Ateliers et sculpteurs sur pierre chez les Éduens à l’époque gallo-romaine
p. 167-182
Résumés
Au terme d’un travail d’inventaire de la sculpture non-architecturale, il est possible d’aborder l’artisanat de la pierre de façon macroscopique au sein de la civitas éduenne, en raisonnant autant sur les questions géographiques que sur les points techniques, iconographiques et stylistiques. Le croisement des données issues de ces trois grands dossiers a permis de reconnaître et de caractériser de nombreux ateliers et sculpteurs isolés, actifs du ier s. au début du ive s. ap. J.-C. De nouvelles datations ont été obtenues en croisant les critères, qu’ils soient d’ordre épigraphique, stylistique, iconographique ou stratigraphique. Il a ainsi été possible de dater, à un niveau plus ou moins élevé de fiabilité, près de 20 % du corpus éduen – soit un peu moins de 500 objets. Par l’attribution de pièces isolées à des ateliers à l’activité datée avec davantage de précision, on peut désormais proposer une évolution chronologique de la production statuaire chez les Éduens, ainsi qu’un nouveau modèle d’organisation des ateliers.
Achieving an inventory of the non-architectural sculpture, we can now discuss stone-craft in the Aedui civitas from a macroscopic perspective. This allows an analysis of the spatial distribution as well as new data regarding ancient techniques, iconography and style. Combining those points leads to the identification of workshops and isolated sculptors, active from the Ist century CE to the IVth century. New datings have emerged from the crossed use of different criterias – epigraphy, style, iconography or stratigraphy. Nearly 20 % of the Aedui corpus has been dated – meaning more than 500 artifacts. By attributing isolated pieces to dated workshops, it is now possible to build a chronological evolution of sculptures production in the civitas, as well as a new model of the workshops organization.
Die hier vorgestellte Inventarisierung der Steinskulpturen erlaubt eine makroskopische Studie der Steinhandwerkkunst innerhalb der civitas der Haeduer, sowohl durch geographischen, als auch technischen, ikonographischen und stilistischen Fragenstellungen. Das Kreuzen von Daten aus diesen drei Forschungsgebieten stellt deutlich zahlreiche Werkstätte und einzelner Handwerker heraus, die zwischen der 1. Jh. und der 4. Jh. n. Ch. tätig waren. Die Kombination von epigraphischen, stilistischen, ikonographischen und stratigraphischen Kriterien ermöglicht neuen Datierungen. Auf diese Weise wurde 20 % des aeduische Korpus (ungefähr 500 Artefakten) mit verschiedenen Zuverlässigkeit Niveau neu datiert. Die Zuführung von isolierten Stücken auf gut datierten Werkstätten weist eine chronologische Entwicklung der Steinskulpturen und ein neuen Organisationsmodell der Werkstätten auf.
Entrées d’index
Mots-clés : sculpture sur pierre, artisans et sculpteurs, ateliers de sculpture, chronologie, datations, iconographie, épigraphie
Keywords : stone sculpture, artisans and sculptors, sculpting workshops, chronology, dates, iconography, epigraphy
Schlüsselwörter : Steinbildhauerei, Handwerker und Bildhauer, Steinmetzwerkstätten, Chronologie, Datierungen, Ikonographie, Epigraphik
Texte intégral
1Au sein de l’ancienne Gallia Comata, la civitas éduenne est caractérisée par une production sculptée quantitativement importante, avec 1.183 objets inventoriés dans le Recueil général des bas-reliefs, statues et bustes de la Gaule romaine d’Émile Espérandieu1. C’est plus d’un dixième d’un inventaire qui comprend l’ensemble des provinces gauloises, de la Narbonnaise aux Germanies. Plus que leurs proches voisins lingons, séquanes, sénons ou bituriges, les Éduens paraissent avoir eu une production statuaire caractérisée par son abondance et sa diversité, que ce soit dans son iconographie – des exécutions les plus raffinées aux reliefs les plus frustes – ou dans les matériaux mis en œuvre – calcaire, grès, granite et marbre. Depuis Espérandieu, les contributions à la connaissance de cet artisanat chez les Éduens ont été nombreuses2, mais elles demeuraient morcelées et n’avaient jamais été réunies au sein d’un travail à portée synthétique, attaché également à l’objet sculpté dans ses aspects techniques. Alors qu’aujourd’hui la recherche sur les artisanats antiques connaît un renouveau des méthodes d’investigation scientifique, la taille de la pierre chez les Gallo-Romains doit aussi être examinée sous un jour nouveau, en combinant les approches et les angles d’étude.
