II. La presse à l’heure du numérique
Texte intégral
La conversion de la presse au numérique
Le déclin de la presse papier payante
1Le déclin de la presse papier payante, en particulier d’information, s’accentue depuis une décennie dans l’ensemble des pays industrialisés1. En France, le chiffre d’affaires global du secteur s’est réduit de 29,6 %2 : la baisse atteint 40 % pour la presse nationale d’information et la presse professionnelle et technique ; elle dépasse 30 % pour la presse spécialisée grand public, et 20 % pour la presse locale d’information.
2Si ce déclin semble s’accélérer4, les difficultés sont anciennes, notamment pour la presse quotidienne nationale d’information payante qui a perdu depuis plusieurs décennies le monopole de l’information collective au profit de grands médias généralistes comme la télévision et/ou la radio. Mais de nouveaux concurrents ont émergé au cours des dernières années, qui bénéficient d’avantages technologiques (entreprises issues du Web) ou économiques (presse gratuite) ayant contribué à accélérer l’érosion du lectorat de la presse payante.
3La presse quotidienne régionale connaît un sort plus contrasté. Sa situation s’est fragilisée à partir des années 1980, avec l’apparition de disparités selon les zones géographiques, les formes d’habitat, les contextes sociologiques et les stratégies éditoriales. La presse régionale a nettement reculé dans les zones urbaines et suburbaines (Lyon, Marseille, Lille) et dans les zones tertiaires économiquement dynamiques (Grenoble ou Toulouse). A contrario, dans les zones rurales (petites villes et villes moyennes), les quotidiens locaux résistent, voire progressent (à l’image de Ouest France et du Télégramme5).
4La presse technique et professionnelle a également été affectée par de nouveaux supports venus concurrencer l’offre de services, les guides d’achats et les petites annonces. Sa diffusion recule depuis plus d’une décennie, et ce recul s’est intensifié au cours des dernières années. Mais, dès les années 1990, ce secteur de la presse a investi le numérique en articulant imprimé et site web, et certains titres de la presse professionnelle (notamment ceux qui concernent l’informatique et les télécommunications) se sont très tôt convertis au « tout Web7 ».
5Enfin, la presse magazine, généralement liée à de grands groupes internationaux et pluri-médias, subit, elle aussi, un déclin de son chiffre d’affaires8, mais se distingue des entreprises de presse quotidienne par son modèle économique. Alors que pour se maintenir, la presse quotidienne a tenté de se diversifier (journaux gratuits, événements sportifs, etc.), la presse magazine a connu, comme le monde de l’édition, de grands mouvements de concentration qui rassemblent un nombre très restreint de grands groupes. Le déclin économique de la presse magazine a ainsi été longtemps minoré par rapport aux autres secteurs de la presse. Mais cette situation ne semble pas immuable : de nombreux exemples récents montrent que les groupes qui concentrent un grand nombre de magazines s’en détachent (comme l’illustre la cession par le groupe Lagardère de dix magazines en octobre 2013).
L’impact du Web sur l’économie de la presse imprimée payante
6Dans les années 1980 et 1990, la presse magazine bénéficie du numérique dans toute la chaîne de production, de la rédaction à la gestion des fichiers d’abonnés, en passant par le traitement des images9. Au tournant du xxie siècle, la diffusion massive du Web haut débit modifie la diffusion et la réception de l’information. Prenant la mesure de l’impact d’Internet, de l’érosion des ventes, et de l’attrait du Web pour les annonceurs et les consommateurs, les éditeurs de presse ont décidé de décliner leur offre en ligne (l’édition électronique du journal Le Monde a été créée dès 1994). Mais le développement des usages de l’Internet affecte l’économie de la presse10.
7La presse traditionnelle est confrontée à une triple évolution. La première est liée à l’essor de l’offre d’informations sur Internet marquée non seulement par l’apparition de nouveaux acteurs (moteurs de recherche, sites en ligne, pure players), mais aussi par de nouvelles règles de visibilité et d’audience dictées par les entreprises qui « font le Web ». La seconde concerne la diffusion : l’arrivée d’une information en réseau, dérivée pour partie des pratiques amateurs (Users Generated Contents, partage de l’information via les réseaux sociaux, etc.), remet en cause les frontières du marché. La troisième évolution bouleverse le modèle économique de la presse traditionnelle : vente des journaux au public et vente d’espaces publicitaires aux annonceurs.
