1Aelius Aristide dans le Panégyrique sur le temple de Cyzique, après avoir fait l’éloge du fondateur de Cyzique puis de la position remarquable de la cité, vante “les beautés des monuments publics, toute la construction et la grandeur de la cité”, κάλλη τοίνυν δημοσίων οἰκοδομημάτων καὶ τὴν ἅπασαν κατασκευὴν καὶ μέγεθος τς πόλεως1, avant d’en venir au temple lui-même. La beauté du paysage urbain, qui appartient aux critères traditionnels de l’éloge de la cité, n’est pas rapportée à des thèmes concernant la grandeur de l’Empire romain. Nous proposons donc d’étudier sans a priori romanocentré, à partir des sources littéraires et épigraphiques issues de cette région elle-même, les composantes de l’horizon d’attente des monuments publics dans les cités d’Asie. L’“horizon d’attente” est d’abord un terme de critique littéraire qui définit les structures culturelles et esthétiques dans lesquelles s’inscrivent la perception d’une œuvre littéraire, de sa nouveauté et son appréciation par un public. Cet horizon est valable à un moment donné : par exemple, les hardiesses naturalistes ne choquèrent qu’un temps2. Cette esthétique de la réception varie dans le temps, et bien sûr, en fonction de paramètres propres à un bassin culturel ; il s’agit d’un système de références collectif, plus sensible à une élite cultivée, structurant néanmoins, y compris dans ses variations et ses rejets, la vision de l’ensemble de la société considérée. Ces caractéristiques permettent de poser le projet d’une enquête historique sur le paysage urbain en Asie, à l’époque romaine : à cette époque il connaît un développement remarquable et cette région se distingue par une vie intellectuelle intense à partir de l’époque flavienne en particulier, autour des grands centres que constituent Smyrne, Pergame et Éphèse. Ainsi est-il possible de prendre connaissance de manière explicite (ce qui introduit une différence essentielle avec d’autres régions du monde romain) des valeurs attachées au beau paysage urbain par ces Grecs intégrés à l’empire.

2Il ne s’agit donc pas d’analyser le développement de chaque type de monument ni sa place dans le plan urbain3, ni même de proposer des bilans de l’urbanisme des grands centres asiatiques4. La notion de paysage urbain renvoie à l’objet lui-même, mais aussi au regard porté sur lui. En relation avec un espace urbain réel, on peut recomposer un espace identitaire et culturel fait de valeurs communes où l’énonciation les communautés civiques et leurs élites se retrouvent dans l’éloge des évergètes ou des enjeux de la vie civique à l’époque romaine. Il faudra d’abord vérifier, en identifiant les commanditaires des monuments publics, que la référence culturelle à la cité plutôt qu’à l’espace impérial n’est pas un mirage : il sera ainsi essentiel de constater la part prépondérante de l’évergétisme édilitaire des notables locaux sur toute autre forme d’intervention ; nous verrons aussi si de ce point de vue il est possible de mettre en évidence des caractéristiques en fonction des monuments considérés. L’initiative locale une fois mesurée, il faut s’interroger sur le déploiement de valeurs grecques et civiques en relation avec les monuments publics. À la fin de l’époque hellénistique, deux pôles essentiels sont pris en considération : les monuments liés à la défense de la cité (les murailles, les tours) et le centre civique. À la fin du iv^e siècle avec, notamment, l’interdiction du paganisme par Théodose, des ruptures drastiques se font jour dans l’appréciation du paysage urbain, ne serait-ce que par la relégation ou la destruction des temples. Mais entre 280 et les années 390, une esthétique de la cité s’est développée, dont les références restent majoritairement en lien avec les siècles précédents.

