1. De mon enfance à l’étude de la paléomanufacture métallique

Introduction au mémoire d’habilitation à diriger des recherches

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Mots-clés : culte des ancêtres, aventure du patrimoine, parcours atypique


Texte intégral

1J’ai vécu une enfance à l’ancienne, entouré de ma grand-mère, mon grand-oncle et ma grand-tante, mes tantes, mes oncles de la famille de ma mère. C’était une société dominée par les femmes, disons matriarcale. Ce cercle m’a élevé dans un culte des ancêtres : architectes, décorateurs, restaurateurs, antiquaire et archéologue amateur qui participent depuis environ 1850 à l’aventure du patrimoine et m’ont toujours encouragé à continuer en cette voie. Chaque réunion de famille, sous le regard des bustes de bronze des ancêtres disparus, était l’occasion de raconter cette épopée.

2Le premier est l’architecte Eugène Millet, collègue et ami de Viollet-le-Duc. Parmi ses travaux comme la restauration des cathédrales de Troyes et de Moulins, le plus extraordinaire pour moi est la reconstruction et l’aménagement du château de Saint-Germain-en-Laye en Musée des Antiquités Nationales à la demande de l’empereur Napoléon III. Il est secondé pendant ces travaux par un de ses disciples, Paul Selmersheim, un de mes arrière-grands-pères maternels. Ce dernier épousera la nièce d’Eugène Millet et devint, dès 1869, architecte des Monuments Historiques puis Inspecteur Général des Monuments Historiques. Il dirige de nombreuses restaurations, celles des cathédrales de Chartres et Paris, de la basilique de Paray-le-Monial, des églises de Morienval, Saint-Julien-le-Pauvre, et il participe à de nombreux comités et commissions dont celle du Vieux Paris et de classement des Antiquités Nationales et objets mobiliers.

3Cet arrière-grand-père Selmersheim aura quatre enfants. Le premier, Pierre, est architecte. Mort en 1941, j’en sais peu de choses sauf que sa femme, Jeanne Desgrange, le quitta pour vivre avec le peintre Signac. Les trois autres ont accompagné mon enfance et mon adolescence.

4Le second, Tony, naît le 2 juin 1870, jour de l’incendie de la Cour des comptes par les Communards, dans le château de Saint-Germain-en-Laye où ma famille est réfugiée. Il devient un des décorateurs du style 1900 du groupe de Paris et meurt, passé sa centième année, après m’avoir bercé de ses recherches pour un art pour tous, lié à l’utile et au quotidien, de ses querelles avec Guimard et de ses travaux et amitiés avec Laprade, Paquet, Charpentier… La troisième, ma grand-mère, fréquente dans son adolescence Jacques Maritain et le peintre Suréda. Jeune fille, elle accompagne son père qui réalisait une inspection au Mont-Saint-Michel et y rencontre mon grand-père. Il était antiquaire et à sa mort, à la fin de la guerre, il laissa la maison de campagne familiale encombrée des débris de ses collections détruites avec sa maison lors du débarquement. La quatrième, Pauline, se marie avec un restaurateur maître-verrier, Edmond Socard. On lui doit la publication avec Piloy du premier vitrail carolingien découvert en France (Piloy, Socard 1910) et des vitraux dans de nombreuses églises.

5De la génération de mes parents, un cousin de ma mère participe avec le restaurateur Maurras aux relevés des peintures de l’église de Saint-Savin-sur-Gartempe et exécute, après des recherches sur les techniques, une série de copies, a fresco, pour le musée des Monuments Français. Un frère de ma mère, Henri Lamarre, fait en amateur de la préhistoire. Membre de la Société Préhistorique Française, de l’Association Française pour l’avancement des sciences et de l’Association d’Excursions Préhistoriques, souvent accompagné de sa jeune sœur. Il fréquente les Mortillet, et fouille en Champagne avec Coutier, Lopin, Brisson, en Périgord où il rencontre l’abbé Breuil et recueille une abondante collection maintenant entrée dans les collections publiques (Guillaumet et al. 1999).