Des outsiders dans le champ de l’information écrite
8Moteurs de recherche, réseaux sociaux, plateformes d’échanges, opérateurs d’e-commerce, fournisseurs d’accès à Internet, fabricants de matériels, etc., interviennent aujourd’hui dans l’économie de l’information. Les « plateformes d’audience11 » incluent aussi bien les moteurs de recherche (Google), les portails (Yahoo, MSN) et les agrégateurs d’informations (réseaux sociaux) issus du Web, que les acteurs des médias traditionnels convertis au numérique : presse papier, chaînes radio et de télévision (vidéo à la demande, podcast, « catch up tv »). Ces plateformes, outre qu’elles fournissent des informations, reposent sur la mise à disposition d’audiences quantitatives et qualitatives auprès des annonceurs12.
9L’audience des sites d’information transite souvent par un moteur de recherche, d’où la possibilité offerte, par exemple, à Google de collecter des données sur les lecteurs, de les commercialiser, de proposer des contenus spécifiques et d’occuper ainsi une position dominante sur le marché publicitaire. La concurrence d’un très grand nombre de médias pour une même information fait que la capacité de la référencer et de la diffuser rapidement devient un enjeu majeur13.
10C’est ainsi que les acteurs du Web se sont imposés dans la chaîne de transmission de l’information : offrant d’immenses possibilités de mise en réseau, ils modifient la production de l’information et ses standards. Selon l’historienne Lisa Gitelman, les médias se structurent à deux niveaux : d’une part, le média est une technologie qui permet la communication ; d’autre part, le média est un ensemble de « protocoles » associés ou de pratiques sociales et culturelles qui se forment autour de cette technologie14. À ce niveau, de nouveaux acteurs ont acquis une légitimité suffisante pour diffuser et prescrire de l’information, modifiant ainsi les règles de la presse traditionnelle.
L’émergence d’un « journalisme amateur »
11Outre que les médias subissent une nouvelle concurrence, les journalistes ont perdu le monopole de la production de l’information. La multiplication des sources d’informations disponibles en ligne – blogs, forums, réseaux sociaux – serait génératrice d’une révolution démocratique de l’information par le Web15. Alors que la production de la presse traditionnelle repose sur un modèle vertical et linéaire, le Web se caractériserait par un modèle de production et de diffusion de l’information en réseau16 : de ce fait, la hiérarchie entre les institutions émettrices d’informations serait remise en cause, et la légitimité des médias traditionnels contestée par de « nouveaux entrants » qui, antérieurement, ne disposaient pas des ressources suffisantes pour participer à la production et à la diffusion de l’information. L’accès d’« outsiders » à la chaîne de production et de diffusion de l’information multiplierait ainsi les médias et les points de vue, d’où la diversification de l’information et la naissance d’un « journalisme citoyen » censé ouvrir un accès généralisé à l’information de « tous » et sur « tout17 ». Selon Bruno Patino, journaliste et dirigeant de grands médias nationaux, « Internet a dépouillé le journalisme de ses privilèges. Diffuser l’information, donner des rendez-vous à une audience, décider ce qui fait l’actualité sont des tâches désormais accessibles à tous. L’influence qu’une profession exerçait sans partage a vécu. Cela explique, pour une large part, les crises récurrentes, éthiques et économiques, de la presse classique. Internet n’est pas un support de plus ; c’est la fin du journalisme tel qu’il a vécu jusqu’ici. Sur le réseau mondial, une presse neuve est née avec son identité, son langage, ses journalistes aidés de “confrères” qui, avec eux, alimentent et éditent des sites d’information : navigateurs, blogueurs, internautes en mal d’expression18. »
12Reste qu’à l’ère numérique, le « journalisme citoyen » puise, pour l’essentiel, ses sources dans la presse traditionnelle, et apparaît surtout comme une caisse de résonance d’informations sélectionnées plutôt que comme un producteur d’informations originales.
