PROBLÉMATIQUE

1Il y a une quinzaine d'années, on pensait généralement que les deux courants de néolithisation de l’Europe occidentale étaient totalement indépendants l’un de l’autre et se déroulaient selon des procédés tout à fait opposés, colonisation danubienne au Nord, acculturation méditerranéenne au Sud. On croyait également que seules deux cultures étaient porteuses de la première diffusion néolithique, le Rubané au Nord, le Cardial au Sud, et que la zone intermédiaire ne voyait apparaître les premiers paysans qu’à l’aube du Néolithique moyen, avec des faciès comme Egolzwil 3 ou Gonvillars XI. Qui plus est, les recherches néolithiques dans la haute vallée du Rhône avaient pris un tel retard lors de ces dernières décennies, malgré l’importance géographique de l’axe rhodanien, que certains auteurs n’hésitaient plus à qualifier cette région de terra incognita.

2Les acquis récents de la recherche archéologique en ce qui concerne la néolithisation entre Rhône et Rhin, tels qu’ils ont été discutés en 1988 lors des trois colloques successifs de Brescia, de Strasbourg et de Liège, peuvent être résumés selon les cinq propositions suivantes (fig. 1) :

1. Reconnaissance dans le Midi de groupes culturels non cardiaux contemporains ou même plus anciens que le Cardial (par exemple, « Ceramica Impressa » de Pendimoun, Portiragnes PeiroSignado, Roucadourien,...).

2. Identification au Nord de styles céramiques non rubanés, très particuliers : Hoguette, Limbourg,... Pour La Hoguette au moins, hypothèse de la « céramisation » en contexte mésolithique.

3. Mise en évidence de relations stylistiques et de « contacts », dont les modalités restent à préciser, entre les deux grands courants de diffusion de la néolithisation, à toutes leurs étapes, depuis les Balkans jusqu’à l’Atlantique.

4. Découverte de nouveaux groupes du Néolithique ancien en Italie du Nord et dans les Alpes, pouvant résulter, soit d’acculturations locales (Vhò, Gaban, Alba), soit de colonisations de paysans pionniers (Isolino, Bellinzone Castel Grande, Sion Planta).

5. Remise en cause totale de l’hypothèse de la perduration jusqu’au Néolithique moyen de groupes isolés de chasseurs mésolithiques, et observation de multiples procédés locaux d’acculturation par « transferts » techniques ou culturels, aussi bien dans le Jura que dans les Alpes du Nord, dès 5500 à 5000 av. J.-C. : pollens de céréales ou de plantes rudérales liées à des premiers défrichements (prairies de pacage ou agriculture ?), élevage des caprinés ou du bœuf, céramiques, industries lithiques de type cardial, « armatures évoluées », « flèches de Montclus », etc.

3Nous présenterons ici, brièvement, un sixième acquis d’importance certaine. Dans la moitié sud du Jura, plusieurs découvertes récentes de céramiques lisses ou décorées d’affinités typologiques diverses (Hoguette, Limbourg, Midi,...) permettent de démontrer l’existence d’un Néolithique ancien stricto sensu vers 5200-4800 av. J.-C. déjà. Elles montrent que l’axe rhodanien a bel et bien favorisé, comme on pouvait s’y attendre, des relations dans le sens sud-nord durant toute la première moitié du Néolithique, jusqu’à l’émergence du Chasséen, comme l’attestent d’autre part des ensembles d’affinités Épicardial, Pré-Chasséen ou Vases à Bouche Carrée.

Hoguette et céramisation : les abris de la Cure et du Roseau

4L’abri de la Cure à Baulmes (Suisse, canton de Vaud), fouillé de 1966 à 1974 par Michel Egloff, a livré, malheureusement dans des conditions stratigraphiques incertaines, diverses céramiques décorées (fig. 2), dont un rebord rentrant et épaissi impressionné au peigne à deux dents selon des bandes horizontales ou obliques, tout à fait typique du style céramique de La Hoguette.

