que je le lirai peut-être plus tard, ou en pensant que ça va intéresser untel ou untel. En fait, on acquiert, et puis ensuite, on lit, ou pas. » (Mélissa, 40 ans, informaticienne, équipée d’une tablette et d’une liseuse, technophile)

« Mon mari, il attrape tout. Par exemple, il a téléchargé l’ensemble des SAS, alors que je sais qu’il ne les lira jamais, ni moi. Moi, je prends que ce que je peux potentiellement lire, je ne prends pas pour emmagasiner. » (Nicole, 62 ans, secrétaire médicale retraitée, équipée d’une liseuse)

« J’ai une bibliothèque numérique avec plus de dix mille bouquins. Je me suis demandé si ce n’était pas une accumulation, un stade anal mal vécu… Je sais que je ne lirai jamais dix mille livres, mais j’ai vraiment la possibilité de lire un bouquin qui correspond exactement à mon mood du moment, un de SF, un roman nordique, un classique… J’ai aussi créé un répertoire "à lire", mais tout le monde a ça aussi. Et là, j’ai mis des trucs qui ne font pas partie de mes lectures habituelles, mais qui avaient l’air vraiment bien. De temps en temps, je jette un œil. » (Charles, 62 ans, chercheur en sciences sociales retraité, équipé d’une liseuse)

36Pour les grands lecteurs dont la pratique de la lecture semble s’apparenter à une « addiction⁵ », la liseuse numérique fait disparaître le risque de « manque », comme l’explique Nicole, qui déclare lire au moins un livre par jour.

« Depuis cette histoire du numérique, pour la première fois de ma vie, j’ai plus de livres que je n’ai le temps d’en ingurgiter. Pour la première fois, j’ai inversé la tendance. Il n’y a plus de moments où je n’ai plus rien à lire et où, du coup, je relisais. Ça m’arrivait souvent. Je relisais des bouquins. Là, maintenant, l’inconvénient, c’est que je relis moins de choses que je relisais avant. » (Nicole, 62 ans, secrétaire médicale retraitée, équipée d’une liseuse)

37Paradoxalement, ce passage d’un monde fini de lectures potentielles à un monde potentiellement infini d’ouvrages accessibles n’implique pas pour autant la diversification des lectures. Télécharger un grand nombre d’ouvrages, sans réelle sélection ou intention de lire, permet avant tout de s’acclimater aux possibilités offertes par la technologie numérique.

« À première vue, c’est formidable, mais c’est presque un peu trop, on se noie là-dedans, je ne pense pas que je lirai tout ça. Mais c’est réjouissant de savoir que je peux avoir tout ça sous la main, en plus gratuit quand même, ça, c’est extraordinaire. » (Arlette, 70 ans, cadre administrative retraitée, équipée d’une liseuse)

38Mais au-delà de cette accumulation primitive de biens culturels, les lecteurs interrogés semblent conserver leurs habitudes de lecture.

« Il y a des gens qui, dès qu’ils achètent une liseuse, téléchargent Proust, mais ils ne le lisent pas, je pense que c’est du “boarding numérique”. C’est le côté : “J’ai de la place, et je vais mettre un truc dedans. ” » (Gabrielle, 28 ans, consultante, équipée d’une tablette et d’une liseuse, technophile)

« Le numérique est aussi attrayant pour le caractère dématérialisé. Ayant une grande bibliothèque où on peut plus rien mettre, le dématérialisé est très attrayant ! Maintenant, je vais faire un parallèle avec les photos numériques qu’on stocke et qu’on ne regarde pas plus… » (Vanessa, 40 ans, graphiste, équipée d’une tablette et d’une liseuse)

