Introduction

1Le Velay médiéval correspond à un espace territorial circonscrit au quart nord-est du département de la Haute-Loire. Le territoire du Velay s’étend sur les contreforts sud-est du Massif Central dont l’altitude est comprise en 400 et 1400 m environ. Il se caractérise par un paysage issu de tensions volcaniques, constituées de volcans et de hauts plateaux, et de deux vallées fluviales : la Loire et l’Allier. Ce dernier le sépare au sud-ouest du Gévaudan (plateau granitique de la Margeride- départements de la Lozère et du Cantal), tandis qu’au sud et à l’est, le massif du Mézenc forme une barrière naturelle avec le Vivarais et la vallée du Rhône (département de l’Ardèche). À l’Ouest et au nord-ouest, le Velay s’étend jusqu’aux plaines du Brivadois et de la Limagne (département du Puy-de-Dôme). Enfin, au nord-est, le Velay jouxte le Livradois, les monts du Forez et le massif du Pilat (département de la Loire) (fig. 1).

2Les espaces fortifiés du Velay au bas Moyen Âge (XIII^e-XV^e siècles) sont multiformes car héritiers des contextes qui les ont vus naître et évoluer. Certains des caractères de l’habitat seigneurial fortifié sont ainsi représentatifs des enjeux de pouvoirs qui marquent les relations entre les seigneurs et le pouvoir épiscopal ponot1 durant la période du Moyen Âge. La morphologie des agglomérations fortifiées répond quant à elle à ces contextes, avec une pluralité d’organisation dont la lecture s’opère au cas par cas.

1. Un territoire morcelé : pouvoir épiscopal et potentats locaux, des querelles pluriséculaires en marge des prérogatives royales languedociennes

3En Velay, le terme de paroisse apparaît dans les textes pour désigner les entités territoriales dans le courant du X^e siècle, au côté d’autres termes encore présents (villa, aice, vicaria, territorium2). Elle devient un référent spatial dans les textes dès le début du XI^e siècle. De manière concomitante à l’essor de l’emploi du terme paroisse dans les textes, interviennent les premières mentions castrales. Dans la seconde moitié du XI^e siècle, la croissance du terme castrum est aussi importante que celle la paroisse. Parallèlement à l’emploi du terme paroisse, l’usage du terme ecclesia devient plus fréquent.

4Les évènements intervenus autour de l’an mil en Velay3 renforcent une lecture d’un contexte territorial tendu soumis à de fortes dissensions entre l’évêque du Puy et les autres pouvoirs présents dans les nouvelles installations religieuses ou seigneuriales qui émergent alors.

5Vers 975-993, une assemblée se tient dans la plaine de Saint-Germain (prata sancti Germani⁴) proche du Puy à l’initiative de l’évêque Guy d’Anjou5. Elle plaide une conciliation entre chevaliers et paysans dans le but officiel de protéger les pauvres (pauperes) et les biens d’Église des violences aristocratiques. Elle se veut servir des intérêts à la fois cléricaux mais aussi populaires. Cette assemblée fait partir d’un phénomène désigné sous le terme de mouvement de la Paix de Dieu. Il a donné lieu à de nombreux autres évènements en Auvergne notamment, mais aussi dans d’autres territoires plus éloignés⁶. Ce phénomène apparaît dans la deuxième moitié du X^e siècle et est mené à l’initiative de différents acteurs religieux ou parfois même par des comtes⁷. L’assemblée de la plaine Saint-Germain montre, sur le plan local, les tensions qui régnaient sur le territoire. Cet événement met en exergue l’oppression seigneuriale présente dans le courant du X^e siècle. Elle marque aussi l’action d’un évêque qui veut s’ériger contre des potentats seigneuriaux puissants et sous couvert de plaidoyer de défense, rallier l’opinion à sa cause et s’imposer comme chef du territoire vellave. Guy d’Anjou est en effet lié aux familles gévaudanaises et le siège épiscopal du Puy est occupé entre le X^e et le XI^e siècle par les membres d’autres grandes familles liées aux comtes d’Auvergne telles que les Polignac ou les Mercœur.

6Vers 993-994, une autre assemblée de Paix a lieu à Saint-Paulien, appelée la Paix du Puy⁸. Pour commémorer cet événement qui vise au rétablissement de la paix dans le diocèse, l’église de Saint-Germain-Laprade est alors construite⁹. Ce second évènement confirme un contexte de l’an mil tendu, Saint-Paulien étant situé sur une voie de circulation majeure menant du Puy à Clermont-Ferrand et disputée par la famille de Polignac. Comme pour Saint-Germain, par ailleurs, les lieux de ces assemblées correspondent à des nœuds de passage menant au Puy : Saint-Germain est situé sur la route menant à Tournon (vallée du Rhône) par Saint-Agrève, en sortie de la ville du Puy et au début de territoires contrôlés par d’autres familles seigneuriales.

7Les conflits mieux documentés du début du XIII^e siècle mettent en évidence par la suite, les espaces fortifiés de ce territoire, contrôlés par les familles seigneuriales et l’évêque du Puy (fig. 2).

8Le Velay, notamment à cause de sa position géographique, entre l’Auvergne, les territoires d’Empire et le Languedoc, devient le terrain de friction où alternent influences septentrionales et méridionales. L’immixtion des intérêts royaux sur le territoire vellave, par le conflit des guerres ou des croisades albigeoises au début du XIII^e siècle, modifie ainsi les rapports de force entre les seigneurs.

9Les terres de Chapteuil et de Montlaur sont proches de la limite languedocienne dans le Velay méridional (contreforts du Meygal et vallée de l’Allier). Les familles répondent alors aux seigneurs voisins exerçant une pression sur ces derniers dans la souveraineté de leurs espaces. Pons de Chapteuil répond ainsi qu’il ne reconnaît que le roi d’Aragon¹⁰ tandis que les Montlaur sont menacés par ce conflit dans la suzeraineté de leurs possessions dans la vallée de l’Allier¹¹, cependant que Pons de Polignac s’engage au côté de l’évêque du Puy, Bertrand de Chalencon, et de l’évêque de Clermont, pour une expédition en Rouergue. Ces alliances divisent.

