Une nouvelle technologie

1La lecture numérique a cessé d’être le monopole de quelques « technophiles » : apparue il y a environ deux décennies, cette pratique s’est banalisée avec l’Internet domestique haut débit et le Web 2.0, de sorte que l’usage d’Internet et des nouveaux supports numériques de l’écrit (ordinateurs, tablettes, liseuses, etc.) a modifié l’accès aux biens culturels en général et aux écrits en particulier. Ces transformations s’inscrivent dans l’histoire déjà longue de l’outil informatique et de son usage initial dans la sphère professionnelle ensuite étendu à la sphère privée. En 1997, 11 % des Français utilisaient un ordinateur au moins une fois par mois à des fins personnelles selon l’enquête Pratiques culturelles des Français (sans lien direct avec leurs études ou leur travail) ; ils sont plus de la moitié à le faire en 2008 dans la dernière livraison de cette enquête (56 %), et un tiers d’entre eux l’utilisent alors quotidiennement, contre 4 % seulement en 1997¹. Dans la version 2014 de l’enquête annuelle du Crédoc sur la diffusion des technologies de l’information et de la communication, pas moins de 64 % des personnes âgées de 12 ans et plus déclarent se connecter à Internet à leur domicile tous les jours, et 44 % se connectent via des terminaux mobiles en dehors du domicile2. Favorisant de nouvelles modalités de production des textes, facilitant l’accès à un corpus illimité d’écrits, les technologies numériques sont aussi génératrices de prophéties sur de nouveaux usages des textes et de nouvelles pratiques de lecture.

« Misères et grandeurs » de la lecture numérique

2Les effets prêtés à la lecture numérique³ et, en particulier, l’annonce de nouvelles manières de lire induites par le support numérique donnent lieu à des prophéties plus ou moins enchantées et à des critiques plus ou moins apocalyptiques. Rupture radicale dans l’histoire des médias ? Disparition de la médiation sémiotique avec la possibilité nouvelle d’un contact direct entre auteur et lecteur⁴ ? Disparition inéluctable du support papier⁵ ?

3Certains détracteurs du nouveau support y voient une dénaturation de la lecture. Les pratiques intensives qu’autorise l’imprimé seraient compromises : « Avec le numérique, on scanne, on navigue, on rebondit, on repère. Nous avons tendance à bouger, à cliquer, et cela réduit notre attention profonde, notre capacité à avoir une lecture concentrée. Nous avons tendance à porter plus d’attention à l’image. Nous avons tendance à moins internaliser la connaissance et à plus dépendre de sources extérieures », écrit, par exemple, la psychologue et neurologue Maryanne Wolf⁶. Si légitimes soient-elles, ces craintes sont sans doute d’autant plus vives qu’elles opposent la lecture numérique à une vision idéalisée de la lecture sur papier⁷ et qu’elles comparent, sans le dire, la lecture de textes différents.

4Dans un autre registre, les critiques visent les tentations monopolistiques sur le Web et les risques démocratiques encourus par la conservation à grande échelle de données personnelles à des fins commerciales. Par ailleurs, les transformations de l’économie de l’écrit font craindre la disparition des médiateurs de la lecture, diffuseurs des idées et des textes, et gages d’un contre-pouvoir. « Internet est devenu une forme d’organisation sociale plutôt qu’un simple outil, c’est-à-dire une manière d’être au monde et d’être avec les autres », soulignent les signataires de « l’appel des 451 pour la constitution d’un groupe interprofessionnel d’actions et de réflexions autour des métiers du livre⁸ ». Dans une perspective apocalyptique, où « les NTIC [nouvelles technologies de l’information et de la communication] amorcent une mutation historique, une rupture de civilisation, une nouvelle ère » où « les modes de pensée ne seront plus jamais comme avant9 », Alexander Bard et Jan Söderqvist dénoncent, dans la captation de l’attention (dont le texte est un des outils parmi d’autres, comme la vidéo, le son, etc.), la nouvelle « ressource systémique » : « Le paradigme a changé : désormais, l’information et l’attention sont au cœur de la création de valeur et de tendance. Les aristocrates dominaient la terre et les serfs ; les bourgeois captaient l’argent et les moyens de production. Au xxi^e siècle, les nouveaux maîtres du monde qui émergent sont les Netocrates, la nouvelle élite de l’après-capitalisme. »

