Minières néolithiques, échanges de haches et contrôle social du Sud vosgien à la Bourgogne
p. 449-476
Texte intégral
Martin Ehretsmann
Joseph Lack
Louis Lepage
Jean-Luc Vanetti
1Les notions de contrôle social et d’échanges à vocation économique sont de plus en plus utilisées par les préhistoriens français (Beeching, 1989 ; Dubouloz, 1989 ; Vaquer, Claustre, 1989), à la suite de leurs collègues anglo-saxons, pour rendre compte de la mise en place du fonctionnement des enceintes et des habitats fortifiés, pendant le Néolithique moyen II, c’est-à-dire schématiquement à la fin du Ve et au début du IVe millénaire av. J.-C., en années-solaires. Notre intention est de suivre la mise en place, le fonctionnement et la disparition du système des enceintes, conçues comme places centrales selon l’optique des géographes (Hagget, 1965), dans une aire bien délimitée : le Nord du Jura, la Haute Alsace, la Trouée de Belfort et le haut bassin de la Saône, et pendant une période chronologique longue : le Néolithique moyen, selon la terminologie française (Gallay, 1977 ; Pétrequin, Gallay, 1984). Cette région, très diversifiée au plan des paysages, est tout le contraire d’une région naturelle bien clairement circonscrite ; elle n’a pas été, pendant le Néolithique, le cadre d’une civilisation spécifique ; par contre, telle qu’elle est définie, son épicentre est voisin de la retombée sud-orientale des Vosges, où des minières de roches noires du Viséen ont été largement exploitées pendant le Néolithique, depuis la fin du Rubané jusqu’à la Céramique cordée au moins.
2Le but de cet article est donc de croiser les informations sur la fabrication d’un outil essentiel, la lame de pierre polie qui, techniquement, est à la base de la reproduction des sociétés néolithiques ; sur la diffusion de ces lames dans le cadre de réseaux d’échange en pleine mutation pendant le Néolithique moyen ; sur les phénomènes d’intensification sociale et de concentrations de population dans des enceintes qui demandent un long investissement collectif en temps de travail. En d’autres termes, on se demandera quels sont les rapports entre les sources de matière première, les réseaux d’échange et la généralisation des enceintes, depuis les plus petites (éperons avec remparts de 40 à 50 m de longueur) jusqu’aux plus monumentales (remparts de 200 m et plus) (Urlacher, Passard, 1989). Par ce biais, on devra donc nécessairement aborder la question des rapports proprement culturels du lac de Constance à la Bourgogne, selon l’axe privilégié, au Néolithique moyen II, des échanges de haches en roches noires vosgiennes (fig. 1).

Fig. 1.— Répartition générale des lames polies en roches du Sud-Est des Vosges (pélites, tuffites et schistes noduleux de Plancher-les-Mines à Sondemach).
En noir, les régions où les roches noires représentent plus de 50 % des lames polies pendant le Néolithique moyen II. Les points signalent les sites où les roches noires sont représentées, mais en moindre pourcentage. La répartition des roches vosgiennes suit schématiquement un axe Est-Ouest, avec des pénétrations privilégiées vers les vallées de la Marne, de la Moselle, de l’Aar et du Rhin supérieur.
DE L’« APHANITE » AUX MINIÈRES VOSGIENNES
3Par un terme géologiquement impropre, l’« aphanite », les préhistoriens ont très tôt défini un ensemble de roches noires à grain fin, qui prennent une patine grisâtre à jaunâtre lorsqu’elles sont longtemps exposées à l’air. Dès la fin du xixe, on a décrit des lames de pierre polie, considérées alors toutes comme des haches, faites en roches aphanitiques dont on situait les affleurements potentiels dans le Dévono-dinantien du Sud des Vosges, entre la Haute Moselle et la Trouée de Belfort, sans autre précision. En 1942, A. Glory faisait le point sur la Haute-Alsace et la Trouée de Belfort, en précisant davantage la nature pétrographique des lames polies, et suggérait que plusieurs zones différentes, de la même ambiance géologique dans le Sud-Est vosgien, avaient pu être exploitées.
4En 1974, J.-F. Piningre publiait une excellente synthèse sur la fabrication et la diffusion des lames polies en « aphanite », proposait une première sériation chronologique de ces outillages et soulignait l’aire de diffusion privilégiée à l’Ouest de la Trouée de Belfort. Il a ensuite fallu attendre le travail de C. Willms (1980) pour que soit effectivement reconnue la diffusion des « aphanites » au Sud-Est et à l’Est de la Trouée de Belfort, de Bâle jusqu’au lac de Constance. Les datations dendrochronologiques sur les sites littoraux des lacs de Neuchâtel, Bienne et Zürich ont alors permis de fixer rigoureusement dans le temps la plus grande expansion des échanges en direction de l’Est, au tout début du IVe millénaire (Buret, Ricq-Debouard, 1982 ; Gross, Brombacher et alii, 1987 ; Suter, 1987). En 1989. I. Diethelm s’opposait à cette vision diffusionniste peu contrôlée par la pétrographie en détaillant, sous le terme d’« aphanite », au moins trois groupes distincts de roches : des pélites quartzo-micacées, des schistes noduleux et des tufs volcaniques. Ces roches sont potentiellement d’ambiance sud-orientale des Vosges où elles ont été reconnues sous forme de galets dans le lit des rivières : mais elles peuvent être confondues, à l’œil nu, avec des roches du Flysch alpin ; les propositions de C. Willms (1980) devaient donc être contrôlées.
5Plus récemment, les recherches ethnoarchéologiques de l’un d’entre nous (Pétrequin, 1990) en Irian Jaya (partie occidentale et indonésienne de la Nouvelle-Guinée) et les modèles ethnographiques (Burton, 1984) de Papua-New-Guinea (partie orientale et indépendante de la Nouvelle-Guinée) montraient quelques déficiences conceptuelles de la recherche sur l’exploitation néolithique des roches noires vosgiennes1. Il nous semblait que l’idée de multiples petites carrières, ou de ramassage en lits de rivière, telles que les suggéraient les travaux de J.-F. Piningre (1974) et de I. Diethelm (1989), étaient tout à fait contraires aux impératifs d’une production massive pouvant porter certaines lames polies à 200 km de leur source ou davantage. Il apparaissait, de même, que l’idée de la circulation de petits blocs de roche, loin des affleurements, n’était ni logique ni rentable en termes de chaîne opératoire, à moins qu’ils n’aient été longuement testés et préformés. De même, l’évolution chronologique des tendances techniques mises en évidence par J.-F. Piningre, de lames à section ovalaire vers des sections quadrangulaires, impliquait d’importantes modifications des concepts et des connaissances techniques au Néolithique. Enfin, la reconnaissance d’un grand nombre d’enceintes néolithiques, plus particulièrement dans la Trouée de Belfort, suggérait l’idée d’un contrôle politique d’éventuelles minières, pour des sociétés où la lame de pierre polie permettait d’afficher certaines normes de compétition sociale. L’ethnoarchéologie avait atteint ainsi une partie de ses buts : rompre avec les automatismes culturels et professionnels des chercheurs et proposer un éventail d’hypothèses plus larges, parmi les possibles ethnographiques.
6L’étude des collections anciennes et du matériel des prospections récentes au pied des Vosges, en particulier celles de M. Ehretsmann, J. Lack et J.-L. Vanetti, montrait l’existence d’au moins trois groupes de villages néolithiques producteurs de lames polies en roches vosgiennes et marqués, dans les sites de surface, par des milliers de déchets de façonnage :
au débouché de la vallée de la Thur (fig. 2), une concentration de sites qui livrent, en majorité, des schistes noduleux ;
entre la Doller et Altkirch (fig. 3), des sites où la préparation des outillages polis a porté sur des pélites ;
entre Belfort et Lure (fig. 3), une zone de production où les pélites-quartz ont été privilégiées2.
7On pouvait donc supposer l’existence d’au moins trois zones d’exploitation des roches noires vosgiennes, correspondant à ces trois aires de production. De plus, en Alsace, l’étude des lames polies trouvées en contexte daté (Jeunesse, 1983-1985) permettait de suggérer que l’exploitation des schistes noduleux avait été notablement plus précoce (en particulier dans la vallée de la Bruche, au Nord-Ouest de Strasbourg) que l’exploitation de pélites du Sud vosgien ; on peut tenir pour acquis que l’utilisation des schistes noduleux était déjà très développée dès l’étape récente de la Céramique Linéaire de Basse-Alsace. En Haute-Alsace, la répartition des déchets de fabrication (fig. 2 et 3) montre plutôt un synchronisme d’utilisation des pélites et des schistes noduleux, bien que, dans les ensembles clos, ces derniers apparaissent également plus tôt en bon nombre. On pourrait interpréter cette séquence d’exploitation comme le résultat d’une progression du front de colonisation néolithique, avec la découverte successive des affleurements viséens du Nord vers le Sud des Vosges ; on pourrait l’interpréter aussi – et ce n’est pas contradictoire – comme l’utilisation privilégiée au Néolithique ancien des schistes noduleux locaux qui se comportent, au bouchardage, comme les roches grenues importées, classiques pour les herminettes rubanées (Bakels, 1987).
8En juin 1989, nous avons strictement appliqué les modèles ethnoarchéologiques de Nouvelle-Guinée pour rechercher d’éventuelles carrières et minières de roches noires dans le Sud vosgien. Une seule rivière possédait, dans ses alluvions anciennes, des pélites de très bonne qualité encore largement représentées à plus de 60 km du Sud vosgien (Piningre, 1974), tandis que les autres affluents sous-vosgiens ne donnaient que des roches noires moins aptes au débitage par taille3. En Irian Jaya, ces critères sont utilisés non pas pour récolter des galets dans les ruisseaux, mais comme moyen de prospection, pour reconnaître rapidement la position géographique des affleurements primaires, seuls susceptibles d’une exploitation massive. Après deux jours de prospection, nous avons pu localiser un gros ensemble de carrières à Plancher-les-Mines (Haute-Saône), dans la haute vallée du Rahin (fig. 3). Les pélites-quartz y ont été exploitées en front de taille ou en entonnoirs successifs dans la haute et la basse vallée du ruisseau de Marbranche ; les exploitations sont très vite détectables à partir des milliers de mètres-cubes de déchets accumulés sur le versant et dans le lit du ruisseau (fig. 4).