Le bouleversement du modèle économique de la presse
13Le financement usuel de la presse repose sur les lecteurs (abonnements, ventes en kiosque) et les annonceurs (ventes d’espaces publicitaires, petites annonces19). Au tournant du xxie siècle, le Web vient bouleverser ce modèle en accélérant depuis près de vingt ans le déplacement des annonceurs des médias vers le « hors médias ». Si le Web s’est très rapidement imposé comme le quatrième média publicitaire derrière la presse, la télévision et la radio20 (2,8 milliards d’euros investis en 2007 en France21), l’essentiel des ressources publicitaires ne va pas vers les sites d’information22, mais vers les sites commerciaux et de services, les agrégateurs (à commencer par Google) : les plateformes communautaires sont devenues, en effet, des supports beaucoup plus attractifs parce qu’elles permettent de contrôler l’accès au public en amont des fournisseurs d’information, d’où des déplacements entre médias et une pression à la baisse sur les tarifs (liée à la concurrence des industries du Web et à l’opportunisme des grands annonceurs internationaux qui auraient profité de la crise économique que traverse la presse pour obtenir des baisses de tarifs23).
14Le développement d’Internet induit par ailleurs la disparition annoncée des petites annonces pour la presse quotidienne : pour la seule année 2009, le chiffre d’affaires des petites annonces des quotidiens nationaux a reculé de 25,4 %, et celui des quotidiens régionaux de 17,1 %24 ; entre 2003 et 2007, le chiffre d’affaires des petites annonces du Figaro est passé de 97 millions à 25 millions d’euros25.
15Pour le lectorat, la gratuité est devenue la norme : c’est là une dimension essentielle de « l’ère du numérique », bien qu’elle ne soit pas nouvelle dans les médias de masse26. Cette « culture de la gratuité » propre au Web (du financement publicitaire au téléchargement illégal) est fortement intériorisée par les internautes et lecteurs de presse, en particulier par les jeunes générations (en 2008, 40 % des 15-24 ans déclaraient lire un quotidien payant au moins une fois par semaine, contre 53 % en 200027). Plusieurs modèles complémentaires en dérivent : le « tout gratuit », dont le financement passe par la publicité (comme celui de Rue89) ; le « tout payant », relativement rare, car il se heurte à la culture du gratuit sur Internet (comme celui du site Arrêt sur images) ; le modèle dit « mixte » (aussi appelé « freemium »), qui propose une palette de base accessible gratuitement et un accès payant à des analyses enrichies, approfondies, voire exclusives (comme Le Monde ou Les Échos).
La conversion partielle de la presse papier au numérique
16Même si la presse imprimée s’est convertie rapidement au numérique, la transition reste inaboutie : s’appuyant sur leurs marques, les grands groupes de presse conservent la version imprimée de leurs titres, tout en déployant, souvent avec succès, des efforts importants sur Internet : des sites comme Le Monde.fr ou Le Figaro.fr sont de loin les plus visités dans l’offre de presse numérique28.
17Le déclin de la presse papier n’est pas synonyme d’une perte de lectorat : on assiste plutôt à un transfert des lecteurs de la presse papier vers la presse numérique. Mais si la presse écrite est convaincue que son avenir passe par Internet, aucun modèle économique définitif ne s’est encore imposé : elle cherche un équilibre rédactionnel et économique en maintenant la diffusion papier (le print) et la diffusion numérique (le Web). Initialement, les équipes de rédactions numériques étaient dissociées de la rédaction imprimée, et la mutualisation des ressources entre les rédactions reste rare, d’où la difficulté de la définition d’une ligne éditoriale commune et des phénomènes de concurrence interne.
18Par ailleurs, les outils et les modes de traitement de l’information se multiplient et évoluent rapidement : ils exigent une veille permanente, la formation des personnels, l’embauche de générations de journalistes ou de développeurs, ainsi que des formes de coopération nouvelles entre développeurs, journalistes et commerciaux (méthodes de travail et d’organisation issues des entreprises du Web).
19Enfin, la presse traditionnelle doit s’adapter aux mutations de la diffusion de l’information. Avec l’émergence d’une information en réseau, les cheminements qui conduisent un lecteur à lire tel ou tel journal, tel ou tel article, se sont complexifiés : liens depuis un moteur de recherche, recommandation par courriel, par un réseau social, par un site tiers, par hypertexte, etc. Les prescripteurs se sont multipliés, et les organes de presse, faute de pouvoir compter seulement sur leur réputation, doivent travailler à leur visibilité sur le Web, imposant ainsi aux journalistes une modification de leurs pratiques : l’écriture, la logique éditoriale et la construction des articles doivent dorénavant adopter les standards du Web29.
