Aux origines de la lecture numérique

1La diffusion des outils informatiques va de pair avec l’appropriation progressive des formats numériques de l’écrit et la pratique de la lecture sur écran. Si l’accès au texte numérique ne s’est élargi de manière spectaculaire qu’au tournant du xxi^e siècle¹, ces technologies existent depuis des décennies : l’ordinateur personnel apparaît il y a près de quarante ans, le Web se développe depuis plus de vingt ans, les premières liseuses et tablettes numériques sont apparues dans les années 1990², et la numérisation des livres débute dès les années 1970 avec le projet Gutenberg.

2L’informatique a d’abord été diffusée, dans les années 1980³, comme un outil de travail, en direction des cadres puis, dans une moindre mesure, des professions intermédiaires et des employés et, beaucoup plus tardivement, des ouvriers⁴. La numérisation du texte est précoce dans le développement des technologies informatiques : le premier logiciel de traitement de texte est développé en 1964 chez IBM. Cette génération a dû faire l’apprentissage de nouvelles méthodes de travail sans le corpus de savoirs et de savoir-faire stabilisés et de formations homologuées⁵.

3Parallèlement aux usages professionnels de l’informatique, des usages personnels ou ludiques se sont développés avec les premiers ordinateurs personnels : la communication via les courriers, les jeux vidéo, les premiers livres numériques.

La diffusion de l’informatique à l’ensemble de la population au tournant du xxi^e siècle

4Si la pratique de l’outil informatique s’est surtout développée dans le monde professionnel à la fin du xx^e siècle, elle s’est diffusée à un rythme moins soutenu dans les ménages, et son apprentissage s’est démocratisé très lentement dans le milieu scolaire⁶. Les pionniers de la lecture sur écran sont très liés aux milieux professionnels dans lesquels ils exercent. On peut les classer en trois catégories :

• la catégorie socioprofessionnelle des « cadres et professions intellectuelles supérieures » dont les études, l’environnement social et l’activité professionnelle ont favorisé une pratique régulière de la lecture sur support numérique ;

• les métiers directement liés à l’informatique : quels que soient le niveau de qualification, ou le type de lecture ou d’écriture de textes qu’ils impliquent, ces métiers supposent une proximité culturelle et cognitive avec la lecture sur écran ;

• les « technophiles » : on désigne sous ce label ceux qui, généralement autodidactes, se sont intéressés précocement à l’impact et aux possibilités du numérique sur l’écriture et la lecture en un temps où ces objets étaient encore peu légitimes. Cette compétence informatique d’autodidactes a pu d’ailleurs être initialement dévalorisée dans la mesure où les compétences sollicitées – dispositions à l’autodidaxie, disponibilité, goût pour le bricolage, la technique, etc. – peuvent être perçues négativement au regard des parcours plus légitimes⁷.

5Comme pour toute technologie, l’accès à l’informatique dépend néanmoins de la position sociale et des revenus familiaux. L’informatique s’est d’abord développée dans des milieux sociaux favorisés – avec une légitimité très « secondaire » –, puis dans l’ensemble de la population et, en particulier, dans des groupes sociaux où l’usage de l’informatique n’était pas une ressource professionnelle. Si le matériel informatique et Internet ont d’abord été l’apanage des CSP+ (71 % des cadres et professions intellectuelles supérieures étaient connectés en 2004, alors que ce n’était le cas que de 23 % des ouvriers), en quelques années, l’écart dans l’équipement des ménages en technologies numériques a été comblé, notamment par une diffusion massive et rapide de l’Internet domestique dont le coût est de plus en plus faible. Aujourd’hui, la majorité des ménages est connectée⁸ : 96 % des cadres et 77 % des ouvriers (soit une croissance de 230 % en sept ans pour cette dernière catégorie). Par ailleurs, alors que seuls 10 % des retraités étaient connectés en 2004, c’est le cas de 42 % d’entre eux en 2011 (soit une augmentation de 300 %).

Technologies de l’information et de la communication selon les CSP – 2004-2011

6La multiplication des abonnements à Internet, en l’espace de dix ans, permet d’objectiver cette banalisation des équipements informatiques : 500 000 foyers étaient abonnés à l’Internet haut débit en 2001 en France ; ils étaient plus de 22 millions en 2013.