6Toute cette saga m’a toujours fasciné et m’a marqué profondément. Les livres, les documents, les objets, la table d’architecte de mon arrière-grand-père et un meuble fabriqué avec des bois de récupération du château de Saint-Germain-en-Laye me rappelaient sans cesse cette étonnante histoire. L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, L’art du menuisier de Roubaud et bien d’autres ouvrages me servaient de guide pour comprendre la fabrication et le rôle des objets. Les amis de ma famille, Georges Goetz, Roger Lecotté, Guy Gaudron, R. Joffroy m’ont accueilli avec bienveillance et m’ont guidé dans mes premiers pas vers le métier. Le château de Saint-Germain est encore pour moi un lieu d’émotion. Entre un père artisan passionné de radio, de souche paysanne, et une mère plutôt d’une bourgeoisie intellectuelle parisienne et fauchée, j’ai essayé de développer une recherche alliant notre démarche intellectuelle et le côté matériel, terre à terre et trivial de l’objet archéologique et de sa fabrication. La suite de mon existence et de mon parcours professionnel est assez chaotique, poussée par les multiples tentations et envies que m’ont offertes ces contacts avec ces ancêtres passionnés, entiers et amoureux de tout ce qui fait la vie.

7Après mes études et l’obtention de mon diplôme, mon professeur, P.-M. Duval, m’encourage à me spécialiser dans la civilisation des oppida, dernière période de la civilisation gauloise (IIe et Ier siècles avant J.-C.). Celle-ci était alors bien étudiée en Allemagne et en Tchécoslovaquie et ne faisait en France que l’objet d’études ponctuelles.

8La connaissance de la civilisation des oppida s’affirme à la fin du XIXe siècle et au début du XXsiècle avec les synthèses réalisées parallèlement par P. Reinecke et J. Déchelette. Elles sont alimentées par les multiples découvertes fortuites. Les plus importantes sont celles de Karlstein (Allemagne), Stradonice (Pays tchèques), Velem-Szentvid (Hongrie), et surtout par la fouille, modèle pour l’époque, de Bibracte (France), ville principale des Éduens dont la disparition correspond à notre ère. L’apport de ces fouilles est comparable à celui réalisé à Haltern (Allemagne), à la même époque, pour la connaissance de l’empire romain.

9Afin de me familiariser avec ce sujet, Paul-Marie Duval me fait obtenir, en 1972, une bourse d’un an en Tchécoslovaquie, à l’Institut archéologique de Prague, sous la direction du professeur Ian Filip. J’y réalise une série de dossiers sur chaque oppidum (bibliographie, géographie du site, histoire des découvertes, structure de l’oppidum, matériel découvert). Ce travail s’effectue dans les bibliothèques, sur les sites et dans les musées. Il s’accompagne toujours de contacts avec les archéologues de ma spécialité. Ce long séjour me permet de renforcer mes connaissances sur l’ensemble de la civilisation celtique, en travaillant à la fois sur les matériaux découverts dans les fouilles anciennes et les matériaux et structures des fouilles récentes.

 

Fig. 1. Fouille du rempart de Ceske Lothice (République tchèque) en 1970 (© J.-P. Guillaumet).

10À mon retour en 1973, je m’engage dans mon travail de thèse intitulé « Trois ensembles fouillés au XIXe siècle au Mont Beuvray ». C’est la première étude sur ce site depuis plusieurs décennies. En effet, les travaux sur Bibracte s’étaient interrompus avec la mort de Déchelette en 1914. Ce travail s’accompagne de l’étude et du premier classement de l’ensemble des collections dispersées dans plusieurs musées (Autun, Musée des Antiquités nationales, Roanne…), du dépouillement des publications et manuscrits disponibles (plus de 250 références bibliographiques) et de la reconnaissance de la topographie du site. Il met en évidence que la chronologie de la fin de la période gauloise, non revue depuis le début du siècle, est obsolète. Elle conçoit le phénomène urbain celtique comme une copie de phénomènes méditerranéens et lui nie tout héritage avec les périodes celtiques précédentes.

