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Les meules du Néolithique à l’époque médiévale : technique, culture, diffusion

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Olivier Buchsenschutz
, 
Stéphanie Lepareux-Couturier
, 
Gilles Fronteau

Cinquième partie. Études de cas en Europe et dans le monde

Le moulin « délien » : apport du corpus de Mégara Hyblaea (Sicile)

Chloe Chaigneau

Résumé

Le moulin dit « délien » est considéré comme le plus ancien type de moulin rotatif en Grèce et comme une importante innovation technique du fait de son façonnage en pièces détachées. Son fonctionnement est aujourd’hui en partie élucidé ; mais ses rares attestations laissent la question de son origine en suspens. L’apparition de nouvelles données en Méditerranée occidentale offre aujourd’hui l’occasion d’affiner ces hypothèses. À la suite des études menées sur le corpus de la cité sicilienne Mégara Hyblaea, dont les dix-huit éléments forment, par leurs particularités morphologiques, un remarquable point de comparaison, nous proposons de nouvelles interprétations de l’assemblage et de l’utilisation de ce moulin et reviendrons sur la question de sa diffusion.

Texte intégral

  • 1 Dans un souci de normalisation de l’étude des meules, et bien qu’il s’agisse d’un espace d’influenc (...)

1Le moulin dit « délien » doit sa double originalité à sa fabrication en pièces détachées et au fait qu’il apparaît actuellement comme étant le plus ancien moulin rotatif grec. Il tient son nom de l’île de Délos où il a été identifié pour la première fois par W. Deonna (Deonna, 1938, p. 134-135) qui en proposait une restitution où un catillus en forme d’anneau tourne sur une meta1 tronconique, à l’image des meta coniques des moulins retrouvés à Morgantina en Sicile (ibid., fig. 158 ; Storck, Teague, 1952, fig. 40). En l’absence d’éléments de comparaison solides, si ce n’est quelques moulins similaires mentionnés au « Nékromantéion » de l’Achéron près d’Ephyra (au nord-ouest de la péninsule balkanique) et en Égypte romaine, cette hypothèse ne fut pas remise en question jusqu’à la mise au jour par G. Siebert en 1987 d’un moulin complet in situ dans la « Maison des sceaux » à Délos, permettant à M. Brunet de proposer la première restitution cohérente de ce moulin (Brunet, 1997 ; Siebert, 1988, p. 757), à partir de laquelle nous travaillons et à laquelle nous nous référons dans cet article. Cette proposition de restitution laisse ouvertes des hypothèses, que la découverte de nouveaux éléments permettra de valider, ou d’infirmer.

  • 2 Cette étude a été initiée dans le cadre d’un mémoire de Master, sous la direction de F. Prost (Univ (...)

2Une telle opportunité s’est offerte à nous lors de l’étude des outils de mouture découverts à Mégara Hyblaea, une colonie grecque fondée sur la côte orientale de la Sicile entre Catane et Syracuse2 (fig. 1). Les fouilles menées sur le site par l’École française de Rome de 1948 aux années 1980 ont livré un vaste corpus meulier, aujourd’hui malheureusement décontextualisé. Parmi les six types de moulins présents, le moulin dit « délien » est représenté par dix-huit éléments appartenant à au moins huit moulins (fig. 2). Nous ne prétendons pas offrir ici l’interprétation définitive du fonctionnement de ce moulin complexe, mais au moins présenter des éléments nouveaux afin d’en affiner la restitution en l’adaptant aux particularités des moulins de Mégara Hyblaea, et alimenter la discussion entourant la question de son origine.

Fig. 1. Localisation des sites où le moulin délien est attesté.

Fig. 2.Éléments de meules déliennes à Mégara Hyblaea.

1. Les éléments de meules

1.1. Description des éléments

3Chacune des deux meules prend la forme d’un anneau évasé vers le haut, ou plus précisément d’un tronc de cône creux renversé. Le catillus tourne dans la meta : la farine passe entre les deux surfaces actives, soit entre la face extérieure du catillus et la face intérieure de la meta. Chacune des deux meules est composée de cinq à dix éléments ou segments qui sont fixés entre eux pour former l’anneau de la meule (fig. 6). Les éléments sont en basalte vacuolaire ; ils ne présentent aucune trace de rayonnage, contrairement aux observations faites sur les éléments de moulins à Délos. La face opposée à la surface active est dressée, rectiligne et presque parallèle à la surface active.