5Les autres décors consistent en fines cannelures parallèles, en cordons incisés, en profondes impressions circulaires, en impressions disposées en ligne ou en flamme, et en mamelons obliques dépassant du bord, tous éléments qui trouvent comparaison, soit dans des ensembles Hoguette limités à l’Ouest du Rhin comme Wettolsheim (Haut-Rhin) ou Bavans (Doubs), soit dans divers ensembles méridionaux, aussi bien en Italie (Isolino, Vhò) qu’en France (Cardial provençal, Leucate, Roucadour, Épicardial,...).

6L’abri de la Cure a livré également un bel ensemble du Mésolithique final, antérieur ou contemporain des céramiques, on ne peut en juger. Au côté de lames Montbani denticulées, de trapèzes à retouche abrupte et de pointes de Sonchamp, se trouvent une armature tranchante à retouche plate marginale et une « fléchette » trapue à retouche plate couvrante et à base encochée asymétrique à retouche plate inverse, tout à fait semblables aux armatures de Bavans, ces deux outils pouvant indiquer une acculturation néolithisante. La palynologie, d’après Arlette Leroi-Gourhan et Michel Girard, montre pour la même couche mésolithique des pollens de céréales et de plantes rudérales, ainsi qu’un net déboisement.

7Tous ces éléments indicateurs de néolithisation sont-ils liés ? Dans l’affirmative, on retrouverait une situation comparable à celle de Bavans (couche 5 inf.), où la céramique Hoguette semble bien être associée au Mésolithique récent.

8Dans l’abri du Roseau à Neuville-sur-Ain (France, département de l’Ain), près d’Ambérieu-en-Bugey, un cas semblable pourrait se présenter. Cet abri encore inédit, fouillé de 1984 à 1986 par Jean-Pierre Guillet, a livré en effet un tesson décoré de La Hoguette, qui pourrait être associé au Mésolithique récent.

9Ces découvertes ont pour premier effet une nouvelle dilatation de plus de 300 km de l’aire de répartition des céramiques Hoguette. Et il n’est pas indifférent de constater que cette dilatation se fait en direction du Sud. Nous ne sommes plus si loin de l’aire du Néolithique ancien méditerranéen, de Leucate par exemple, auquel on a souvent recours pour établir une filiation stylistique entre les céramiques du Midi et de La Hoguette.

10Un deuxième effet est de relancer l’hypothèse de l’association de céramiques et d’industries lithiques mésolithiques, c’est-à-dire de la « céramisation », composante de la néolithisation qui aurait pu ainsi se diffuser de manière tout à fait indépendante de l’élevage, de l’agriculture ou de l’architecture néolithique. Dans ce contexte, l’idée d’une fonction toute particulière des vases Hoguette, pas forcément culinaire ou directement utilitaire, mais plutôt rituelle, demanderait à être rediscutée, notamment au sujet de cette étrange particularité qu’est le fond pointu. Resterait également à trouver selon quels procédés de diffusion ces céramiques ont pu se répartir dans des aires si vastes, en contexte mésolithique.

« Néolithique Ancien Rhodanien » et Pré-Chasséen : la grotte du Gardon

11Le troisième site que nous présenterons est la grotte du Gardon à Ambérieu-en-Bugey (France, département de l’Ain), située non loin du coude du Rhône, à basse altitude (380 m). Etudiée depuis 1985 par l’un d’entre nous (J.-L. V.), sa stratigraphie comporte plus d'une soixantaine de couches, avec, pour le Néolithique, un regroupement possible, proposé ici à titre d’hypothèse de travail toute provisoire, en cinq ensembles bien datés par une douzaine de datages radiocarbones (fig. 3 et 4).

12De haut en bas :

• couches 40 à 42 : Néolithique Moyen Bourguignon (NMB), vers 3500-3300 av. J.-C. : fonds plats, marmites larges à épaulement très marqué, mamelons sur carène ou sur épaulement, gaine de hache en bois de cerf à tenon et ressaut bien dégagé, etc.