11Dans ce temps, j’obtiens un poste de conservateur adjoint au Musée Rolin d’Autun. Lors de cet emploi, j’assure l’ensemble des tâches de conservation et, plus particulièrement, le classement des collections archéologiques. Je surveille tous les travaux en cours dans la ville et publie les observations les plus marquantes. Je m’attache à la publication des catalogues des objets protohistoriques conservés dans ce musée, collections champenoises et ensemble dit de la bataille des Helvètes à Montmort. Avec un groupe archéologique que je fonde au lycée d’Autun, je fouille une nécropole tumulaire du Hallstatt à Thury (Côte-d’Or). Je publie aussi l’ensemble de mon diplôme sur la Brie à l’époque protohistorique et une étude sur une série typique d’objets des oppida, les passoires à vin.

 

Fig. 2. Fouille d’une nécropole tumulaire de Thury (Côte-d’Or). Structure en pierres d’une tombe à incinération du Bronze final (© J.-P. Guillaumet).

 

Fig. 3. Fouille d’une nécropole tumulaire de Thury (Côte-d’Or). Détail des couronnes en pierres du tumulus 3 (© J.-P. Guillaumet).

12Le classement des 281 fibules découvertes au XIXe siècle à Bibracte m’amène à découvrir un ensemble de plus de 26 fibules en cours de fabrication que je nomme « fabricats ». À partir de ces témoins, j’élabore suivant une hiérarchie immuable, dans l’esprit des classements des sciences naturelles, une nouvelle typologie basée sur les techniques de fabrication que j’appelle « technotypologie ». Ce travail permet de classer sans problème toutes les pièces et de mesurer l’incohérence des systèmes traditionnels où l’on privilégie des caractères différents pour chaque type (Guillaumet 1993).

13Dès 1913, O. Almgren avait fait, des types trouvés au Beuvray, un repère pour sa chronologie (fibules d’Alésia et de Bibracte, deux dates fixes pour l’histoire de la fibule en Gaule). Puis, L. Lerat, A. Dolfuss, E. Ettlinger pour ne citer que les travaux les plus importants, fondent une partie de leur chronologie sur l’absence ou la présence d’un type de fibule sur le site de Bibracte. Or, les publications anciennes en font connaître seulement une centaine sur les 281 découvertes et ne mentionnent aucune pièce en cours de fabrication (26 identifiées dans ma publication de 1984).

 

 

 

 

Fig. 4. Les fabricats des fibules du Beuvray trouvés dans les fouilles anciennes, d’après Guillaumet 1993, pl. 49 à 52.

14Appliquer les références chronologiques de ces auteurs revient à dater les fibules de Bibracte par elles-mêmes et contre elles-mêmes. En effet, certains types existant à Bibracte, mais inconnus des auteurs cités ci-dessus, ont reçu, grâce à cet argument « nous n’en connaissons pas à Bibracte », une datation plus récente. Cette étude n’avait pas pour but de redonner des datations absolues au site et à ces objets, mais d’organiser ces derniers de telle façon qu’un bon indice de datation d’un ou deux de ces types permette de proposer, par enchaînement logique, la datation de tous les types. En 1982, les datations proposées pour les groupes techniques définis sont données d’après les conclusions des travaux de cette période. Lors de la réédition de cet ouvrage en 1994, je signale, dans la nouvelle introduction, que le classement n’a subi aucune variation mais que la chronologie, grâce aux nouvelles fouilles, a subi de fortes modifications.

15En 1980, à mon entrée au CNRS, je suis affecté à l’équipe dirigée par P. Lévêque au Centre de Recherche d’Histoire ancienne de Besançon. Je collationne, dans le cadre du programme de l’équipe, les mentions écrites et les preuves archéologiques de l’esclavage en Gaule et publie l’entrave de Glanon avec A. Daubigney.