10La fidélité de l’évêque du Puy envers le roi de France dans ce conflit, ainsi que l’aide financière qu’il avait fournie pour les guerres menées dans le sud, lui vaut le don du castrum d’Arzon (Chomelix) en 1212¹², situé au cœur des terres de Chalencon. Pour conserver cette entente, à la mort de Bertrand de Chalencon, le roi nomme l’évêque Robert de Mehun, son cousin, évinçant ainsi Brocard de Rochebaron, issu de la noblesse locale, qui avait été élu par le chapitre¹³. Cette nomination ouvre la voie à de nouvelles dissensions. En effet, l’évincement du candidat du chapitre, qui compte en son rang de nombreux cadets issus des grandes familles seigneuriales du Velay¹⁴, mécontente ce dernier qui se voit ici muselé non seulement dans son droit à élire l’évêque mais également dans sa velléité à éloigner la présence royale des champs d’action de leurs parents puissants. Le vicomte de Polignac et Pons de Chapteuil rendent alors hommage à Brocard de Rochebaron, évincé en 1213, affirmant ainsi leur soutien à l’ancien candidat et affichant ainsi leur défiance envers le pouvoir royal. Il s’agit aussi du premier hommage rendu par ces grands seigneurs du Velay à un évêque du Puy¹⁵. La vacance du siège épiscopal est l’occasion de la cristallisation des partis pris dans le contexte des conflits albigeois ayant cours, opposant alors les pro-aragonais aux soutiens à la Royauté¹⁶. Dans ce cadre, l’hommage à Brocard de Rochebaron devient un acte partisan de la cause aragonaise.

11L’hommage des nobles à Brocard de Rochebaron, évincé par Robert de Mehun, est alors vécu comme une provocation par le pouvoir royal et a pour conséquence la confiscation des castra de Chalencon, Chapteuil, Glavenas et Rochebaron¹⁷. Ces domaines sont donnés en 1214-1215 par Philippe Auguste à Robert de Mehun¹⁸. Il ne semble pourtant pas que l’évêque ait véritablement réussi à prendre possession de ces sites. En effet, par la suite, ils sont rendus en hommage par leurs seigneurs d’origine. Cette confiscation n’est peut-être que temporaire ou bien un acte sur le papier seulement. Le conflit se résout à la mort de Brocard en 1215 où il ne reste qu’un évêque, Robert de Mehun. Mais ce dernier est ensuite chassé du Puy par une révolte populaire en 1217. Il regagne la ville en 1219 après l’octroi de libéralités concédées aux habitants par Philippe Auguste afin de calmer l’épisode de tensions. Robert de Mehun meurt finalement assassiné en 1219.

12La Royauté retient en revanche de cet épisode houleux un acte qui l’arrange : l’hommage rendu par deux grands lignages du Velay (les Polignac et les Chapteuil) à un évêque du Puy, même si cet évêque était alors Brocard et qu’il n’avait pas été reconnu officiellement par le roi. Cet acte est rappelé aux seigneurs pour les obliger à renouveler leur hommage auprès des évêques suivants. Il intervient comme levier pour soumettre les ambitions particulières de ces seigneurs dans le courant du XIII^e siècle. En effet, il est rappelé à chaque nouvel épisode de tension. Dans les faits, et ce malgré les hommages rendus, l’encadrement par la seigneurie ecclésiastique du pouvoir des seigneurs vellaves n’est ni une réalité, ni un acquis.

13Plusieurs accords passés entre l’évêque, le chapitre et les seigneurs du Velay révèlent, dans les années suivantes, les enjeux économiques autour du contrôle des routes que sous-tendent les querelles seigneuriales¹⁹. Ainsi, Étienne de Chalencon, évêque du Puy depuis 1220, reçoit les hommages de Pons de Chapteuil en 1220²⁰ et celui du vicomte de Polignac en 1229²¹. Pour autant, ces hommages ne reflètent pas une parfaite entente entre l’évêque et les seigneurs. L’hommage de 1229 est d’ailleurs appelé composition puisqu’il règle un certain nombre de différends intervenus entre l’évêque du Puy et les Polignac. Le vicomte de Polignac doit notamment la restitution du castrum de Mercœur ainsi que des droits sur des villages et routes (devant Loudes et le Monteil). L’évêque et le chapitre restituent de leur côté le castrum de Ceyssac et des droits sur le castrum et la ville de Saint-Paulien, cette dernière relevant alors du roi. On note que les castra concernés par ces tractations ne sont pas ceux confisqués par le roi en 1214-1215 : Mercœur et Ceyssac se situent aux sorties de la ville du Puy, sur des itinéraires menant vers le Sud.

14Les castra de la vallée de l’Allier relevant des Montlaur se trouvent en limite des territoires de Velay et de Gévaudan22. Dès 1219, les Montlaur rendent hommage pour leurs castra de Montbonnet, Mirmande, Vabres, Agrain, Montauroux et de Chambon. Certains domaines dont Vabres et Douchanez sont d’abord rendus en hommage en 1219 à l’évêque du Puy puis en 1222 à l’évêque de Mende, ensuite en 1236 au roi pour enfin être rendu à l’évêque de Mende en 1265. Odilon de Mercœur (mort en 1274) à la tête du diocèse de Mende avait œuvré pour l’intégration des nombreux castra des Montlaur dans la mouvance de son évêché dont Vabres, Rochefort et Douchanez notamment²³. Toutefois, malgré le conflit aragonais, les Montlaur conservent leurs possessions. En 1230, les Montlaur opèrent différents accords avec les évêques du Puy²⁴. En effet, ils détiennent deux péages situés sur la route de la Regordane (Charbonnier et la Sauvetat à Landos), qui mène au Gévaudan et dans le Sud (Saint-Gilles-du-Gard, Toulouse). Dans ce secteur, côté diocèse du Puy, le château de Rochegude (Saint-Privat-d’Allier) appartenant aux Montlaur est alors échangé avec celui de Cayres-le-Château, relevant de l’évêque²⁵. Pons de Montlaur qui avait suivi le comte de Toulouse délaisse rapidement cette lutte lointaine pour contrecarrer l’évêque du Puy au cœur de ses possessions vivaroises. De plus, l’éloignement définitif des comtes de Toulouse à la fin de ce conflit se fait au profit de l’évêque du Puy.

15À la suite de ce conflit, l’évêque du Puy procède ensuite à davantage d’accords d’échanges ou rachats qui ne concernent pas des castra mais des terres dans ces castra ; l’enjeu est économique. En 1233, les terres de la Tour, Chabrespine et du Villard (près de Sainte-Sigolène), dans la vallée du Lignon, sont ainsi échangées auprès de Simon Malet, leur seigneur, contre des biens territoriaux à Mézères, Saussac, Yssingeaux, dans les terrains boisés du Velay²⁶. Ces accords sont révélateurs de la pression importante que les lignages seigneuriaux vellaves font peser sur le territoire. En effet, les grandes familles captent de nombreuses ressources économiques par l’exploitation des terres et le contrôle des routes.