Une restructuration des manières de lire et des supports de lecture
20L’enquête sur les pratiques culturelles des Français menée par le ministère de la Culture et de la Communication depuis le début des années 1970 met en évidence un net recul de la lecture régulière de la presse quotidienne30. Entre 1973 et 2008, les lecteurs réguliers passent de 55 à 29 %, la part des lecteurs irréguliers de 22 à 40 %, et celle des « non-lecteurs » de 23 à 29 %. Les achats de titres de presse ne représentaient plus que 15,1 % du budget « culture et loisirs » des ménages en 2010, contre 23,9 % en 199031.
21La baisse du nombre de lecteurs réguliers de presse quotidienne chez les jeunes (15-24 ans) est spectaculaire : en une décennie, leur proportion est passée de 20 à 10 %. C’est également parmi les 15-24 ans que la part des non-lecteurs de quotidiens est la plus élevée : au cours des dix dernières années, elle est passée de 30 à 42 %.
22Mais si la presse écrite payante régresse, l’apparition d’une offre numérique et d’une offre gratuite (numérique et imprimée) accroît l’audience de la presse quotidienne et recompose le lectorat32 : entre 2007 et 2008, on compterait plus d’un million et demi de lecteurs supplémentaires33 ; en octobre 2012, 20,6 millions de Français consulteraient la presse numérique sur mobile ou sur tablette34.
23L’adoption de la presse numérique par le lectorat concerne en particulier les plus jeunes. Pour chaque génération, la part de la presse dans le budget du ménage semble à peu près constante au fil des années : les habitudes d’achat de journaux et de magazines se prennent donc jeunes et restent stables. Mais plus la génération est récente, plus la part de la presse dans le budget est basse. Elle se situe, selon l’année retenue, entre 0,9 % et 1,3 % pour les ménages dont la personne de référence est née entre 1920 et 1939, mais elle s’établit entre 0,35 % et 0,55 % pour les ménages dont la personne de référence est née entre 1960 et 1979, et passe en dessous de 0,3 % pour les ménages les plus jeunes35. Le recul de la presse dans le budget moyen correspond donc à l’arrivée de nouvelles générations moins consommatrices de presse écrite payante sur papier que leurs aînées.
Les conséquences de la numérisation sur les pratiques de lecture
Vers une convergence des médias ?
24La « théorie de la convergence des médias », liée au développement des technologies informatiques, n’est pas récente36, mais avec la diffusion massive du Web, elle a été supplantée par un discours sur la « révolution numérique » qui annonce le remplacement des anciens médias par de nouveaux. En fait, si la presse traditionnelle connaît une concurrence accrue dans sa forme papier, elle a su opérer le virage vers le numérique, et elle réussit jusqu’à présent à coexister avec les nouveaux médias37. La convergence des médias est favorisée par la diffusion des supports numériques connectés qui permettent d’avoir accès, sur un seul support, aux images, textes, sons, etc. De ce fait, les activités médiatiques qui étaient autrefois étroitement liées à un objet, un format physique, voire un lieu, ont tendance à s’émanciper de tous ces supports. « ATAWAD » (« AnyTime, AnyWhere, AnyDevice »), « mobiquité », « multi-reading » : les termes se multiplient pour désigner ce que Chartron et Moreau qualifient de « transmédia38 », c’est-à-dire un « débordement des frontières » permis par le Web où le lecteur découvre une histoire dans la presse papier, obtient des informations supplémentaires sur Internet, reste informé grâce aux services mobiles, etc., bref, un « système où les points d’entrée sont multiples et peuvent être compris indépendamment39 ».
25Les conséquences de cette convergence des médias ne s’exercent pas seulement sur les usages des lecteurs, mais aussi sur la production des biens culturels. Si l’autonomie des différents médias avait induit une division du travail et une spécification des industries culturelles (industries du cinéma, de la radio, de la presse, de l’édition, etc.), la convergence des médias que permet le numérique conduit les nouveaux conglomérats à se déployer dans toutes les branches de l’industrie culturelle. De même que le lectorat est supposé suivre la même actualité sur différents médias et supports, un même objet culturel peut être décliné sous la forme de film, de livre, de série télévisée, d’événement culturel, d’objet éditorial, etc.