16En août 1982, je deviens membre de l’URA 33 nouvellement créée, devenue ensuite UPR 314 puis UMR 126-6 « Protohistoire de l’Europe septentrionale ». Pendant cette période, j’étudie les sources antiques sur le pays éduen et Bibracte, et je commence l’étude des mobiliers dispersés dans les musées. Le pays éduen s’étend sur l’ensemble des départements de la Nièvre et de la Saône et Loire. Il forme une entité géographique complexe avec les deux bassins de la Loire et de la Saône, avec des rapports nord-sud déjà connus et d’autres est-ouest complètement marginalisés dans les études antérieures. Une partie de ces études (Chalon éduen, le site celtique de Mirebeau avec J.-L. Brunaux, vases en bronze d’importation au musée de Chalon avec M. Szabo) est présentée lors du colloque de l’AFEAF tenu à Rully (Saône-et-Loire) où, avec l’aide du conservateur du Musée Denon, Louis Bonnamour, et dans le cadre d’une exposition avec catalogue, je présente la première synthèse sur les âges du Fer en vallée de Saône. En travaux de terrain, je termine la fouille de la nécropole de Thury (Côte-d’Or) que je présente au colloque de Dijon sur la transition Bronze/Hallstatt.

17En 1983, je reprends la fouille du sanctuaire de Mirebeau (Côte-d’Or) avec J.-L. Brunaux et Ph. Barral. L’étude du mobilier découvert lors de la fouille des structures romaines par R. Goguey, de 1978 à 1982, me fait découvrir un important mobilier erratique de la période gauloise et m’incite à proposer l’hypothèse de l’existence d’un sanctuaire plus ancien. La mise au jour spectaculaire d’un dépôt de vases céramiques de la fin du IIe siècle avant J.-C. confirme cette hypothèse. La création du premier sanctuaire est datée du IVe siècle avant J.-C. La découverte des restes d’un dépôt de monnaies d’or prouve le rapport entre ces dépôts et les sanctuaires. La publication définitive de ce sanctuaire (IVe au Ier siècle avant J.-C.) est en cours. La restauration des objets métalliques par le musée affectataire du mobilier a été terminée en 1998.

 

Fig. 5. Offrandes de vases dans le sanctuaire de Mirebeau (Côte-d’Or) (© Ph. Barral).

18Je reprends l’étude, à l’occasion du colloque de l’AFEAF de Clermont-Ferrand, des objets en métal découverts au début du siècle dans un « tumulus » à Celles (Cantal), publiés à cette époque et cités depuis comme l’ensemble typique d’outils d’artisans gaulois. On attribuait cet ensemble d’outils à un artisan du métal, du bois et du cuir alternativement ou les trois à la fois. Ces interprétations privilégiaient les outils symboles, occultaient ceux difficiles à expliquer et éludaient la question posée par l’absence de certains outils primordiaux de chaque corporation considérée. Elles sous-entendaient que l’artisan de l’époque était mal équipé et s’encombrait d’objets inutiles. De plus, l’exercice de trois métiers à la fois renforçait l’idée que l’artisanat n’existait pas au sens strict et que tout un chacun pouvait exercer dans des arts différents comme le bricoleur d’aujourd’hui. Ces conclusions donnaient l’image d’une société où chacun produit pour soi, en économie de survie, et non en économie de production et de diffusion. Dans mon travail, je définis au départ la différence entre un atelier d’artisan et la trousse de secours pour petits ennuis domestiques. Puis, à l’aide d’un tableau, je répertorie quels groupes d’outils mesurent, tracent, coupent, fendent, décorent, affûtent… Muni de ces données, j’établis pour chaque outil, à partir des encyclopédies du XVIIIe siècle, à quelle profession il peut être attribué. Très rapidement, la taille, les dentures et les tranchants de nos outils, phénomènes non décrits dans les publications, éliminent une partie des professions évoquées pour en déterminer une seule : le tailleur d’os ou tabletier dont une autre série est, depuis, identifiée sur le site de La Tène, en Suisse.

