Introduction
Texte intégral
S’il ne fallait conserver en mémoire qu’une seule date durant la très longue période que je considère, ce serait 1348. La Peste noire envahit cette année-là la France et plus rien ensuite ne fut comme avant. Voici l’évènement capital. Il marque en réalité la fin d’une époque de l’histoire, celle que par habitude nous continuons d’appeler le Moyen Âge (Duby, 2011, p. 423).
1Le XIVe siècle représente à bien des égards un tournant majeur dans l’histoire médiévale occidentale. Si Georges Duby considérait la peste noire comme un point de non-retour, la guerre de Cent Ans et le grand Schisme ont de même contribué à profondément modifier la société en la menant progressivement sur le chemin de ce que l’historien nomme les germes de la nation1. Réciproquement, le paysage culturel et intellectuel se révèle à la fois dense et hétéroclite, parce qu’en partie stimulé par les réflexions qu’impose une situation politique et sociale incertaine. De l’économie moderne d’un Nicole Oresme empreint de philosophie aristotélicienne aux pénitences d’un Henri Suso habité par la mystique rhénane, le XIVe siècle sonne le glas d’un temps divisé, entre héritage et rupture, où les regards orientés vers l’avenir rencontrent ceux tournés vers le passé.
2Musicalement, le siècle connaît les innovations de l’ars nova dont Karen Desmond a, il y a quelques années, réexploré les normes esthétiques et théoriques (Desmond, 2018). Cet art, dont le caractère novateur doit d’être nuancé, hérite d’un savoir accumulé au fil des siècles. À la tête de cette évolution se situe plus particulièrement la musique polyphonique dont les premières traces notées en Occident apparaissent au IXe siècle. La cohésion simultanée des différents cantus n’a cessé de progresser et, par la même occasion, de se codifier. Plusieurs facteurs ont contribué à son essor, mais peut-être devons-nous retenir le plus déterminant d’entre eux : la musica mensurata. Celle-ci remonte à l’articulation temporelle des polyphonies de Léonin et Pérotin, maîtres de musique de la Cathédrale Notre-Dame de Paris au XIIe et au XIIIe siècle. Les modes rythmiques, établis sur la distinction entre la longa et la brevis, introduisent les premières normalisations d’une mesure du temps musical. L’ars antiqua ouvre par la suite un nouveau chapitre : celui d’un système métrique reposant sur la division proportionnelle de la longa en deux ou trois parties égales, suivant la méthode de Francon de Cologne que les théoriciens de l’ars nova parachèveront.
3Plus que les causes de la polyphonie croissante, ce sont ses conséquences qui nous intéressent. Car parmi les répertoires mesurés les plus développés du Moyen Âge se trouve un genre singulier. Il s’agit du motet de l’ars nova. Si le motet s’épanouit au XIVe siècle sous sa configuration « isorythmique »2, il trouve sa source dans les manipulations polyphoniques de l’école de Notre-Dame. Bien que ses origines soient sujettes à controverse (Leach, 2018), il est sûrement le fruit de l’adaptation d’un texte aux voix supérieures d’une clausule. Ses diverses évolutions stylistiques en ont fait un genre en marge des procédés les plus communs. Non issu d’une forme poétique, contrairement à la majorité du répertoire lyrique, le motet de l’ars nova trouve une partie de son organisation dans l’agencement de sa voix inférieure, le tenor, composée en premier lieu. Cette voix, qui littéralement tient le motet, dispose pour mélodie d’un extrait de plain-chant (cantus firmus) soumis ultérieurement à des répétitions des figures et des notes nommées respectivement taleae et colores :
En musique, on entend par « couleur » la répétition, plusieurs fois de suite, dans un même chant, d’une seule et même séquence de figures semblables. On notera à ce sujet que certains chantres distinguent « couleur » de « talea » : ils disent qu’il y a « couleur », lorsqu’il y a répétition des mêmes sons, et « talea », lorsqu’il y a répétition de figures semblables et ainsi adaptées à des sons différents. Cette distinction, bien qu’on l’observe dans de nombreuses teneurs de motets, ne se trouve point cependant dans les motets eux-mêmes3.
4Voici le peu d’informations laissé par un théoricien comme Jean de Murs au sujet du motet. Johannes Boen et Egidius de Murino, dont certains passages théoriques se superposent, n’en disent guère plus. À cette ébauche formelle s’ajoute la pluritextualité qui renforce l’aspect complexe du genre. Les voix proposent des discours multiples, parfois même dans des langues différentes, et brossent le portrait d’une œuvre peu accessible. Nous en retrouvons d’ailleurs un témoignage chez Jean de Grouchy pour qui le motet est, à l’aube du XIVe siècle, réservé aux lettrés (litteratis)4.