La production de l’information écrite : dispersion et fragmentation
26Le marché de la presse papier a longtemps été segmenté en fonction des thématiques développées (presse d’information généraliste, presse spécialisée, etc.), de la périodicité (quotidienne, hebdomadaire, mensuelle) et de la ligne éditoriale (politique, religieuse40). Selon Nathalie Sonnac, la concurrence sur Internet a brouillé ces clivages41 : l’information serait désormais issue tant de la presse que des moteurs de recherche, des portails des fournisseurs d’accès à Internet, des messageries électroniques, des agrégateurs de « news » (flux RSS) et des internautes eux-mêmes (blogs, réseaux sociaux, etc.). Cette concurrence des canaux d’information fragilise la position des journaux : en ligne, l’information prendrait une valeur supérieure à celle du média qui la diffuse, de plus en plus substituable et de moins en moins identifié en tant que tel par l’internaute qui circule de l’un à l’autre. D’où l’obligation pour les producteurs de médias d’engager des dépenses de marketing, de signalétique, d’image de marque ou de promotion des produits.
27Cette mise en concurrence de l’information la démonétiserait auprès des lecteurs qui ne jugeraient pas utile de payer un service qu’ils peuvent obtenir gratuitement : l’accès payant aux contenus ne deviendrait possible que pour des informations à forte valeur ajoutée. Dans ce nouvel environnement, la publicité devient le financement principal, et la fragmentation de l’audience en divers publics constitue un indicateur à faire valoir auprès des annonceurs.
28Or en simplifiant considérablement les processus industriels de fabrication (disparition des problématiques de stock, de distribution, etc.) la numérisation de l’information accroît l’offre d’information à un public diversifié. C’est ce processus que décrit Chris Anderson, en adaptant le principe de « longue traîne » à l’industrie culturelle42. Dans cette perspective, les produits qui font l’objet d’une faible demande ou qui n’ont qu’un volume de vente peu élevé peuvent représenter ensemble une part de marché égale ou supérieure à celle des best-sellers, si les canaux de distribution sont en mesure de proposer un choix suffisant et d’établir les liaisons qui permettent de les découvrir. Rapportée à l’économie de l’information, la presse numérique a intérêt à diffuser le plus largement possible une information, voire à la fragmenter, quitte à sacrifier la cohérence éditoriale, pour atteindre un public le plus large possible.
Nouvelles règles et nouveaux statuts pour la prescription dans la transmission de l’information
29L’intensification de la concurrence des sources et des fournisseurs d’information, l’uniformisation de la presse traditionnelle dans des standards numériques qu’elle a contribué à définir, et l’accès gratuit et immédiat à un très grand nombre de titres ont modifié les accès à la presse et les prescriptions des lecteurs. La fidélité à un titre s’affaiblit au profit d’une segmentation des lectures entre différentes sources (presse traditionnelle, presse numérique, agrégateurs d’informations, etc.). Par ailleurs, d’autres prescripteurs concurrencent la presse : moteurs de recherche qui répondent aux requêtes des lecteurs, blogs et réseaux sociaux qui offrent la possibilité aux internautes d’être diffuseurs de contenus (plus rarement producteurs). Les journalistes auraient ainsi perdu leur monopole de la production de l’information et de l’élaboration d’une ligne éditoriale, désormais effectuées par les lecteurs eux-mêmes.
30Face au recul de la vente de l’information, l’audience est devenue la principale ressource de la presse numérique et l’indicateur central pour fixer la valeur des espaces publicitaires mis en vente. Dans un cadre concurrentiel élargi, la presse numérique a dû développer de nouveaux outils de « capture d’attention » pour drainer de l’audience et compenser, au moins pour partie, la perte engendrée par la baisse des revenus de la presse papier et les moindres revenus publicitaires engrangés sur le Web43. Parallèlement, les industries de l’économie numérique ont développé des instruments de mesure de l’audience qui ont vocation à définir sa valeur auprès des vendeurs d’espaces publicitaires. Alors que la diffusion de la presse papier se mesure au nombre d’exemplaires distribués, l’audience numérique ne se mesure pas seulement en fonction de la fréquentation d’un site ; elle évalue également le comportement des internautes : nombre de visiteurs uniques, nombre de clics, nombre de pages lues, nombre de visiteurs par article, articles les plus commentés et partagés sur les réseaux sociaux par les internautes, etc. Ces indices de fréquentation sont valorisés non seulement auprès des annonceurs mais aussi auprès des lecteurs : afficher le nombre de visites de l’article, le nombre de partages et le nombre de commentaires est censé mesurer l’importance de l’information pour les lecteurs. Les médias numériques intègrent et mettent en scène le rôle de prescription des lecteurs.