5Aux alarmes suscitées par la numérisation des textes et des idées, s’oppose la vision enchantée de ceux qui, à l’inverse, annoncent, avec l’avènement des technologies numériques dans les processus de production, diffusion et réception culturelle, un bouleversement susceptible de remettre en cause les rapports de domination : grâce à la facilité des échanges directs entre consommateurs sur Internet, le public pourrait, en effet, s’abstraire des injonctions des politiques commerciales des industries culturelles¹⁰.

6Enfin, la technologie numérique favoriserait un autre rapport à l’écrit : elle inviterait le lecteur à naviguer dans l’information par le biais des hyperliens¹¹, à l’inverse de la linéarité de la lecture sur papier. La lecture deviendrait ainsi une « hyperlecture » sollicitant les associations, stimulant la flexibilité cognitive et la créativité au sein d’un espace partagé démultipliant les dimensions interprétatives. La lecture numérique s’apparenterait alors à une conversation : lire ne serait plus une pratique solitaire mais une activité interactive où cohabitent marges de manœuvre personnelles et dialogue avec l’autre.

Une « révolution » toute en continuités

7Les « révolutions » n’excluent pas les continuités : la « révolution numérique » n’échappe pas à la règle. Elle ne semble pas, en effet, avoir marqué un tournant radical dans les pratiques de lecture : en dépit de sa situation économique difficile, la presse voit son lectorat s’étendre (20,6 millions de Français consulteraient en 2012 la presse numérique sur mobile ou sur tablette), le nombre de romans édités n’a jamais été aussi grand et, si les enquêtes disponibles mettent en évidence un recul de la lecture de livres, notamment chez les jeunes générations, cette tendance est déjà ancienne et ne semble pas s’être infléchie avec la massification des technologies numériques¹². Quant aux effets prêtés aux technologies numériques sur la production des textes, on peut considérer que le billet de blog (titre, sous-titre, texte) s’apparente aux articles des journalistes, que l’hyperlien est une version améliorée de la note de bas de page, que Wikipédia s’inscrit dans la continuité du projet encyclopédiste, et que « le feuilleton » qui s’adapte bien au format Web a connu son heure de gloire chez les romanciers du xix^e siècle.

8On ne saurait nier pour autant les transformations du champ journalistique et du champ de l’édition entraînées ou amplifiées par le numérique : banalisation de la production et de la diffusion de textes, imposition d’un modèle économique basé sur l’audience en continu, entrée de nouveaux acteurs « par le haut » (entreprises du Web) et « par le bas » (« fans », amateurs, etc.). Si révolution il y a dans le cadre de ces champs, les technologies numériques modifient tendanciellement les rapports internes entre journalistes, éditeurs, etc., d’un côté, et lecteurs, amateurs, etc., de l’autre.

Révolution technologique / révolution sociale

9Outre le manque de recul historique (les technologies numériques ne sont accessibles au plus grand nombre que depuis quelques années), l’interrogation sur les conséquences du développement d’un nouveau support qui associe messages textuels et iconiques donne plus souvent lieu à l’expression de points de vue ou de prises de positions qu’à des travaux empiriques.

10Dans cette perspective, l’attention portée aux pratiques concrètes des lecteurs d’aujourd’hui qui utilisent le support numérique est un enjeu central de l’enquête commanditée par la Bibliothèque publique d’information et le ministère de la Culture et de la Communication. Comment objectiver les effets de l’introduction de nouvelles technologies sur les pratiques de lecture ? Comment décrire les pratiques de lecture ordinaire sur support numérique ? Comment ces pratiques s’inscrivent-elles dans un « itinéraire culturel » et, au-delà, dans une « trajectoire biographique » ? Engendrent-elles de nouveaux rapports à la lecture et à la culture ?