Fig. 3. Élément de catillus et vocabulaire descriptif.

Fig. 4. Élément de meta.

  • 3 Outre les éléments de Mégara Hyblaea, nous avons eu l’occasion d’observer sur place les éléments di (...)

4La particularité des éléments retrouvés à Mégara Hyblaea tient d’abord à leurs grandes dimensions. Quelques précautions sont à prendre pour décrire et relever les dimensions de ces éléments isolés (fig. 3 et 4). Les diamètres proposés sont les diamètres maximaux (donc supérieurs) de la surface active, mesurés avec certitude. Les diamètres minimaux ne sont en revanche pas significatifs puisqu’ils dépendent de l’usure et, en ce qui concerne les meta, ils sont trop irréguliers. Les meules sont plus hautes que les modèles égéens observés3, la hauteur des meta variant de 23 à 32 cm et celle des catillus de 24 à 39 cm. Alors qu’à Délos la meta ne fait en général pas plus de la moitié du catillus, les hauteurs de la meta et du catillus sont donc quasiment identiques, ce qui offre une plus grande surface de contact. Le diamètre des meules mégariennes varie de 60 à 90 cm contre une moyenne de 60 cm à Délos. En revanche, les éléments mégariens étant plus larges, cinq à sept éléments suffisent pour former une meule, contre huit à dix éléments à Délos. Les éléments retrouvés à Mégara sont plus fins (de 8 à 15 cm) que les éléments de Délos (de 15 à 20 cm). La pente moyenne de la surface active, mesurée sur les éléments dormants, est de 120°. Toutefois, l’inclinaison de la pente de la surface active et la hauteur de la meule (et non de l’élément) dépendent de l’orientation de l’élément mesuré, qui n’est pas toujours certaine puisqu’elle correspond rarement à l’orientation de la tranche inférieure. Nous les donnons tout de même à titre indicatif.

Fig. 5. Typologie des éléments de catillus trouvés à Mégara Hyblaea et critères distinctifs.

1.2. Typologie

5Les huit éléments de meta de Mégara Hyblaea, tous différents, ne permettent guère d’établir une typologie. On peut en revanche distinguer trois types de catillus à partir des caractéristiques morphologiques des dix éléments disponibles, à savoir leur profil, leurs dimensions et les aménagements d’assemblage des éléments (« encoche » et mortaise) (fig. 3 et 5).

  • Le type le plus courant (type I) regroupe des éléments de grandes dimensions, trapus, avec une épaisseur relativement homogène sur toute la hauteur. Ils possèdent une encoche qui court le long de la face inférieure et de la face supérieure ainsi que deux mortaises sur la face supérieure et une sur la face inférieure. Seul un élément ne présente ni encoche sur la face supérieure ni mortaise sur la face inférieure ; sa morphologie générale le renvoie tout de même à ce premier groupe, en tant que variante du type I.

  • Les éléments du type II se distinguent d’abord par leur profil général, à savoir la différence des épaisseurs moyennes mesurées au niveau de la face supérieure (10 cm) et des trois quarts inférieurs (6 cm). Ils possèdent une encoche sur la face inférieure et deux mortaises sur la face supérieure. Un élément possède également une mortaise sur la face inférieure, ce qui peut n’être qu’une des nombreuses réparations qu’il a subies.

  • Le dernier type (type III) est représenté par deux petits éléments au profil similaire, mais moins courbé, que le type II. Ils ne disposent d’aucune encoche, si ce n’est un vague creusement de la face intérieure sur les 3 cm supérieurs, et n’ont que deux mortaises sur la face supérieure.

Fig. 6. Proposition de restitution du moulin délien à partir des éléments étudiés à Mégara Hyblaea. DAO : C. Chaigneau, adaptation de la restitution de P. Fraisse (Brunet, 1997).