3Cette première partie se propose enfin d’identifier l’empreinte romaine dans le paysage urbain. Dans les études scientifiques aussi bien qu’auprès du grand public5, la proportion des entreprises édilitaires financées par l’évergétisme impérial tend à être surévaluée. À défaut de constater un nombre élevé de libéralités impériales, on peut se demander si l’imaginaire local, l’horizon d’attente du beau paysage urbain s’élancent vers une image de la belle cité comme une Rome miniature, comme un emblème de l’Empire romain et de ses réalisations. Les points fondamentaux du paysage urbain à la romaine peuvent être définis, à grands traits, comme la représentation de la maiestas imperii et de l’utilité publique6 : retrouve-t-on ces thèmes, ou d’autres, dans la province d’Asie, parmi les notables et les élites locales qui financent les constructions ou en décident au sein des Conseils, ou bien l’imaginaire civique du beau paysage urbain émane-t-il d’appréciations élaborées avant tout sur place ? S’adapte-t-il aux évolutions de l’époque avec modernité, ou délaissant tout intérêt pour le présent reste-t-il nostalgiquement attaché à un passé révolu ?

4Le diagnostic posé à partir d’une évaluation des représentations liées à un phénomène d’époque romaine est donc significatif pour une histoire des sociétés civiques grecques de l’Orient romain : à partir de l’histoire du cadre de vie public, devons-nous esquisser l’histoire d’un fade repli intellectuel et culturel ou de cités saisissant le mouvement de leur époque ?

Plan de l’étude

5Pour identifier les commanditaires et mener ce tour d’horizon de l’imaginaire civique lié aux bâtiments et espaces publics, vont successivement être envisagés les monuments publics typiques d’une polis d’après les rhéteurs eux-mêmes7 : les temples, l’agora, le bouleutèrion, le théâtre, les stades (ainsi que les amphithéâtres, les hippodromes), le gymnase et les bains, les fontaines, les rues et leurs portiques8. Une profondeur de vue sur la représentation de ces bâtiments ne peut être obtenue que par la recension et la comparaison minutieuse des sources épigraphiques avec les sources littéraires issues de cette région. La matière se révèle difficile à diviser et à ordonner, à cause d’abord de la conception générale et abstraite du kosmos de la cité que se font les Grecs, qui ont tendance souvent à apprécier l’effet général produit et ses conséquences plutôt que le bâtiment lui-même. Selon des modalités largement absentes de l’épigraphie d’époque hellénistique, à l’époque romaine le vocabulaire épigraphique décrit les constructions de manière générale et élogieuse comme des “monuments” (τὰ ἔργα9) ou des “offrandes” qui viennent “orner la cité” (concurremment, on peut, comme auparavant, “orner sa cité” par ses vertus ou son éducation). On observe un déploiement de cette phraséologie en Asie au ii^e s., plus que dans les autres régions du monde grec d’époque romaine. Les sources épigraphiques suggèrent même un véritable tropisme éphésien10, mais les discours des rhéteurs répandent largement cette idée auprès du public qui les acclame dans les cités. Le vocable τὰ ἀναθήματα11, “les offrandes”, peut désigner les monuments publics qui agrémentent une ville, offerts par des particuliers, et se trouve aussi employé avec le verbe kosmein12 ; il renvoie aussi à des dons plus modestes, tels que des statues ou un autel dans un sanctuaire13. Dans son Discours sur Rome, Aelius Aristide emploie cette expression pour parler des améliorations que connaissent les cités à son époque, dans le contexte de la paix romaine : νν ἅπασαι μὲν αἱ Ἑλληνικαὶ πόλεις ἐφ’ ὑμν ἀνέχουσι καὶ τὰ ἐν αὐτας ἀναθήματα καὶ τέχναι καὶ κόσμοι πάντες ὑμν ἔχουσι φιλοτιμίαν, ὥσπερ ἐν προαστείῳ κόσμος, “aujourd’hui la totalité des cités grecques se redresse, de votre temps, et toutes les offrandes, les arts et les parures vous rendent honneur, comme une parure dans une banlieue”14. Les offrandes et les parures renvoient bien aux monuments publics, mais aussi aux statues et œuvres d’art qui les décoraient15. Une troisième manière, plus neutre, de désigner les monuments publics, est le terme οἰκοδομήματα : on le trouve avant tout dans les descriptions de cités sous leur aspect le plus général16. L’emploi qu’en fait Dion de Pruse prouve que ces constructions se distinguent par leur caractère monumental et favorisent l’embellissement du paysage urbain17.