11Une des difficultés d’une enquête qualitative attentive aux agents et à leurs usages est, sans doute, l’écho trouvé chez les enquêtés par les discours sur la « révolution numérique » et le modernisme technologique. Ils disposent ainsi d’une interprétation préconstruite de leurs propres pratiques, qui leur permet d’afficher une représentation positive d’eux-mêmes en adhérant au discours « révolutionnaire ». Or ces discours enchantés peuvent masquer le prosaïsme d’une pratique qui reste parfois relativement banale et très proche des fonctions déjà identifiées pour l’activité de lecture : lecture de divertissement, lecture didactique, lecture éthique et lecture esthétique¹³.

12Reste qu’il faut rendre raison de cet engouement pour la technologie et s’interroger sur les effets qu’elle peut avoir sur les usages : on verra, en effet, que nombre d’enquêtés vivent l’arrivée du numérique comme une véritable rupture dans leurs pratiques habituelles. Il faut se demander si la technologie numérique contribue à l’extension des activités de lecture à de nouveaux groupes sociaux : la facilité d’accès aux biens culturels offerte par les outils numériques peut être un vecteur de réalisation d’une « bonne volonté culturelle » matériellement entravée jusque-là.

13Les enquêtes disponibles montrent néanmoins qu’aujourd’hui comme hier, la fréquence des lectures, leurs modalités et leurs usages varient selon la catégorie sociale, l’âge et le sexe des lecteurs et des lectrices¹⁴. En dépit des facilités d’accès ouvertes par les technologies numériques, plus le capital scolaire détenu est élevé, plus la probabilité est grande de trouver des forts ou de très forts lecteurs, celles et ceux qui échangent des livres, en achètent souvent, vont à la bibliothèque au moins une fois par semaine et lisent des livres liés à leur activité professionnelle. Chez les détenteurs d’un capital scolaire élevé, la lecture est une pratique distinctive qui permet une accumulation de ressources culturelles, sociales et professionnelles (la littérature est un sujet de discussion, les goûts littéraires permettent de se situer dans l’espace social, les lectures sont susceptibles d’être réinvesties dans le monde professionnel, etc.). Ces intérêts dérivés de la lecture concernent moins les catégories plus faiblement dotées scolairement dont « l’intérêt à la lecture » est plus « pragmatique » (« lire pour s’évader », « lire pour apprendre », etc.) que proprement « littéraire » (intérêt pour le style, la forme, etc.). Par ailleurs, enquête après enquête, on constate un déclin de la culture lettrée : si, en 1973, près d’un cadre supérieur sur deux avait lu vingt-cinq livres et plus au cours des douze derniers mois, seuls trois sur dix étaient encore dans ce cas en 1997 (comme les ouvriers et les employés non qualifiés, vingt-cinq ans auparavant¹⁵). La dernière enquête du ministère de la Culture et de la Communication confirme cette perte d’intérêt des Français pour la culture livresque en général, et pour une certaine forme de culture lettrée en particulier (littérature et essais). Mais la représentation académique de la lecture occulte la pluralité des types de lecture. Si le livre conserve une position élevée dans la hiérarchie des biens culturels et si la lecture demeure une pratique culturelle distinctive et hautement valorisée¹⁶, le reflux du roman se ferait au profit du développement de la lecture d’information et d’opinion¹⁷. Généralement oubliées, ces formes de lectures ordinaires sont pourtant les plus courantes : la quantité de textes lus aurait presque triplé depuis 1980, grâce aux textes mis en ligne¹⁸.

14Selon Olivier Donnat, les mutations de ces dernières années remettent en question plus ou moins radicalement la plupart des catégories et des lignes de partage qui permettaient traditionnellement d’appréhender les rapports à la culture. Plus qu’à un déclin de la lecture, on assiste peut-être à une évolution des pratiques. Le caractère hybride de la culture numérique, qui associe souvent textes, images et musiques, brouille l’organisation des enquêtes sur les pratiques culturelles qui reposait sur un découpage par média ou type de support¹⁹.