5Le motet ne manque pas de refléter l’environnement intellectuel qui l’entoure. Représenté par des hommes de lettres et de science comme Philippe de Vitry et Guillaume de Machaut, sa composition paraît rationnelle. Le paysage théorique qui lui est connexe est lui-même mathématique et s’inspire des conventions pythagoriciennes représentées principalement par les Institutions de Boèce dont nous retrouvons encore l’autorité dans les traités de Jean de Murs. La science musicale observe ainsi les principes de la proportionnalité, aussi bien au sein des hexacordes que dans les nouvelles conventions rythmiques. Dans un contexte où les préceptes du Livre de la Sagesse selon lesquels Dieu a réglé le monde avec « mesure, nombre et poids » sont rois (Livre de la Sagesse 11, 20), le motet semble une manifestation sonore de ces mêmes concepts fondateurs.
6Néanmoins, beaucoup de questions subsistent sur son agencement et son processus de création. Tandis que le tenor, par son isorythmie, ne livre qu’une partie de ses secrets, la composition des voix supérieures reste souvent obscure. Ces intrigues sont à la source de divers débats. Certaines critiques concernent la vision généralisée de l’isorythmie. Les rigoureuses répétitions, initialement réservées au tenor, se seraient, à en croire un versant non négligeable de la littérature musicologique, répandues dans les voix supérieures dès le début du XIVe siècle. Bien que le principe suive un comportement adéquat à l’esprit d’un compositeur-géomètre, rappelons que l’isorythmie du triplum et du motetus se révèle instable. En effet, si la démonstration est claire dans un motet comme Quant en moy/Amour et biaute de Machaut, elle est plus complexe dans Tous corps qui de bien amer/De souspirant. La nature sporadique des répétitions aux voix supérieures a entraîné certains musicologues, comme Margaret Bent ou Kevin Brownlee, à délaisser l’approche isorythmique au profit des textes, trop souvent relégués au statut de simple apparat esthétique (Bent, 1991, 2003 ; Brownlee, 1991, 2002). De la même manière, Anna Zayaruznaya a plusieurs fois signalé l’indépendance structurelle des voix supérieures, critiquant ainsi la place primordiale du tenor et de son isorythmie malgré l’usage d’un cantus firmus (Zayaruznaya, 2010, 2015, 2018).
7D’autres regards, suggérant un lien étroit avec la musica speculativa et l’esthétique du nombre, mentionnent l’influence de ratios mathématiques, comme la section dorée ou les proportions pythagoriciennes, suivant l’analyse de Newman Powell du motet S’il estoit/S’amours de Machaut (Powell, 1979). Ces approches, en partie héritières des études sur le symbolisme architectural des années 1950, apportent toutefois peu de réponses pragmatiques quant aux pratiques concrètes de composition. Ainsi, les premiers biais sont rapidement apparus au sein même de la méthodologie, sans ajouter, dans le cas du nombre d’or, l’anachronisme flagrant concernant sa formulation à la fin du Moyen Âge (Busse Berger, 1990 ; Tatlow, 2006). Insatisfait par l’isorythmie autant que par les démarches mathématiques, cet écrit proposera une autre approche conceptuelle et contextuelle pour explorer la structure du motet ainsi que sa raison d’être.
8Comme remarqué par certains auteurs, comme Boogaart ou Zayaruznaya, c’est surtout à travers la figure du cercle que le motet trouve un modèle. Car la circularité est un schéma susceptible de guider au mieux les compositeurs dans leur quête d’une forme musicale répondant, entre autres, aux défis de la pluritextualité. Le premier chapitre aura pour objectif de décrire le mécanisme isopériodique « rotatif » assurant la cohérence entre les parties polyphoniques. Nous verrons que la manière répond à des codes spécifiques et repose sur le décalage astucieux des pauses dont certaines études ont déjà mis en avant la régularité dans les motets de Machaut. Nous tenterons en outre de définir davantage le corpus concerné par ces stratégies structurelles dans les motets isorythmiques de provenance française. Par la même occasion, le deuxième chapitre développera certains aspects liés à la pratique du silence en musique. Si la proximité des pauses joue un rôle important dans l’organisation du motet, et de la polyphonie mesurée en général, elle peut aussi participer à des procédés rhétoriques et jeux textuels.