16L’évêque réussit malgré tout à obtenir des transactions à son avantage, ce que le contexte précédant ne laissait pas présager. À ce sujet, Jean Perrel suppose que l’élection concédée par le roi d’Étienne de Chalencon, à la tête du diocèse, à la suite de la mort de Robert de Mehun, aurait facilité l’hommage des familles seigneuriales à cet évêque issu de leurs rangs²⁷. Cependant, de nombreux actes effectués entre 1244 et 1289 montrent l’accroissement du domaine épiscopal par une politique de rachat de biens28.

17Les seigneurs du Velay contrôlent encore une part non négligeable du territoire du diocèse du Puy que les compositions et hommages effectués avec l’évêque du Puy laissent entrevoir. Dans la seconde moitié du XIII^e siècle, la seigneurie épiscopale réussit à augmenter considérablement le nombre de castra seigneuriaux qu’elle contrôle. Les castra épiscopaux atteignent le nombre de dix-huit dans la seconde moitié du XIV^e siècle²⁹, ce qui ne représente toutefois qu’à peine 20 % des castra que nous avons recensés sur ce territoire. En effet, la présence d’une puissance alternative comme celle des vicomtes de Polignac, forte des alliances matrimoniales qu’elle a déjà contractées avec de grands lignages tels que les Montlaur, les Mercœur ou les Randon³⁰, relativise le poids de l’évêque du Puy sur l’encadrement territorial, et donc de l’influence royale menée régulièrement à travers son intermédiaire, sur le territoire du Velay. Cet état politique d’un encadrement territorial demeuré aux mains des seigneurs se traduit dans l’expression monumentale de leurs espaces fortifiés.

2. La tour, signal du pouvoir : entre innovation et historicisme

18À la charnière des XII^e-XIII^e siècles, la tour seigneuriale s’impose dans le paysage comme marqueur du pouvoir.

19En ville, au Puy, la tour distingue les demeures seigneuriales de la ville haute, elle représente le groupe social le plus avantagé. Dans le groupe épiscopal, la tour de la demeure de l’évêque (tour de la Chièze) et celle du chapitre (tour Saint-Mayol) marquent visuellement les prérogatives de chacun des pouvoirs sur l’espace urbain. Entre le X^e et le début du XIII^e siècle l’épisode des tours abattues des Monédier dans la ville haute du Puy montre la violence symbolique véhiculée par ces édifices. Cette famille de chevalier (milites) doit son essor au rôle qui leur avait été confié dans la frappe de la monnaie de la ville³¹. Elle fut contrainte par l’évêque d’abattre ses tours, car considérées par ce dernier comme affligentes et humiliavit³² pour le paysage urbain : les tours font de l’ombre, par leur grandeur, au pouvoir épiscopal. Par cet exemple, on perçoit comment la tour est bien intégrée dans les mentalités comme étroitement liée à la domination et au pouvoir. Pour l’époque romane et une bonne partie du XIII^e siècle, la tour demeure un signe de réussite sociale et de richesse, mais elle est surtout le marqueur social du groupe des dominants. La ville du Puy en concentre un nombre important, à l’instar des villes italiennes médiévales comportant une « forêt de tours », révélant une organisation sociale clanique des privilégiés³³. Contrairement aux États Latins, l’existence de tours en milieu urbain n’est pas un fait établi dans les montagnes d’Auvergne du XII^e siècle³⁴. La ville du Puy-en-Velay offre donc la possibilité de constater la présence de telles tours urbaines, rapprochant ainsi ce territoire de phénomènes plus proprement méridionaux35.

20Le nombre de castra recensés en Velay atteint une centaine de sites au début du XIII^e siècle. La tour est majoritairement de forme quadrangulaire dans les sites où les vestiges d’époque médiévale subsistent encore36. Ainsi, moins d’une vingtaine de sites mettent en avant des tours quadrangulaires, parfois pentagonales, dans une chronologie des XII^e-XIII^e siècles (fig. 3) ; certaines peuvent remonter au XI^e siècle. Les tours sont de petit gabarit, de 5 à 11 m de côté. Les dimensions sont plus importantes (jusqu’à 17 m de côté) pour les périodes postérieures (XIII^e-XV^e siècles)37. La majorité a gardé une partie de la mise en œuvre médiévale malgré des remaniements38. Souvent, elles sont intégrées à des ensembles plus tardifs.

21Exceptions faites de Ceyssac dont le niveau bas voûté est à pan coupé et Gendriac à Coubon où il est voûté en berceau, les niveaux sont planchéiés à Leignec (Merle-Leignec), Carry-Vertamise et Chabrespine-Saint-Martial à Grazac par exemple (fig. 4). En raison de la disparité de conservation de ces tours, il existe peu d’exemples où l’entrée à l’étage est visible (Leignec à Merle-Leignec, Carry-Vertamise et Chabrespine-Saint-Martial à Grazac, Saint-Mayol au Puy). Les parois sont très souvent aveugles (La Tour Daniel à Coubon, Apinac) ou très peu ajourées ; par des arbalétrières au Charrouil (Loudes) ou des fentes de jours à Ceyssac. Les dispositions de conforts ne sont pas conservées : une latrine est disposée en encorbellement sur la tour de Jonchères à Rauret (d’ailleurs peut-être ajoutée ultérieurement) ; à Chabrespine-Saint-Martial, le pan de mur conservé est ajouré d’une grande baie à l’étage. Les ouvertures ont été généralement agrandies lors d’aménagements ultérieurs : à Ceyssac, Carry-Vertamise à Grazac, Leignec à Merle-Leignec notamment. Les tours quadrangulaires du Velay d’époque romane encore observables ne présentent ni contreforts ni couronnement à mâchicoulis. Le développement de mâchicoulis sur arc et consoles intervient à la charnière des XII^e-XIII^e siècles notamment sur le Bâtiment des Mâchicoulis du Puy-en-Velay. On peut rapprocher la diffusion du mâchicoulis sur arc des apports immédiats du retour des campagnes des Croisés de l’Orient latin, où cet élément de l’architecture militaire avait été observé localement. Cette expérimentation en Velay confirme la perméabilité de ce territoire à l’influence orientale et méridionale, déjà perceptible avec les liens institutionnels tournés vers le Languedoc mais également avec les routes de pèlerinages dont la ville du Puy marque le départ (Saint-Gilles-du-Gard, Rome, Jérusalem)39.