Nombre d’abonnements à Internet en France (en millions⁹)

Extension de l’Internet mobile et diversification de ses usages

7L’Internet mobile, c’est-à-dire les modes de connexion à l’Internet via le wifi ou le réseau 3G/4G à l’aide de supports comme les ordinateurs portables, les netbooks, les tablettes à écran tactile, les téléphones portables et les appareils de poche (PDA, MP3, livres électroniques), s’est fortement développé au cours des cinq dernières années : en 2012, près de 40 % des enquêtés déclarent utiliser l’Internet mobile ; ils étaient 10 % en 2007¹⁰. L’utilisation du téléphone mobile pour accéder à Internet illustre cette évolution. Les premières offres commerciales de téléphonie mobile utilisant la technologie UMTS (ou 3G) apparaissent fin 2004. Moins de dix ans plus tard, on estime que 24 millions d’usagers en France utilisent régulièrement Internet sur leurs téléphones mobiles¹¹. De même, la diffusion des nouveaux supports digitaux (tablettes et liseuses), accentuée par le succès de l’iPad de la marque Apple en 2010, s’est vraisemblablement accrue au cours des dernières années. On compterait en France en 2014, selon une enquête réalisée par Ipsos, 2 % de personnes âgées de 15 ans et plus équipées de liseuses, et déjà 37 % de personnes équipées de tablettes numériques12.

8Les usages de terminaux mobiles (ordinateurs, smartphones, tablettes, etc.) – tant professionnels que personnels – mêlent communications écrites ou orales, jeux, lectures, sons, vidéos, etc. 69 % des utilisateurs de l’Internet mobile déclarent lire et envoyer des e-mails avec leur téléphone portable ou un appareil de poche. 50 % déclarent participer à des réseaux sociaux en y postant des messages ou d’autres contributions. 40 % disent l’utiliser pour jouer ou pour télécharger des jeux, des images, des films ou de la musique, 31 % pour lire ou télécharger des journaux et des magazines, et 6 % pour lire ou télécharger des livres électroniques¹³. Outre la surreprésentation des hommes (hormis pour l’usage des réseaux sociaux), c’est surtout l’âge qui joue un rôle discriminant par rapport aux usages : la participation aux réseaux sociaux (71 % chez les moins de 30 ans), mais aussi les jeux ou le téléchargement d’images, de vidéos ou de musique sont essentiellement des pratiques juvéniles. La lecture de journaux, de magazines ou de livres électroniques est indépendante de l’âge des internautes. Les personnes âgées correspondent surtout par e-mails.

Lecture : 68,4 % des internautes mobiles ont, au cours des trois derniers mois, envoyé ou reçu des e-mails via l’Internet mobile.

Champ : internautes de 15 ans ou plus vivant en France métropolitaine dans un ménage ordinaire et ayant utilisé l’Internet mobile sur téléphone ou appareil de poche au cours des trois derniers mois.

Distribution sociale des usages du numérique : persistance et réduction des écarts

9Si les outils numériques sont utilisés par une partie croissante de la population, la télévision reste, en 2010, l’écran le plus regardé, toutes catégories sociales confondues (trois heures par jour en moyenne, contre trois quarts d’heure pour l’usage domestique de l’ordinateur). Mais le temps passé devant le petit écran est de plus en plus disputé par les nouvelles technologies¹⁴. Le nombre d’utilisateurs d’Internet ne cesse de croître (pour partie, sans doute, en raison de la baisse au fil des années du coût des équipements et des abonnements). La logique de la tarification de la consommation d’Internet a également changé : si, initialement, elle était calquée sur celle du téléphone (un prix à la minute), ce modèle a été rapidement abandonné pour privilégier un coût fixe (sans limite de consommation, ou dans des limites rarement atteintes par les consommateurs), de sorte que les écarts ne concernent pas tant aujourd’hui la présence ou l’absence d’équipements que la nature et les qualités techniques des équipements détenus. Disposer chez soi d’un ou plusieurs ordinateurs, d’un ordinateur portable, d’une tablette tactile, être équipé d’un smartphone de telle ou telle marque : tels sont aujourd’hui les indicateurs des écarts entre catégories sociales¹⁵.

10Le coût du matériel n’explique pas à lui seul les disparités d’utilisation des technologies numériques. Bien qu’elles s’estompent progressivement, les différences entre générations jouent également un rôle important. Selon les données disponibles, pour les générations nées après 1990, la proportion d’internautes (aujourd’hui proche de 100 %) a gagné huit points en cinq ans, mais parmi les générations nées entre 1930 et 1990, elle a progressé d’environ quinze points¹⁶. La structure par âge des utilisateurs d’Internet s’est modifiée : l’âge moyen des internautes de plus de 15 ans est passé de 37 ans et demi en 2007 à 41 ans et demi en 2012 ; au cours de la même période, la part des internautes âgés d’au moins 60 ans est passée de 7 % à 16 %, soit une augmentation nettement plus rapide que leur part dans la population française totale ; à l’inverse, les 15-29 ans ne représentent plus qu’un quart des internautes en 2012, contre un tiers en 2007¹⁷.