39Le téléchargement de romans « classiques » peut illustrer ce phénomène. À propos des lecteurs dans la France de l’Ancien Régime, Roger Chartier soulignait que « ce sont les mêmes textes que s’approprient les lecteurs populaires et ceux qui ne le sont pas⁶ » : on peut supposer, en effet, que les lecteurs cherchent dans le roman, quel qu’il soit (des classiques aux romans-feuilletons), des satisfactions extralittéraires (conseils, évasion, etc.⁷). Néanmoins, la lecture de littérature « classique », à des fins lettrées (« lire pour lire ») ou d’évasion, suppose un « droit d’entrée ». Le « péage » s’acquiert généralement dans le cadre scolaire et se poursuit ultérieurement dans les catégories sociales fortement dotées en capital culturel. L’acquisition d’une liseuse numérique et la possibilité de télécharger simplement et gratuitement l’ensemble des œuvres tombées dans le domaine public favorisent les velléités de « rattrapage culturel ». La plupart des enquêtés interrogés à ce sujet déclarent avoir en effet téléchargé des œuvres de la littérature classique, mais très rares sont, semble-t-il, ceux qui les ont effectivement lues.

« Je suis contente parce que j’ai beaucoup de classiques : j’ai tout Anatole France, j’ai tout Dumas, j’ai Colette, j’ai Balzac. Même si j’ai pas lu Balzac, j’ai lu un tout petit peu, et ça me plaît bien. Je suis quand même contente de les avoir. Je suis un peu compulsive. J’aime les avoir. Même si je les ai pas lus. Je suis contente de pouvoir me dire que je les lirai un jour. » (Mélissa, 40 ans, informaticienne, équipée d’une tablette et d’une liseuse, technophile)

« J’ai acheté La princesse de Clèves. J’ai téléchargé des poèmes, comme Apollinaire, mais je ne l’ai pas lu en entier. Je m’étais dit que je lirais un peu Victor Hugo, mais bon, j’attends la retraite. » (Jacqueline, médecin retraitée, 65 ans, équipée d’une liseuse)

« On a téléchargé un soir avec un copain qui voulait me montrer des textes de Baudelaire. Faut que je les lise maintenant. J’ai vu qu’on pouvait télécharger des œuvres complètes, je l’ai pas fait pour autant. » (Claude, 65 ans, ingénieur d’études retraité, équipé d’une liseuse)

« J’ai téléchargé tous les classiques que j’ai toujours regretté de ne pas avoir lus ou à peine entrouverts, c’est l’occasion de s’y remettre, et c’est pour ça que j’ai pris Proust, Zola, j’ai pris Dostoïevski, je sais plus… […] Alors j’ai pas relu encore, Proust j’ai recommencé, enfin j’ai commencé, je n’avais pas lu grand-chose avant. » (Arlette, 70 ans, cadre administrative retraitée, équipée d’une liseuse)

40En définitive, la transition de l’écrit littéraire vers les supports numériques paraît avoir des conséquences relativement limitées sur les pratiques des lecteurs. En fait, la transition numérique semble produire aujourd’hui plus d’effets institutionnels (elle bouleverse les circuits économiques de l’édition par la concurrence de nouvelles entreprises et la possibilité pour les lecteurs de s’émanciper des circuits classiques de distribution pour aller vers le libre et/ou le gratuit) que sur les pratiques de lecture. On peut néanmoins supposer que ces changements institutionnels auront des conséquences sur la production littéraire elle-même et, par conséquent, sur les pratiques des lecteurs. Une des enquêtées, critique littéraire de profession, constate ainsi « un retour du feuilleton » qui, selon elle, est un style particulièrement adapté au numérique.

« Tu sais, ces revues qu’on lisait aux États-Unis dans les années 1950-1960, des revues très peu chères. C’était la littérature feuilletonesque, qui est depuis tombée en désuétude et qui revient un peu aujourd’hui. Parce qu’en effet, ce qu’on dit pas, c’est que c’est très peu onéreux. À partir du moment où t’as ta tablette, t’accèdes quand même à des produits culturels, à des livres, à 3 euros, 2 euros, alors qu’aujourd’hui, les livres, c’est super cher : c’est 20 euros, 25 euros ! C’est aussi le prix qui fait que ça redevient un produit populaire qui fait que les gens lisent en masse. » (Mary, 32 ans, critique littéraire, équipée d’une tablette et d’une liseuse)