1Sur les soldes dans l’armée romaine impériale, l’historien moderne a quelques certitudes : le montant de la solde légionnaire est passé de 225 à 300 deniers sous le règne de Domitien, peut-être en 831. Il aurait ensuite été porté à 400 deniers par Septime Sévère et à 600 par Caracalla. Encore l’ampleur de ces dernières augmentations a t-elle été très débattue2 dans la mesure où les témoignages de Dion Cassius3, de l’Histoire Auguste4 et d’Hérodien5 manquent de précision. Quant à l’évolution du montant de la solde des auxiliaires, elle est plus difficile à appréhender, mais les recherches de M. A. Speidel ont contribué à la préciser6. Autre certitude, le versement de la solde et l’entretien de l’armée incombaient aux procurateurs financiers des provinces concernées, dont la caisse recueillait le produit de la fiscalité, ainsi que l’indique très clairement la Géographie de Strabon7. On sait également, grâce à la documentation papyrologique, que le prix des fournitures militaires était déduit du montant de la solde8 et que le soldat recevait ses armes en échange d’une caution qu’il récupérait à l’issue de son temps de service9.

2En revanche, si l’on cherche à reconstituer les modalités pratiques du versement de la solde, on est rapidement confronté aux silences ou aux contradictions de nos sources. En dehors des stipendia et des donatiua, les soldats recevaient d’ailleurs également, à l’expiration de leur temps de service, une prime de congé, dont j’ai déjà évoqué ailleurs la procédure de distribution10. Je n’y reviendrai donc pas ici. Suétone et Dion Cassius divergent sur les modalités d’application de la hausse de la solde décidée par Domitien. Le témoignage de Suétone suggère qu’elle eut pour effet d’instaurer un versement supplémentaire, en plus des trois stipendia versés le 1^er janvier, le 1^er mai et le 1^er septembre. Mais l’existence de ce quatrième versement demeure hypothétique, dans la mesure où il n’est pas attesté par la documentation papyrologique11. À moins de supposer qu’il ne fut effectué que l’année où l’augmentation fut décidée, car c’était alors le seul moyen de la mettre en application, il faut peut-être simplement interpréter quartum stipendium comme une formule plus expressive employée par Suétone pour indiquer l’ampleur de l’augmentation. D’ailleurs, le récit de Dion Cassius évoque plutôt une augmentation de chacun des trois versements de 25 %, dont le montant s’éleva donc de 75 à 100 deniers, pour un total annuel de 300 deniers12.

3Le versement du stipendium à ces dates fixes donnait lieu à une cérémonie, décrite par Flavius Josèphe, pendant le siège de Jérusalem, en l’an 70 de notre ère :

Εὐστάσης γὰρ τῆς προθεσµίας, καθ᾽ ἣν ἔδει διαδοῦναι τοῖς στρατιώταις τροφάς, ἐν ἀπόπτῳ τοῖς πολεµίοις ἐκέλευσε τοὺς ἡγεµόνας ἐκτάξαντας τὴν δύναµιν ἀπαριθµεῖν ἑκάστῳ τἀργύριον. Οἱ δ᾽, ὥσπερ ἔθος ἀποκαλύψαντες τὰ ὅπλα θήκαις ἐσκεπασµένα τέως, κατάφρακτοι προῄεσαν καὶ τοὺς ἵππους ἄγοντες οἱ ἱππεῖς κεκοσµηµένους13.

4Flavius Josèphe évoque donc très bien, dès le i^er siècle p.C., la ritualisation de cette procédure, dont témoigne également le Feriale Duranum, calendrier militaire vraisemblablement rédigé entre 223 et 22714. En revanche, l’auteur de la Guerre des Juifs ne nous dit rien sur la façon dont les fonds nécessaires étaient acheminés jusqu’aux garnisons. Il est vrai qu’il évoque alors une armée en campagne. Sur les transferts de fonds, nous disposons de deux indications qui peuvent paraître contradictoires. Légat de Cappadoce sous le règne d’Hadrien, Arrien adressa à l’empereur un compte-rendu de son inspection des garnisons de la Mer Noire, connu sous le nom de Périple du Pont-Euxin. Il y écrit avoir versé lui-même leur solde aux troupes qu’il a passées en revue :

