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Le duc et la société

 | 
Frédéric Boutoulle

Conclusion générale

Texte intégral

Totz los vezis appel senhors
Del renh on sos joys fo noyritz,
E crey que.m sia grans honors
Quar ieu dels plus envilanitz
Cug que sion cortes lejau 

  • 1  Jeanroy éd. 1924, 7 (Pro ai del chan essenhador). “J’appelle seigneurs tous les habitants [voisins (...)

Jaufré Rudel1

1Des premières donations de Guy Geoffroy en Bordelais au statut de paix de Richard Cœur de Lion, la période couverte par cette étude, un gros xiie siècle englobant en amont le dernier quart du xie, a permis par son étendue d’observer des permanences et des mutations des pouvoirs, au sein de la société des laïcs de la Gascogne bordelaise. Pour cela, il nous a souvent fallu déborder du cadre chronologique que nous nous sommes fixés, notamment pour comprendre à partir d’une documentation ultérieure et de manière rétrospective ce que les textes du xiie siècle nous laissent entrapercevoir : outre les premières années des séries de la chancellerie anglaise, l’enquête de 1236-1237 sur les coutumes des habitants de l’Entre-deux-Mers qui a révélé des dispositions attribuables à Henri II et Richard Cœur de Lion.

  • 2  Schéma emprunté à Débax 2005, 12.

2Dans un premier temps, nous avons tiré profit du réveil documentaire concomitant de l’offensive grégorienne pour saisir l’organisation des groupes sociaux et l’architecture des pouvoirs pendant le principat des comtes de Poitiers, ducs d’Aquitaine, soit entre les années 1070 et l’arrivée des Plantagenêts, au milieu du xiie siècle. Pendant cette période, les mécanismes de domination sociale sont parus organisés, non selon une structure pyramidale et hiérarchisée, mais par une sorte de triangulation dont le pouvoir ducal, les seigneurs et les communautés paysannes constituaient les trois pôles2. Alors que dans la plupart des régions méditerranéennes, les comtes n’ont pas pu, au xie siècle, juguler la prolifération des seigneuries castrales, de notre côté, c’est l’image d’un duc en meilleure posture qui s’impose. À la base de cette première singularité, il y a le domaine ducal, hérité des anciens comtes de Bordeaux et de Gascogne, couvrant en Bordelais une bonne moitié du pays et à côté duquel les plus distantes vicomtés de Castillon ou de Fronsac faisaient modeste figure. Sur la plus grande partie de cet espace, une fiscalité évanescente, de probables et occasionnelles prestations à l’ost maintenaient pourtant le lien avec les communautés.

3À côté de ces espaces faiblement dominés, la puissance ducale se concentrait en quelques endroits. Dans la poignée de châteaux de la directe d’abord, dont les textes nous disent si peu, mais surtout à Bordeaux, cité pour l’essentiel ducale, où Guy Geoffroy a opéré un redéploiement de sa fiscalité vers les coutumes ponctionnant le trafic fluvial. Les fréquentes et longues absences des ducs n’ont donc pas, contrairement à ce qui a été écrit, altéré leur puissance en Bordelais. Ici nulle “faillite du prince”. On voudrait mieux comprendre comment celle-là a pu se maintenir. On se doute que la domination quasi extensive de vastes espaces ou qu’un certain légitimisme chez les sujets du duc n’ont pas été des facteurs suffisants. Les Guilhem ont certainement bénéficié de concours plus ou moins actifs : si le rôle des agents (prévôts et viguiers) de ce point de vue paraît neutre, si l’inertie des communautés paysannes a certainement pesé, le soutien de l’archevêque de Bordeaux a été, particulièrement lors de la crise de 1147-1149, un facteur plus déterminant. Notons que dans un large sud-ouest, cette situation n’était pas inédite, mais les exemples connus, la Navarre de J.‑J. Larrea, voire le haut comté de Foix de C. Pailhès, où le prince (en l’occurrence le roi et le comte) avaient conservé une position éminente, sont des zones de montagne. Ce constat général rejoint donc les conclusions dégagées par H. Couderc-Barraud à partir de la résolution des conflits dans la Gascogne des xie et xiie siècles, à savoir que cette région a connu, au nord comme au sud, un effacement moins prononcé de l’autorité princière.