9Il sera par la suite nécessaire d’étudier les origines de la figure du cercle dans les motets. Quelle inspiration se dissimule derrière la « rotation » des voix ? Quelle en est la signification ? Cette nouvelle perspective ouvrira la voie vers des horizons encore peu explorés dans un siècle riche de symboles. C’est en détournant quelque peu le regard de la science musicale qu’une réponse apparaîtra : les représentations du temps. Alors que le motet suit un développement croissant depuis l’ars antiqua, l’art du temps connaît simultanément une progression manifeste et plurielle. De l’intérêt grandissant accordé à l’astronomie à l’élaboration de l’horlogerie, le temps devient un concept maîtrisé. Le temps musical et le temps naturel se côtoient au sein d’une même rationalisation soutenue par des projections cycliques de plus en plus imposantes, à l’image des cadrans astrolabiques et autres automates imitant la rotation des corps célestes. Plus qu’une simple prouesse technique, cette révolution rythme peu à peu le quotidien et puise son autorité dans le principal ouvrage de Dieu, à savoir l’ordre universel. Cette proximité entre le motet et le cosmos n’est pas sans faire appel à une longue tradition bien connue qui relie la musique et l’astronomie. Celle-ci prend racine au sein de la musique des sphères dont Platon résume la nature à travers la parenté des savoirs : « ces deux sciences, l’astronomie et la musique, sont sœurs »5 – toutes deux restituent l’harmonie spéculative du monde.
10Ainsi, les chapitres 3 à 5 se concentreront sur la mesure du temps au XIVe siècle et les liens qu’entretiennent ses disciplines avec la composition polyphonique. Qu’est-ce que le temps et sa rationalisation à la fin du Moyen Âge occidental ? Quels en sont les concepts, les outils et les méthodes ? Les réponses apporteront des ressources nécessaires afin d’appréhender au mieux l’implication d’une structure circulaire et dynamique dans la composition musicale. Des métaphores cosmiques de la polyphonie aux bouleversements célestes de Fortune, nous verrons à travers l’étude des textes, des formes et des mentalités les multiples relations qui unissent la création du motet et les sciences du temps au cours du XIVe siècle.
Notes de bas de page
1En référence à la partie « Les Germes de la nation et de l’État », Duby G., Le Moyen Âge. De Hugues Capet à Jeanne d’Arc (987-1460) », Paris, Fayard, 2011, p. 249-462.
2Concernant l’histoire et les usages du terme « isorythmie », voir Bent M., « What Is Isorhythm ? », in Cannata D. et al., dir., Quomodo cantabimus canticum? Studies in Honor of Edward H. Roesner, Middleton, American Institute of Musicology, 2008, p. 121-143.
3« Sesquitur de colore. Unde color in musica vocatur similium figurarum unius processus pluries repetita positio in eodem cantu. Pro quo nota, quod nonnulli cantores ponunt differentiam inter colorem et tallam : nam vocant colorem, quando repetuntur eedem voces, tallam vero, quando repetuntur similes figure et sic fiunt diversarum vocum. Que differentia, licet servetur in quampluribus tenoribus motetorum, non tamen servatur in ipsis motetis », Jean de Murs, Écrits sur la musique, éd. Meyer C., Paris, CNRS Éditions, 2000, p. 220-221.
4« Cantus autem iste non debet coram vulgalibus propinari eo quod eius subtilitatem non advertunt nec in eius auditu delectantur. Sed coram litteratis et illis qui subtilitates atrium sunt querentes. », Johannes de Grocheio, Ars musice, éd. Mews C. J. et al., Kalamazoo, Medieval Institute Publications, 2011, p. 84. Le sens du terme litteratis employé par Jean de Grouchy a été révisé par Christopher Page. Selon Page, il s’agit d’une catégorie intellectuelle moins fermée que ne le suggère la littérature moderne. Voir Page Chr., Discarding Images: Reflections on Music and Culture in Medieval France, Oxford, Clarendon Press, 1993, p. 84-111.
5« Il est probable, dis-je, que comme les yeux sont attachés à l’astronomie, de même les oreilles sont attachées au mouvement harmonique, et que ces connaissances sont liées l’une à l’autre comme des sœurs, ainsi que les Pythagoriciens l’affirment, et nous également, Glaucon, qui sommes d’accord avec eux. », Platon, La République, éd. Leroux G., Paris, Flammarion, p. 383 (VII, 530 d).
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