• Couches 44 à 47 : Chasséen, vers 4000-3800 av. J.-C. : coupes à sillon interne, assiettes à bord épaissi ou à marli, écuelles en calotte, récipients à léger épaulement, vases à col droit, mamelons proéminents, larges mamelons perforés, « lampe » de type Cortaillod, pointes en silex blond, etc. (retenir l’absence de décor gravé et la rareté des écuelles carénées).

• Couches 48 à 50 : Chasséen ancien, vers 4200-4000 av. J.-C. : marmites à profil sinueux à rebord ourlé, jarres en forme de tonneau, coupes et écuelles en calotte, vases carénés, anses en ruban ou en boudin, mamelons sur panse ou saillants sur le bord, lèvres à excroissance, baguette multi-forée, grattoirs et lamelles retouchées, etc. Parenté partielle avec le « Proto-Cortaillod » du Jura (Les Planches) et le Cortaillod ancien de Suisse romande.

• Couches 51 à 53 : « Pré-Chasséen » d’affinités Epicardial, Vases à Bouche Carrée, Augy-Sainte-Pallaye, vers 4700-4400 av. J.-C. : grandes jarres cylindriques à anses bien dégagées de la panse, marmites subsphériques à cordons obliques dépassant du bord, coupes à excroissance sur lèvre, éventuel vase à bouche carrée stricto sensu, rares silex sur éclats, etc.

• Couches 54 à 60 : « Néolithique Ancien Rhodanien » (NAR), vers 5200-4800 av. J.-C. : céramiques lisses brun-rouge à dégraissant parfois coquillier et à pâte friable, fines cannelures parallèles ; bol à rebord rentrant épaissi décoré de cannelures disposées en chevrons et séparées par des méplats impressionnés transversalement ; fragment de panse décorée de cannelures verticales séparées de méplats impressionnés identiques.

13L’attribution culturelle d’un autre tesson décoré, trouvé hors-contexte dans les déblais des fouilles anciennes, pose encore problème. Il s’agit d’un fragment de panse portant de profondes impressions parallèles verticales rejoignant des lignes horizontales d’impressions poinçonnées. Les impressions verticales sont-elles faites au peigne à trois dents ou à la coquille de pétoncle ?

14L’industrie lithique est composée de lamelles en silex blond finement retouchées, et ne comporte aucune armature à retouche abrupte ni aucun outil de type mésolithique. Quelques outils en os, en canine de suidé et en bois de cerf, ainsi qu’une parure sur Columbella rustica, complètent ce mobilier.

15Les restes osseux, abondants et très bien conservés, se répartissent en 87 % de chasse (sanglier, cerf, chevreuil, auroch, ours brun, lynx, blaireau, renard, martre, castor, gypaète barbu,...), avec un cortège d’espèces signifiant un environnement forestier très peu modifié par l’homme, mais aussi avec 13 % de faune domestique : caprinés (chèvre certaine), bœuf, et... homme ! En effet, vingt-neuf ossements humains appartenant à trois individus au minimum étaient répartis de manière aléatoire parmi la faune. La plupart de ces os sont brisés ou portent des traces de morsure, et neuf d’entre eux présentent de fines stries de découpe au silex comparables aux traces de boucherie de la faune.

16L’hypothèse de cannibalisme est donc à nouveau avancée, de manière d’autant plus frappante que le N.A.R. semble être synchrone du Cardial moyen et final de Fontbrégoua.

17Le poids des composantes méridionales de cet ensemble – dégraissants coquilliers, silex blonds laminaires, Columbella rustica, dominance de faune chassée, traces de boucherie sur des os humains, chasse à la tortue, décor cannelé ou impressionné à la coquille – plaide en faveur de l’hypothèse d’une migration de colons paysans ou plus simplement éleveurs issus du Cardial. Toutefois, les tessons à cannelures séparées par des méplats encochés ne trouvent que difficilement comparaison dans la sphère méridionale, où l’on ne trouve que le thème figuratif général des bandes de chevrons (fig. 5, 11 à 13), alors qu’ils sont tout à fait identiques à des céramiques de Wettolsheim-Ricoh (Haut-Rhin, fouille Christian Jeunesse), où elles ont été trouvées en contexte rubané, grossgartach et limbourgien (fig. 5, 5 à 8).