Fig. 2. — Des plateaux de Haute-Saône à l’Alsace, répartition des éclats, des ébauches et des lames polies en schistes noduleux, exploités dans la région du Markstein et de Sondemach.
Les cercles noirs marquent un rayon de 20 km, soit une journée de marche, autour des carrières reconnues.
Vers l’Ouest, les lames polies en schistes noduleux sont nettement concurrencées par la production des carrières de la Doller et Plancher-les-Mines.

Fig. 3. — Des plateaux de Haute-Saône à l’Alsace, répartition des ébauches en pélites, tirées des carrières de Plancher-les-Mines et de la Thur-Doller. On reconnaîtra deux aires de production, en rapport à une journée de marche, avec les deux zones de carrières.
9Des prospections ultérieures ont fourni de très sérieux indices de minières entre la Thur et la Doller (fig. 3), en particulier dans les têtes des vallées affluentes, en rive gauche de la Thur, dans la région de Sickert ; l’exploitation des pélites du Viséen semble y être bien attestée. Plus au Nord enfin, dans la vallée de la Fecht, à Sondemach au pied du Petit Ballon, de puissants affleurements de schistes noduleux ont été exploités au Néolithique, sans que les minières elles-mêmes aient encore été localisées par prospection, mais les déchets de taille y sont nombreux.
10D’autres carrières et minières ont certainement été ouvertes dans le Sud-Est vosgien4, mais nous considérons que les minières de Plancher-les-Mines ont fourni l’essentiel des lames polies de bonne qualité qui ont été exportées, jusqu’à plus de 200 km de là, au tournant des Ve et IVe millénaires. Et ce n’est pas un hasard si l’utilisation des modèles ethnoarchéologiques a révélé d’abord ces minières-là.
CHRONOLOGIE DES TECHNIQUES
11Les lames polies en roches noires vosgiennes ont été obtenues, aux exceptions près, en utilisant des supports qui permettaient d’orienter le tranchant perpendiculairement aux plans de schistosité de la roche. À long terme, cette technique tend à privilégier le débitage de longues lames, ici favorisées par le sens d’utilisation de la roche. En termes de chaîne opératoire et de niveau des connaissances techniques, elle tend également vers une mise à profit maximale des dalles et des blocs de roche noire, à condition de s’accompagner d’un haut niveau de technicité. Il convenait donc de vérifier cette tendance générale, dictée par les qualités mécaniques des pélites et des schistes noduleux ; en d’autres termes, on devait estimer le rôle joué par les impératifs culturels qui pouvaient contrer ou favoriser cette tendance technique générale, selon les périodes, les nécessités et les besoins.
12À partir de très petits ensembles clos ou en stratigraphie, J.-F. Piningre (1974) avait souligné l’évolution chronologique qui faisait passer les lames polies d’une section ovalaire à une section quadrangulaire. Mais, faute de matière première de qualité, l’expérimentation n’avait pas été poussée à son terme ; le temps de fabrication, estimé à 2 heures pour une hache moyenne, n’avait aucun caractère de vraisemblance ou de plausibilité, comparé aux modèles ethnographiques de Nouvelle-Guinée.
13Pour estimer l’évolution des techniques, nous avons travaillé sur plusieurs milliers de déchets de production, et sur plusieurs centaines de lames polies de Haute-Alsace, du Territoire de Belfort et de Haute-Saône. La plupart de ces artefacts proviennent de stations de surface, ce dont on pouvait s’inquiéter pour la mise au point d’une chronologie fine. En fait, la diagonalisation des résultats (fig. 5) montre que la plupart de ces sites de surface, à quatre exceptions près, correspondaient à des villages-producteurs de faible espérance de vie, probablement deux à trois générations au plus, et qu’ils pouvaient être assez aisément classés selon l’axe du temps.
14En schématisant, on reconnaîtra trois groupes de lames polies produites pendant le Néolithique moyen (fig. 5) :
les lames à section circulaire ou ovalaire, typologiquement postérieures au Grossgartach. au moins en Alsace (Lichardus-Itten, 1980), et probalement connues dès le Rössen dans la Trouée de Belfort (Pétrequin, 1970) ;
les lames à section intermédiaire, proches des types bretons et alpins en roche verte (Giot et alii, 1979 ; Cordier, Bocquet, 1973). Elles se rapprochent également, avec une grande fréquence des lames de forme triangulaire, des haches taillées de type Glis (Speck, 1988 ; Jeunesse, 1990), bien attestées dans la vallée du Rhin entre la Haute-Alsace et le lac de Constance, à la fin du Ve millénaire. L’ensemble de ces lames à section ovalaire atteste un phénomène supra-régional qui n’est probablement pas étranger à la genèse sociale des civilisations du Chasséen et du Michelsberg.
les lames à section quadrangulaire, connues vraisemblablement dès la fin du Rubané, et dont la mode se développe très largement vers 4000 av.

Fig. 4. — Plancher-les-Mines (Haute-Saône). Schéma des modes d’exploitation dans la vallée du ruisseau de Marbranche.