4Nuance de taille à ce tableau, le nord de la Dordogne. De Blaye à Castillon en passant par Fronsac, le duc avait perdu pied, à croire que la Dordogne marquait une frontière intérieure. Là, vicomtes et châtelains ignoraient généralement la curia des héritiers du comté de Bordeaux en retour de quoi le duc n’était pas en mesure de faire valoir quoi que ce soit, le champ étant occupé par les comtes d’Angoulême (Blaye et Fronsac) et, à un moindre degré, par ceux de Périgueux (en Entre-Dordogne). Malgré les efforts de Guilhem IX à Blaye, le nord de la Dordogne est resté paradoxalement plus proche du schéma d’organisation des pouvoirs publics qu’A. Debord a décrit pour les pays de la Charente. L’autorité ducale avait donc surtout reculé vis-à-vis des maîtres des plus anciens châteaux, antiques où carolingiens.

5Ce lien entre ancienneté des castra et distanciation vis-à-vis du duc donne à penser que ceux des châtelains qui n’avaient pas pu franchir le pas contrôlaient une génération de forteresses plus récente. Si l’on ne connaît pas la nature exacte des relations entre le duc et les principes castella tenentes, du moins ceux-ci ne proliféraient pas. Avec une grosse vingtaine de castra et castella majeurs aux mains des seigneurs laïcs à la fin du xie siècle, le Bordelais et le Bazadais se distinguaient du Midi où les seigneuries castrales hérissaient littéralement le pays. Mais par rapport à une Gascogne méridionale dont on connaît le caractère tardif des regroupements castraux, le constat ne surprend pas. À un niveau inférieur, le domaine ducal comme les seigneuries châtelaines étaient parsemés de seigneuries locales nées sur d’anciennes villae fiscales ou installées sur des alleux et dont les maîtres avaient reçu, du duc ou du châtelain, pour eux et leurs héritiers, la justice, le contrôle des voies publiques, des vacants et des cours d’eaux. Dotées de surcroît d’une solide puissance foncière et de la possession des ecclesiae, au nom de laquelle étaient levées les dîmes, ces seigneuries destinées à caser des fidèles ou des cadets de l’aristocratie châtelaine ont aussi constitué un modèle pour les seigneuries monastiques ou prieurales. Elles présentaient cependant de fortes variantes tenant soit à des réserves de droits publics gardés par le suzerain, soit à leur morcellement en raison de la multiplicité des ayants droit et de la complexité des co-seigneuries. Bloquées par de probables restrictions au droit de fortifier, les seigneuries locales restaient en principe ouvertes aux interventions du duc ou du châtelain, forçant par exemple à l’abandon d’une justice.

6Avec la villa dont il procède, ce type de seigneurie traduit donc la permanence d’une structure d’encadrement des hommes venant de loin, bien distincte cependant de la villa du haut Moyen Âge de la France du nord, avec son régime domanial fondé sur le travail d’une main d’œuvre servile et les corvées des tenanciers. La villa du Bordelais des xie et xiie siècle, à la fois cellule de peuplement lâche et assiette tributaire, restait peuplée d’alleutiers ou de tenanciers et faute d’importantes corvées domaniales, l’exploitation des réserves seigneuriales reposait sur des familiers ou des prébendiers. Cependant, alors que la villa, affectée par les progrès de l’encadrement paroissial, cessa peu à peu d’être considérée comme une entité territoriale référente, la seigneurie locale, s’adaptant à la croissance des terroirs, était reproduite sur des nouveaux alleux aristocratiques avant de finir par être altérée par le jeu de la privatisation des droits publics, de leur morcellement et de leur féodalisation.