Καὶ ἤλθοµεν πρὸ τῆς µεσηµβρίας σταδίους πλείονας ἢ πεντ<ήκοντα καὶ δι>ακοσίους εἰς Ἄψαρον, ἵναπερ αἱ πέντε σπεῖραί εἰσιν ἱδρυµέναι. 2 Καὶ τὴν µισθοφορὰν τῇ στρατιᾷ ἔδωκα καὶ τὰ ὅπλα εἶδον καὶ τὸ τεῖχος καὶ τὴν τάφρον καὶ τοὺς κάµνοντας καὶ τοῦ σίτου τὴν παρασχευὴν τὴν ἐνοῦσαν. Ἥντινα δὲ ὑπὲρ αὐτῶν τὴν γνώµην ἔσχον, ἐν τοῖς Ῥωµαϊκοῖς γράµµασιν γέγραπται.15

...εἰς Σεβαστόπολιν ἥκοµεν πρὸ µεσηµβρίας, ἀπὸ Χώβου ὁρµηθέντες, σταδίους εἴκοσι καὶ ἑκατὸν τοὺς ἀπὸ Ἀστελέφου, ὡς καὶ τὴν µισθοφορὰν τοῖς στρατιώταις δοῦναι τῆς αὐτῆς ἡµέρας καὶ τοὺς ἵππους καὶ τὰ ὅπλα ἱδεῖν καὶ τοὺς ἱππέας ἀναπηδῶντας ἐπὶ τοὺς ἵππους καὶ τοὺς κάµνοντας καὶ τὸν σῖτον, καὶ τὸ τεῖχος περιελθεῖν καὶ τὴν τάφρον.16

5Arrien sous-entend donc qu’il convoyait les fonds nécessaires.

6La documentation papyrologique de Doura-Europos suggère toutefois des opérations différentes. Les tableaux de service mentionnent en effet des détachements de soldats envoyés en mission pour aller retirer l’argent du stipendium dans les bureaux du procurateur financier et le rapporter ensuite à Doura. À cet égard, le P. Dura, 9517 représente le témoignage le plus significatif. Cet état des effectifs de la XX^e cohorte des Palmyréniens, daté de 250-251, enregistre en effet les missions accomplies par ordre chronologique. Des soldats ont été ainsi détachés ad opinionem stipendii Kalendarum Maiarum, tandis que d’autres l’ont été ad rationem stipendii Kalendarum Septembrium :

7Fragment b

8Colonne I, lignes 28-34 :

Si]luanus III No(nas)

]Sept(embres) d(omino) n(ostro) Decio Aug(usto) II

e[t G]rato co(n)s(ulibus)

]..ex q d p ad opini-

[on]em stip(endii) Kal(endarum) Maiar(um).

[mil(ites)..] in [his] [o]r[d(inatus)] I

]..[.]… l II

]Re[uer]si s(unt) ex is q d p[

9Colonne II, lignes 1-8 :

ad opininem peten(dam) mil(ites) III[

n[o]n secuti opinione mil(ites) III

R(euersi) is q d p. ad rat(ionem) stip(endii) Kal(endarum) sept(embrium) mil(ites) IIII

R(euersi) ex is q d p. ad rat(ionem) st[ip(endii)]……. Mil(ites) II

in is [….] eq(ues) I

Aeger remansit [ex i]s q d p ad rat(ionem)

Stip(endii)..[….]. .[….].mil(es) I

R(euersi) ex is q d p ante rat(ionem).[….]l[mi]l(ites) I[

10On en a déduit que, dans un premier temps, un détachement produisait au procurateur financier, établi à Antioche, une estimation des besoins de l’unité en numéraire. Les espèces nécessaires étaient ensuite convoyées depuis les bureaux du procurateur jusqu’au cantonnement. Une fois le stipendium versé, un autre détachement rapportait au procurateur impérial les états de paiement de la solde pour vérification et archivage dans ses bureaux. Il est attesté en ces termes dans le P. Dura 94 (situation numérique datée autour de 240) :

Z ad […]m opinion(em) drom(adarii) II

Ad [op]inion(em) mil(ites) IV[

Item ad opin[…]…..[18

11L’envoi à Antioche de soldats de la XX^e cohorte des Palmyréniens ad opinionem stipendii est encore mentionnée dans les P. Dura 100-101, datés de 219 et 222 et qui constituent les deux seuls rôles complets conservés d’une unité de l’armée romaine. En 219, le détachement était constitué de six fantassins, de deux cavaliers et d’un dromadarius sous les ordres d’un centurion ; en 222, de huit fantassins, quatre cavaliers et sept dromadarii sous les ordres d’un décurion19.