22Au début du XIII^e siècle, la tour de forme circulaire complète le dispositif de représentation seigneuriale (fig. 3). Elle se développe dans le domaine royal sous l’impulsion de Philippe Auguste à la fin du XII^e siècle⁴⁰ dans le conflit l’opposant aux Plantegenêt et en réponse aux éléments défensifs développés par ce camp⁴¹. La tour circulaire isolée souvent dite philippienne obéit à plusieurs critères typologiques basés sur les premières constructions du modèle⁴². Elle se distingue de dispositifs de flanquements circulaires qui se développent à la même période sur les enceintes des espaces castraux ou pour compléter le système de défense de la résidence. Les plus anciennes tours circulaires auvergnates de ce type sont construites autour de 1211-1213⁴³ au sein des sites de Tournoël, Montpeyroux ou Riom, dans le premier tiers du XIII^e siècle⁴⁴. En soutien de l’expansion de la seigneurie épiscopale clermontoise, une trentaine de tours circulaires faisant écho au modèle royal voit donc le jour en Auvergne (diocèse de Clermont). Le Vivarais limitrophe à l’est (Ardèche) montre, en revanche, pour la même période, une quasi-absence de ce type de tours. Quatre tours circulaires simples seulement sont recensées pour ce territoire : Arras, Rochebloine, Chadenac et Arlempdes⁴⁵.

23En Velay, moins d’une vingtaine de sites conservent les traces d’une tour circulaire pouvant appartenir à cette chronologie ; isolée sur un point haut ou rattachée à un ensemble quadrilatère postérieur plus vaste et fortifié. Le seul cas vellave de tour circulaire faisant écho aux formes développées dans le domaine militaire de l’architecture capétienne est celui du château d’Arzon à Chomelix (fig. 5). Deux tours circulaires flanquent un quadrilatère partiellement ruiné. Elles ont un diamètre de 7 m environ46 pour une épaisseur de mur d’1,6 m et sont talutées. Une seule a conservé son élévation. Sa particularité réside dans la présence d’archères en rame s’étirant sur deux niveaux. La base d’autres archères s’aperçoit, derrière la végétation, sur le parapet du chemin de ronde qui reliait ces tours. À l’intérieur, leur niveau présente un linteau à coussinets. Les dispositions intérieures n’ont pas été approchées en raison de la ruine du site. En 1212, le castrum est donné par Philippe Auguste à l’évêque du Puy, Robert de Mehun, nouvellement nommé par le roi⁴⁷. Si le site préexiste à cette donation, la tour à archères marque cet évènement et est soit contemporaine soit immédiatement édifiée après cette donation dans la première moitié du XIII^e siècle, dans le contexte de tensions de rapport au roi que l’on connaît pour cette période (cf. supra). En marge nord-occidentale du Velay, en Brivadois, le site de Chassignolles conserve des archères en rame sur des tours circulaires comprises dans un vaste quadrilatère dans une chronologie milieu du XIII^e siècle (1240-1250)⁴⁸. En Gévaudan (diocèse de Mende), la tour circulaire d’Esplantas a été datée, elle, par dendrochronologie des années 1251-1252⁴⁹.

24Les autres tours circulaires répertoriées dans le diocèse du Puy ne peuvent être reliées ni à cette chronologie, ni à l’expansion de l’architecture capétienne en Velay. Elles n’observent pas toutes les mêmes dispositions et une autre lecture de leur fonction peut être proposée.

25L’ensemble des tours circulaires recensées conservent un gabarit inférieur à 12 m50. Trois tours ont une élévation quasi complète atteignant une vingtaine de mètres de haut et comportant jusqu’à six niveaux. Il s’agit de Mercœur à Saint-Privat-d’Allier (fig. 6), Chalencon à Saint-André-de-Chalencon (fig. 7) et Joyeuse à La Tour (Dunières) (fig. 8). À Mercœur, les niveaux sont voûtés en coupole. Pour les deux autres cas, les niveaux sont planchéiés. L’accès s’effectue au premier niveau. Un escalier droit est aménagé dans le mur à Mercœur et apparaît de manière alternée selon les niveaux. Cette disposition reste unique pour le Velay. À Chalencon, on suppose une desserte par échelle interne. À Joyeuse (La Tour à Dunières), un escalier en vis intégré à l’intérieur du mur dessert tous les niveaux à partir du premier.

26La fonction des niveaux peut être approchée pour Joyeuse (La Tour à Dunières) et à Mercœur. Ainsi, le niveau 0, un cul de basse-fosse accessible par un trou d’homme depuis le niveau 1, est un niveau aveugle, qui sert au stockage. Le niveau 1 permet l’accès à la tour et correspond à un niveau résidentiel puisqu’on note la présence de dispositions de confort telles que latrines, placard ou baie. Le second niveau est aveugle à Joyeuse (La Tour à Dunières) et correspond sans doute à un espace servant pour le stockage. Deux niveaux résidentiels à cheminée et fenêtre occupent les derniers étages précédant la terrasse sur ce même site. À Mercœur, au-dessus du premier niveau d’accès succède également deux niveaux résidentiels avant l’étage sommital de terrasse défensive. La tour de Mercœur a été rattachée à un ensemble quadrilatère plus vaste flanqué de tours circulaires à la fin du XIV^e siècle ce qui a entraîné de nouveaux aménagements sur la tour. À Joyeuse (La Tour à Dunières), la tour est restée isolée, comme à Chalencon. Toutefois, des traces d’encastrements lisibles sur les parements extérieurs des tours rendent possible l’hypothèse de structures de platelage en bois ou autre structure en matériau périssable, accolées à ces tours. Au sommet, le couronnement défensif (les mâchicoulis sur corbeaux) a été ajouté dans une phase ultérieure à Joyeuse alors qu’à Mercœur, il est contemporain.