7Le groupe aristocratique qui asseyait sa domination sociale sur ces structures seigneuriales était par conséquent fait de niveaux différents aux délimitations élastiques. En général du reste, le moins que l’on puisse dire des terminologies c’est que le lexique des scribes manque de netteté et que, pour l’aristocratie comme pour la paysannerie, chaque mot ne s’applique pas à un statut juridique ou à un niveau de domination sociale particuliers. Concernant le groupe aristocratique, les coïncidences entre les principes, les optimates, les proceres, les barones, ou les nobiles, et l’adéquation de ces termes au niveau des châtelains comme à celui des seigneurs locaux, montrent qu’aux yeux des contemporains le groupe aristocratique présentait une homogénéité certaine. Celle-ci était d’abord fondée sur la circulation de la qualité nobiliaire à la faveur des alliances hypergamiques ou homogamiques. Un creuset de valeurs communes associant préoccupations terriennes et idéologie chevaleresque, des pratiques successorales basées sur un égalitarisme de principe, quoi que contourné par un sévère malthusianisme lignager, s’ajoutaient aux effets d’autres solidarités, nées de la fréquentation des cours seigneuriales, des combats et des relations féodales. S’immisçant à tous les niveaux de l’aristocratie laïque, la militia restait encore un club de combattants aisés et intermittents portant une connotation de subordination.

8Du côté de ceux qui ressentaient la domination du groupe aristocratique, les paysans, les situations sont aussi apparues diverses. Les alleutiers, dont l’importance numérique est connue depuis longtemps, fournissaient l’élément le plus ancien et par endroits le plus important des vieilles communautés, indépendantes de toute forme de regroupement volontaire de l’habitat. Elles pouvaient encore construire et posséder des églises, nommer leurs desservants, équiper de moulins, ou acter en justice. Elles pouvaient aussi émettre des arbitrages selon les procédures de règlement des conflits en vigueur, se mobiliser contre les délinquants au signal d’appel, être requises au service militaire et peut-être soudées par des pratiques de sociabilités comme les potaciones. Le groupe des alleutiers était, d’un côté, alimenté par les défrichements qui créaient de nouveaux alleux, mais, dans l’autre sens, il était érodé par les entrées en dépendance, sous la justicia d’un puissant, de ceux qui contre le versement d’un cens attendaient des garanties judiciaires. Ces censitaires, que l’on rencontrait par groupes consistants dans les villae seigneuriales ou par grappes isolées dans leurs environs, constituaient une sorte d’élite de notables comparable aux “hommes des casaux” ou pagès de la Gascogne méridionale, médiateurs du dominium, entrepreneurs ruraux à l’occasion et qui, par le jeu de délégations qui leurs étaient concédées, pouvaient se hisser au statut de hobereaux, leur permettant, une à deux générations plus tard, d’être agrégés à la militia.

9Dans les seigneuries où la territorialisation des pouvoirs n’avait pas effacé les différences de conditions, les détenteurs de justicia tendaient à homogénéiser les habitants vivant dans leur ressort et dans le voisinage. Parallèlement aux limitations que subissaient peu à peu les censitaires (restriction des déplacements, résidences forcées), par le vecteur d’un servicium élargi sont apparues de nouvelles charges (repas, corvée, service militaire). En leur sein émergèrent d’autres conditions que l’on identifie mal, comme celle de sainteurs, ou des “hommes propres”, manifestement moins bien lotis que la majorité des censitaires. Accompagnant ce mouvement, la queste se diffusa à partir des années 1120-1140, sans entraîner de servage massif.