12D’après R. W. Davies, l’opinio aurait consisté à estimer le montant des soldes de la cohorte pour obtenir du procurateur la somme correspondante, dont le transfert jusqu’à Doura aurait nécessité la protection d’une escorte. Ratio désignerait ensuite l’apurement des comptes, une fois la solde payée. Comme il ne s’agissait plus que d’apporter au procurateur des documents, les états de paiement, le détachement semble avoir été limité à six hommes20. R. Marichal a cependant opposé une objection à cette interprétation. En effet, dans le P. Dura 95, le seul à mentionner la ratio stipendii, la mission ad opinionem stipendii Kalendarum Maiarum est revenue à Doura probablement le même jour, le 3 septembre 250, que la mission ad rationem stipendii Kalendarum Septembrium : les colonnes I et II du fragment b se suivent sans interruption. Or, il est inconcevable que l’on ait, avant ce 3 septembre, envoyé d’Antioche à Doura les fonds nécessaires au paiement de la solde de mai et vérifié les états de paiement de celle du mois de septembre avant son versement. R. Marichal en conclut que l’opinio désignerait plutôt la vérification et l’apurement des comptes de la solde, après son versement. À la fin du mois d’août 250, un détachement de la cohorte était donc parti présenter à Antioche, les états de paiement de la solde de mai pour en permettre la vérification par les employés du procurateur. La ratio correspondrait, dans ce cas, au calcul et à la délivrance des fonds de la solde suivante, celle de septembre. Il paraît en effet logique que, pour estimer le montant de la solde de septembre, on ait pris pour base la solde de mai, vérifiée et corrigée selon les variations intervenues dans les effectifs de la cohorte. L’emploi un peu surprenant d’opinio au sens de vérification au lieu d’évaluation s’expliquerait par l’usage d’un jargon technique propre à l’armée21.

13Il est néanmoins étonnant que le convoi chargé de l’opinio ait mobilisé des effectifs aussi importants que ceux qui sont mentionnés dans les P. Dura 100-101. Comment expliquer la présence de chameliers, dromedarii, sinon pour transporter du numéraire ? En Orient, c’est en effet le dromadaire qui était utilisé pour le transport des pondéreux et du butin. Il est vrai que notre documentation est disproportionnée dans la mesure où l’opération ad rationem stipendii n’est attestée qu’une seule fois. R. Marichal envisage que des employés aux écritures aient pu, dans des annotations sommaires, confondre deux opérations immédiatement successives en une seule. Il admet également que des militaires de la cohorte aient pu rentrer du quartier-général d’Antioche avec ceux qui apportaient l’argent de la solde22. On peut aussi s’interroger sur le statut des chameliers qui transportaient l’argent en se demandant s’ils appartenaient bien à la XX^e cohorte des Palmyréniens. Ils pourraient en fait avoir été employés par les services du procurateur. Dans cette hypothèse, ils n’auraient pas été inscrits sur les rôles de la cohorte et il n’y avait donc pas de raison de les mentionner sur un état de ses effectifs.

14Comment concilier les témoignages d’Arrien et des papyrus de Doura ? Dans le premier cas, c’est le gouverneur de la province qui transporte le numéraire à distribuer aux soldats, alors que dans le second, ce sont au contraire des soldats qui vont chercher les fonds. Mais la contradiction n’est qu’apparente. Il faut en effet replacer le récit d’Arrien dans le contexte particulier du début de son gouvernement provincial en 131 ou 13223. Il s’agissait alors de reprendre en main des garnisons lointaines qui avaient été trop longtemps livrées à elles-mêmes. Accompagné d’une escorte qui garantissait la sécurité des espèces transférées, le légat a supervisé la distribution du stipendium. Cependant, un tel procédé ne pouvait être qu’exceptionnel : on imagine mal un gouverneur ou un procurateur effectuer trois fois par an le tour de toutes les garnisons de son ressort pour procéder au versement de la solde. Il suffit, par exemple, de penser au procurateur de Gaule Belgique, établi à Trèves, dont dépendaient les armées du Rhin. En dehors des inspections, le plus simple consistait donc à expédier un détachement militaire de la garnison vers le siège du procurateur. Cette capacité d’adaptation aux circonstances illustre la souplesse dont savait faire preuve l’administration romaine. D’ailleurs, l’emploi d’opinio au sens de vérification des comptes est encore confirmé par les papyri de Panopolis, postérieures d’un demi-siècle aux documents de Doura-Europos, qui mentionnent des ὀπινιάτορες dont la mission consistait à prélever des espèces pour verser la solde et les donatiua24.