Fig. 5. — Sériation chronologique des lames polies en roches noires vosgiennes (pélites, pour l’essentiel) dans la région d’Altkirch (colonne de gauche) et de Belfort (colonne de droite).
15J.-C., accompagnant une exploitation massive des carrières de Plancher-les-Mines et la plus grande emprise géographique des réseaux d’échange.
16Ces trois groupes de lames polies, identifiées ici par leur section5, accompagnent des transformations techniques passant d’une chaîne opératoire qui privilégie le bouchardage à un processus où la taille directe est favorisée. Au-delà des contraintes incontournables de la matière première, les choix culturels ont largement joué (fig. 6) et l’opposition est claire entre :
une phase ancienne où la production, à la portée de tous les hommes, procède d’imitations techniques de ce qui se fait ailleurs sur des roches vertes ou grenues où le bouchardage est efficace ;
une phase récente, où la production spécialisée demande un niveau technique beaucoup plus élevé, pour une efficacité accrue de la fabrication, permettant les échanges de longues lames au-delà du simple cercle régional. C’est d’ailleurs à ce moment-là qu’intervient aussi, en Suisse, le sciage des roches alpines, pour répondre au besoin d’outils-symboles de grande taille (Pétrequin, 1990).
17Peu ou prou, les différentes techniques de fabrication semblent bien avoir coexisté pendant le Néolithique moyen II, avec l’ébauchage à petits éclats de préformes ensuite bouchardées (fig. 7), l’ébauchage à grands éclats de petits blocs ensuite bouchardés ou polis (fig. 8) et enfin l’ébauchage de lames taillées à partir de dalles-nucleus attaqués sur tranche (fig. 9). Simplement, en fonction des critères culturels, des besoins et des niveaux techniques, on a favorisé telle ou telle forme de chaîne opératoire. La qualité de la matière première semble n’intervenir qu’à un niveau secondaire : il est vraisemblable que la technique du bouchardage a été longuement utilisée en Haute-Alsace parce que les pélites de la Thur-Doller et les schistes noduleux du Petit Ballon présentent une faible aptitude au débitage de grandes lames ; il est aussi probable6 que la production de grandes lames a été favorisée, à Plancher-les-Mines, par les qualités intrinsèques des pélites noires, qui, ici, se rapprochent de celles du silex. Cette hypothèse serait un moyen d’expliquer le décalage des niveaux techniques, au début du IVe millénaire, entre la Haute-Alsace et la Trouée de Belfort.
AFFICHER SON ORIGINALITÉ
18Les villages producteurs de lames polies se repèrent assez aisément par la quantité de déchets de dégrossissage, en particulier par petits enlèvements et par bouchardage. La comparaison entre les déchets d’exploitation dans les carrières de Plancher-les-Mines et les déchets de préparation dans les villages situés à une ou deux journées de marche du pied des Vosges7 montre que le transport direct de petits blocs bruts est très rare ; on sait en effet que la taille représente un épisode à risque et qu’une préforme doit être largement testée au percuteur avant d’être sélectionnée, pour minimiser le risque de bris à la préparation ou à la finition, loin des carrières (Pétrequin, 1990). En fait, l’essentiel des préformes en roches noires vosgiennes arrive dans les villages sous forme de gros éclats épais, de lames taillées et de préformes déjà amincies ; les talons de nuclei à lames (fig. 9, en haut) sont à peu près absents des rejets de taille dans les habitats.
19Que les chaînes opératoires suivies privilégient un façonnage lent, doux, de moindre risque et à la portée de tous les hommes (comme le bouchardage), ou bien qu’elles favorisent le débitage rapide, brutal, à haut risque et peut-être réservé aux meilleurs tailleurs (comme le débitage des grandes lames), les fabricants de lames polies affichent leur originalité. Dans les villages producteurs, l’outillage en silex est très rare pendant les phases anciennes (2e moitié du Ve millénaire) : où l’on taille les roches noires vosgiennes (fig. 10), on utilise les éclats et les lames de pélites noires en lieu et place de silex ; cette industrie de remplacement, qui laisse supposer aussi une certaine difficulté d’approvisionnement en lames de silex, comprend des racloirs, des grattoirs en bout et même des lames de faucille. Certains sites très bien prospectés, comme Frotey-lès-Lure (Haute-Saône) ou Vieux-Thann « Jostenmatten » (Haut-Rhin) n’ont livré aucune industrie en silex, alors que les meules à grain démontrent une permanence certaine de l’habitat, qui ne peut être confondu avec un simple campement temporaire d’exploitation des roches noires vosgiennes.

Fig. 6. — Évolution chronologique des choix techniques dans les chaînes opératoires.
La phase A marque la fin de la tradition lithique du Rubané. En B. les lames à section intermédiaire pourraient être mises en parallèle avec une intensification de la production alpine de grandes lames de prestige en jadéitites. La phase C indique la mise en place de techniques spécifiques aux roches noires vosgiennes, où le débitage des lames permet d’intensifier la production d’outils à section quadrangulaire (phases D et E), dans la fourchette chronologique 4000-3700 av. J.-C.

Fig. 7. — Un exemple de logique technique : l’ébauchage par petits enlèvements et par bouchardage dans la région d’Altkirch. Cette technique lente est privilégiée pendant les phases anciennes d’exploitation des minières ; elle va perdurer, peu ou prou, jusqu’à la fin du Néolithique moyen II dans la région de Mulhouse-Altkirch, car les roches de la Thur-Doller sont favorables à ce mode de préparation des ébauches.

Fig. 8. — Un exemple de logique technique : l’ébauchage par taille d’un prisme ou d’un rhomboèdre de pélite. La généralisation de cette technique rapide semble tardive et coïncide à l’intensification de la production de lames polies à l’aube du IVe millénaire.

Fig. 9. — Un exemple de logique technique : le débitage de lames quadrangulaires à partir des dalles de pélites, à Plancher-les-Mines.
Cette technique très efficace pour obtenir des lames d’herminettes est connue dès la mise en exploitation des minières ; elle sera ensuite systématisée avec l’intensification de la production, en particulier à Plancher-les-Mines où les pélites-quartz ont des propriétés mécaniques proches de celles du silex.

Fig. 10. — Des plateaux de Haute-Saône à l’Alsace, répartition des éclats de préparation des ébauches(en haut) et des outils taillés sur des éclats ou des lames (en bas). Il est évident que seuls les exploitants directs des minières vosgiennes utilisent les éclats et les lames taillées pour leur outillage domestique : grattoirs, racloirs et lames de faucille.