10La documentation se focalisant sur les transferts de biens, il est apparu que ce que l’Église recevait n’était qu’un aspect d’un ensemble des mécanismes de régulation sociale et de distribution du pouvoir. Au sein de la société des laïcs, les donations en pleine propriété furent de moins en moins pratiquées par des seigneurs et des propriétaires attachés aux biens sur lesquels se fondait leur domination sociale. En revanche, les concessions en fief que rendaient possible la croissance des terroirs et des revenus, se sont rapidement développées à tous les degrés de la société, les propriétaires et les seigneurs trouvant l’opportunité d’affecter à leurs clients un niveau de revenus, à l’origine temporaire ou viager, pour leur soutirer un service particulier (plège notamment). Faute de services typés ou d’hommages, la féodalité de la fin du xie et du début du xiie siècle était encore d’une grande souplesse, ce qui ne l’empêcha pas d’évoluer, notamment à la faveur de l’hérédité de fiefs, acquise au milieu du xiie siècle par contamination de la tenure conditionnelle.

  • 3GCSM, n° 710.
  • 4  Boutoulle à paraître b.

11Les modes de résolution des conflits ont révélé combien étaient étroites les relations de cette société avec les normes qu’elle engendrait. Il existait bien un ritus Burdegalensis ce que confirme la pratique de la procédure accusatoire. Cet ensemble de normes qui s’appuyait non sur une référence écrite, mais sur la mémoire collective et le recours à des spécialistes, guidait les parties dans le champ judiciaire ou hors de celui-ci, puisque les accords privés auxquels aboutissaient la plupart des conflits étaient scellés de la même reconnaissance. Que les principaux seigneurs, au premier rang desquels le duc et ses représentants, n’aient pas été en mesure d’imposer leurs sentences souligne moins une éventuelle incapacité de leur part que la compréhension de ce que devait être une bonne solution, négociée plutôt qu’imposée. Certes bien des conflits restaient latents, faute d’accords, et laissaient libre cours aux aléas d’un système vindicatoire largement occulté par les sources. Mais la capacité des acteurs à se conformer à ces normes induites relève d’un légalisme qui peut surprendre un observateur habitué à l’immanence du droit écrit. C’est le même constat que procure l’observation des conseils dans les actes des cartulaires (consilia) : leur caractère invasif, l’obligation morale d’y avoir recours (non sine consilio3), la sollicitation de cercles divers non limités à celui des fidèles (parents, amis), trahissent l’existence de normes non écrites auxquelles il était pourtant de bon ton de ne pas se dérober4.

  • 5  Barnabé 2003, 112-113.

12L’arrivée des Plantagenêts avec lesquels nous avons franchi le milieu du xiie siècle changea quelque peu la donne. D’abord parce que le duc, en la personne d’Henri II, puis surtout de Richard Cœur de Lion, de 1169 à 1190, se fit plus présent dans la région. Le “seigneur de Bordeaux”, comme l’appelait Bertran de Born traversa fréquemment la Gascogne bordelaise pour se rendre plus au sud, lutter contre les seigneurs gascons ou dans le cadre de la guerre contre le comte de Toulouse (1156-1196). Cependant, au regard de la remuante aristocratie de l’Aquitaine, celle du Bordelais et du Bazadais semble avoir eu une moindre propension à la révolte, au grand dam du troubadour limousin. Si l’on excepte la probable participation de seigneur de Benauges à la révolte de 1169 et celle plus assurée du vicomte de Castillon à celle de 1182, le laconisme des sources à ce propos est peut-être à mettre sur le compte d’une meilleure tenue de la région par le duc et ses agents, sinon à un avant-goût de la fidélité dont elle ne se départit pas vis-à-vis de son “seigneur naturel”, tout au long du xiiie siècle5. De fait, avec la multiplication des gardes sur les établissements religieux (La Sauve, Guîtres, La Réole, Sainte-Croix), la réactivation ou la mise en place de châteaux ducaux (Bisqueytan, Le Cros, La Réole, Couture, Uza), le roi-duc tissait dans la région un réseau de points d’appui le long de l’axe garonnais ou pour mieux surveiller les seigneuries les plus menaçante. Le resserrement administratif lancé dans les années 1180, avec la mise en place d’un épisodique sénéchal de Gascogne et de justiciers intermittents, n’atteignit le niveau de la “crise des franchises” de la Catalogne que plus tard, dans les années 1230.