2C’était toute l’ambition d’un travail de thèse soutenu récemment à l’Université de Bourgogne-Franche-Comté (Lamy, 2015), qui voulait joindre à la fois l’étude de l’objet sculpté et la compréhension globale de l’artisanat de la pierre, au sein d’une entité administrative donnée. Un nouvel inventaire a été réalisé, comptabilisant 2.361 pièces sculptées – décor et éléments architectoniques mis à part. Le renouvellement méthodologique s’est traduit par une attention accrue aux aspects techniques, comme les traces d’outils et de peinture, ou encore le matériau employé. Mais l’examen des éléments inachevés a aussi permis à plusieurs reprises de caractériser la manière de faire des artisans et d’appréhender pour la première fois la répartition du travail dans les ateliers de sculpture éduens. Les rapprochements entre objets ont aussi identifié des « mains » ou des sculpteurs, et même dans un certain nombre de cas des ateliers spécifiques. Enfin, les questions de datation et de chronologie n’ont pas été délaissées ; elles ont même été redéfinies et affinées à partir des données issues de l’examen du corpus et des ateliers éduens.
1. Une mise à jour du corpus sculpté éduen
3La première étape majeure a été la constitution d’un inventaire le plus complet possible, mais en se limitant à la statuaire éduenne, laissant pour le moment de côté la sculpture architecturale. Les limites géographiques de cet inventaire ont été suffisamment larges pour permettre un examen de l’artisanat dans ses aspects spatiaux, culturels et économiques. Le territoire mandubien a donc été inclus, de même qu’Auxerre (Yonne), ce qui correspond alors à l’état le plus étendu de la géographie administrative de la civitas éduenne. Cependant, les frontières des cités gallo-romaines n’étaient pas infranchissables et n’étaient pas définitivement établies au cours des siècles. De plus, leur tracé exact n’est pas entièrement connu pour la civitas éduenne3. Afin d’atténuer cet effet de ligne, les découvertes d’objets sculptés dans les communes limitrophes au territoire, c’est-à-dire dans un espace de 10 km environ, ont été intégrées.
4Le résultat est un inventaire des objets sculptés découverts dans ces limites géographiques. Il a été échafaudé à partir de critères descriptifs usuels, mais aussi en prenant en compte les dimensions techniques, au travers des traces d’outils, et archéologiques, en interrogeant systématiquement le contexte de découverte. Le choix de catégorisation des objets s’est fait selon la nécessité d’un classement permettant une facilité de recherche, dans l’optique d’une base de données accessible en ligne : divinités, portraits, domaines funéraire ou votif, éléments indéterminés.
5Le total est de 2.361 fiches, correspondant à autant de sculptures en relief ou en ronde-bosse, en marbre, grès, granite et calcaire. Ce chiffre représente près du double des fiches du Recueil d’Espérandieu concernant les Éduens. L’inventaire s’est bien sûr appuyé sur des travaux précédents, mais fragmentés, et a en outre intégré 153 objets inédits. Une mise à jour de la documentation photographique a été faite, dans les musées et dans les collections privées, au travers de plus de 4.000 clichés en haute résolution. Des datations ont été rectifiées ou attribuées aux périodes protohistorique et médiévale – ce qui concerne respectivement 14 et 12 éléments. Huit faux ont également été identifiés, que ce soit par leur iconographie composite, voire fantaisiste, ou encore par l’emploi d’un outillage résolument moderne.