6Les éléments de catillus du moulin du « Nékromantéion » d’Ephyra rappellent le type II (Peacock, 2013b, p. 157) ; les moulins trouvés ailleurs en Méditerranée n’entrent dans aucune de ces catégories.

2. Restitution du mécanisme

7L’originalité du moulin délien tient au fait que le catillus ne tourne pas autour, mais dans la meta, comme l’a expliqué M. Brunet. D’après sa restitution, la meta est prise dans une structure en bois qui la surélève et assure la cohésion des éléments qui la composent. L’assemblage du catillus se ferait quant à lui au moyen de crampons en fer reliés à un axe central que l’on actionne grâce à une barre transversale, horizontale. Les observations faites à Mégara Hyblaea confirment en partie cette restitution (fig. 6).

2.1. Assemblage

8La tranche inférieure relativement plane des éléments de meta semble confirmer que cette meule était posée à plat. L’assemblage, qui n’a nécessité aucun aménagement particulier sur les blocs (mortaise ou autres) et n’a laissé aucune trace caractéristique (oxydation métallique ou usure des surfaces extérieures), ne pouvait donc vraisemblablement pas être réalisé autrement que par un cadre en bois ceignant les pièces. L’absence de toute trace d’assemblage sur les éléments de meta invalide donc tout à fait la restitution selon laquelle la meule extérieure serait le catillus, puisque cette hypothèse n’offre aucune possibilité d’assemblage des éléments extérieurs. Sur quelques blocs, une sorte de bourrelet saillant légèrement en haut de la face extérieure a pu faciliter le calage des éléments. Notons par ailleurs qu’à Mégara Hyblaea, chaque face de chaque élément est soigneusement façonnée (fig. 2), contrairement aux éléments de Délos où seule la surface active est taillée, les autres faces n’étant que dégrossies. Ceci allège considérablement la structure ; cependant les éléments sont déséquilibrés et leur ajustement doit en être d’autant plus complexe et délicat.

Fig. 7. Élément de catillus comportant encore des attaches en fer intactes scellées au plomb.

9Le mode d’assemblage du catillus diffère d’un site à l’autre. Sur les meules découvertes à Délos, les éléments de catillus possèdent deux larges mortaises percées verticalement dans les tranches supérieure et inférieure. Les agrafes métalliques qui y étaient enfoncées, sans scellement, semblent avoir fait éclater les mortaises – à moins qu’elles n’aient été arrachées (Brunet, 1997). Sur un fragment observé à Apollonia d’Illyrie, la position des mortaises indique que les éléments étaient agrafés les uns aux autres. À Karanis, la cohésion des éléments est maintenue par une sorte de matrice d’argile (« a clay matrix », Peacock, 2013b, p. 155).

10À Mégara Hyblaea, la présence de pièces métalliques encore en place sur les éléments de catillus permet d’appréhender un système d’attaches performant et diversifié : chaque élément est doté d’une encoche plus ou moins profonde courant le long de la tranche supérieure, de la tranche inférieure, ou sur les deux tranches. Cette encoche a pu recevoir une sorte de cerclage en bois permettant d’ajuster les éléments. La cohésion de l’ensemble est quant à elle assurée par des attaches métalliques : chaque élément dispose en effet de deux mortaises sur la tranche supérieure et parfois d’une mortaise supplémentaire sur la tranche inférieure. À partir des perforations, des traces d’oxydation, des scellements en plomb et des tiges métalliques encore observables, on a pu reconnaître trois formes d’agrafes plus ou moins complexes et solides. Les tiges métalliques sont plantées verticalement dans la roche au niveau de l’encoche et pliées horizontalement pour s’attacher à l’axe central. Sur un petit élément, les deux fixations encore intactes prennent la forme de boucles métalliques de 2,8 cm de diamètre scellées dans la pierre (fig. 7). Sous les boucles, des traces d’usure et d’oxydation nous indiquent que la surface a été usée par des objets métalliques. On reconstitue alors un système où les crampons, plutôt que d’être directement fichés dans la roche, passent dans des anneaux fixés sur les éléments, ce qui garantit une plus grande souplesse lors de l’assemblage et de l’entretien (fig. 6). Des attaches supplémentaires sur la tranche inférieure ne sont pas toujours nécessaires, la pression exercée par les pièces les unes sur les autres étant suffisante pour assurer la cohésion des blocs. Un cerclage en bois, de la forme d’une jante de roue, a pu contribuer à ajuster les éléments que l’on peut alors plus facilement retirer puis repositionner lors de l’entretien du moulin.