Taux d’internautes suivant les générations (en %)

11Les différences entre catégories socioprofessionnelles se sont également réduites. Parmi les actifs occupés, l’écart entre cadres et ouvriers est passé de quarante-trois points en 2007 à quinze points en 2012. En effet, la part d’internautes a fortement progressé chez les ouvriers (de 53 % à 84 %) : cinq ans auparavant, elle était déjà proche de 100 % chez les cadres. Si la « fracture numérique » se réduit, les catégories les mieux équipées restent celles qui sont le plus fréquemment connectées : chez les cadres, neuf internautes sur dix utilisent Internet tous les jours ou presque, contre seulement sept internautes sur dix chez les employés et les ouvriers¹⁸.

Utilisation d’Internet selon les catégories socioprofessionnelles et les diplômes

Champ : personnes de 15 ans ou plus vivant en France métropolitaine dans un ménage ordinaire.

Source : Insee, enquête « Technologies de l’information et de la communication », 2012.

12L’utilisation de l’Internet mobile varie surtout en fonction de l’âge : 75 % des 15-29 ans l’ont adopté, contre 16 % des personnes âgées de 60 à 74 ans (3 % des 75 ans ou plus). Par ailleurs, en 2012, plus de 70 % des cadres ont utilisé l’Internet mobile au cours des trois derniers mois, contre 40 % des ouvriers et des employés. De même, l’utilisation de l’Internet mobile croît avec le diplôme : parmi les moins de 60 ans, 67 % des diplômés d’études supérieures l’utilisent, contre 30 % des « sans diplômes¹⁹ ».

13L’usage croissant de l’informatique n’efface pas pour autant des pratiques distinctives : le degré de maîtrise de l’outil, en particulier, diffère selon l’appartenance socioprofessionnelle. Si les compétences informatiques s’acquièrent souvent dans un cadre professionnel, la formation et les usages varient selon les CSP : ainsi, la latitude dans le choix des logiciels et des usages est plus grande chez les cadres et professions intellectuelles supérieures que chez les employés, dont les tâches et l’environnement des logiciels qu’ils peuvent utiliser sont plus souvent imposés (limitant ainsi l’apprentissage nécessaire à la découverte des possibilités offertes par l’outil utilisé²⁰).

Usages d’Internet

14Avec la diffusion des outils informatiques et numériques au sein des ménages et l’usage croissant d’Internet²¹, les compétences associées à leur manipulation se sont répandues. Selon l’enquête « Technologies de l’information et de la communication » de l’Insee (avril 2010²²), 97 % des enquêtés savent aujourd’hui utiliser un moteur de recherche, et 90 % envoyer des courriels avec des fichiers joints. En revanche, d’autres compétences sont plus rares : moins de la moitié des internautes est capable de poster des messages sur un forum de discussion ; un quart maîtrise l’utilisation des réseaux peer-to-peer, et moins d’un sur cinq sait créer une page web. Les compétences informatiques restent associées aux usages ordinaires de ces technologies : messagerie (91,1 % des internautes) et recherche d’informations sur des biens et services (82,6 %).

Les utilisations d’Internet au cours des trois derniers mois (en %)

Champ : personnes de 15 ans ou plus ayant utilisé Internet au cours des trois derniers mois.

Source : Insee, enquête « Technologies de l’information et de la communication », avril 2010.

15Toutefois, si la dimension pratique de l’usage d’Internet est importante (consulter son compte en banque, réserver un billet de train, faire des démarches administratives, etc.), l’enquête de l’Insee fait également apparaître des usages culturels : 62,1 % des internautes utilisent Internet pour « apprendre et enrichir leurs connaissances », et 27 % pour lire des journaux ou des magazines. L’essor des usages « pratiques » a été encouragé par les grandes firmes de l’informatique et de l’e-commerce qui ont cherché à étendre la vente de leurs produits à des publics novices en matière de maniement des outils informatiques, en simplifiant au maximum leur utilisation. Des systèmes de navigation démarqués des pratiques de la vie courante ont été conçus, comme tourner une page, déplacer un objet avec un doigt, appuyer sur un bouton, etc. L’iPad d’Apple, première tablette à connaître un succès commercial majeur, est, à ce titre, exemplaire : matériel informatique relativement cher, considéré comme « non indispensable » mais « élégant » et « design », il propose un principe de navigation intuitif, accessible à un large public, fondé sur le modèle du livre, dont on tourne, ou balaye, les pages²³.

16Le développement de ces nouveaux supports numériques (tablettes, smartphones, liseuses, etc.) supposait le préalable de la diffusion de l’Internet domestique et commercial à l’ensemble de la population. Si le Web existe depuis vingt ans, c’est surtout au cours de la dernière décennie que les populations et les institutions s’y sont converties, de sorte que l’incapacité de manipuler les outils et réseaux informatiques est devenue aujourd’hui un « handicap ».

17Au-delà de la diffusion des terminaux numériques, le bouleversement industriel et ses conséquences sur les modes de diffusion des écrits de toutes sortes favorisent l’apparition dans les différents champs de production de nouveaux acteurs dont les méthodes bouleversent les règles du jeu antérieur et influencent les pratiques culturelles.