Fig. 11. — Des plateaux de Haute-Saône à l’Alsace, répartition des ciseaux et des tranchets sur éclats. Dans les aires de production des ébauches (à une journée de marche des minières) et de polissage des lames (deux journées de marche), les hommes s’individualisent en utilisant des outillages spécifiques : le ciseau en pierre (à la place de l’habituel ciseau sur os long) et le tranchet sur éclat (probablement à la place de certains grattoirs en silex).
20Qui plus est, ces fabricants de lames polies utilisent les pélites pour fabriquer des ciseaux, habituellement et ailleurs réalisés sur des os longs sciés longitudinalement. Ces ciseaux, retrouvés pour la plupart dans les villages de production (fig. 11, en haut), voient leur fréquence augmenter tandis que la hache vraie prend peu à peu de l’importance au détriment de l’herminette, qui restera pourtant toujours utilisée, dans la région, au moins jusqu’à la fin du Néolithique moyen. Autre outil caractéristique de l’aire de production : des éclats légèrement courbes, de forme schématiquement triangulaire, dont en général seul le tranchant est poli ; leur fonction n’est pas claire (grattoirs, racloirs, herminettes ?), mais leur distribution géographique en fait un marqueur évident des producteurs de lames polies.
21Les outils à lame de pierre polie, dans des sociétés agricoles en forêt à régénération rapide, sont des intermédiaires sociaux d’importance et marquent, en Nouvelle-Guinée, l’état des relations et des compétitions entre communautés et entre individus (Burton, 1984 ; Pétrequin, 1990). Lorsque, dans la Trouée de Belfort et en Haute-Alsace, on étudie la répartition des grandes ébauches, il apparaît clairement deux groupes : l’un est centré sur le Mont-Vaudois à Héricourt (Haute-Saône), situé à une petite journée de marche de Plancher-les-Mines ; l’autre regroupe des pièces exceptionnelles dans le Sundgau (Haute-Alsace), à deux jours de marche des minières les plus proches : Dans le premier cas, le prestige de ces longues ébauches appartient aux producteurs et, en particulier, aux communautés qui taillent la roche plutôt que de la boucharder ; le niveau de connaissances techniques est donc impliqué dans cet affichage d’une compétition entre communautés. Dans le deuxième cas, le Sundgau, il s’agit des communautés qui assurent le polissage des ébauches produites au pied des Vosges (et en particulier des lames de Plancher-les-Mines) et qui contrôlent une bonne partie des échanges en direction du Nord de la Suisse et des utilisateurs8.
22La compétition est mieux affichée encore par les plus longues lames polies, utilisées ou prêtes à être utilisées. Ce contrôle, et la rétention régionale d’une partie au moins des lames de grandes dimensions, restent assez rares tant que le niveau des connaissances techniques est à la portée de tous (fig. 12, en haut) : entre 4500 et 4200 av. J.-C. environ, on trouve de grandes haches polies à section ovalaire jusqu’à 80 km des affleurements, presqu’aussi nombreuses que dans les communautés de producteurs ; ces lames, probablement issues de sépultures, comme celle de Breurey-lès-Faverney (Haute-Saône)9, peuvent être les marqueurs d’hommes en position hiérarchique supérieure et sans rapport avec le contrôle d’un moment stratégique de la fabrication des lames polies. Au contraire, avec l’augmentation de la production et la spécialisation accrue des carrières de Plancher-les-Mines (fig. 12, au centre et en bas), la grande lame polie devient caractéristique des communautés de polisseurs et des premiers échangeurs ; certaines pièces isolées peuvent provenir de sépultures, mais bon nombre d’entre elles ont été retrouvées dans des dépôts, dont Bennwihr (Haut-Rhin) est l’exemple le plus connu (Piningre, 1974), à côté d’autres qui ont été longtemps passés sous silence comme Flaxlanden et Willer (Glory, 1942) ; on peut même supposer que les grandes lames provenant d’autres communes du Sundgau, à Franken, Ruederbach, Largitzen, etc... (fig. 20) peuvent provenir de dépôts et de sépultures retournées par la charrue.
23La lame de pierre polie apparaît comme un vecteur incontournable des relations entre les hommes.
ENCEINTES ET INTENSIFICATION SOCIALE DANS LA TROUÉE DE BELFORT
24Après ce rapide survol des évolutions techniques et des outils considérés comme marqueurs sociaux, on se tournera maintenant vers la dynamique de l’organisation des habitats dans la Trouée de Belfort, entre 4500 et 3600 av. J.-C., c’est-à-dire pendant la période de pleine exploitation des minières de roches noires vosgiennes. L’essentiel des documents provient de ramassages de surface, d’enceintes fouillées au début du siècle (Piningre, 1974) et plus rarement de fouilles récentes (Jeunesse, 1990), à telle enseigne que, récemment encore, certains laissaient supposer, contrairement aux réalités, que le Néolithique moyen était mal connu dans cette région (Urlacher, Passard, 1989). Cette image d’une chronologie mal fixée n’est pas conforme aux faits eux-mêmes : de très bonnes séries lithiques sont connues ici en association, dans des grottes, des camps ou des villages ouverts (Pétrequin, Gallay 1984 ; Jeunesse, 1990). De plus, les lames polies en roches noires vosgiennes sont maintenant connues dans les stations littorales suisses et allemandes, avec une excellente estimation de l’écoulement du temps, fondée sur les résultats dendrochronologiques. Notre sériation chronologique de l’évolution des lames polies en Alsace et dans le Nord du Jura (fig. 5) a donc pu être confirmée et étalonnée. Cette possibilité de dater maintenant des séries d’outils polis permet d’étudier bon nombre des stations de surface, dont l’étude était autrefois négligée faute de rattachement précis en chronologie10. Pour proposer une sériation chronologique des habitats de la Trouée de Belfort, nous avons donc repris l’étude de tous les matériaux lithiques trouvés depuis la fin du xixe siècle et nous l’avons calé en chronologie par rapport à l’évolution proposée des techniques de fabrication (fig. 6) ; il y a un risque à vouloir suivre cette procédure, mais l’enjeu est de taille puisqu’il permet de déterminer, même approximativement, les relations chronologiques et spatiales entre tous les sites d’habitat qui ont fourni au moins une dizaine de lames polies ou de fragments ; le risque potentiel d’erreur ne paraît donc pas disproportionné par rapport à l’enjeu : cerner les relations entre exploitation des carrières de Plancher-les-Mines et développement du phénomène des enceintes dans la Trouée de Belfort.

Fig. 12. — Des plateaux de Haute-Saône à l’Alsace, répartition des grandes lames polies (haches et herminettes) sur lesquelles peut s’afficher un certain prestige. On peut opposer les zones de production des ébauches (une journée de marche des minières) et les zones de polissage et de diffusion (deux jours de marche). De la même façon, on opposera le Sundgau, où se concentrent les plus grandes lames polies, et l’Ouest de la Trouée de Belfort, où ces pièces sont plus rares. Ces oppositions sont à inscrire au compte de comportements sociaux et culturels différents, pendant le Néolithique moyen II.
25On sait que les roches noires vosgiennes ont été exploitées dès le Rubané, mais si l’on connaît quelques lames polies en contexte d’habitat, aucun village producteur d’herminettes n’a pu encore être repéré ; c’est peut-être parce que, pendant cette première phase d’exploitation, qui couvre, outre le Rubané, la culture de Grossgartach et les étapes ancienne et moyenne du Rössen, la chaîne opératoire n’est pas segmentée dans l’espace et que toutes les opérations de dégrossissage et débauchage ont été faites sur les lieux d’extraction. Cette procédure est d’ailleurs clairement utilisée lorsqu’il s’agit de petits groupes d’hommes qui vont préparer des ébauches, loin de leurs bases agricoles permanentes, dans les territoires de chasse ou d’altitude (Pétrequin, 1990).
26La segmentation de la chaîne opératoire dans l’espace commence vers le milieu du Ve millénaire. Les roches noires sont sommairement dégrossies dans les carrières ; les préformes – des déchets épais, des lames, des blocs testés et amincis – sont rapportés dans les villages à moins d’une journée de marche, sur les terrasses anciennes des rivières sous-vosgiennes. L’exemple de Frotey-lès-Lure (Haute-Saône) et probablement de Pérouse « Ferme de la Mèche » (fig. 13, en haut) sont bien démonstratifs de cette période où l’on privilégie les petits blocs des affleurements superficiels et des accumulations morainiques de Plancher-les-Mines, plutôt que de s’attaquer aux couches profondes et aux dalles du ruisseau de Marbranche. Au plan culturel, ces premières exploitations massives se situeraient pendant le Rössen et surtout pendant l’étape récente, lorsque l’entité Rössen éclate en groupes régionaux (Jeunesse, 1990). Dès cette première phase, les lames polies atteignent déjà les franges sud de la Haute-Marne et la vallée du Rhin supérieur. Cet axe ne fait que reprendre, en fait, un réseau d’échange établi bien longtemps avant, dès le Rubané.
27Pendant la deuxième phase (fig. 13, au centre) se font jour deux faits nouveaux. D’une part les villages concernés par la production des lames polies sont plus nombreux et se répartissent maintenant jusqu’à deux jours de marche des carrières, jusqu’à Vesoul à l’Ouest et un peu au-delà. D’autre part, sont mis en place les premiers villages fortifiés sur les avants-monts du Jura et des Vosges, sans que ce phénomène d’habitat perché soit général et sans qu’il soit possible d’en comprendre le rôle au niveau de la gestion de l’espace agricole et des minières. Par des trouvailles de surface, certaines de ces premières enceintes peuvent également être attribuées aux phases immédiatement post-Rössen (Pétrequin, Piningre, 1974). Dans le Nord du Jura français, la montée en population pourrait être synchrone de l’expansion des habitats sur les lacs de Suisse centrale. Le regroupement en communautés plus nombreuses pourrait alors être une des réponses possibles aux problèmes sociaux posés par la croissance démographique, sous l’influence des phénomènes de « chalcolithisation » qui commencent à affecter l’ensemble de l’Europe (Lichardus, Lichardus-Itten, 1985).