11Nous avons relevé sur la tranche supérieure ou sur la surface active de certains blocs des inscriptions en grec (ou en latin, toutes les lettres représentées appartenant aux deux alphabets et étant réversibles) (fig. 8). Certaines sont interprétées comme des marques d’assemblages (Brunet, 1997, p. 35) : de fait, les pièces devaient être montées dans un ordre précis afin que les tranches coïncident parfaitement. Ainsi deux éléments de meta portent les lettres B et E gravées sur leur surface active, ce qui peut correspondre à une suite alphabétique. Un élément de catillus porte une marque en forme de Λ ou Γ sur la tranche supérieure. Une autre inscription, taillée sur la tranche inférieure d’un élément de meta, figure trois lettres « ONX » ou « QNC » (ou XNO ou XNQ), dont on ignore la signification.

2.2. Actionnement du moulin

12D’après le diamètre de ces moulins et au vu de l’exigüité de la pièce où se trouvait une telle installation à la « Maison des sceaux », seul contexte connu, on considère que l’actionnement de ce moulin à sang se faisait à la traction humaine en tournant autour du moulin (Brunet, 1997, p. 31 ; Longepierre, 2011b, p. 82-83).

13La restitution de l’axe central soulève plusieurs questions liées à l’assemblage des éléments de catillus, à l’ajustement des deux meules et à l’actionnement du moulin. La présence d’un tel axe sur le moulin retrouvé à Karanis en Égypte (Husselman, 1979 ; Peacock, 2013b, p. 155) semble confirmer sa présence. Il pourrait alors faire partie d’un dispositif permettant de régler l’écartement des deux meules, le catillus étant accroché en suspension sur l’axe. Toutefois, un tel dispositif requiert une grande précision dans l’ajustement régulier de l’écartement des meules, et aucun élément en roche n’ayant pu servir à caler et rehausser l’axe à la manière d’une crapaudine n’a été signalé lors des fouilles de la « Maison des sceaux » (Siebert, 1988). Si ce moulin dispose en effet d’un axe et d’un système de réglage de l’écartement des meules, il s’agirait alors vraisemblablement d’un système primitif peu efficace quoique révolutionnaire ; en l’absence d’expérimentation, il faut toutefois encore envisager un dispositif plus simple dépourvu d’axe central et où le catillus, assemblé au moyen d’une barre centrale courte, s’enfonce de lui-même dans la meta (fig. 6). Mais ceci renforce la question problématique du poids du catillus exerçant une forte pression sur la meta. On peut alors imaginer qu’une légère différence entre la pente de la meta et celle du catillus suffit à dérouler l’enveloppe du grain et à faciliter la rotation en réduisant la surface de frottement entre les deux parties du moulin.

Fig. 8. Éléments de meta et de catillus présentant des inscriptions.

2.3. Alimentation

  • 4 Cette observation ne vaut donc que si le catillus s’insère dans la meta.

14La principale faiblesse de cette restitution réside en l’alimentation de l’appareil. Elle ne suffit toutefois pas à réfuter cette hypothèse, d’autant plus que le même problème se pose dans le cas du modèle d’abord proposé par W. Deonna. Dans la restitution de M. Brunet, selon la disposition des meules, l’engrainage ne peut se faire que par l’interstice entre le sommet de la meta et la surface active du catillus. M. Brunet propose de restituer une série de planchettes projetées sur le pourtour de la meule afin d’aménager un espace où le grain est stocké avant de s’écouler progressivement dans l’interstice (Brunet, 1997, p. 31). Les observations menées à Mégara Hyblaea semblent confirmer cette hypothèse : l’inclinaison de la tranche supérieure de la meta, vers la surface active, favorise l’écoulement du grain4. Les traces importantes de poli qui y sont observées rappellent celles qu’on observe sur les versants de la trémie des moulins dits « à trémie d’Olynthe » présents à Mégara Hyblaea et sont probablement dues à la forte pression du grain sur cette surface. Enfin, la faible différence de hauteur entre les meta et les catillus, et donc la réduction de l’espace de stockage par rapport aux éléments égéens, ne doit pas être considérée comme un inconvénient : au contraire, cela implique la réduction de la pression exercée par le grain, ce qui limite les risques d’engorgement. Il faut peut-être également restituer une trémie en bois pour l’alimentation régulière du moulin. On peut l’imaginer fixée à la barre horizontale, ce qui permet une répartition régulière du grain sur toute la meule (fig. 8).