15Mais, en matière de lecture, les inégalités n’ont guère changé. La dernière enquête du ministère de la Culture et de la Communication sur les pratiques culturelles montre par exemple que les cadres supérieurs et professionnels libéraux, qui sont proportionnellement les plus nombreux à lire la presse nationale, le sont aussi pour la lecture de la presse sur Internet : 47 %, contre 10 % chez les ouvriers et 2 % chez les agriculteurs.

Tableau : Lecture de la presse selon la CSP

16Si les lecteurs qui expérimentent intensivement la lecture numérique appartiennent tendanciellement aux catégories sociales les plus scolairement dotées, il s’agit d’un groupe hétérogène dont les pratiques de lecture sur écran sont très diverses. La lecture recouvre, en effet, un ensemble contrasté de pratiques qui varient en fonction des supports, des objectifs poursuivis et des dispositions de ceux qui la pratiquent. Au sein même des catégories les plus dotées scolairement, les pratiques diffèrent : de l’enseignant chercheur qui transpose son usage des bibliothèques vers les plateformes scientifiques de revues électroniques²⁰, au grand lecteur de littérature qui trouve un intérêt pratique à l’usage d’une liseuse, en passant par le consultant qui parcourt rapports et documentations techniques sur support numérique lors de ses nombreux déplacements.

17Si la socialisation scolaire est primordiale pour rendre compte de l’adoption du numérique comme support de lecture²¹, la socialisation professionnelle, via la numérisation de plus en plus fréquente des écrits et l’extension des réseaux professionnels, encourage la lecture sur écran. Plus spécifiquement, la socialisation technologique est également un vecteur important dans l’adoption du support numérique de l’écrit. L’introduction de l’informatique dans le monde du travail a facilité l’adoption généralisée du numérique. Souvent pionnière dans l’usage, tant professionnel que ludique, des outils informatiques, une partie des lecteurs vient à la pratique de la lecture numérique via son intérêt pour les technologies. Enfin, la socialisation virtuelle, favorisée par le développement de rapports (virtuels ou réels) sur Internet (forums, réseaux sociaux, mailing-lists, etc.), contribue à développer et élargir les pratiques de la lecture numérique.

18Ainsi peut-on représenter l’espace des pratiques de lecture numérique par un diagramme simple, structuré en abscisses par le niveau d’engagement numérique dans les pratiques de lecture et, en ordonnées, par le type de lectures qui font l’objet ou non d’un passage au numérique.

L’enquête : terrain et démarche

19L’enquête réalisée durant l’année 2013 à la demande de la BPI et du ministère de la Culture et de la Communication repose sur une quarantaine d’entretiens semi-directifs avec de grands lecteurs de textes numériques ayant, en raison de leur activité professionnelle et/ou de leurs pratiques culturelles, acquis une réelle expérience en matière de lecture numérique. Il s’agissait de comprendre les modalités d’appropriation de cette pratique et de rendre compte des effets induits par les nouvelles technologies. S’inspirant de la méthodologie développée dans Histoires de lecteurs²², les entretiens avaient pour vocation de reconstruire un « itinéraire de lecteur », en insistant sur l’entrée en lecture numérique et sur les éventuels effets d’une offre textuelle numérique sur les pratiques et les usages de la lecture.

Les enquêtés

20Le projet soumis à la BPI proposait un échantillon raisonné de lecteurs adultes :

• des grands lecteurs au sens quantitatif qui, bien que leurs pratiques de lectures soient fortement ancrées dans des habitudes liées à l’imprimé, sont la cible des producteurs de liseuses numériques, supports dédiés des livres numériques qui concernent prioritairement les lecteurs de romans ;

• des technophiles, amateurs de technologies qui s’inscrivent dans une « approche anthropologique de la communication [où] les NTIC permettraient aux êtres humains de mettre en place une société de la connaissance, faite de flux et de transferts des savoirs à distance, mais aussi augmenteraient considérablement leurs potentiels communicationnels, désormais décuplés par les fonctionnalités offertes par les réseaux numériques²³ » ;