Fig. 13. — Colonisation néolithique et hiérarchisation des villages dans la Trouée de Belfort.
Phase B, probablement vers le milieu du Ve millénaire : des villages ouverts exploitent les minières à moins d’une journée de marche du pied des Vosges.
Phase C, probablement pendant la 2e moitié du Ve millénaire : les premiers habitats de hauteur apparaissent sur les cuestas pré-jurassiennes, tandis que s’intensifie la colonisation agricole.
Phase D, probablement à la fin du Ve millénaire : les villages de vallée disparaissent au profit de communautés plus fortes, installées dans des enceintes de bord de plateau. Apparaissent les premières tombes sous tumulus, liées aux plus grandes enceintes et au contrôle des carrières de Plancher-les-Mines.
28Le regroupement en habitats de hauteur, où domine l’éperon barré, paraît acquis pendant la phase D (fig. 13, en bas), qui représente vraisemblablement le début de l’expansion des outillages polis sur lames, issues de la minière de Plancher-les-Mines. Approximativement, nous situons cet épisode avec le début du Néolithique Moyen Bourguignon, probablement vers 4100 av. J.-C. La distance entre les enceintes les plus importantes, au plan des travaux collectifs investis, apparaît encore suffisante pour que des communautés situées à deux jours de marche puissent, de loin en loin, aller se ravitailler en préformes à Plancher-les-Mines. Mais la qualité du débitage - ou bien, si l’on veut, le niveau des connaissances techniques - apparaît moindre dans les communautés lointaines que dans les groupes les plus proches des minières. C’est l’annonce possible d’un contrôle politique accru sur les meilleures matières premières, les dalles en pélite du ruisseau de Marbranche à Plancher-les-Mines, dont l’exploitation paraît de plus en plus réservée aux tailleurs de la région de Belfort et d’Héricourt, à une journée de marche de là. Parallèlement, les indices d’une hiérarchie sociale se font jour, avec les premières tombes sous tumulus à proximité ou dans le rempart des enceintes ; ces tombes rares, au mobilier funéraire d’ailleurs discret sinon absent, seraient alors réservées à quelques-uns seulement.
29Avec la phase E, attribuée à la phase ancienne du Néolithique Moyen Bourguignon, les lames polies en pélite noire de Plancher-les-Mines atteignent leur plus grande extension, selon des réseaux d’échange encore et toujours orientés selon l’axe Est-Ouest (fig. 1 et 15). À l’Ouest, elles vont jusqu’à l’Yonne et au site de Noyen-sur-Seine (Seine-et-Marne) pendant les phases anciennes de Michelsberg ; au Sud-Est, les lacs suisses sont touchés peu ou prou pendant la période de 4000 à 3750, pendant le Cortaillod ancien et classique (Willms, 1980 ; Gross et alii, 1987 ; Suter, 1987) ; à l’Est, les importations de roches vosgiennes s’étendent au lac de Constance, au moins aux environs de 4000-3900 av. J.-C. (Schlichtherle, 1990). Les réseaux d’échange apparaissent alors, sans réserve, comme un phénomène supra-culturel qui pénètre en profondeur le Néolithique Moyen Bourguignon, le Munzigen, le Cortaillod et à un moindre degré la période formative du Pfyn et le groupe de Noyen. À l’opposé de la segmentation régionale des styles céramiques, les réseaux d’échange à moyenne distance semblent constituer un élément réunificateur au niveau des techniques, qui curieusement utilisent, quelques siècles plus tard, les maillons mis en place lors de l’extension des styles céramiques du Rössen.
30La hiérarchisation des habitats de la Trouée de Belfort, maintenant à peu près tous fortifiés, semble connaître son maximum, avec une très grande enceinte centrale : le Mont-Vaudois à Héricourt (Haute-Saône), juste au débouché sud d’une des vallées qui conduisent à Plancher-les-Mines (fig. 16, en haut). De grandes ébauches taillées sur des belles lames de pélites, tirées des dalles du ruisseau de Marbranche, montrent que certaines sépultures du rempart du Mont-Vaudois sont privilégiées ; on pourrait les interpréter comme des tombes de spécialistes, selon l’hypothèse la plus classique (Lichardus, Lichardus-Itten, 1985). À notre avis, l’état de la documentation ne le permet pas, et ce pourrait tout aussi bien être les tombes privilégiées d’hommes qui contrôlent la gestion politique des carrières, sans pour autant être spécialistes eux-mêmes (Burton, 1984).
31Car, maintenant, l’accès aux minières est suffisamment contrôlé pour que les communautés situées à plus d’une journée de marche n’aient plus guère la possibilité d’exploiter elles-mêmes ; les préformes et les ébauches circulent alors au travers des réseaux d’échange, en direction des polisseurs, puis des utilisateurs. Le maillage serré des habitats (fig. 16, en haut), a conduit à un meilleur contrôle social.
32En changeant d’échelle, et en reprenant l’observation au niveau de la Haute-Alsace, du Territoire de Belfort et de la Haute-Saône (fig. 14), les carrières semblent exploitées d’abord et surtout par les groupes situés à l’intérieur d’un rayon de marche de une journée, le Mont-Vaudois à Héricourt et le Mont à Désandans étant deux des clefs du contrôle politique de Plancher-les-Mines. Dans la Trouée de Belfort en particulier, le plus haut niveau des connaissances techniques serait ici lié à un type de roche qui se taille bien ; l’amélioration des techniques coïnciderait alors avec la nécessité d’augmenter la production pour alimenter les échanges.
33Comme dans toutes les zones de production à grande échelle, les tailleurs sont bien rarement les polisseurs. La plus forte densité de fragments de grès vosgien importés et utilisés pour le polissage, à l’intérieur des enceintes fortifiées, se situe à deux jours de marche des minières, et la plupart des communautés absorbent ainsi le surplus des besoins domestiques des producteurs d’ébauches. Ces gens qui font un travail long et peu valorisant au plan du prestige, le polissage des haches, se trouvent en fait en tête des réseaux d’échange des produits finis, les lames polies. Et c’est sur les lames polies que la compétition sociale peut s’afficher le plus clairement (Pétrequin, 1990). Il n’y a donc pas lieu de s’étonner que les plus grands outils polis se retrouvent, précisément, dans les dépôts et les sépultures dans un rayon de deux jours de marche des minières. Le réseau polygonal des enceintes et des échanges vient donc se superposer à des structures concentriques autour du pied des Vosges, où l’on voit les préformes, les ébauches et les lames acquérir une efficacité technique et une valeur symbolique de plus en plus importantes, au fur et à mesure que l’on s’éloigne des carrières.

Fig. 14. — Gestion géographique de la fabrication des lames polies au début du IVe millénaire.
En haut : extraction et préformage privilégié dans les minières.
Au centre : ébauchage privilégié dans les villages producteurs, à une journée de marche des minières.
En bas : polissage privilégié dans les villages situés à deux journées de marche des minières.