13L’appesantissement de la puissance ducale se traduisit cependant par un relèvement des coutumes et par des tentatives de semonces à l’ost sur les dépendants des seigneuries. Le statut de paix de 1198 reflète les velléités de la politique ducale. À l’occasion de la canonisation du premier abbé de La Sauve-Majeure Gérard de Corbie, Richard chercha à imposer dans les limites de la directe, à défaut de la justice ducale à tous les sujets des seigneuries, tout au moins sa paix, afin de limiter les effets d’une violence endémique sur la paysannerie et la bourgeoisie. Dans les faits cependant, avec sa durée limitée et le respect affiché du droit des barons, cette mesure conservait une portée limitée et fut surtout l’occasion de renforcer la fiscalité ducale par le paiement d’un nouvel impôt direct, le commun du roi.

14Les changements observables dans la société gasconne sont, pour partie, liés à cet arrière-plan. La militarisation de l’aristocratie est un phénomène datable de la seconde moitié du xiie siècle. Le processus tient d’abord à l’agrégation de la haute aristocratie à la militia, en raison, peut-on penser, de la fréquence des semonces à l’ost ducal. Il tient aussi à l’augmentation des effectifs de milites, surtout issus des cadets de l’aristocratie, peinant à suivre le surcroît des exigences ducales, par le jeu de la multiplication des castra, ducaux ou seigneuriaux. Les premiers Plantagenêts ont également introduit un contrôle des successions aristocratiques, par des gardes et des tutelles, avec d’évidentes arrières pensées fiscales. Parallèlement, se renforçait le dominium seigneurial avec le concours des escouades de milites qui s’assuraient des levées d’avena ou des captenhs, censées entretenir les montures chevaleresques ou à rémunérer la protection du seigneur. Le service militaire requis dans les seigneuries châtelaines et ecclésiastiques, apparaît en pleine lumière dans les années 1180, sur la base de relations féodales. Les premiers hommages aristocratiques, leur articulation sur les fiefs, ainsi que les premières mentions de commises et de lods-et-ventes, témoignent des évolutions de la féodalité régionale, dans un sens favorable aux seigneurs.

15Le reste de la société rurale a inégalement enregistré cette évolution générale. Au sein de la directe ducale la paysannerie a ressenti, avec près d’un siècle de retard par rapport à celle des seigneuries, les effets d’une altération de l’allodialité caractérisée par une limitation à la dévolution des alleux et une certaine homogénéisation des conditions face aux prestations ducales (aubergades, quête, fourniture de cautions…). Celles-ci ont aussi eu pour effet d’individualiser la catégorie des prud’hommes, le vieux groupe des notables ayant à assumer la médiation ducale dans une période de sous-encadrement administratif, qui a connu une sorte d’institutionnalisation par des franchises et des privilèges. Dans les seigneuries, d’autres limitations sont apparues comme le renforcement de l’attache à la tenure, des premières traces de limitation du formariage et des hommages, tendant à renforcer le lien de dépendance. Cependant, loin d’avoir condensé en un statut référent, ces pratiques conservaient une certaine souplesse et ne furent pas assimilées à un servage, avant le second quart du xiiie siècle, au travers de la questalité.

16Ces restrictions trahissent la volonté des seigneurs de limiter les possibilités de départ de leurs dépendants vers les villes dont l’essor, topographique et démographique, est net dans la seconde moitié du xiie siècle. À Bordeaux, dès le principat de Richard, émergea une émanation de la bourgeoisie qui acquit, à l’instar des prud’hommes des campagnes, par un système inspiré de la firma burgi, un droit de regard sur les péages, l’atelier monétaire, les salines ou sur les revenus des zones restées dans la directe ducale. La charte de Falaise, qui en 1199 accorda aux bourgeois de Saint-Émilion le droit de commune et lança par la même occasion le mouvement communal dans la région, consacra ce lien entre les élites urbaines et le roi-duc.