• des professionnels appelés à beaucoup voyager dans l’exercice de leur métier (consultants, personnel politique, etc.), pour lesquels la dématérialisation des contenus textuels porte à conséquence, tant dans l’organisation de leur travail que sur le niveau d’information requis pour l’exercer ;

• des chercheurs qui, compte tenu de leur forte antériorité dans les pratiques de lecture numérique et des enjeux actuels en matière de production et de diffusion des écrits au sein du monde de la recherche, sont des interlocuteurs tout indiqués ;

• des acteurs des métiers du livre, dont l’activité tend à être bouleversée par la numérisation croissante des textes.

21Des entretiens ont été menés au cours de l’année 2013 avec des enquêté(e)s qui répondent à ces caractéristiques, tout en veillant à leur diversité sous les angles de l’âge, du sexe et de la position sociale occupée (milieu social d’origine et catégorie socioprofessionnelle). Si l’échantillon final comporte quasiment autant de femmes que d’hommes, des enquêtés âgés de 22 ans à plus de 70 ans, des niveaux de diplômes variés (du CAP au doctorat dans diverses disciplines) et différentes pratiques de lecture (lecteurs de romans, de presse, de littérature experte, etc.), les cadres et professions intellectuelles supérieures sont surreprésentés, même chez les enquêtés dont les niveaux d’études sont les plus bas mais dont les trajectoires sont ascendantes, en raison notamment de leur maîtrise de l’informatique (autodidactes, technophiles, etc.²⁴).

22Si certaines propriétés étaient facilement objectivables (la position de chercheur, consultant, cadre politique est indiquée par l’emploi occupé), ce n’était pas le cas pour toutes : des catégories comme « grands lecteurs » ou « technophiles » dépendent de critères objectifs mais aussi de représentations de soi et de déclarations qui ne correspondent pas toujours aux pratiques réelles. Par ailleurs, peu d’institutions rassemblent les grands lecteurs ou les technophiles, d’où les difficultés d’accès à ces catégories. Enfin, les profils retenus ne sont pas exclusifs les uns des autres : un enquêté peut être à la fois chercheur, technophile et grand lecteur.

23L’échantillon a été constitué par la méthode dite de la « boule de neige » en faisant appel aux réseaux d’interconnaissances des enquêtés (nos contacts directs ont été exclus de l’enquête, pour privilégier les contacts au deuxième ou troisième degré). Certains enquêtés ont été contactés grâce aux forums internet consacrés à la lecture numérique et aux bibliothèques qui proposent une offre de livres numériques. Ces bibliothèques ont notamment permis de rencontrer des lecteurs dont les prises de positions sur la lecture numérique étaient relativement arrêtées, qu’elles soient positives (comme, par exemple, ceux approchés via des sites de partage d’e-books gratuits mais illégaux) ou négatives (comme, par exemple, le gérant d’une librairie érotique qui voit dans le livre numérique une concurrence menaçante).

L’offre de lectures numériques

24La lecture numérique recouvre un ensemble de pratiques à la fois très vaste et très hétérogène. Avec la diffusion des technologiques numériques domestiques au cours des dernières années, lire est devenu, en effet, une pratique extrêmement fréquente et diversifiée. Comme l’explique un enquêté : « On lit de plus en plus, tout le temps, il y a du texte partout autour de nous. » On lit le menu d’un logiciel, on lit des e-mails, des textos, des pages web, des documents électroniques, etc., qui s’ajoutent à l’ensemble des écrits sur supports traditionnels (livres, journaux, revues, affiches, tracts, etc.).

25Le champ d’investigation de l’enquête a donc été restreint à deux types de lectures : les lectures d’information au sens large (informations quotidiennes, ou documentation à caractère professionnel ou scientifique) et les lectures à caractère littéraire²⁵. La focalisation sur ces types de lectures permettait, d’une part, de rendre compte de deux fonctions sociales différentes et, d’autre part, de couvrir un espace suffisamment vaste de pratiques pour analyser les effets de la numérisation des textes sur les pratiques de lecture.