31L’importance prise par l’audience est également amplifiée par les nouvelles temporalités de diffusion de l’information. La numérisation de la presse a, en effet, aboli sa périodicité : les contraintes de bouclage, de production et de diffusion ont quasiment disparu. Dès lors, la captation de l’attention et la mesure de l’audience se réitèrent continûment, conduisant ainsi les médias numériques à produire un flux permanent et morcelé d’informations (sur le modèle de la dépêche) pour s’assurer une audience forte et récurrente.
Notes de bas de page
1World Association of Newspapers and News publishers, http://www.wan-ifra.org/.
2Observatoire des métiers de la presse, Quel avenir pour le secteur de la presse écrite ?, janvier 2011.
3Patrick Le Floch, Nathalie Sonnac, Économie de la presse à l’ère numérique, Paris, La Découverte, 2013.
42012 a été une année difficile pour la presse aux États-Unis et en Europe, notamment en France : fermeture de titres, plans sociaux à répétition (Le Monde, Le Figaro, etc.), crise du système de distribution, recul du nombre d’achats de 6,2 % (chiffres clés Presstalis 2012 – http://www.presstalis.fr/Decouvre/frameChiffres.htm).
5Observatoire des métiers de la presse, Quel avenir pour le secteur de la presse écrite ?, op. cit.
6http://www.ojd.com/.
7Franck Rebillard, La presse multimédia – Étude de la constitution d’une spécialité médiatique dans la presse écrite à l’heure de sa diversification sur les nouveaux supports électroniques, thèse de doctorat, université Louis-Lumière, Lyon 2, juin 1999.
8Les entreprises de presse face aux évolutions numériques, Délégation générale à l’emploi et à la formation professionnelle, ministère de la Culture et de la Communication, 2011. À l’image des groupes Hachette Filipacchi Médias, Socpresse et Le Monde qui ont en commun de tendre à être présents sur la plupart des différents segments de marché du secteur : quotidiens nationaux, magazines économiques et financiers, féminins, presse de divertissement, hebdomadaires de télévision, magazines culturels, etc.
9Observatoire des métiers de la presse, Quel avenir pour le secteur de la presse écrite ?, op. cit.
10Marc Tessier, La presse au défi du numérique, rapport pour le ministère de la Culture et de la communication, février 2007.
11Xavier Greffe, Nathalie Sonnac (dir.), Culture Web. Création, contenus, économie numérique, Paris, Dalloz-Sirey, 2008.
12Nathalie Sonnac, « L’économie de la presse : vers un nouveau modèle d’affaires », Les cahiers du journalisme, n° 20, automne 2009, p. 22-42.
13Les acteurs du Web imposent aujourd’hui leurs règles aux éditeurs nationaux. Ainsi, après avoir exigé de ne plus être référencés par Google, les journaux belges ont rapidement demandé à être réintégrés suite à l’effondrement de leur audience.
14Lisa Gitelman, « Introduction: Media as Historical Subjects », Always Already New: Media, History and the Data of Culture, MIT Press, Massachusetts, 2006.
15Voir la profusion d’articles et d’éditoriaux sur la « révolution 2.0 » dans les pays du Maghreb.
16Yochai Benkler, La richesse des réseaux, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2009.
17Minjung Jin, Le journalisme amateur à l’ère d’Internet : illusion populaire ou nouvel espace de liberté d’expression ?, thèse de doctorat en sciences de l’information et de la communication, sous la direction de Josiane Jouët, Paris 2, soutenue le 21 novembre 2012.
18La presse écrite s’est tournée vers le marché des petites annonces dès le xviie siècle, et vers celui de la publicité au xixe siècle (Jean-François Fogel, Bruno Patino, Une presse sans Gutenberg, Paris, Grasset, 2005).
19Patrick Le Floch, Nathalie Sonnac, Économie de la presse à l’ère numérique, op. cit.
20Ibid.
21TNS Media Intelligence, 2008.
22Observatoire des métiers de la presse, Quel avenir pour le secteur de la presse écrite ?, op. cit.
23Selon le « Livre vert des états généraux de la presse écrite » (« États généraux de la presse écrite – Livre vert », ministère de la Culture et de la Communication, 9 janvier 2009), « la recette publicitaire tirée d’un visiteur unique est vingt fois moindre que celle d’un lecteur ».