3. L’innovation technique

3.1. Utilisation du moulin

  • 5 La seule boulangerie identifiée ne fonctionnait vraisemblablement pas avec un moulin délien, puisqu (...)
  • 6 Ce qui ne constitue pas pour autant un élément de datation.
  • 7 Notons juste qu’une petite activité de métallurgie est attestée à Mégara Hyblaea par des fours méta (...)

15Nous ne disposons malheureusement pas de contexte de découverte précis à Mégara Hyblaea5, si ce n’est que le matériel provient vraisemblablement des fouilles menées dans l’enceinte du mur hellénistique6. Ce contexte est mal daté mais toujours urbain, ce qui invite à considérer ces objets comme des moulins à grain. Notons toutefois qu’un élément de meta présente des traces d’usure très importantes sur le tiers supérieur de sa surface active, associant un fort poli et des sillons visibles à l’œil nu. En l’absence d’analyses plus spécifiques, nous ne sommes pas en mesure de déterminer ce qui a pu laisser une telle empreinte7.

3.2. Les avantages de la facture en pièces détachées

16Le moulin délien est vraisemblablement contemporain d’autres systèmes de mouture variés : moulin à trémie dit « d’Olynthe », moulin dit « de Morgantina », moulin de très grand format (80 cm de diamètre) non identifié dont seul une meta nous est parvenu. Il convient donc de s’interroger sur les raisons de cette innovation.

17La facture en pièces détachées constitue le plus grand progrès. Elle se traduit d’abord par une tentative d’améliorer les rendements par l’augmentation de la surface active, la facture en pièces détachées permettant de fabriquer des moulins plus grands. À Mégara Hyblaea, même les plus petits moulins déliens possèdent en effet un plus grand diamètre que les moulins de type Morgantina, probablement contemporains, et la surface active est optimisée par l’enfoncement progressif du catillus dans la meta.

18Par ailleurs, même si le basalte employé est également disponible en grands blocs, comme les moulins de type Morgantina peuvent en témoigner sur le site, sa taille n’est pas aisée : la facture en pièces détachées permet alors de minimiser les risques, car lorsqu’un élément est endommagé au cours de la taille, il peut être remplacé par un autre, sans perdre toute l’ébauche.

19Enfin, on peut y voir une manière de rationnaliser la production. À Délos, M. Brunet proposait ainsi une chaîne de production à partir d’un bloc initial dans lequel on pouvait tailler soit un élément de catillus, soit deux éléments de meta (Brunet, 1997, p. 34). À Mégara Hyblaea, les éléments de catillus et les éléments de meta ayant des formes générales similaires, on peut plutôt imaginer que la distinction entre catillus et meta se faisait plus tard dans la chaîne opératoire : non pas après l’extraction et la découpe des blocs, mais après leur dégrossissement, au moment de la taille des finitions, c’est-à-dire des aménagements propres à l’assemblage et du profil de la surface active.

20Malgré ces atouts, la complexité de son assemblage représente le point faible de l’appareil et c’est probablement ce qui lui a valu son rapide remplacement par des appareils plus solides et apparemment plus simples tels que le moulin pompéien.