27Pour ces deux cas, le niveau défensif occupe seulement le niveau de terrasse. Il se concentre sur la terrasse ceinte d’un parapet crénelé supporté par un cordon de pierre ouvert de petites fentes d’archères à Mercœur et à mâchicoulis sur corbeaux à Joyeuse. Une carte postale ancienne met en évidence les parties hautes de la tour d’Oriol (Aurec) qui présentent alors des petites fentes d’archères comme sur le parapet défensif de Mercœur. Ce type de parapet rehausse certaines tours à la charnière des XIV^e-XV^e siècles (Mons au Puy, Saint-Vidal, Carry-Vertamise à Grazac). À Loudes et Allègre, les bases sont renforcées : un talutage simple à Loudes et une base tronconique à glacis à Allègre. Cependant, l’aspect résidentiel est prépondérant à Mercœur comme à Joyeuse ; les espaces de stockage sont également bien représentés. L’aspect défensif est soit sous-représenté à cause de la qualité de conservation des vestiges du corpus, soit, il n’a pas été considéré comme devant être développé, la forme de la tour, circulaire, suffisant à évoquer cette défense.

28Les autres tours circulaires du corpus sont des petites tours d’un diamètre moyen de 5 à 6 m comportant une élévation inférieure à 10 m. Elles conservent pour la plupart au moins deux niveaux et une terrasse. Il s’agit des tours d’Oriol (Aurec-sur-Loire), Roche-en-Régnier, Rochegude (à Saint-Privat-d’Allier). Les tours de Vabres à Alleyras, Recours à Beaulieu ou Saint-Vincent à Seneuil sont très ruinées voire arasées. Il ne subsiste que leur plan circulaire. Leur diamètre fait envisager une petite élévation à l’instar de celles décrites précédemment.

29Ces petites tours se situent sur un point haut du site castral, elles sont isolées du reste du site. L’accès s’effectue au premier niveau (à Roche et peut-être à Oriol à Aurec et le Cheylon à Polignac). Sauf pour Oriol, où de petites archères sont identifiables sur une carte postale ancienne pour la terrasse sommitale, les autres tours ne présentent que de petites fentes de jours (Rochegude) ou fenêtre (Roche). Ces petites tours font office de tour de guet ou de garde. Elles ont pu servir de grenier et occasionnellement de refuge en cas d’insécurité.

30Ainsi, deux groupes de tours circulaires se détachent en fonction de leur gabarit. Toutefois, elles observent une fonctionnalité multiple : étage servant au refuge, au stockage ou espace résidentiel. Ces tours, bien que souvent isolées d’un ensemble, font partie de castra plus vastes mais mal connus car disparus ou enfouis. La présence d’un environnement bâti et potentiellement résidentiel, situé à proximité de ces tours renforce leur caractère plus symbolique que militaire ou fonctionnel. Leur disposition relativement sommaire en matière de défense minimise leur rôle de refuge. En revanche, la présence systématique d’espaces de stockage fait plutôt envisager la tour comme grenier protégé ; ce qui n’est pas en contradiction avec la représentation seigneuriale, au contraire. La puissance est reliée concrètement aux contrôles des richesses produites dans les territoires de la seigneurie.

31La tour circulaire n’apparaît donc pas pour le Velay comme fondamentalement différente de la tour quadrangulaire, dans sa mise en place ou dans sa fonction. Toutefois, pour le Velay, les cas de tours circulaires sont plus rares qu’en Auvergne. Leur présence relative est sans doute la conséquence de relations distendues avec la Royauté durant la période, et à un pouvoir épiscopal qui a du mal à s’ancrer spatialement face à une seigneurie locale forte. Ainsi, depuis l’Auvergne⁵¹, où elle est présente dans les châteaux épiscopaux, sa reproduction s’amenuise en allant vers l’est (le Vivarais) ⁵² et le sud (le Midi) où elle devient plus anecdotique.

32Les résidences seigneuriales connaissent un regain de construction durant la période troublée de la seconde moitié du XIV^e siècle - première moitié du XV^e siècle. Ce mouvement participe à réaffirmer la présence des seigneurs dans les territoires ravagés par les troubles de la guerre de Cent Ans. Les comptes épiscopaux montrent un renforcement de l’entretien des forteresses durant le XIV^e siècle jusqu’au premier tiers du XV^e siècle. L’essentiel des grands chantiers se concentre à la fin de la période de passage des Routiers, soit à partir du dernier tiers du XIV^e siècle.

33Les chantiers seigneuriaux de la charnière des XIV^e-XV^e siècles sont des réponses monumentales aux changements qui fragilisent ce groupe social durant cette période. En effet, l’immobilisme formel des tours seigneuriales, peu modifiées du modèle de la tour quadrangulaire des XII^e-XIII^e siècle, souligne l’attachement seigneurial à ce symbole fort, traduisant leur domination hégémonique passée. Durant cette période, la tour de forme quadrangulaire est encore largement choisie même si quelques tours circulaires neuves voient le jour (Monistrol-sur-Loire, Aurec-sur-Loire, Rochebaron à Bas-en-Basset) au côté de tours quadrangulaires plus anciennes conservées (fig. 9). Les éléments anciens sont le plus souvent conservés pour légitimer la place des seigneurs, dont le groupe social s’est diversifié. Les constructions de la seconde moitié du XV^e siècle, majoritairement tournées vers la résidence, conservent ainsi les tours édifiées antérieurement dans leurs plans. En dehors d’une intégration opportuniste, il s’agit de parer les nouvelles réalisations d’une légitimité visible, de conserver les symboles seigneuriaux du passé.

34Les tours du XIV^e siècle au premier tiers du XV^e siècle sont construites dans la continuité des formes précédentes, avec peu d’adaptations. La part prise par la résidence dans les étages des tours est cependant plus importante, la fonction de stockage pouvant être conservée et reléguée aux niveaux inférieurs.

35Le grand chantier marquant cette période est assurément celui de la grande tour de Polignac (16 x 13 m pour 32 m de haut, quatre niveaux et une terrasse) (fig. 10a).

36Un bloc de pierre d’arkose disposé à l’angle nord-ouest au-dessus du glacis de la tour présente deux dédicaces dont une concerne les restaurations du XIX^e siècle. Il est vraisemblable de considérer la dédicace de la construction (deux faces d’un même bloc inséré dans l’angle au début du XX^e siècle53) qui évoque l’édification de la tour entre 1385-1421 comme une copie réalisée à la suite des restaurations de la fin du XIX^e siècle, faite à partir d’un texte original aujourd’hui disparu ou conservé dans des archives privées (fig. 10b).