26L’un des partis pris de cette enquête est d’inscrire les pratiques de lectures numériques dans le contexte des évolutions récentes des secteurs de l’édition et de la presse à l’heure du numérique. Cartographier l’offre éditoriale actuelle en observant les effets de l’arrivée de nouveaux entrants dans ces champs (entreprises issues du Web), les conséquences sur leur économie interne et les répercussions sur l’offre de textes numériques permet d’analyser les effets de ces évolutions sur les pratiques professionnelles ou personnelles des lecteurs quand la lecture sur écran devient une activité ordinaire.

27La présente enquête cherche à mettre en évidence de nouvelles manières de lire induites par la « révolution numérique ». Elle montre que les effets de la lecture numérique sont certes différenciés selon les publics qui s’y adonnent, mais qu’ils ne bouleversent pas fondamentalement les habitudes de lecture antérieures, en particulier en ce qui concerne les fonctions sociales de la lecture. Cependant, des effets différenciés sont observables entre la lecture de romans ou la lecture de la presse au format numérique.

28L’enquête montre que la lecture de la presse sur support numérique est la pratique qui modifie le plus profondément les pratiques de lecture aussi bien en matière de brouillage des habitudes de lecture et de consultation que d’appropriation des nouvelles technologies. L’engouement pour l’information numérique n’incite pas à une lecture plus approfondie de l’information ni à une pratique plus étayée de la recherche d’information. Au contraire, elle invite à une forme de papillonnage informationnel, où les lecteurs comblent des temps vides par un usage quasiment compulsionnel des outils numériques (tablette, smartphone, ordinateur portable, etc.). La lecture de la presse au format numérique nécessite l’acquisition de nouvelles compétences de consultation des sites que l’on observe avant tout chez les professionnels devant se tenir informés en permanence (par exemple, le personnel politique) ou les technophiles.

29Dans le domaine littéraire, les résultats sont beaucoup plus nuancés. La révolution des goûts et des pratiques littéraires annoncée par les exégètes les plus enthousiastes semble ne pas avoir eu lieu. L’enquête conduite auprès de grands lecteurs de romans montre au contraire que les pratiques traditionnelles de lecture paraissent bien résister. Ce sont les potentialités techniques et pratiques offertes par les nouvelles technologies qui sont retenues par les grands lecteurs : les tablettes et liseuses sont légères, maniables, permettent de voyager avec de nombreux ouvrages, d’acquérir et de consulter en public des ouvrages en s’exposant moins (ce qui semble contribuer au développement de la littérature érotique et de la romance), mais leur intérêt se cantonne à ces dimensions encore insuffisantes pour révolutionner au sens fort les habitudes de lecture, les goûts et dégoûts pour des styles littéraires, ou pour démocratiser/intensifier la lecture. En revanche, le numérique a plus d’influence sur les règles de prescription littéraire. De nouvelles modalités de prescription apparaissent au détriment de formes plus anciennes : les relations virtuelles (forums de lecteurs, commentaires d’internautes, etc.) et les prescriptions statistiques (algorithmes des diffuseurs d’e-books, des moteurs de recherche, etc.) se substituent aux modalités de prescription par l’entourage immédiat ou par des institutions culturelles comme les bibliothèques, les clubs de lecture, les médias, etc. Aussi, la transition numérique semble-t-elle produire avant tout plus d’effets institutionnels que d’effets sur les pratiques de lecture elles-mêmes.

30L’enquête permettra donc de constater que si la « révolution numérique » produit certes des effets sur les pratiques de lecture, ils sont beaucoup plus limités que nombre de laudateurs des nouveaux outils voudraient le laisser croire. Les pratiques et les outils numériques proposés ne sont pas encore suffisamment stabilisés et optimisés pour détrôner le papier, mais surtout pour rebattre les cartes des logiques sociales et de leur influence sur les pratiques de lecture.