3.3. Datation

21Lorsqu’ils ne sont pas retrouvés en place, les éléments de ce moulin sont difficilement identifiables, ce qui peut en partie expliquer qu’il soit si peu signalé ailleurs en Méditerranée. On retrouve ce moulin autour de trois centres hellénisés, qui forment des unités géographiques et culturelles, et où les objets identifiés sont à rapprocher morphologiquement (fig. 8) :

  • En mer Égée : outre Délos et sa périphérie immédiate (Rhénée et Myconos : Brunet, 1997, p. 36), où ce type de moulin est prépondérant, de telles pièces ont été identifiées sur l’île de Thasos. À Délos, la destruction de la Maison des sceaux où se trouvait l’exemplaire in situ nous procure un terminus ante quem à 69 av. J.-C. Il y est donc attesté à l’époque hellénistique en même temps que de petits moulins rotatifs manuels et des moulins à trémie (ibid., p. 35).

  • En mer Ionienne, sur la façade occidentale de la péninsule balkanique et en Sicile : au « Nékromantéion » d’Ephyra, le moulin provient de niveaux datés de la fin du iiie au début du iie s. av. J.-C. Un fragment a pu être identifié à Apollonia d’Illyrie en Albanie, mais isolé, probablement en remploi dans les niveaux romains, il n’est pas daté. Il semble se rapprocher morphologiquement des moulins égéens. À Mégara Hyblaea, la datation est également incertaine : détruite en 483 av. J.-C., une ville hellénistique est refondée en 340 av. J.-C. Elle est à nouveau détruite en 213 av. J.-C. et ne connaît dès lors qu’un petit habitat tardif. Il semble néanmoins que l’occupation subsistant après cette seconde « destruction » de la ville ne requière pas la présence d’autant de moulins de grande taille, ce qui peut fournir un terminus. Cela signifie alors qu’outre le moulin à trémie, deux moulins de grand format auraient été en fonction en parallèle dans la ville, à savoir le moulin délien et le moulin de type Morgantina.

  • En Égypte : le moulin retrouvé à Clysma Qolzoum ne peut pas être daté (Meeks, 1997, p. 24 ; Peacock, 2013b, p. 161). En revanche à Karanis, un moulin complet a été mis au jour dans une couche datée du milieu du ier s. ap. J.-C. à la première moitié du iie s. ap. J.-C. (Husselman, 1979 ; Peacock, 2013b, p. 161). À Badia, site fondé à la fin du ier s. ap. J.-C., les moulins composites proviendraient de l’époque florissante des ive-ve s. ap. J.-C. (ibid., p. 161).

22Les moulins identifiés en mer Égée, en Sicile et dans la péninsule balkanique sont donc plutôt datés de l’époque hellénistique, tandis qu’en Égypte, ils sont plus tardifs, datant de l’époque romaine.

3.4. Origine et diffusion

23Aucune étude pétrographique ne peut éclairer le schéma de diffusion de ces moulins. Toutefois, notons que le basalte, dans lequel tous ces moulins sont faits, étant absent de Délos, l’innovation est probablement exogène à cette île. Il n’existe pas de lien de parenté direct ou de relations privilégiées entre ces lieux, si ce n’est des relations commerciales certaines : Délos et Apollonia sont des grands ports de commerce ; l’Égypte et la Sicile sont de grands exportateurs (notamment de blé), donc bien intégrées dans les routes commerciales méditerranéennes (Williams-Thorpe, Thorpe, 1993).

24L’évolution typologique du moulin nous en apprend plus. On constate un plus grand souci du détail et des finitions sur les éléments étudiés à Mégara Hyblaea – desquels il faut rapprocher morphologiquement les éléments d’Ephyra – : alors qu’à Délos et à Thasos la face opposée à la surface active est laissée brute d’extraction, à Mégara Hyblaea, elle est travaillée, plane, voire incurvée, ce qui allège la meule. Le système d’attaches semble à la fois plus efficace et plus solide, puisque les tiges sont scellées au plomb, et, contrairement à ce qu’on a pu observer à Délos, il n’y a pas de trace d’éclatement de la roche à cet endroit-là. Les exemplaires occidentaux témoignent ainsi d’une meilleure maîtrise des techniques et seraient donc probablement postérieurs aux exemplaires égéens.