6Grâce à une volonté de localisation la plus précise possible des découvertes, cet inventaire permet d’en dresser une carte de répartition générale – toutes catégories confondues. Trois pôles se distinguent particulièrement sur la figure 1 : les Sources de la Seine (Côte-d’Or), Autun (Saône-et-Loire) et Entrains-sur-Nohain (Nièvre). D’autres sites de mises au jour importants sont visibles, particulièrement en Côte-d’Or : Alise-Sainte-Reine (site d’Alésia), Nuits-Saint-Georges, Beaune, Massingy-lès-Vitteaux, Sainte-Sabine, Santenay et Saulieu ; Auxerre se démarque dans le département de l’Yonne, et Chalon-sur-Saône en Saône-et-Loire.
7Ce caractère plus éclaté des découvertes ne doit pas cacher le fait que c’est dans le quadrilatère formé par Saulieu, Nuits, Chalon et Autun que se concentre près de la moitié des éléments du corpus – sculptures d’Autun mises à part. Au total, le quart nord-est du territoire éduen a livré 92 % des mises au jour de l’ensemble de la civitas. Ceci s’explique déjà par la présence du chef-lieu de cité, Augustodunum, qui représente pas moins de 413 fiches – soit 18 % de l’ensemble du corpus. De plus, l’approvisionnement en pierre de qualité a joué un rôle de premier plan dans le développement de la sculpture dans cette zone : c’est là que se trouvent des calcaires fins et assez tendres, comme l’Oolithe Blanche ou les calcaires de Comblanchien. Enfin, il est fort probable que cette carte de répartition rende compte, au moins dans cette partie de la civitas, d’une occupation du territoire caractérisée par de petites agglomérations et un habitat rural, formant un maillage qui s’étend de l’arrière-pays beaunois aux pieds du Morvan4. La rareté des découvertes dans la moitié sud du territoire de la cité doit avant tout être liée au manque de pierres à tailler, car le sol livre surtout là-bas des argiles, des sables et des marnes. Il y a tout lieu de considérer que d’autres matériaux étaient employés dans cette zone – bronze, terre cuite, bois –, mais les études concernant ce point restent à faire.

Fig. 1. Répartition générale des objets sculptés issus du corpus éduen (DAO P.-A. Lamy).
8La vivacité particulière de l’artisanat de la pierre chez les Éduens trouve donc ici plusieurs éléments d’explication. C’est déjà un phénomène localisable, qui ne concerne qu’une partie du territoire de cité. Il est sans doute lié au peuplement et à la répartition des installations humaines. Surtout, il est indissociable de la facilité qu’avaient les artisans à se procurer des matériaux de qualité.
2. Ateliers et sculpteurs
2.1. Définitions et attributions
9Le terme « atelier » recouvre globalement deux réalités : un vestige archéologique ou un ensemble stylistique. Les ateliers fouillés sur le territoire éduen sont rares. L’attestation archéologique la plus ancienne a été relevée par J.-G. Bulliot à partir de la découverte à Autun d’une statuette inachevée en marbre (Bulliot, Thiollier, 1892, p. 213 ; Pinette, 1981, p. 29 ; Musée Rolin, 1987, no 601, p. 297-298 ; Mouraire, 1996, p. 169, no 124 ; CAG 71/1, p. 141. Musée Rolin, no d’inv. M.L. 895 (S.E. 165)). Elle aurait été exhumée dans un atelier de sculpteur situé près du théâtre d’Autun (Bulliot, Thiollier, 1890, p. 207, note 1), où elle était peut-être associée à une seconde statuette (A. Rebourg, dans la CAG 71/1, p. 141). Cependant, le caractère très laconique de la mention de Bulliot ne permet pas d’être assuré de l’existence de cet atelier. Toujours au xixe s., près de Saint-Léger-du-Bois (Saône-et-Loire), des fouilles au lieu-dit « Vergennes » ont mis au jour une carrière de pierre (Lacreuze, 1872, p. 334 ; Bulliot, 1888, p. 215 ; Lebel, 1953, p. 361 ; Pinette, 