24Observatoire des métiers de la presse, op. cit.
25Bernard Poulet, La fin des journaux et l’avenir de l’information, Paris, Gallimard, 2008.
26Les biens informationnels n’ont pas toujours été payés par leurs utilisateurs directs : mis sous tutelle pour des raisons politiques et sociales, prescripteurs publics, mécènes privés, parrains, publicitaires, etc., sont toujours intervenus dans leurs financements (Patrick Le Floch, Nathalie Sonnac, Économie de la presse à l’ère numérique, op. cit.).
27Centre d’analyse stratégique, « La presse à l’ère numérique : comment ajouter de la valeur à l’information ? », 30 novembre 2011.
28Patrick Le Floch, Nathalie Sonnac, Économie de la presse à l’ère numérique, op. cit.
29Voir sur ce point la conférence d’Aurélien Viers, directeur adjoint numérique du Nouvel Observateur, « L’art du titre sur le Web », Sciences Po, décembre 2013.
30Olivier Donnat, Les pratiques culturelles des Français à l’ère numérique. Enquête 2008, op. cit.
31Patrick Le Floch, Nathalie Sonnac, Économie de la presse à l’ère numérique, op. cit.
32De nombreuses études mettent en évidence une corrélation entre le déclin de la presse payante au format papier et l’essor de la presse en ligne. Centre d’analyse stratégique, « La presse à l’ère numérique : comment ajouter de la valeur à l’information ? », La note d’analyse, n° 253, novembre 2011.
33Les entreprises de presse face aux évolutions numériques, op. cit.
34Patrick Le Floch, Nathalie Sonnac, Économie de la presse à l’ère numérique, op. cit.
35« Le recul du livre et de la presse dans le budget des ménages », Insee Première, n° 1253, août 2009.
36Voir la publication à la fin des années 1970 du rapport de Simon Nora et Alain Minc, L’informatisation de la société. Rapport à M. le Président de la République, Paris, Le Seuil, 1978.
37Henry Jenkins, La culture de la convergence. Des médias au transmédia, Paris, Armand Colin, 2013.
38Ghislaine Chartron, François Moreau, « Tendances lourdes et tensions pour les filières du document numérique », 14e colloque international sur le document numérique, « Le “Document” à l’ère de la différenciation numérique », INPT, Rabat, 2011.
39Ibid.
40Virginie de Barnier, Dominique Augey, Nathalie Sonnac, « Le management de l’attention : le cas de la presse en ligne », Emma International Conference « Media after the Mass », ESCP-EAP European School of Management, Paris, décembre 2008.
41Nathalie Sonnac, « L’économie de la presse : vers un nouveau modèle d’affaires », art. cit.
42Chris Anderson, La longue traîne, Montreuil, Pearson, 2009.
43Nathalie Sonnac, « L’économie de la presse : vers un nouveau modèle d’affaires », art. cit.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Des jeunes et des bibliothèques
Trois études sur la fréquentation juvénile
Martine Burgos, Nassira Hedjerassi, Patrick Perez et al.
2003
Les bibliothèques municipales en France après le tournant Internet
Attractivité, fréquentation et devenir
Bruno Maresca, Françoise Gaudet et Christophe Evans Bruno Maresca (dir.)
2007
Un laboratoire de littératures
Littérature numérique et Internet
Serge Bouchardon, Evelyne Broudoux, Oriane Deseilligny et al. Serge Bouchardon (dir.)
2007
Les bibliothèques municipales et leurs publics
Pratiques ordinaires de la culture
Anne-Marie Bertrand, Martine Burgos, Claude Poissenot et al.
2001
La BPI à l’usage
1978-1995 : analyse comparée des publics de la Bibliothèque publique d’information du Centre Pompidou
Christophe Evans
1998
Les nouvelles technologies à l’épreuve des bibliothèques
Usages d’Internet et des cédéroms
Emmanuel Pedler et Olivier Zerbib
2001
Publics à l’œuvre
Pratiques culturelles à la Bibliothèque publique d’information du Centre Georges Pompidou
Jean-François Barbier-Bouvet et Martine Poulain
1986
Lire, écrire, récrire
Objets, signes et pratiques des médias informatisés
Emmanuël Souchier, Yves Jeanneret et Joëlle Le Marec (dir.)
2003