25Le moulin composite, élaboré en mer Égée à cause de la faible disponibilité des pierres meulières, aurait donc d’abord été exporté vers la Méditerranée centrale à l’époque hellénistique, dès le iiie s. av. J.-C. Du fait de sa complexité, et peut-être, puisque la nécessité de fabriquer en pièces détachées n’est pas aussi pressante dans cette région, il ne tarde pas à y être remplacé par le moulin pompéien, qui apparaît au début du iie s. av. J.-C. et qui, fabriqué en nombre dans quelques grands centres de production, se diffuse rapidement en Méditerranée occidentale. Le moulin composite continue toutefois à être utilisé en mer Égée et il est à nouveau exporté, vers l’Égypte cette fois, à partir du ier s. ap. J.-C.

26Le manque de corpus de comparaison entrave la compréhension de ce moulin, mais l’identification de nouveaux éléments est prometteuse : on espère que d’autres exemplaires et des analyses pétrographiques viendront bientôt éclairer notre réflexion.

Notes

1 Dans un souci de normalisation de l’étude des meules, et bien qu’il s’agisse d’un espace d’influence grecque, nous avons choisi d’utiliser les termes « meta » et « catillus » pour désigner respectivement la meule fixe ou « dormante » et la meule mobile ou « courante ».

2 Cette étude a été initiée dans le cadre d’un mémoire de Master, sous la direction de F. Prost (Université Paris 1 – Panthéon Sorbonne) et avec le soutien de H. Tréziny et J.-C. Sourisseau (Université Aix-Marseille) qui m’ont donné accès au site et au matériel de Mégara Hyblaea.

3 Outre les éléments de Mégara Hyblaea, nous avons eu l’occasion d’observer sur place les éléments dispersés sur l’île de Délos ainsi qu’un fragment identifié sur les fouilles récentes d’Apollonia d’Illyrie (Albanie). Nous avons également eu accès à des informations sur des meules de Thasos dont l’étude, menée par S. Nodin (Université de Lille), fait actuellement l’objet d’un mémoire de Master ; nous la remercions pour les informations partagées.

4 Cette observation ne vaut donc que si le catillus s’insère dans la meta.

5 La seule boulangerie identifiée ne fonctionnait vraisemblablement pas avec un moulin délien, puisqu’elle est dotée d’une base de moulin qui aurait plutôt pu soutenir un moulin de type Morgantina.

6 Ce qui ne constitue pas pour autant un élément de datation.

7 Notons juste qu’une petite activité de métallurgie est attestée à Mégara Hyblaea par des fours métallurgiques (Gras et alii, 2004, p. 44-45, p. 483).

Table des illustrations

Légende Fig. 1. Localisation des sites où le moulin délien est attesté.
URL http://books.openedition.org/artehis/docannexe/image/3967/img-1.jpg
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Légende Fig. 2.Éléments de meules déliennes à Mégara Hyblaea.
URL http://books.openedition.org/artehis/docannexe/image/3967/img-2.jpg
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Légende Fig. 3. Élément de catillus et vocabulaire descriptif.
URL http://books.openedition.org/artehis/docannexe/image/3967/img-3.jpg
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Légende Fig. 4. Élément de meta.
URL http://books.openedition.org/artehis/docannexe/image/3967/img-4.jpg
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Légende Fig. 5. Typologie des éléments de catillus trouvés à Mégara Hyblaea et critères distinctifs.
URL http://books.openedition.org/artehis/docannexe/image/3967/img-5.jpg
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Légende Fig. 6. Proposition de restitution du moulin délien à partir des éléments étudiés à Mégara Hyblaea. DAO : C. Chaigneau, adaptation de la restitution de P. Fraisse (Brunet, 1997).
URL http://books.openedition.org/artehis/docannexe/image/3967/img-6.jpg
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Légende Fig. 7. Élément de catillus comportant encore des attaches en fer intactes scellées au plomb.
URL http://books.openedition.org/artehis/docannexe/image/3967/img-7.jpg
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Légende Fig. 8. Éléments de meta et de catillus présentant des inscriptions.
URL http://books.openedition.org/artehis/docannexe/image/3967/img-8.jpg
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Auteur

ENS et Université de Paris 1

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