1978, p. 113-115 ; Niaux, 1991-1992, p. 101, no 51 ; CAG 71/3, p. 227). Sur place ont été trouvés des outils, dont un pic et des coins de carrier. Dans cette carrière subsistait aussi un haut-relief figurant une divinité masculine (Espérandieu, Recueil, vol. 3, no 2002 ; Lacreuze, 1872, p. 334-335 ; CAG 71/3, p. 227, fig. 94), ainsi que des ébauches de stèles et de sarcophages. Un atelier était donc sans doute implanté dans cette carrière. Un cas similaire est celui de la carrière de Saint-Boil (Saône-et-Loire), plus récemment étudiée. Découverte en 1971, elle a été fouillée les années suivantes par G. Monthel et M. Pinette (Monthel, 2002 avec bibliographie). L’atelier était implanté dans un bras de la carrière où le travail avait été interrompu. Le mobilier céramique et un denier de Caracalla César ont daté son activité de la deuxième moitié du iie s. ap. J.-C. Les objets et fragments laissés sur place, dont la plupart ne sont encore qu’ébauchés, sont assez nombreux : neuf au total, auxquels on peut ajouter des gravures en faible relief exécutées à même le front de taille.
10Il s’agit là des trois seules attestations archéologiques de l’implantation physique d’ateliers dans un espace donné. Mais à défaut d’informations de terrain, les ébauches elles-mêmes peuvent vraisemblablement indiquer l’emplacement ou la proximité d’un atelier. On en relève à Alésia5, Autun6, Chantenay-Saint-Imbert (Nièvre)7 et Nuits-Saint-Georges8. De plus, on constate qu’à Autun et à Chantenay-Saint-Imbert, les ébauches ont été découvertes dans un probable contexte d’habitat ; le doute demeure pour Alésia. Pour Nuits-Saint-Georges, une des pièces inachevées, seulement grossièrement ébauchée, a été mise au jour dans la nécropole des Bolards9.
11En conséquence, le travail du sculpteur peut tout aussi bien être accompli au sein de la carrière, donc loin des clients potentiels, mais plus près du matériau brut. La fouille de la carrière de Saint-Boil montre que des produits finis étaient ensuite expédiés. Mais le sculpteur peut aussi officier en contexte d’habitat, probablement dans de petits ateliers et dans les nécropoles, où dans les deux cas l’offre est géographiquement plus proche de la demande. Les données manquent pour le territoire éduen, mais des ateliers ont aussi dû être implantés – au moins temporairement – dans les sanctuaires ou dans leur voisinage proche. Dans ces contextes d’exercice, on imagine plutôt que c’était le bloc brut qui était acheminé et non l’objet fini.
12Chez les Éduens, on identifie finalement davantage d’ateliers par attributions d’objets finis à un ensemble stylistique que par les données de l’archéologie de terrain. Mais l’identification d’un atelier « stylistique » – opposé à l’atelier en tant que structure – présente des problèmes méthodologiques, car elle ne relève pas toujours de l’application scrupuleuse d’une méthode inductive. L’analyse du style, ou Stilforschung, est un exercice qui comporte un certain degré de subjectivité et d’appréciation esthétique, et il peut d’autant plus se soumettre à des a priori qui conditionnent le résultat. Certes, la recherche d’objectivité est louable dans ce domaine, mais elle demeure malheureusement inatteignable. On peut toutefois rendre plus solides les hypothèses en ne se basant pas uniquement sur l’analyse du style, mais en diversifiant les critères d’attribution. Dans cet ordre d’idée, si un préalable est l’étude de groupes de productions homogènes du point de vue du style, il convient aussi, lorsque cela est possible, de prendre en compte la typologie, le matériau, l’iconographie, les outils employés, la datation et le canon choisi pour représenter le corps humain.