19À la suite de la publication des fibules du Mont Beuvray, un métallurgiste, M. Pernot (CNRS), se propose de réaliser une série d’analyses de composition et d’analyses métallographiques, pour vérifier, par ces méthodes, la valeur des groupes proposés. Les résultats confirment ma technotypologie. Une recherche en archéologie expérimentale avec J.-Dubos, compagnon du Devoir de l’Atelier Saint Jacques de la fondation Coubertin, affine les schémas de fabrication, explique les « ratés » des artisans gaulois. L’ensemble de cette recherche pluridisciplinaire fait l’objet de publications scientifiques et grand public et d’un film avec le CNRS audiovisuel, primé à deux festivals du film scientifique.

20Il existe au musée de Chalon-sur-Saône une série importante de vases métalliques chaudronnés (plus de 70) et le conservateur me demande, en 1983, de les étudier. En débutant ce travail, je recherche les critères techniques pour affirmer qu’un chaudron est gaulois, excluant l’argument « il est sur un site où se trouvent des objets de la période gauloise, donc c’est un chaudron gaulois ». Ainsi, j’établis un descriptif de l’ensemble des techniques employées sur chaque vase : les formes et les types de réparation, les rivets, l’usage de la brasure dont on ignore précisément l’introduction en Gaule, l’emploi du plomb comme lest ou comme moyen de réparation, les liaisons entre les différentes pièces et les épaisseurs des tôles. Ces critères mettent en évidence les savoir-faire et les habitudes des artisans de chaque période. Des travaux récents ont conforté ce classement basé sur les techniques de fabrication et les réparations des objets.

21Dans le cadre de mes recherches sur les oppida, la connaissance des techniques et outils des artisans se développe par l’étude des vestiges et les recherches comparatives en ethnographie sur l’extraction des matériaux, leur préparation et la technique de fabrication des objets manufacturés. Au cours de colloques, je présente un certain nombre d’hypothèses sur la signification religieuse, politique et sociale de la fortification celtique et réalise en 1982 le premier « guide de Bibracte » depuis le début du siècle. Il présente l’ensemble des recherches et de nouvelles interprétations.

22De 1986 à 1991, nommé par le Ministre de la Culture, j’assure la coordination scientifique des équipes de recherche européennes travaillant sur Bibracte et le Mont Beuvray, fouille décidée en 1984 par le ministère de la Culture. De novembre 1990 à avril 1994, je suis mis à disposition par le CNRS, actionnaire et administrateur de la SAEM Nationale Mont Beuvray, pour assurer la direction de la société chargée de la mise en place du Centre Européen d’Archéologie du Mont Beuvray (Grands Travaux de l’État) : création des structures de recherche, construction des bâtiments, achat et gestion de Mont Beuvray, définition des moyens humains et financiers. Le coût du projet est de 200 millions de francs en investissement. Le site de Bibracte au Mont Beuvray est depuis un siècle l’un des trois sites de référence pour la chronologie du IIe et du Ier siècles avant J.-C. La reprise des fouilles sur un site où l’occupation antique couvre plus de 200 ha demande une organisation différente de fouilles effectuées jusqu’alors. Dès le début, plusieurs équipes françaises participent au programme et, par le biais de relations personnelles dans le milieu européen de la Protohistoire, dès 1987 les chercheurs de huit pays d’Europe viennent les rejoindre : M. Szabo, université de Budapest (Hongrie) ; P. Drda, Institut archéologique de Prague (Pays Tchèques) ; D. Vitali, université de Bologne (Italie) ; A. Haffner, université de Kiel (Allemagne) ; M. Almagro-Gorbea, université de Madrid (Espagne) ; P.-P. Bonenfant, université libre de Bruxelles (Belgique) ; I. Ralston, université d’Edimbourg (Royaume-Uni). La multiplicité des intervenants (environ 30 scientifiques chaque année) sur des thèmes de recherche divers – urbanisation, chronologie de l’habitat, de la fortification, étude du climat et de l’environnement, études thématiques – nous oblige à élaborer une méthode de travail acceptée et reconnue par tous. Un comité des chercheurs est créé, qui se réunit deux fois par an. En mars, au Beuvray, il travaille sur les modifications de procédures, les publications et les programmes. En octobre, invité par une université participante, il débat en séminaire d’un sujet en rapport avec les objectifs de l’opération.