Fig. 15. — De la Bourgogne à la vallée du Rhin, la diffusion des lames polies en roches noires vosgiennes. En haut, toutes les communes touchées par la diffusion des roches noires.
En bas, pourcentage de roches noires vosgiennes sur le total des lames polies, au moment de la plus grande production des carrières, au début du IVe millénaire.
34Passé 3700 av. J.-C., la diffusion des lames en roches noires vosgiennes marque le pas, puis diminue rapidement (Willms, 1980). Du côté suisse, les lames se raréfient dans le Cortaillod et disparaissent à peu près complètement dans le Pfyn ; et dès le Cortaillod Port-Conty, les roches vertes tirées des moraines du pied des Alpes sont à nouveau exploitées en lieu et place des roches vosgiennes acquises par échange. Ce ralentissement des transferts, et cette désaffection des outils d’abattage pour afficher un statut, semble accompagner la fin du Néolithique moyen II, l’achèvement de la colonisation agricole des interfluves, l’abandon des enceintes et des sites de hauteur, mais aussi la fin d’un style culturel, avant que ne se mette en place un nouveau cycle de civilisation, avec le Horgen.
35L’exploitation des carrières de Plancher-les-Mines et du Sud-Est vosgien se poursuit encore pendant le Néolithique final. Mais l’intérêt de ces roches n’est plus que strictement régional et les échanges ne dépassent guère Gray à l’Ouest, Bâle à l’Est. Les sépultures (et par conséquent probablement les habitats) quittent le pied des Vosges et le rayon d’un jour de marche autour des minières (fig. 16, en bas) pour s’aligner à nouveau sur un axe est-ouest qui assure les échanges entre le Rhin supérieur et les Plaines de Saône. Le prestige est passé de la grande hache d’abattage au poignard, à la hache de combat et aux flèches. Des enceintes abandonnées, le contrôle social s’est alors recentré sur les sépultures collectives dolméniques. Le niveau des connaissances techniques de débitage des lames à Plancher-les-Mines ne s’en trouve pas diminué pour autant : pendant le Néolithique final, on va continuer à privilégier une technique complexe pour tirer de grandes lames régulières et rapidement polies. À l’évidence, le relâchement du contrôle social par les enceintes, considérées comme places centrales, n’a eu aucune conséquence sur les techniques elles-mêmes. Ce qui apparaissait, au Néolithique moyen II, comme une technique complexe favorisée par une hiérarchisation des communautés, ne s’en trouve pas affaibli : la notion de spécialiste, favorisée par la « chalcolithisation » de l’Europe, est alors soit un concept inopérant ici, soit un attribut spécifiquement culturel qu’une société favorise, tandis qu’une autre le rejettera.
LES ENCEINTES DU JURA ET DES PLAINES DE SAÔNE
36Nous avons tenté de montrer l’organisation spatiale des enceintes de la Trouée de Belfort et leur rôle temporaire dans le contrôle politique de la chaîne opératoire de fabrication des lames polies. En prenant davantage de recul encore, nous essaierons maintenant de cerner l’organisation régionale de l’habitat, tous types confondus, dans le Néolithique moyen II du Jura et des Plaines de Saône (fig. 17). Jusqu’à présent, la répartition des habitats, villages ouverts ou enceintes, s’est montrée irréductible à toute forme d’analyse (Urlacher, Passard, 1989), si ce n’est la relation entre la fabrication des lames polies de la Trouée de Belfort et l’inhabituelle concentration d’éperons barrés ou d’escarpements encerclés dans cette région (Piningre, 1974).
37Dans le cas de sociétés agricoles où les habitats sont hiérarchisés - et nous avons tenté de le montrer dans le secteur de Belfort et de Montbéliard-, le contrôle politique d’une journée de marche autour d’une minière (soit 20 km de rayon), a paru un concept efficace. Retournons maintenant l’argument en cherchant si la notion d’une journée de marche autour des places centrales ne pourrait, également, rendre compte d’un niveau supérieur de l’organisation de territoires politiquement contrôlés.
38Cela fait maintenant près d’un siècle que les archéologues recherchent les enceintes et les villages fortifiés de hauteur en Franche-Comté et en Bourgogne orientale ; et les concentrations reconnues ont été interprétées comme le résultat de prospections plus serrées, dues à la seule présence d’un archéologue dans ces secteurs particuliers. Or il s’avère qu’en généralisant les prospections depuis 1960, on a bien retrouvé quelques « nouvelles » enceintes, mais en très faible nombre (moins de 5 cas), et toujours dans des régions où les enceintes montraient déjà des concentrations remarquables. Au lieu de repousser sans fin le problème vers des temps où tous les sites seraient connus – ce qui a été le cas jusqu’à présent – nous proposons, au contraire, de considérer que l’actuelle répartition des sites est significative des réalités passées.

Fig. 16. — Hiérarchisation des villages dans la Trouée de Belfort.
En haut, le Néolithique moyen II au début du IVe millénaire : l’habitat en enceinte s’est généralisé et le Mont-Vaudois à Héricourt (Haute-Saône), avec ses tombes sous tumulus, contrôle les grandes carrières de Plancher-les-Mines.
En bas, le Néolithique final : les carrières de Plancher-les-Mines sont toujours utilisées, mais uniquement pour un marché régional limité à la Haute-Saône, au Doubs et à la Haute-Alsace. Le contrôle politique sur les exploitations a cessé, tandis que des biens de prestige circulent maintenant à très longue distance.
39Les enceintes et les éperons barrés du Néolithique moyen II à l’Ouest de la Trouée de Belfort comprennent aussi bien de tout petits habitats de hauteur, à rempart court (de l’ordre de 50 à 60 m), que des éperons barrés à rempart « monumental », de 200 m de longueur et davantage (Pétrequin, Gallay, 1984 : 128, fig. 1), avec tous les intermédiaires imaginables. Dans tous les cas, il s’agit d’habitat dont la permanence et l’utilisation domestique sont largement démontrées par le contenu des rejets, où tous les types d’activité sont attestés ; les conditions de conservation ne sont pas ici favorables à la détection des maisons, mais leur présence est indirectement démontrée par le contenu des nappes de déchets, sinon par les fondations architecturales elles-mêmes. Il n’empêche que ces villages fortifiés, comme d’ailleurs tous les habitats néolithiques, livrent des indices d’activités supra-domestiques (tombes en coffres sous tumulus, contrôle politique d’une minière), mais, en aucun cas, il n’est possible ici de réduire ces enceintes, même les plus monumentales d’entre elles, à un rôle temporaire de place centrale où les rites et les échanges seraient privilégiés, par rapport aux réalités de l’habitat et de la protection, comme cela a été suggéré pour certaines des grandes enceintes du Bassin parisien (Dubouloz, 1989). À notre sens et avec des arguments strictement archéologiques, l’enceinte dans le Jura témoigne avant tout de la possibilité sociale de regrouper, de faire cohabiter et travailler ensemble des cellules sociales minimales dont la tendance « naturelle » est plutôt à la dispersion ; c’est peut-être en ces termes qu’on pourrait interpréter les enceintes à fossé interrompu, chaque unité sociale possédant son entrée, son segment de fossé et sa portion de rempart palissadé, en correspondance avec un groupe de maisons (Andersen, 1988).
40En cherchant à hiérarchiser les enceintes du Jura et des Plaines de Saône, nous nous sommes vite rendus compte que les concentrations géographiques d’habitat se situaient souvent à proximité de villages fortifiés dont le rempart, de 150 m de longueur ou plus, avait demandé un long investissement collectif en temps de travail. Ces enceintes de grande taille (fig. 18) sont souvent appariées (Chariez et Cita près de Vesoul, Pretin et Cernans près de Salins, entre autres), à 5 ou 10 km l’une de l’autre, avec des indices qu’elles ne sont pas forcément contemporaines, comme si la même communauté s’était épisodiquement déplacée de l’une à l’autre11. La distance moyenne à vol d’oiseau entre ces grands éperons barrés, ou ces paires d’enceintes, est de l’ordre de 35 à 45 km (fig. 18). Nous sommes donc en droit d’appliquer la méthode des polygones de Thiessen pour délimiter des territoires contrôlés par ces habitats considérés comme villages/places centrales et qui surveilleraient efficacement un rayon d’une journée de marche, comme pour les minières elles-mêmes. Ces entités politiques et territoriales s’organisent alors en réseau régulier. À l’intérieur de chaque entité territoriale, on trouve de plus petites enceintes et des villages ouverts de moindre importance, selon une organisation conforme aux interprétations proposées pour d’autres régions (Dubouloz et alii, 1989) ou d’autres périodes (les micro-aires du Rubané).