Fig. 2. Au sein de l’« atelier de la Côte », les productions d’un premier sculpteur ressortent particulièrement.
a) Prov. environs de Beaune (Côte-d’Or), Espérandieu, Recueil, vol. 3, no 2094 (cl. Musée des Beaux-Arts de Beaune, J.-C. Couval) ;
b) prov. environs de Beaune, ibid., vol. 9, no 7088 (cl. tiré du Recueil) ;
c) prov. Nuits-Saint-Georges (Côte-d’Or), Deyts, 1982, no 17 (cl. P.-A. Lamy).
13Le résultat est l’identification de trente-trois ateliers et de cinquante sculpteurs isolés10. Leur activité a été datée entre la deuxième moitié du ier s. ap. J.-C. et le ive s. ap. J.-C. Les ateliers les plus importants par le nombre d’objets attribués se trouvent à Entrains-sur-Nohain, au sanctuaire des Sources de la Seine, dans la région de Beaune et de Nuits-Saint-Georges, et enfin dans le chef-lieu de cité, Augustodunum, aujourd’hui Autun. Parmi les trente-trois ateliers reconnus, la moyenne d’objets attribués est de huit, avec au plus haut vingt-sept attributions pour un atelier d’Entrains. La moyenne d’attributions pour les sculpteurs isolés est nettement plus basse : trois seulement. Ceci est bien entendu lié au fait qu’un sculpteur s’identifie par une petite série de productions homogènes, tandis qu’un atelier peut être composé de plusieurs artisans. On ne doit pas non plus comprendre de tout ceci que les cinquante sculpteurs isolés éduens représenteraient chacun un « micro-atelier » ; leur reconnaissance correspond à un état actuel des découvertes et des méthodes d’analyses.
2.2. L’exemple de « l’atelier de la Côte »
14Prenons l’exemple de « l’atelier de la Côte », nommé ainsi par S. Deyts (Deyts, 1971, 2001 et 2010). À sa suite, je souscris à l’hypothèse de l’existence d’un atelier dont la production se retrouve de Marsannay-la-Côte (Côte-d’Or) à Bouzeron, près de Chagny (Saône-et-Loire). Mais sa définition stylistique, son organisation et sa période d’activité constituent trois points assez complexes qui font de cet atelier un cas unique en territoire éduen. L’« atelier de la Côte » ne doit pas être appréhendé comme une entité monolithique, mais comme le travail conjoint de plusieurs artisans, selon des modèles et des manières de faire communs. De plus, il est dorénavant possible de circonscrire dans le temps leur activité, point qui avait auparavant été délaissé, et de préciser sa zone d’activité. La trame globale de cet atelier est la suivante :
les productions concernent avant tout des stèles funéraires, et peut-être aussi des représentations de divinités en stèles ;
l’atelier n’a produit ni ronde-bosse ni représentation à l’échelle humaine. Les figures sont assez tassées : le canon employé est compris entre 1/4,5e et 1/5e. Ce canon n’est que rarement dépassé ;
les défunts comme les divinités sont représentés en pied et debout. Le hiératisme qui les caractérise n’est que rarement contrarié pour les couples – par un léger trois-quarts –, pratiquement jamais pour les figures seules ;
sur les stèles funéraires, le vêtement est toujours le même : une tunique sans col ni capuche tombant en lourds plis parallèles, dont deux pans retombent le plus souvent de l’avant-bras jusqu’au bas du vêtement, achevé par une légère courbe. Un manteau vient parfois compléter l’habit féminin : il peut couvrir la poitrine et redescendre en un pan unique sur l’épaule droite.

Fig. 3. Dans le même « atelier de la Côte », un troisième sculpteur se reconnaît dans la réalisation de stèles funéraires figurant des couples. a) Prov. Savigny-lès-Beaune (Côte-d’Or), Espérandieu, Recueil, vol. 3, no 2078 (cl. Musée des Beaux-Arts de Beaune, J.-C. Couval) ; b) prov. environs de Beaune, stèle inédite (cl. J.-C. Couval) ; c) prov. Gilly-lès-Cîteaux (Côte-d’Or), CAG 21/3, p. 146, fig. 266 (cl. P.-A. Lamy).