 

Fig. 6. L’oppidum de Bibracte (Bibracte, © A. Maillier).

 

Fig. 7. Fouille de Bibracte. Couverture des chantiers (Bibracte, © A. Maillier).

23Dès le début de ce programme, nous décidons de mettre en place les moyens les plus modernes pour nos disciplines de recherche et tentons d’échapper enfin à la fatalité de bricolages hasardeux et coûteux, des résultats approximatifs et de l’augmentation pléthorique d’un personnel mal préparé, pour satisfaire au mieux les demandes de la recherche. Nous pratiquons le transfert des technologies utilisées plus particulièrement dans le bâtiment, les travaux publics, la médecine, les centres de documentation et d’archives. À chaque fois, nous faisons des modifications spécifiques et procédons à la mise au point de nouvelles machines et installations, à partir de cahiers des charges précis. Le but est de posséder le maximum d’outils performants pour arriver à une meilleure qualité de travail de terrain et d’étude. Nos préoccupations se retrouvent dans quatre grands thèmes : travail de terrain, identification et mise en place de la documentation primaire, étude et conservation de la documentation élaborée. Nous voulons ainsi répondre à un de nos objectifs fondamentaux, donner l’information en temps réel pour qu’elle devienne une véritable aide aux décisions à prendre sur le terrain.

24La construction du Centre de recherche et celle du hangar technique ont fait l’objet de cahiers des charges où sont pris en compte en priorité les besoins d’une recherche archéologique de pointe. Par le biais d’échanges d’étudiants, de chercheurs, de colloques, de publications scientifiques et grand public (en français), nous participons à la reconnaissance européenne de la recherche protohistorique française.

 

Fig. 8a. La recherche à Bibracte. Organisation des chantiers de fouille : abris, évacuation des déblais, cabanes de chantier (Bibracte, © A. Maillier).

 

Fig. 8b. La recherche à Bibracte. Croquis de l’organisation « idéale » d’un secteur de fouille (Centre européen d’archéologie 1994, p. 22).

 

Fig. 8c. La recherche à Bibracte. La bibliothèque (Bibracte, © A. Maillier).

25Nous élaborons la charte de gestion et d’aménagement des 1 200 hectares du site et réalisons la présentation, toute l’année, des recherches en cours. Nous avons aussi mis en place des stages pour les professions confrontées à l’existence et à la découverte fortuite de vestiges archéologiques (ONF, DDE…) et pour les jeunes (classes du Patrimoine pendant la période scolaire et écoles de fouilles pendant l’été). Ce travail s’accompagne de nombreux articles dans les catalogues d’expositions nationales et internationales, dans les journaux et revues, et de conférences tant en France qu’à l’étranger.

26De 1988 à 1994, les travaux de terrain que je dirige se limitent essentiellement à des campagnes de fouille en Hongrie en coopération avec l’université de Budapest, l’université de Lausanne et les musées de Hongrie. L’objectif est la datation des remparts des deux oppida les plus connus en Pannonie : Velem-Sentvid près de Sombathely et Taban Gelerthegy à Budapest. En 1992, je présente, avec mes collègues, les conclusions de ces recherches au colloque «  Les Celtes dans les Alpes et sur le Danube » à St Polten près de Vienne (Autriche). À Nevers, au cours du colloque annuel de l’AFEAF de 1993, je présente, en collaboration avec des chercheurs français et étrangers, les premières synthèses sur l’urbanisme à Bibracte et son environnement.