37Une baie trilobée surmontée d’un linteau triangulaire gravé est masquée à l’est par un glacis moderne. Des cheminées sont ajoutées à chaque étage, des fenêtres à meneaux ajourent ces espaces. La tour d’escalier à vis hors-œuvre de plan quadrangulaire est accolée sur la façade est. Un compte de maçonnerie (non daté) rapporte l’effondrement du voûtement sommital de la tour qui aurait été à l’origine de la reconstruction intérieure de l’édifice⁵⁴. Le crénelage sommital, composé d’une série de mâchicoulis sur arcs disposés en encorbellement et reposant sur une série de quatre consoles non délardées, bien que d’une lecture archéologique difficile car très restaurées au XIX^e siècle, a pu être ajouté dès la fin du XIV^e siècle. En effet, ce type de couronnement de mâchicoulis correspond à ceux que l’on observe sur la tour Clémentine à la Chaise-Dieu, documentés par les comptes de constructions entre 1355 et 1370. L’adjonction d’une circulation par un escalier en vis accolé sur un des côtés, comme à la tour Clémentine, confirme le chantier dans cette période. Il est vraisemblable d’envisager que cette vaste tour vienne soit remplacer soit réenvelopper une qui lui précède.

3. Pôles de peuplement : une morphologie héritière des luttes de pouvoir

38La place de la communauté paysanne est plus difficile à détecter dans un espace occupé par les luttes seigneuriales durant la période médiévale. Elle s’appréhende « en négatif », à travers les relations exprimées dans des textes d’accords, de règlements ou de transactions impliquant les seigneurs. En Velay, cette documentation est aride : seuls dix à douze cas où des libéralités sont données à des communautés sont recensés dans la seconde moitié du XIII^e siècle alors même que chez les voisins auvergnats, le mouvement d’émancipation communal commence au XII^e siècle et concerne plus de quatre-vingts agglomérations55. L’expression timide d’une communauté présente sous le joug seigneurial s’appréhende parfois autour de tractations tirant avantage des relations conflictuelles entre les seigneurs comme cela a été démontré pour la ville du Puy-en-Velay56. Vu par le prisme de la documentation, le pouvoir seigneurial reste a priori le plus contraignant pour les populations du territoire vellave. Cette réalité semble se confirmer sur le terrain où l’habitat des bourgs se regroupe sous l’attraction d’un édifice de culte ou de la résidence seigneuriale.

39Ainsi, les agglomérations fortifiées revêtent plusieurs caractères morphologiques : de l’enceinte simple centrée autour de l’église à un habitat polynucléaire plus complexe, révélant des dynamiques d’attractions ou de tensions opérant sur le temps long de la période médiévale. De nombreux lieux présentent plusieurs pôles de peuplement juxtaposés, marqués par une distance plus ou moins importante. Cette caractéristique concerne tout le territoire du Velay pour l’époque médiévale. Les processus qui ont opéré à la mise en place de noyaux d’habitat groupé juxtaposés s’analysent ainsi au cas par cas.

Bourgs polynucléaires

40Chomelix-le-haut correspond au village groupé autour de l’église dont les substructions remontent à l’époque romane57. Le territoire Chalmes/Chalmelis (Chomelix) est indiqué comme alleu dont l’évêque du Puy est doté par le duc d’Aquitaine en 927, l’église est alors dédiée à saint Haon58. Des cartulaires locaux (Brioude vers 95059 puis Chamalières-sur-Loire vers 996-103160) documentent ensuite le lieu devenu paroisse au début du XI^e siècle61 pour rejoindre la mouvance casadéenne à la fin du XI^e, début du XII^e siècle62.

41Le village a été ceint d’un mur dont quelques vestiges se décèlent encore (fig. 11). À l’est, un arc en plein cintre légèrement brisé n’a pas été recouvert d’enduit mais souligné par un joint de ciment. Cet arc signale une porte d’accès au noyau de peuplement groupé autour de l’église. Bouchée, la porte ménageait sans doute un passage dans une tour quadrangulaire étroite, comme cela est le cas dans l’autre exemple d’accès connus aux bourgs anciens de Craponne-sur-Arzon, Aurec-sur-Loire, Saint-Pal-en-Chalencon ou Arlempdes. L’alternance de claveaux étroits et longs indique une mise en œuvre ici autour des XII^e-XIII^e siècle.

42Un faubourg s’est ensuite développé de part et d’autre de la rue nord/sud reprenant l’axe de la voie Bolène (via Bolena), axe de circulation important menant de Lyon à Toulouse. Un péage détenu par les seigneurs d’Allègre est d’ailleurs mentionné au XIII^e siècle sur cette voie63.

43Cette voie est tangente au noyau de bourg ancien. Un piédroit de porte est conservé à l’entrée sud, seul vestige de la porte du barry, signalé par avec un chanfrein gravé qui en souligne l’arête. L’embrasure comporte des encoches pour barrer la porte qui ne semble pas avoir connu d’autre système d’arrêt.

44Lo barry en occitan désigne le quartier, le faubourg. Par conséquent, il indique ici l’extension du bourg en deçà du noyau centré autour de l’église (première enceinte) dans une phase d’accroissement de l’habitat le long de l’axe de circulation (seconde enceinte), probablement dans le courant du XIII^e siècle où le péage est connu et où le bourg obtient des franchises par le seigneur Hugues d’Allègre (1271)64. En 1404, quatre consuls veillent à la police municipale, à la distribution de l’impôt et au paiement des franchises au seigneur65. Le terrier qui rapporte ces éléments décrit également le bourg à cette époque66. Il permet de nommer les portes du bourg et de préciser la topographie des lieux. Le bourg comporte ainsi 120 à 130 maisons côté nord, protégées par le fort (sans doute le bourg primitif autour de l’église) et des autres côtés par d’épaisses murailles lo barry et par des fossés pleins d’eau las dolias qui les séparaient des faubourgs67.

« Les maisons du bourg sont resserrées, mal bâties et généralement composée d’un seul étage. Plusieurs tombent en ruines. Quelques-unes sont inhabitées. Un certain nombre de fenêtres prennent jour à travers les remparts et doivent un cens particulier au seigneur »68.

45Le texte distingue lo barry et lo barry veil sur lequel s’appuient plusieurs maisons avec l’exprès consentement du seigneur69. Ces indications confirment la chronologie d’extension progressive du bourg. Ainsi, le terrier les mentionne nombreuses mais soit disparues, ruinées ou chazals situées dans ce barry viel. En 1374, le prieur de Chomelix, Jean de Pommiers, se plaint à l’abbé de la Chaise-Dieu de l’insuffisance des revenus de son bénéfice pour l’entretien du prieuré et attribue ces pertes « aux grandes et fréquentes mortalités, aux guerres désastreuses qui ont ravagé la contrée et l’ont réduite pour ainsi dire à rien »70.