15Des sculpteurs différents ont produit des stèles correspondant à ces grandes caractéristiques. L’un d’entre eux ressort particulièrement (fig. 2). Il a réalisé des stèles funéraires11, mais aussi la fameuse stèle figurant un « dieu aux oiseaux » découverte au hameau de Moux, près de Corgoloin (Côte-d’Or) (Deyts, Rolley, 1973, no 22 et pl. VII. Dijon, musée archéologique, no d’inv. 61.22). Son style est assez homogène si l’on s’intéresse aux traits masculins : un visage massif, des arcades sourcilières basses ouvrant sur des cavités oculaires le plus souvent lisses, donnant au visage un aspect un peu rude ; une barbe en collier, poursuivie par une moustache bien marquée ; une bouche large aux commissures appuyées et tombantes. On retrouve aussi sa manière de faire dans les stèles funéraires figurant des hommes seuls : un large pli central sur toute la longueur de l’habit, s’évasant vers le col et bordé de deux plis latéraux plus étroits ; le tout est flanqué de deux plis plus larges ; suivent ensuite les longues manches retombant jusqu’au bas de la tunique. Le canon qu’il emploie est compris entre 1/4e et 1/5e – la moyenne étant de 1/4,7e. Enfin, ce sculpteur avait pour habitude d’employer un ciseau rond, outil dont on retrouve peu souvent les traces dans la sculpture éduenne.
16Un second sculpteur est identifié uniquement par deux stèles funéraires (Espérandieu, Recueil, vol. 11, no 7689 ; Deyts, 1982, no 18, p. 109 et 132). Son style est assez proche de celui de l’artisan précédent, mais il emploie un canon plus grand : 1/6e pour la première stèle et 1/5,5e pour la seconde. De plus, ses visages sont nettement plus tassés que ceux de son homologue ; les mâchoires, particulièrement, sont assez rectilignes. Ces caractéristiques se retrouvent sur une stèle découverte à Marsannay-la-Côte (Côte-d’Or), en territoire non plus éduen, mais lingon (Espérandieu, Recueil, vol. 4, no 3556).

Fig. 4. Tableau récapitulatif des critères de datation non stratigraphiques employés pour le corpus éduen.
17Un troisième et dernier sculpteur a produit au moins une série de quatre stèles (fig. 3)12. Cet artisan a développé un style assez personnel, allant vers une simplification des formes et des drapés. Néanmoins, son rattachement à l’atelier est assuré par le fait qu’il reprend dans ses grandes lignes le traitement des plissés des autres sculpteurs. Le canon employé est d’une grande régularité : entre 1/4,5e et 1/4,7e. Les dimensions des stèles réalisées par cet artisan sont rectangulaires ou trapézoïdales et sont du même ordre de grandeur : entre 88 et 99 cm de hauteur pour une largeur entre 47 et 62 cm.
18Quatre stèles attribuées aux deux premiers sculpteurs, provenant de Nuits-Saint-Georges, ont été datées par le contexte stratigraphique de leur découverte de la fin du ier s. de notre ère (Deyts, 1982, p. 124). J’ai resserré cette datation à la dernière décennie du siècle en raison de la présence du nom du défunt seul et au datif, élément caractéristique du ier s. de notre ère (Laubry, 2009, II). Comme cette datation semble trop étroite pour dater l’activité d’un artisan, qui peut aisément s’étendre sur une génération, on retiendra donc la suivante : fin du ier et début du iie s. ap. J.-C.