27Ces fonctions d’administration générale et de gestion de la recherche ralentissent mes travaux propres. Cependant, je continue mes recherches sur le mobilier métallique, les vases en bronze de la période républicaine en Europe (table ronde CNRS de Lattes en 1990) et sur les critères de datation de l’instrumentum (table ronde CNRS/Culture de Valbonne en 1986). Dans cet article, je présente un tableau qui permet de classer chaque site de la même façon et de juger de sa valeur chronologique par la combinaison type de contexte/type de datation. Les combinaisons les plus fiables (datations basées sur des monnaies ou sur la dendrochronologie dans des ensembles clos comme les sépultures) sont toujours groupées, celles établies sur des critères moins fiables se présentent d’une façon dispersée. Cette méthode n’apporte pas de solution directe aux problèmes chronologiques mais permet de poser clairement les questions sans s’embarrasser d’un discours qui, le plus souvent, est la marque de nos hésitations.

28Cette période de ma vie fut riche en projets et en création. Cependant, elle fut difficile. Le travail de direction d’une structure de taille et de type inhabituels m’a montré les difficultés de répondre aux exigences des personnalités politiques liées à des calendriers sans rapport avec les objectifs d’une recherche scientifiques basée sur la durée et la maturation lente des idées. Bien que ces travaux m’aient permis d’acquérir une grande expérience de direction de projet, fatigué, ayant l’impression de perdre mes repères et mes convictions et à la suite de malentendus et d’attaques personnelles, je suis retourné en 1994, avec soulagement, chercheur dans une équipe nouvellement créée à Dijon, l’UMR 5594. Pendant ces dix années consacrées en priorité à la gestion de la recherche, j’avais surtout publié des articles de diffusion, la plupart sur Bibracte. En 1994, je reprends donc une partie des travaux commencés avant l’expérience du Beuvray, personne n’ayant pris le relais entre temps. Plusieurs collèges me proposent d’étudier des séries de mobiliers métalliques à Bibracte et sur d’autres sites. Parallèlement, je publie un ouvrage, destiné à un public averti et commandé depuis longtemps, sur l’artisanat gaulois. Je participe à de nombreux séminaires dans de nombreuses universités françaises et étrangères et deviens le tuteur de plusieurs maîtrises sur le mobilier métallique. J’écris aussi une monographie avec P.-P. Bonenfant et plusieurs articles sur la sculpture en ronde-bosse du Hallstatt, animalière et anthropomorphe.

 

Fig. 9a. L’un des sites fouillés dans le cadre de la coopération franco-hongroise. L’oppidum de Velem-Szentvid (Bibracte, © A. Maillier).

 

Fig. 9b. L’un des sites fouillés dans le cadre de la coopération franco-hongroise. L’oppidum de Taban Gellertegy sur la rive droite du Danube à Budapest (Bibracte, © A. Maillier).

29En 1998, je suis invité pour un séjour d’un an au Collegium Budapest. Je profite de ce séjour pour finir l’étude de mes fouilles réalisées en Hongrie, organiser une table ronde et des séminaires à l’université ELTE et travailler à la publication de la fouille de la fortification de Bibracte à la Porte du Rebout.

30À mon retour, à la demande de mon directeur d’unité, je prends la direction d’une équipe travaillant sur la Protohistoire récente et le Gallo- Romain. Dans ce cadre, je propose et fais signer une convention de collaboration entre mon unité et le Centre archéologique européen du Mont Beuvray, afin d’installer les locaux de mon équipe dans le Centre de recherche.