Fig. 17. — Zone d’étude de l’habitat Néolithique moyen II, dans le Jura et les Plaines de Saône.

Fig. 18. — Les grandes enceintes à rempart de pierre : interprétation de leur emprise sociale et géographique. Cette interprétation est caduque dans la Trouée de Belfort où les enceintes se pressent à proximité des minières de roche noire.
41Nous avons clairement conscience des artifices méthodologiques qui ont conduit à cette simplification des faits, pour une interprétation globale de l’habitat au Néolithique moyen II. Il n’empêche que la cohérence des résultats a une certaine valeur heuristique. Il est deux régions, pourtant, où ce mode d’analyse fait problème : le nombre des enceintes est particulièrement élévé aux abords de Montbéliard-Belfort et dans les environs de Salins (fig. 17) ; les cercles de 20 km, parfaitement adaptés ailleurs, ont là tendance à se percuter et à se chevaucher, rendant compte d’une densité accrue et probablement d’intensifications sociales particulières. Le cas de Belfort-Montbéliard, nous l’avons vu, est indiscutablement en relation avec la richesse locale en matières premières et avec les carrières de Plancher-Les-Mines. Salins, par ailleurs, est réputé pour ses sources salées, même si les preuves directes d’exploitation au Néolithique font encore tout à fait défaut.
42Dans ces régions, Belfort et Salins, l’analyse des artefacts retrouvés dans les villages fortifiés montre quelques particularités (fig. 19). Dans ces territoires, pratiquement à l’exclusion des autres, on a recueilli des outillages en quartz hyalin issu des Alpes centrales, vraisemblablement du Valais (Sainty et alii, 1975). Ces outils (lamelles, grattoirs, armatures de flèche) attestent de relations privilégiées à moyenne distance, pour les deux territoires qui contrôlent l’exploitation de ressources minérales précieuses (les lames polies et le sel). C’est un résultat attendu que de voir des biens de prestige ou des biens rituels (car une pointe de flèche en quartz hyalin n’a pas plus, ni moins d’efficacité matérielle qu’une pointe en silex ou en os) centralisés par les groupes qui contrôlent une minière ou une source salée. Ce qui est beaucoup plus étonnant et tend à montrer la complexité des échanges, c’est que le quartz hyalin ne provienne pas de zones où les lames polies en roches noires vosgiennes sont d’utilisation quotidienne (comparer les figures 15 et 19). Les échangeurs intermédiaires sont donc nombreux, conformément à la gestion politique de territoires restreints, tels que nous les avons suggérés.
LES ENCEINTES ET L’INTENSIFICATION DES MINIÈRES
43La situation peut paraître maintenant assez simple et conforme aux modèles proposés et aux résultats attendus. À l’évidence, la généralisation des enceintes de la Trouée de Belfort coïncide avec la plus grande efficacité des réseaux d’échanges qui, entre 4100 et 3700 av. J.-C., vont porter les lames polies jusqu’au confluent de l’Yonne et de la Seine et jusqu’au lac de Constance. Avec la raréfaction des enceintes, puis leur désaffection totale, l’exploitation des carrières ne concerne plus que des échanges strictement régionaux, à courte distance. Les deux phénomènes sont donc clairement liés : la pression démographique accrue a conduit à une nouvelle phase de colonisation, à une réorganisation nouvelle des sociétés, à une intensification de la compétition et, partant, à une intensification de l’exploitation des ressources minérales12. Toutes ces données, ici liées, dépassent largement le cadre restreint des provinces stylistiques du Néolithique moyen II. Dans le domaine des outillages polis, nous retiendrons la diffusion à longue distance des grandes lames polies en roches alpines, à section ovalaire plate ou lenticulaire, comme marqueur du début de ce cycle d’intensification, probablement avec le cycle d’expansion chasséenne. Mais il est temps d’introduire des nuances dans ce schéma simplificateur.
44Pendant la phase la plus ancienne de reprise des colonisations agricoles en direction des interfluves et de la mise en place des enceintes, la lame polie à section ovalaire apparaît, à travers la France, comme un puissant moyen d’échange, à l’échelle même de la première unité stylistique du Chasséen. Mais cette situation, la gestion d’un bien de prestige à valeur générale, ne dure pas. Les minières de silex dans les bassins sédimentaires et les carrières de roches noires dans les Vosges prennent le pas sur ces objets qui transitaient sur de très longues distances. Et dans l’Est de la France, on voit un ancien réseau culturel reprendre de la vigueur, utilisé pour le transfert des lames polies en roches vosgiennes. Comme il a déjà été montré (Jeunesse, 1990), le réseau s’était mis en place à un moment de relative unité culturelle, probablement pendant la dernière étape de la culture de Rössen, c’est-à-dire au moment où les regroupements de communautés nombreuses dans les enceintes commençaient à peine. La répartition des lames polies du Sud-Est vosgien (fig. 1) est particulièrement significative ; elle s’arrête, vers l’Ouest et au Sud, avec les dernières découvertes de style Rossen ou Épi-Rössen (Duhamel, 1989 ; Gallay, 1977). Mais, à l’origine, ces réseaux d’échange portaient sur des idées communes et sur l’affichage d’une identité culturelle exprimée par des styles céramiques (et le sentiment d’un vocabulaire commun) ; et c’est longtemps après la disparition de l’entité Rössen que les lames polies vosgiennes ont réutilisé et intensifié ces réseaux, avec les mêmes limites à l’Ouest et à l’Est. Le phénomène de la concentration des habitats et de l’utilisation des enceintes à rempart est donc quelque peu étranger à la création de ces réseaux, même s’il s’y est adapté plus tardivement. On retrouve, ici encore, le mouvement pendulaire classique des cycles culturels : unité stylistique/opposée à régionalisation, échanges à longue distance/prédominance des échanges à moyenne et courte distance.