3. Questions de chronologie et de méthodologie
19La datation de la sculpture en pierre est un problème épineux, régulièrement rappelé par les chercheurs (Haizmann, 2009), et qui souffre encore d’un manque de critères fiables pour l’ensemble de la période gallo-romaine. Si la grande statuaire, et particulièrement les portraits, présentent depuis longtemps des jalons relativement fiables et permettent, par comparaisons, des datations précises, il en va tout autrement de la « petite » statuaire et des réalisations plus modestes. Pour celles-ci, les travaux fondateurs demeurent ceux de J.-J. Hatt13. Leur importance au sein de la recherche se mesure aux arguments d’autorité parfois employés par les spécialistes pour dater un élément sculpté, Technique alors qu’en réalité ils puisent le plus souvent dans les travaux du savant. Je ne reviendrai pas sur la critique éclairée faite par J.-N. Castorio de la chronologie de J.-J. Hatt, présentée Iconographie au cours d’un précédent congrès (Castorio, 2009).

Fig. 5. Parts des différents critères de datation des éléments du corpus éduen.
20Il est tout naturel que des hypothèses demi-centenaires soient réexaminées aujourd’hui, mais elles doivent l’être avec une vraie transparence méthodologique, quitte à assumer quelques choix bien précis. Ainsi, dans le domaine de la datation de la statuaire provinciale, le risque de raisonnements circulaires est important(25dès %)lors que l’on se base uniquement sur des critères stylistiques Attribution à un sculpteur/– les plus employés jusqu’à maintenant. En les écartant, atelier (30 %) il reste possible de les valider ou de les abandonner en les confrontant à d’autres critères : iconographie, épigraphie, contexte archéologique de découverte et technique spécifique14.
21Les attributions ateliers présentent également un critère de datation majeur, à partir du moment où l’on date Stratigraphie un objet par l’insertion dans une série elle-même datée. Ces attributions ont permis d’augmenter de 153 le nombre d’éléments datés du corpus éduen, le passant à 486 au total. Les critères techniques, iconographiques et épigraphiques effectivement employés sont synthétisés en486 figure 4, tandis que la part de chaque critère de datation est présentée en figure 5.
22Avec l’accroissement du nombre d’objets datés, on peut désormais dresser une première évolution chronologique de la production d’objets sculptés chez les Éduens. Dans beaucoup de cas, les marges d’erreur demeurent trop importantes, mais il a été possible de construire la figure 6b à partir de 298 productions datées au maximum à un demi-siècle près. La figure 6a permet de mettre en relief le caractère assez caricatural de la chronologie, dès lors que l’écart considéré est d’un siècle, et si l’on ne prend pas en compte les datations par attributions aux ateliers – ce qui permet de souligner l’importance de ce critère. La figure 6b brosse un tableau plus nuancé et sans aucun doute plus exploitable. On constate alors que l’essor de la sculpture sur pierre chez les Éduens est marqué à partir de la deuxième moitié du ier s. ap. J.-C. La production ne fait qu’augmenter au siècle suivant, pour chuter brusquement au iiie s.
23Pour expliquer cela, on doit rappeler que les critères de datation pour ce siècle – et à plus forte raison pour le ive s. – manquent encore, qu’il s’agisse d’épigraphie, d’iconographie ou d’aspects techniques. Peut-être le marché a-t-il également atteint durant ce siècle un point de saturation, ce qui a fait chuter la demande. Après tout, la pierre, bien entretenue, se conserve longtemps. Autre élément d’explication, le iiie s. est particulier pour les Éduens, car ils ne connaissent plus un prestige aussi fort qu’au Haut-Empire. Le sac d’Autun en 270 de notre ère a probablement porté un coup dur à la consommation de pierre sculptée dans le chef-lieu de cité. De plus, les transferts des centres de pouvoir ont dû impacter les élites éduennes, qui ont vu la Gaule Lyonnaise perdre de son importance au profit des Germanies.