6Le discours épigraphique et littéraire sur les monuments publics, d’après une recension des termes généraux qui leur sont appliqués, désigne donc d’emblée l’importance de l’enjeu : on “orne sa cité” et on accroît sa dignité quel que soit le type de bâtiments qui ait été construit. L’“ornement de la cité” forme un tout, peu divisible18. Il est apprécié pour l’effet esthétique produit, qui n’est pas gratuit mais inséparable de valeurs communes. Cela concourt à expliquer l’apparent désordre de la plupart des énumérations des bâtiments que l’on peut trouver dans une cité, à commencer par la célèbre remarque de Pausanias sur Panopée19, ainsi que parfois l’absence d’abord surprenante dans des éloges de la mention de tel ou tel bâtiment : il n’y a pas de liste systématique des bâtiments publics, intangible et répétée d’un orateur à l’autre. Il suffisait d’évoquer le théâtre, l’agora, ou même les fontaines ou les portiques pour que le public cultivé entende bien que l’orateur faisait référence au paysage urbain attendu dans une cité digne de ce nom. Ménandre de Laodicée indique ainsi dans son manuel de rhétorique les bâtiments et les espaces “qui sont utiles à l’ornement de la cité”, συντελε πρὸς κόσμον τ πόλει20 : le théâtre, l’agora ne sont pas énumérés, mais “les portiques, les temples, les ports”, les aqueducs, les hippodromes sous réserve qu’il y en ait, et même les bois. Il serait donc peu pertinent de qualifier ces énumérations de désordonnées et discutable d’y déceler le signe d’un appauvrissement du sens politique de l’espace public dans un sens exclusivement ludique21. Elles rendent compte d’abord d’une vision unifiée de la cité.

7Le plan que nous avons suivi ne recouvre pas un découpage par zones du plan urbain, qui serait anachronique22, ni même une approche réellement fonctionnelle23 : nous verrons, en particulier pour le théâtre, combien la lecture des récits de martyres ou les romans grecs font paraître peu approprié de le qualifier de monument de loisir plutôt que d’édifice servant encore, avant tout, à rassembler le corps civique. Nous envisagerons donc les “affaires divines” avant celles relatives aux hommes, pour reprendre l’ordre de préséance adopté dans les assemblées délibératives. Viennent ensuite les bâtiments et espaces du centre civique (agora, bouleutèrion), manifestant la continuité historique de la cité, puis, à la jonction entre le politique et les réjouissances publiques, les monuments liés à l’agôn24. Non négligeables désormais dans la revendication d’un statut civique viennent les monuments liés à l’eau, gymnases associés à des édifices balnéaires et fontaines nouvelles grâce au développement des aqueducs. Leur nouveauté dans le paysage urbain pose un problème particulier d’interprétation : est-elle un signe de coupure avec le passé ou de goût pour la modernité, sans préjudice d’un ancrage dans les traditions locales ? Ces monuments, avec les théâtres, conservent une importance remarquable dans l’Antiquité tardive. Les parcours (rues et avenues à portiques) dans l’espace urbain, les limites (murailles) et les abords de la ville (ports et portes monumentales) seront ensuite évoqués, avec leurs agréments. Après avoir considéré les monuments publics un à un, il faut pour finir recomposer le paysage urbain et caractériser l’ensemble des valeurs culturelles que lui attache la communauté civique. Elles diffèrent des ambitions liées à la beauté des cités dans d’autres régions du monde romain25.