  • 6  Aurélien éd. 1880, 290, denique quamplures etiam nunc superstites auris fruuntur vitalibus qui urb (...)
  • 7  Feller 1997, 159 et sq., Viader 1995, 129.

17L’étendue des champs que nous avons explorés laisse souvent l’impression de n’avoir vu que l’écume et de ne pas s’être posé assez dans ces groupes, dans ces familles ou ces seigneuries qui auraient mérité plus que de sommaires balisages. C’est le prix du parti que nous avons tenté de mener en nous limitant aux groupes sociaux. Les pistes que nous laissons ouvertes sont donc nombreuses. Les sources elles-mêmes, au premier rang desquelles les cartulaires qui confèrent à notre période son homogénéité documentaire, sont dans l’attente d’une étude sur les conditions et la portée de leurs rédactions. Quand on voit que les Anciennes coutumes de la Réole et le cartulaire qu’elles ouvrent ont été rédigés dans un contexte de défense vis-à-vis du duc d’Aquitaine, réflexe conservatoire tout aussi net avec le Liber rubeus de Dax, quand on réalise que le cartulaire de Saint-Seurin a été, de l’avis de son compilateur, rédigé pour justifier un rite d’investiture ducale, il y a de quoi s’intéresser à ces monuments. Il faudrait aussi comprendre pourquoi le domaine ducal qui se prolongeait au sud, à travers les Landes, était si important. Si l’on en croit l’auteur du Baptista Salvatoris et sa justification de l’ancien diocèse de Gascogne par la déprise démographique que connut la région entre le ixe et la fin du xie siècle, la faiblesse du peuplement pourrait être un facteur d’explication, ce que l’archéologie ne pourra que confirmer (ou infirmer)6. De même, le dominium seigneurial paraîtra-t-il moins nébuleux quand on appréhendera mieux le prélèvement seigneurial, de manière anthropologique, avec l’aide des sources du xiiie siècle. Le côté “bonasse” ou évanescent de la seigneurie qui a parfois été reconnu, devra être confirmé7. Sur ce registre, il s’agirait aussi de voir comment la seigneurie locale post-grégorienne a encaissé les “restitutions” d’églises.

  • 8  Expression que je dois aux participants du séminaire “Pierre-Bonnassie” de l’UMR-Framespa.
  • 9  Debord 1984, 451-454.
  • 10  Arnoux 2000, 576-577.

18Avec ses limites, notre enquête a cependant mis en exergue quelques particularités de la Gascogne bordelaise liées à l’importance du domaine ducal. On peut y rattacher le faible nombre de seigneuries châtelaines, l’importance des seigneuries locales et des communautés d’hommes libres ; elle donne du sens à l’action des premiers Plantagenêts et permet de comprendre les prodromes du mouvement communal. Pourtant, le “pays des nodateurs” n’était pas si exotique8. Si l’on excepte le tissu de seigneuries châtelaines, les similitudes sont fortes avec les régions de la Charente étudiées par A. Debord9 . En effet, de part et d’autre de la Gironde, la période antérieure au milieu du xiie siècle est caractérisée par la prédominance de l’alleu, l’inconsistance des liens féodaux et l’existence de clientèles fondées sur des relations contractuelles. Ce socle commun trahit certainement la pérennité de structures sociales héritées. Puis, au nord comme au sud de l’estuaire, la seconde moitié du xiie siècle a été marquée par un brutal retour de la puissance ducale, les Plantagenêts faisant valoir les mêmes prérogatives féodales sur une aristocratie en voie de vassalisation. Nous avons relevé la même périodisation qu’A. Debord dans la diffusion des hommages ou dans le regain de faveur de la notion nobiliaire auprès des châtelains. Plus au sud, d’autres parentés sont apparues avec la Gascogne de B. Cursente, comme le retard de l’incastellamento ou l’importance des notables ruraux dans la médiation du prélèvement seigneurial. Au-delà de la France de l’Ouest de D. Pichot et D. Barthélemy avec ses seigneuries locales, la Normandie du xie siècle fournit d’autres similitudes, avec l’équilibre établi entre les communautés d’hommes libres, le pouvoir ducal et un groupe seigneurial faiblement enraciné, ce qui explique l’absence de cristallisation des dépendances personnelles10.