Fig. 19. — Les importations de lamelles et d’outils en quartz hyalin des Alpes.
Ces importations sont concentrées dans des secteurs d’intensification sociale, à proximité des carrières de roche noire, mais aussi dans la région de Salins, indice indirect de l’exploitation du sel dès le Néolithique moyen II.
45On a montré également l’agglomération spectaculaire des enceintes autour de la zone des carrières de Plancher-les-Mines (fig. 16, en haut), avec une hiérarchie des habitats et des spécialisations au long de la chaîne opératoire de fabrication des lames de pierre. Les communautés proches des minières produisaient un outil indispensable qui circulait jusqu’à 200 km de là. On peut donc se demander quels étaient les retours en direction de l’épicentre de la production : les enceintes de la région de Montbéliard et de Belfort. Or il apparaît que d’éventuels retours d’objets sont difficiles à détecter, hormis le cristal de roche, d’ailleurs très peu abondant. On a bien reconnu un talon de hache à perforation médiane de type Pfyn et un gobelet en bois de cerf de type Cortaillod classique au camp du Mont-Vaudois à Héricourt (Haute-Saône), de très rares lames de silex poli comme au Grammont de Beaucourt (T. de Belfort) ; mais dans tous les cas, ce sont des pièces d’usage, mal représentées, et qui ne sont pas déposées dans les tombes. Le matériel des tombes (Mont-Vaudois, Le Mont à Désandans) comprend quelques grains d’enfilage en calcaire local, rarement une lame de silex ou une armature de flèche, mais surtout de grandes ébauches taillées ; dans ce mobilier funéraire réduit à sa plus simple expression et représentant pourtant le viatique de rares privilégiés, les biens de prestige qu’auraient pu représenter les premières haches de combat du Rhin supérieur sont totalement absentes. Le prestige – si prestige il y a – fonctionne donc exclusivement avec des biens produits localement : les ébauches et les lames de roche noire. Dans la région de Belfort et des Plaines de Saône, il faut donc, à un moment donné, déconnecter le fonctionnement social des enceintes et le contrôle du transit des biens de prestige à longue distance. Une phase ancienne coïnciderait avec la colonisation chasséenne vers le nord, freinée, dans nos régions, par les groupes Epi-Rössen ; l’enceinte et la gestion des biens de prestige, qui circulent à longue distance, comme plus tard à l’Âge du Fer (Brun, 1987), participent au contrôle social. Mais le Nord du Jura est touché par le phénomène alors qu’il a déjà perdu partie de son unité stylistique et de sa puissance de colonisation : ce deuxième stade, tardif et périphérique, à l’image du Cortaillod et du Néolithique Moyen Bourguignon, favorise déjà les régionalisations et les réseaux d’échange à moyenne distance ; le prestige porte maintenant sur une gestion régionale d’où les lames alpines ont à peu près disparu, comme font défaut d’ailleurs les signes stylistiques de l’unité chasséenne. L’accentuation des pouvoirs régionaux et la mise à profit des ressources minières locales a peut-être, justement, tronqué les premiers réseaux d’échange à très longue distance. En France septentrionale, d’autres grands réseaux se mettront en place avec le Néolithique final, vers 3200 av. J.-C., justement quand les dernières enceintes auront disparu et que les pénétrations extérieures pourront à nouveau bénéficier d’une fluidité des transferts et d’une densité démographique moindre.
46Pour conclure, nous retournerons à la Trouée de Belfort et à la Haute-Alsace (fig. 20), vers le début du IVe millénaire. On y opposera deux formes de gestion sociale et politique du transfert des lames polies, depuis les minières en direction des périphéries. À l’Ouest de la Trouée de Belfort, les communautés agricoles sont pour l’essentiel regroupées dans des villages de hauteur et des enceintes ; les dépôts de haches y sont absents, les grandes lames polies peu fréquentes et, dans de rares sépultures, on remarquera une grande ébauche ; et pourtant ce sont ces gens-là qui sont à la source même des réseaux d’échange qui vont jusqu’en Bourgogne orientale et en Haute-Marne. À l’Est de la Trouée de Belfort13, en tête des réseaux d’échange vers la Suisse et la vallée du Rhin supérieur, les grandes enceintes font encore complètement défaut ; mais la représentation des grandes ébauches et des grandes lames polies y est remarquablement forte, qu’elles proviennent peut-être de sépultures remaniées ou de dépôts démontrés. Il y a de bonnes chances pour que ces gestions différentes, par des communautés contemporaines, soient à inscrire dans la catégorie des choix culturels, avec le Néolithique Moyen Bourguignon à l’Ouest et le Munzigen à l’Est, soit deux orientations dissemblables pour interpréter socialement une seule et même donnée : la gestion des minières du Sud-Est vosgien.

Fig. 20. — Interprétation des points majeurs d’intensification sociale à proximité des minières vosgiennes, pendant le Néolithique moyen II. Le contrôle politique et l’affichage du prestige se font différemment de part et d’autre de la Trouée de Belfort.
En A, dans les carrières de Plancher-les-Mines, le débitage des lames est privilégié par rapport au bouchardage ; le contrôle est fait par les enceintes d’Héricourt et de Désandans, avec des tombes où le mort est accompagné par de grandes ébauches.
En B, où l’on privilégie le bouchardage et l’habitat ouvert, le contrôle est fait par les polisseurs et les diffuseurs ; le prestige des grandes lames polies y accompagne de multiples dépôts de haches et d’herminettes.
47Dans ce cas, la présence ou l’absence d’enceintes ne changerait rien à l’affaire ; les échanges de lames polies ne seraient pas un critère déterminant pour expliquer les modalités du contrôle politique des communautés qui ont choisi de s’entourer d’un rempart. Les limites atteintes par la diffusion des lames polies en roches noires s’expliquerait alors plutôt par la perduration, ou la réactivation, indépendamment des enceintes et des provinces stylistiques, de l’ancien réseau d’échange du Rössen entre Bourgogne et plaines du Rhin supérieur. Reste à trouver les stimuli réels de cette réactivation, puis du ralentissement des échanges traditionnels est-ouest au travers de la Trouée de Belfort ; l’histoire des croissances démographiques suivies de crises d’équilibre avec le milieu pourrait être une piste intéressante, et jusqu’ici peu explorée (Pétrequin, à paraître)14.
48NOTE. Pour les aspects les plus récents de la recherche sur les carrières néolithiques de roches noires vosgiennes, le lecteur voudra bien se reporter à : Pétrequin, Jeunesse, éd., 1995 = Pétrequin (P.), Jeunesse (C.), éd., La hache de pierre : carrières vosgiennes et échanges de lames polies pendant le Néolithique (5400-2100 av. J.-C.), Paris, éd. Errance.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Terme d’attente proposé par I. Diethelm (1989) pour désigner l’ensemble des roches vosgiennes du Viséen, avant des études pétrographiques serrées.
2 Étude en cours par N. Morre-Biot et M. Rossy (Laboratoire de Pétrographie et Minéralogie, Faculté des Sciences, Université de Franche-Comté) et de I. Diethelm (Seminar für Urgeschichte, Basel).
3 Voir le détail dans I. Diethelm.
4 La prospection est nettement plus difficile dans la zone alsacienne des Vosges parce que les roches utilisées au Néolithique sont de qualité assez médiocre.
5 Simplification évidente d’une réalité typologique plus complexe, mais qui permet de prendre en compte même les fragments de lames polies.
6 Mais les données chronologiques sont encore trop peu nombreuses pour être définitives.
7 Nous estimons à 20 km la distance moyenne journalière, par comparaison avec les habitudes des populations de Nouvelle Guinée, toutes régions et toutes cultures confondues.
8 On oublie souvent que les polissoirs, comme les lames polies elles-mêmes, font également l’objet d’échanges à longue distance. Vu le substrat géologique, c’est, à l’évidence, le cas du Sundgau qui importe les ébauches et les polissoirs en grès de la bordure sous-vosgienne.
9 Musée de Besançon.
10 Par ailleurs, l’un de nous (C. J.) mène à bien un programme de sondages systématiques sur les principales zones de production de lames polies dans le Haut-Rhin. Des fosses, dont le contenu a été épargné par l’érosion, ont fourni de très bonnes associations avec des céramiques décorées, en particulier pour la 2e moitié du Ve millénaire.
11 À l’exemple du Mont-Vaudois à Héricourt qui semble plus tardif que l’occupation majeure du camp du Mont à Désandans. De même pour Chariez qui pourrait avoir été occupé avant Echenoz-la-Méline.
12 On remarquera pourtant que cette intensification apparaît peu autour des minières de silex de Mont-lès-Etrelles (Haute-Saône), où la production de lames aurait été plus importante que la production des haches. Renseignement C. Cupillard.
13 On ne sait pas encore, par défaut de prospection concertée, à quoi correspond la lacune des sites néolithiques entre ces deux groupes à l’Est et à l’Ouest de la Trouée de Belfort (fig. 20).
14 Nous tenons à remercier, au risque d’en oublier, tous ceux qui ont accepté de collaborer à l’étude de la répartition des lames polies dans la zone d’étude : A. Augereau, P. Billotte, R. Blaison, A. Catherinet, C. Cupillard, A. Daval, M. Demesy, J.L. Dousson, A. Galan, C. Mordant, D. Morin, J.-P. Nicolardot, E. Raguin, G. Richard, M. Ricq-de Bouard, B. Ruckstuhl, S. Saintot, F. Schifferdecker, C. Tchirakadzé et J.-P. Thevenot. Ils nous ont fourni les bases matérielles d’une étude renouvelée. Qu’ils soient assurés de notre reconnaissance pour cette collaboration efficace.
Auteurs
-
Pierre Pétrequin
Laboratoire de Chrono-Ecologie, UMR 9946, CNRS et Université de Franche-Comté.
-
Françoise Jeudy
Centre de Recherches Archéologiques de la Vallée de l’Ain.
-
Christian Jeunesse
Service Régional de l’Archéologie d’Alsace, Palais du Rhin, Place de la République, 67082 Strasbourg.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
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