46Des faubourgs situés aux « vallats » (soit dans ou au-delà des fossés) prolongent l’espace à l’est, avec le faubourg du Marchadial (où se tenait vraisemblablement un marché). Un autre faubourg longeant le chemin tendant de Chomelix au Puy se nommait la Malouteyre (soit une maladrerie). Une chapelle dédiée à la Vierge indiquait l’ancien emplacement du cimetière de cette léproserie dont l’acte de fondation a été retrouvé par Jean-Baptiste Payrard71. Deux moulins sont présents sur l’Arzon pour battre le drap et couper le bois72.

47Distant de 200 m vers le sud-est et logé dans une boucle de l’Arzon, Chomelix-le-Bas se situe en contrebas et comprend une résidence castrale ruinée dont ne subsistent que la tour nord-est et le départ des courtines nord et est⁷³. Le plan du château bas s’inscrit dans un quadrilatère. La tour circulaire subsistante est construite en moellons de basalte. Elle comporte un talus à sa base et des ouvertures en archères canonnières couvrant trois directions. La facture des archères canonnières indique une chronologie du XV^e siècle74. Des sorties de conduits de latrines indiquent un usage résidentiel des bâtiments qui étaient adjacents à cette tour. Un document du XVIII^e siècle décrit encore les dispositions du château75 : cuisines, caves, cellier, greniers, granges, écuries sont encore visibles ainsi qu’ « une enceinte de murailles avec leur chemin de ronde, d’une grande tour carrée sise à l’Orient et non loin du chevet de l’église, tour appelée des Chalotz… ». La grande tour carrée fut détruite complètement par un incendie en 1781. La chapelle du site a été « restaurée et agrandie vers 1550 pour devenir l’église paroissiale », probablement réutilisée pour devenir le couvent des sœurs de Saint-Joseph.

48Le hameau situé au plus près de la boucle formée par la rivière de l’Arzon peut être envisagé pour le noyau d’habitat groupé proche du château. Jean-Baptiste Payrard en décrit l’organisation suivante : « Une porte [a été] ouverte sur le fossé du fort, et communiqu[e] avec la chapelle et le bourg par un pont-levis », ce qui montre que le château et le bourg sont spatialement bien distincts. En 1240, Bernard de Chalencon exempte de taille les habitants de Chomelix-le-Bas.

49La constitution des espaces distincts de Chomelix-le-haut et Chomelix-le-Bas reflète ainsi sur le temps long la présence de multiples pouvoirs seigneuriaux qui accompagnent l’essor économique du bourg et encadre l’extension des habitats, au faubourg haut proche de l’église comme au hameau bas proche du château. Les populations arrivent à formuler une organisation communautaire en jouant probablement de la présence de plusieurs seigneurs sur un territoire étroit mais économiquement convoité : voie de circulation terrestre et pont sur l’Arzon, industrie sur l’eau, etc.

50Au sud-est de Chomelix, en limite septentrionale du territoire vellave, s’installe le bourg d’Allègre au pied du Mont-Baury, un cratère dégueulé d’un volcan de type strombolien.  Le village s’est développé sur le rebord sud-est de ce cratère, sur un cône de scories.

51La première mention du lieu apparaît dans le cartulaire de Sauxillanges au milieu du X^e siècle76. Un autre toponyme (Grazac) est utilisé pour désigner ce lieu jusque vers 1217 où la dénomination d’Allègre (Alegrium) est alors employée77. Les deux toponymes coexistent durant tout le XIII^e siècle78. Grazac perdure pour désigner les faubourgs jusqu’au début du XVI^e siècle.

52Un premier pôle de peuplement persiste ainsi autour de l’église Saint-Martin (le bourg de Grazac) (fig. 12). L’installation d’une famille seigneuriale sur le promontoire à proximité provoque la création d’une seconde entité distincte de Grazac. Au XIX^e siècle, les vestiges d’une haute tour dénommée « tour de Pouzols » sont décrits avant qu’elle ne soit détruite79 ; sa localisation n’est pas reconnue. La famille des Guérin de Pouzols est cependant connue à partir de 815 (Warin puis Garin) et plus particulièrement dans la charge de chanoines-comtes de Brioude80.

53De grands travaux ont lieu au bas Moyen Âge (XIV^e-XV^e siècles) sur le château. Ils aboutissent notamment à la création d’une seconde basse-cour. En 1435, Yves 1^er du Tourzel d’Allègre donne l’autorisation de construire « dans la deuxième basse-cour » pour quelques familles seigneuriales contre une redevance81. Dans le même temps, il accorde des privilèges au bourg. Une charte de franchise avait été octroyée aux habitants de la basse-cour déjà vers 126582. On recense aujourd’hui au moins huit hôtels83, conséquence de cette autorisation. Il semblerait que cette campagne soit une réponse à la pression exercée par le Doyenné du Puy pour tenir cet espace84. Il en résulte un essor important de la seconde basse-cour qui se poursuit par l’achèvement de la modernisation de la fortification sur les enceintes du bourg menée à l’initiative d’Yves II (1452-1512)85 et qui s’exprime par la création du portail neuf ou porte de Monsieur, puis l’installation de la chapelle des Pénitents (1547). La porte de Monsieur finit de séparer spatialement la ville forte du bourg primitif de Grazac, alors définitivement relégué au faubourg périphérique.

54À Craponne-sur Arzon et à Monistrol-sur-Loire, la morphologie du bourg est composite comme ici à Allègre : plusieurs noyaux de peuplements se juxtaposent pour former le bourg. Comme à Allègre, le tissu urbain s’est progressivement densifié entre les pôles, masquant par ses accrus l’histoire d’un territoire aggloméré qui s’est constitué autour de pouvoirs et de tensions sur le temps long de la période médiévale.

55D’autres exemples aux espaces clos, bipolaires ou polynucléaires, se rencontrent en Velay, liés à des dynamiques d’extension répondant à des besoins de contrôle de routes ou du territoire économique : à Goudet (franchissement de la Loire), à Saint-Paulien (voie menant du Puy à Clermont), à Bellevue-la-Montagne (proche Chomelix, sur la voie Bolène), ou encore à Bains ou à Cayres-la-ville/Cayres-le-château sur la voie de la Regordane où les toponymes rendent compte de manière explicite de cette juxtaposition qui a formé sur le temps long des habitats groupés polynucléaires.