  • 11  Boutruche 1947.
  • 12  Chaplais 1955.
  • 13  Reynolds 1994, 275, 283-288 ; Le Goff 1996, 257, 262 ; Vincent 2000, 131-133. Ch. Higounet, tout e (...)
  • 14  Barckhausen éd. 1890, 608, 612.

19Ces comparaisons qu’il faudrait élargir vers le sud, enlèvent bien de sa singularité à la Gascogne bordelaise des xie et xiie siècles, à ce pays d’alleutiers passant pour avoir résisté au régime féodal11. Ce constat sape quelque peu le thème de l’allodialité supposée de la Gascogne avant le traité de Paris (1259)12. Aussi curieux que cela paraisse, la thèse de P. Chaplais, énoncée il y a un demi-siècle, n’a pas été réellement réfutée en dépit de son caractère peu nuancé, ce qui lui vaut de figurer encore en bonne place dans les publications récentes13. Rappelons que cet auteur explique la limite sud de l’offensive de Philippe Auguste de l’été 1204, au Poitou, et l’absence de référence à un hommage au roi de France de la part d’un duc de Gascogne ou d’un duc d’Aquitaine pour la Gascogne, avant 1259, par le fait que la Gascogne n’aurait pas été un “fief mouvant de la couronne”. Invoquant des sources tardives, comme Primat de Saint-Denis (fin xiiie siècle) ou le Livre des Coutumes de Bordeaux (fin xive s.)14, P. Chaplais explique la réflexion de saint Louis sur l’hommage d’Henri III par l’allodialité de la Gascogne avant cette date. Cette terre aurait été “indépendante”, une sorte de préfiguration du Béarn souverain.

  • 15  Par exemple, Ste-Croix, n° 80 (1043), 105 (1138) ; St-Seurin, n° 12 (1060), 15 (1066), 16 (1081), (...)
  • 16  Aimoin 2004, 120.
  • 17  Richer, Histoire de France, IV, cité par Brunterc’h éd. 1994, 372.
  • 18  Dudon de Saint-Quentin, éd. J. Lair 1865, 168-169, Van Eickels 2006.
  • 19  Aurélien éd. 1880, 292, apud Gallias tunc temporis mellifluis persuasionibus intimabat. Is ergo ta (...)

20Certes, aucune mention d’hommage n’est attestée, pas même lors de la rencontre de Saint-Jean-d’Angély entre le duc de Gascogne, Sanche Guilhem, le duc d’Aquitaine, Guillaume le Grand, le roi Robert le Pieux et Sanche le Grand, en 1010. Mais en regard de cela, il suffit d’ouvrir un cartulaire gascon pour se rendre compte que les références aux règnes des rois de France ne manquent pas, aussi bien au xie siècle qu’au xiie siècle15. Certes encore, en arrivant à La Réole, le 8 novembre 1004, Abbon de Fleury pérorait non sans orgueil “en ce lieu je suis plus puissant que le roi de France où personne ne craint son dominium”16 . Mais, ce faisant l’abbé de Fleury ne remettait pas en question l’appartenance au royaume de la Gascogne dans lequel il se savait établi, puisque c’est précisément au capétien qu’il se référa. Que le roi fût dépourvu de moyens d’actions dans une marge où il n’était pas reparu depuis le ixe siècle ne pouvait que frapper un religieux de l’Orléanais habitué à le solliciter. Son contemporain Richer, dans sa relation du sacre de Hugues Capet, relevait bien les Wascones parmi les peuples sur lesquels le nouveau roi avait à régner, aux côtés des Aquitains17. Même la donation in allodium de la future Normandie à son premier chef, le norvégien Rollon, par le roi Charles le Simple, relève d’une interprétation de la part de Dudon de Saint-Quentin, un clerc de la cour normande du début du xie siècle qui cherchait à minorer l’obligation de service de son maître envers le roi de France18. Du reste, l’auteur du Baptista Salvatoris, qui écrit rappelons-le dans les années 1140, n’établit pas de séparation entre les Gaules, dans lesquelles Urbain II était venu prêcher la croisade, et Bazas maintes fois placée en Gascogne19.