15Toutefois, le riche dossier papyrologique de Doura concerne une garnison auxiliaire somme toute assez modeste, même si la XX^e cohorte des Palmyréniens était milliaire. On pourrait donc s’interroger sur la possibilité d’extrapoler le mode de versement de la solde qu’il suggère à des armées beaucoup plus importantes. À cet égard, la réflexion de W. Eck sur Cologne romaine et sa base économique25 offre un point de comparaison tout à fait intéressant. Jusqu’à l’époque de Trajan en effet, deux camps légionnaires étaient établis sur le territoire de la cité à Neuss et à Bonn. Il ne subsista plus ensuite que ce dernier camp26. Il faut en outre ajouter à ces légionnaires des effectifs auxiliaires à peu près équivalents27. W. Eck estime donc la présence militaire sur le territoire de Cologne entre 16 000 et 18 000 hommes jusqu’au début du ii^e siècle et à un minimum de dix sept millions de sesterces le montant total des soldes versées aux troupes avant l’augmentation de Domitien. Une telle somme correspondait à 4,25 millions de deniers, soit 13,6 tonnes d’argent ou encore à 170 000 aurei, soit 1260 kg d’or. Entre les règnes de Domitien et de Trajan, ce montant a pu s’élever à vingt-trois millions de sesterces, avant de diminuer à14,4 millions de sesterces après le départ d’une légion, ce qui représentait encore environ 12 tonnes d’argent28. L’article cité supra de W. Eck est consacré à l’impact de cette masse monétaire sur l’économie régionale. Il y met en évidence l’existence de circuits commerciaux qui n’ont pas, ou peu, laissé de traces archéologiques. Il insiste en particulier sur l’importance du trafic commercial sur le Rhin. Il faudrait, me semble-t-il, s’inspirer de cette démarche pour aborder les modalités de versement de la solde à ces nombreuses troupes. On peut ainsi se demander si l’escadre militaire du Rhin n’a pas contribué à convoyer les très grandes quantités d’argent exigées par le paiement de la solde aux garnisons installées le long du fleuve. Un port militaire est d’ailleurs attesté à Cologne et M. Reddé a souligné le rôle des flottes en matière de logistique29.

16On peut trouver une ultime allusion au versement de la solde dans la Vie de saint Séverin d’Eugippius, que l’on situe au moment de la déposition de Romulus Augustule par Odoacre en 476. L’auteur évoque en effet une garnison stationnée à Bataua dans le Norique Ripuaire30, qui se trouva privée de solde. Certains soldats partis en Italie pour la réclamer furent tués en chemin par une troupe de barbares :

Per idem tempus, quo Romanum constabat imperium, multorum milites oppidorum pro custodia limitis publicis stipendiis alebantur ; qua consuetudine desinente simul militares turmae sunt delatae cum limite, batauino utcumque numero perdurante : ex quo perrexerant quidam ad Italiam extremum stipendium commilitionibus allaturi, quos in itinere peremptos a barbaris nullus agnouerat.31

17Eugippius emploie certes le terme stipendium, mais la rétribution des soldats à cette époque n’avait sans doute plus grand chose à voir avec ce qu’elle était aux deux premiers siècles de notre ère. Les rations en nature en représentaient désormais une part non négligeable en posant d’autres problèmes de distribution, qui ne seront pas abordés ici. Même après le développement de l’adération à la fin du iv^e siècle et la conversion de certaines livraisons de fourniture en or, la valeur de la solde continua d’ailleurs à être exprimée en annones32. Ce témoignage présente néanmoins l’intérêt d’associer la procédure de versement de la solde à l’existence même d’une armée romaine. Le nombre de militaires concernés était devenu probablement de plus en plus réduit par rapport à celui des fédérés. En lisant ce passage, on a l’impression que cette mission revêt un caractère exceptionnel et que, d’ordinaire, les soldats touchaient leur solde dans leur cantonnement sans avoir à se déplacer – comme sous le Haut-Empire – mais il est difficile d’aller au-delà d’une simple impression sans surinterpréter le texte. Les militaires dépêchés en Italie cités par l’auteur de la Vie de saint Séverin étaient-ils ceux qui s’occupaient habituellement de la gestion des fonds de leur unité et disposaient-ils de documents comptables justifiant leur réclamation ?

18Si les papyrus de Doura contribuent à éclairer les circulations militaires induites par le versement du stipendium, bien d’autres questions attendent encore des réponses et notamment celle des espèces utilisées pour rétribuer les soldats, ainsi que les modalités exactes des retenues effectuées au titre des fournitures militaires.