18On a en fait affaire à un type de décor de très large répartition, qui pourrait apparaître dans le Midi en contexte cardial ou tyrrhénien, dans le Nord-Ouest de l’Europe en contexte Limbourg (fig. 5, 1 à 4), et en Alsace dans un site où la famille des « éléments non rubanés » comporte à la fois du Limbourg et de La Hoguette. Les céramiques du Gardon ne peuvent donc être rigoureusement attribuées à l’un ou l’autre des deux grands domaines géographiques et culturels concernés. L’option « septentrionale » aurait pour conséquence d’étirer vers le Sud l’aire de répartition du Limbourg, alors que l’option « méridionale » permettrait de remonter vers le Nord celle du Néolithique ancien méditerranéen. Dans un cas comme dans l’autre, les découvertes du Gardon rapprochent la sphère septentrionale non-rubanée de celle du Néolithique méridional.

19La présence d’un « Néolithique Ancien Rhodanien », qualificatif provisoire neutre, dans le Sud du Jura et les Alpes du Nord (Balme-de-Thuy, Grande-Rivoire, Coufin I, Balme-Rousse,...), maintenant bien daté de la seconde moitié du sixième millénaire par une dizaine de C14, n’est évidemment pas sans conséquence sur la « querelle » des relations Sud-Nord au Néolithique ancien. La tête de pont que constitue, sans doute provisoirement, le Gardon vient partiellement combler le large hiatus qui empêchait jusqu’à présent d’assigner à la vallée du Rhône un rôle de voie de communication entre les deux grands courants du Néolithique ancien européen.

20De manière très hypothétique, on pourrait suggérer pour le Bassin rhodanien un double processus de néolithisation, avec une colonisation migrante à basse altitude liée très tôt et très rapidement à des procédés d’acculturation du Mésolithique local, parmi lesquels l’élevage des caprinés jouerait le premier rôle.

21La deuxième occupation du Gardon, marquée par des céramiques lisses ou à décor plastique, et datée du deuxième quart du cinquième millénaire, semble résulter d’une nouvelle vague de diffusion néolithique dans le sens Sud-Nord, réalisée après l’intégration complète des chasseurs autochtones du Mésolithique récent. Le fort dynamisme expansif de la culture des Vases à Bouche Carrée pourrait en être le moteur primordial, plus que l’Épicardial ( ?), par les voies transalpines. Irait également dans ce sens l’apparition peu après, vers 4500, des tombes en ciste Chamblandes du Bassin lémanique.

22Avec l’Épicardial de la Grande-Rivoire et, probablement, du Seuil des Chèvres, le Gardon formerait une sorte de « relai » dans la formation de l’Augy Sainte-Pallaye de Bourgogne (fig. 6). Ce groupe rhodanien renforce aussi les affinités méridionales visibles auparavant dans le Villeneuve-Saint-Germain et le Cerny du Bassin parisien.

23C’est également à cette étape évolutive que pourraient être attribués les sites de l’abri Freymond (première phase néolithique), d’Egolzwil 3, ainsi que certains vases des niveaux XI, Xb et X de Gonvillars, où la composante danubienne est nettement majoritaire. Il faut souligner en effet que la forme cylindrique des jarres gardoniennes ne se retrouve absolument pas dans la céramique lisse du Rubané récent, ni dans les groupes septentrionaux postérieurs où dominent les bouteilles à col très étroit, absentes du Gardon.

24Palliant l’insuffisance notoire de la documentation dans le Haut-Bassin rhodanien, la grotte du Gardon apparaît ainsi comme un excellent jalon pour comprendre la diffusion vers le Nord du Néolithique méditerranéen, aussi bien lors de la première avancée pionnière du Néolithique ancien que pendant la mise en place des grandes cultures du Néolithique moyen.