31Dans le cadre de cette collaboration, je développe des stages pour des étudiants du premier et du second cycle universitaire sur l’étude des collections anciennes et le mobilier métallique. Je participe d’une façon régulière à l’enseignement de la Protohistoire de l’université de la Bourgogne, dirigé par le professeur C. Mordant, plus particulièrement au niveau des séminaires de maîtrise. À la demande de mes collègues, j’encadre plusieurs travaux de maîtrise, DEA et thèses traitant des objets métalliques, aussi bien à Dijon que dans d’autres universités. Depuis le début de l’année universitaire 2000-2001, j’ai aussi la charge des cours sur l’âge du Fer à l’école du Louvre, dans le cadre de la chaire d’Antiquités Nationales.

32Au niveau des recherches sur le terrain, je participe à la fouille, à l’étude et à l’encadrement de jeunes chercheurs sur plusieurs chantiers dirigés par mes collègues où sont découverts des vestiges métalliques, comme à Allonnes (Sarthe), Ouessant (Finistère), le Titelberg (Luxembourg), Porrentruy (Suisse), et j’effectue des expertises permettant la mise en place de programmes dans ma spécialité. En 2000, j’ai ouvert un chantier de fouille à Bibracte, dans le secteur artisanal de la Côme Chaudron et du Champlain, considéré comme l’un des secteurs artisanaux les plus importants pour la période de la Tène finale.

33Depuis le début de ma carrière, le fil directeur de mon travail est le métal. J’ai pu accéder aux grandes séries de mobilier métallique de la période des oppida en Europe, plus particulièrement celles de Stradonice (République tchèque), de Velem-Szentvid (Hongrie), de la Saône et de Bibracte (France) ainsi que les ensembles gallo-romains de Vertault, Autun, Chalon-sur-Saône, Poitiers. Ces études ont donné plusieurs publications dont les fibules de Bibracte, l’outillage du « tumulus » de Celles (Cantal), les vases en tôle chaudronnée découverts dans la vallée de la Saône, le mobilier métallique de la Porte du Rebout à Bibracte. Dans tous ces travaux, j’ai tenté d’élaborer les grandes lignes d’une méthode d’étude du mobilier métallique. Depuis quatre ans, les débats à la suite de mes communications, les demandes d’expertises, de collaboration et d’encadrement d’étudiants sur ce sujet, ont montré une prise de conscience de la communauté scientifique pour cette nouvelle approche : la paléomanufacture comme indicateur des spécialisations des activités manuelles. Mon mémoire pour mon Habilitation à la Direction de Recherche est le rassemblement et la mise en forme des méthodes d’étude de la paléomanufacture métallique pour laquelle je n’ai jamais vraiment élaboré de théorie. J’espère que ce travail permettra des études nombreuses sur cette spécialité purement archéologique oubliée par rapport aux travaux des restaurateurs et des paléométallurgistes.

34Souvent, dans ce texte, je présente de très nombreuses illustrations que je me contente de commenter. En effet, la connaissance archéologique repose sur les traces dans le sol de structures disparues. Leur relevé est la traduction de notre vision que nous avons de ces réalités éphémères. Les objets que nous y recueillons sont touchés par nos mains, notre regard avant de devenir d’obscures et laborieuses descriptions plus littéraires que réalistes. L’histoire que je fais, se base sur des restes matériels. La réalité de ces témoins muets se rend mieux, vu leur statut, par des photographies, des dessins, des schémas, des croquis, des tableaux. Cette façon de présenter est peu académique si l’on se place dans la tradition des dissertations historiques. Mais l’histoire, que notre culture fabrique, est basée sur le texte et l’écriture, l’apanage des « peuples civilisés », tandis que l’archéologie scrute des objets sans mode d’emploi préétabli équivalent des peuples sans écriture ou non civilisés. Vouloir faire entrer les objets muets dans un discours de tradition littéraire est, pour moi, renier le côté charnel, goûteux, gourmand, barbare, intuitif et sensuel de ma démarche archéologique. Aussi, acceptez ce texte comme un manuel basique sur la manufacture, une autre façon de formuler nos connaissances.


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