21Celle-ci n’en constitue pas moins un champ prometteur, car entre les vallées pyrénéennes et les pays de la basse Garonne, de larges espaces méconnus appellent à poursuivre les explorations sur les sociétés du Moyen Âge central.

Notes

1  Jeanroy éd. 1924, 7 (Pro ai del chan essenhador). “J’appelle seigneurs tous les habitants [voisins] / du royaume où a été élevée celle qui fait ma joie, / et je crois que ce m’est un grand honneur / de considérer comme courtois et loyaux / les plus vilains d’entre eux”.

2  Schéma emprunté à Débax 2005, 12.

3GCSM, n° 710.

4  Boutoulle à paraître b.

5  Barnabé 2003, 112-113.

6  Aurélien éd. 1880, 290, denique quamplures etiam nunc superstites auris fruuntur vitalibus qui urbis ejusdem maenia vel nullo vel rarissimo incoli quondam habitatore (ut ab eis accepimus) viderunt, atque ut ejusdem loci antistites, dum una prae inopia minime sufficit, duabus aut etiam tribus licenter praessent urbibus.

7  Feller 1997, 159 et sq., Viader 1995, 129.

8  Expression que je dois aux participants du séminaire “Pierre-Bonnassie” de l’UMR-Framespa.

9  Debord 1984, 451-454.

10  Arnoux 2000, 576-577.

11  Boutruche 1947.

12  Chaplais 1955.

13  Reynolds 1994, 275, 283-288 ; Le Goff 1996, 257, 262 ; Vincent 2000, 131-133. Ch. Higounet, tout en trouvant à la thèse de P. Chaplais un caractère “séduisant”, la nuance quelque peu (Higounet 1963, 49).

14  Barckhausen éd. 1890, 608, 612.

15  Par exemple, Ste-Croix, n° 80 (1043), 105 (1138) ; St-Seurin, n° 12 (1060), 15 (1066), 16 (1081), 21 (1122), 24 (1108-1130)51 (1145-1152) ; GCSM, n° 13 (1079), 17 (1087), 626 (1114), 657 (1115), 803 (1112), 1156 (1119), 1164 (1141) ; La Réole, n° 15 (1026), 40 (1080), 60 (1086), 64 (1103), 96 (1087), 102-103 (1126)137 (1084), 146 (1127), 150 (1126). On peut aussi se servir des cartulaires plus méridionaux, tels ceux de Saint-Mont (n° 3, 4, 5, 97) Sorde (81, 168), Cagnotte (n° 1) ou le Liber rubeus de la cathédrale de Dax (n° 101, 134). Ce constat avait été fait en 1902 (Degert 1902).

16  Aimoin 2004, 120.

17  Richer, Histoire de France, IV, cité par Brunterc’h éd. 1994, 372.

18  Dudon de Saint-Quentin, éd. J. Lair 1865, 168-169, Van Eickels 2006.

19  Aurélien éd. 1880, 292, apud Gallias tunc temporis mellifluis persuasionibus intimabat. Is ergo tam justae petitionis libentissime annuens, innumeris concurrentibus promiscui sexus et aetatis agminibus, mysteria ad quae invitatus fuerat de more solemni peragens gloriosissimi Baptistae sanguinem in altari honorifice satis recondidit, ejus nomini Ecclesia dedicata.

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