Les espaces mononucléaires

56La fondation de l’église d’Aurec est reliée à un acte qui la cite vers 103086 ; en réalité, le lieu d’Aurec désigné dans cet acte est un lieu voisin localisé dans la Loire.

57Par tradition, la construction de la résidence castrale est attribuée aux comtes de Forez vers 1100, sans fondement autre que la position d’Aurec-sur-Loire, en limite du territoire forézien. Plus tard, en 1267, le site castral figure parmi les possessions recensées dans la bulle papale de Clément IV, au profit des évêques du Puy87. Il est donc rendu en hommage à ces seigneurs par un membre du lignage de la Roue88 au XIII^e siècle puis de la famille de Solignac administrant ce mandement depuis la fin du XIII^e siècle jusqu’à la fin du XIV^e siècle89.

58Une enceinte dont demeurent plusieurs vestiges de tours et portes contraint un second espace d’habitat concentrique à l’église. Le château en occupe une partie, de manière latéralisée (fig. 13). L’édifice actuel, fortement remanié aux époques modernes, intègre une ancienne tour carrée d’environ 8 m de côté, aux murs massifs (entre 1,65 m et 1,85 m d’épaisseur) dans laquelle ont été aménagés des petits salons au XVIII^e siècle. Son élévation est conservée sur 4 niveaux90. Le reste du quadrilatère formant l’espace de la résidence comporte une cour d’agrément et une grosse tour circulaire installée dans l’angle sud-est au XV^e siècle.

59Le bourg figure parmi les 24 villes closes du Velay rapportées en 153691. Cependant aucun organe de la représentation communautaire n’a été rencontré dans les textes pour ce bourg.

60Plusieurs bâtiments présents le long de l’enceinte rappellent cependant les pouvoirs seigneuriaux interagissant dans le bourg : le château seigneurial sur la partie occidentale de l’accès sud, la résidence dite « logis des moines sacristains » qui sert de tour de guet et assure la défense de l’angle sud-ouest. Une tour circulaire en forme l’angle. Construite en moellons de granit assemblés au joint de terre, elle est légèrement talutée à la base. La tour est nommée « tour des Bourguignons » ce qui suppose qu’elle a pu jouer un rôle lors du conflit Armagnacs-Bourguignons. Les aménagements de défense et de confort (archère canonnière) de la tour conviennent d’ailleurs à cette chronologie du XV^e siècle. Ce logis appartenait au gestionnaire des biens du prieuré (le sacristain).

61Sur le confront ouest, le village donne sur les bords de la Loire. Les caves des rez-de-chaussée des maisons de ce flanc servaient de lieu de stockage où de grandes portes ont été aménagées pour faciliter le déplacement de tonneaux vers la Loire. Ces accès à la Loire sont liés à un essor commercial tardif (début du XVI^e siècle). Des grandes baies et portes présentes sur les logis de factures modernes attestent la prospérité économique de cette période, ainsi, au logis des moines sacristains mais aussi à la maison du bailli (officier royal), bordant la porte dite David à l’ouest. Construite en moellon de granit clair beige, le passage dit porte David constitue une porte d’accès au bourg clos, sur le flanc occidental. Il était défendu par une bretèche attestée par quatre corbeaux à listel. L’arc en plein cintre et les claveaux courts et larges peuvent évoquer une mise en œuvre romane, comme celle de Craponne-sur-Arzon (XII^e-XIII^e siècle). Les mâchicoulis, quant à eux, ont sans doute été rajoutés plus tardivement (XIV^e-XV^e siècle) comme à Saint-Pal-en-Chalencon. Ce porche surmonté d’une tour carrée a été modifié dans sa connexion au reste de l’enceinte, probablement au cours du XVI^e siècle lors de l’aménagement du logis du bailli ou de la grande maison à échauguette présente sur l’angle nord-ouest, probable logis bourgeois lié à l’essor commercial moderne du bourg. À l’extrémité nord-est du mur de clôture, une tour circulaire (tour Delhomme) encadrait un ancien passage ou sas menant au bourg.

62L’espace mononucléaire d’Aurec correspond au développement concomitant et opportun d’un pôle de peuplement groupé autour de l’église et du château. Chacune des instances de pouvoir est représentée : l’autorité ecclésiale, royale ou seigneuriale est plus discrète mais arborée à travers les logis modernes, le pouvoir bourgeois. Les pouvoirs seigneuriaux s’égrènent sans arriver à se dissocier de ce noyau, à travers la présence de logis contrôlant les différents points de la clôture du bourg.

Conclusion

63La mise en place des espaces fortifiés du Velay découle du contexte social de ce territoire, marqué notamment par les luttes entre le pouvoir épiscopal et les seigneurs issus de lignages locaux. Le pouvoir royal joue un rôle dans ces conflits, son entremise est révélée à plusieurs reprises dans le courant du XIII^e siècle avec comme relai recherché l’appui de l’évêque du Puy.

64Il ressort de ce contexte particulier une expression singulière des formes fortifiées, à travers un certain immobilisme choisi de la forme des tours seigneuriales, demeurée quadrangulaire même durant les périodes de reconstruction et d’essor que le territoire connaît aux XIV^e-XV^e siècles.

65Cet encadrement seigneurial (épiscopal, ecclésial ou laïc) du territoire transparaît totalement dans l’impossibilité des communautés à trouver un moyen d’expression dans ces espaces dont il n’est possible de déceler que de faibles échos dans quelques constructions bourgeoises des villages.

66Le Vivarais voisin connaît un véritable mouvement d’incastellamento92. En Velay, la création de nouveaux espaces contrôlés par les seigneurs résiste à un tissu de bourgs déjà centrés autour de l’église. Parfois le pôle de peuplement fini par se déplacer au terme de plusieurs siècles d’évolution du bourg. La polarisation complexe de l’habitat aggloméré du territoire vellave qui s’effectue sur un temps long, constitue un trait particulier de ce territoire.

67Le territoire de Velay se situe ainsi bien sur le plan monumental, social que morphologique (espaces des bourgs) à la croisée d’influences notamment méridionales. D’autres phénomènes sont impliqués dans les dynamiques de constitution du territoire fortifié médiéval du Velay, comme celui de la coseigneurie93, par ailleurs très représentée dans les territoires méridionaux. Cette stratification sociale reflète un encadrement seigneurial complexe et certain du territoire déjà mis en exergue.