24Si l’on pousse le travail d’analyse encore un peu, on peut proposer des cartes de répartition chronologiques, comme en figure 7. On voit alors que la sculpture de la première moitié du ier s. de notre ère est représentée au sanctuaire des Sources de la Seine et à Alésia, et ailleurs par des réalisations plus ponctuelles. C’est durant la dynastie flavienne qu’apparaît probablement la stèle funéraire, attestée surtout à Nuits-Saint-Georges et autour de Beaune, plus hypothétiquement à Entrains. Ces nouvelles réalisations – allant peut-être de pair avec de nouveaux usages funéraires – conduisent à un bond de la production. Mais ce n’est qu’au début de la dynastie antonine que la stèle funéraire semble gagner la capitale, tandis que se développe davantage encore l’artisanat des environs de Nuits, Beaune et jusqu’à Saulieu. On assiste aussi à des innovations techniques et iconographiques : intensification de l’usage du trépan, accroissement du relief et des contrastes de profondeur, matérialisation du regard, diversification des attributs des défunts et des divinités. À la période tardo-antonine, un bond qualitatif sans précédent marque la sculpture du nord-ouest de la civitas, à Entrains, Auxerre et Escolives-Sainte-Camille – et peut-être aussi au sanctuaire du Montmarte, près d’Avallon (Yonne). Au iiie s., les pôles du siècle précédent, à savoir Entrains, Beaune et Autun, se maintiennent, mais la production n’atteindra plus les niveaux des périodes précédentes.

Fig. 6. Propositions de chronologie de la sculpture éduenne sur pierre.
a) Établie à partir de 285 objets, datés à un siècle près, sans prise en compte des attributions aux ateliers ;
b) établie à partir de 298 objets, datés à un demi-siècle près, en prenant en compte les attributions aux ateliers.
25Ces quelques résultats ne doivent pas être dépouillés de leur dimension hypothétique. En effet, ce sont finalement 20 % de l’ensemble du corpus qui sont datés, souvent avec une marge d’erreur importante. De plus, seuls 38 % des objets datés le sont avec un indice de fiabilité de 2 ou 3 – 3 étant la plus forte fiabilité, et 1 la plus faible. Les fortes fiabilités sont le plus souvent offertes par les données récentes de terrain – comme la carrière de Saint-Boil, ou la nécropole de Pont-l’Évêque, dans la banlieue autunoise (Venault et alii, 2009) – et peuvent se combiner avec d’autres critères. Néanmoins, les attributions aux ateliers sont essentielles dans les datations, puisqu’elles concernent 30 % des éléments datés. De plus, elles ont permis d’affiner les écarts pris en compte, en passant d’un siècle à un demi-siècle. Il est toutefois délicat de réduire encore ces écarts sans risquer d’obtenir un échantillon trop amaigri pour être suffisamment fiable.
26Par conséquent, les hypothèses concernant le développement chronologique des ateliers et de l’artisanat de la pierre demeurent assez fragiles, et elles appellent à être renforcées de différentes manières. Un réexamen de l’ensemble des données provenant de l’archéologie de terrain est à prévoir, à nouveau à une échelle importante et pourquoi pas provinciale. Mais aussi, l’étude du lapidaire architectural peut poser de nouveaux jalons. Quelques mises en relations permettent de voir que des mêmes artisans, ou du moins des mêmes modèles, lient ces deux pans de la taille de pierre15.
4. Vers une appréhension spatiale de l’artisanat de la pierre
4.1. Des artisans itinérants ?
27Quand deux objets attribués à un même sculpteur sont découverts à une distance relativement importante l’un de l’autre – en dépassant au moins l’échelle du site –, deux explications sont possibles : soit le sculpteur s’est déplacé16, soit l’objet a été déplacé. Seule une observation critique des données permet de faire la part des choses : distance séparant les découvertes, informations chronologiques, matériaux employés, contextes de mise au jour. Voyons quelles informations livre le corpus éduen sur ce point, en réfléchissant à partir de quelques cas choisis pour la représentativité de l’étendue du problème.
28Le premier cas est celui de deux objets réalisés par un sculpteur isolé : une statuette mise au jour à Treigny (Yonne) (Bénard, 1964, p. 27-29 ; Deyts, Rolley, 1973, no 269 ; Delor, Rolley, 1989, p. 184, no 251 ; CAG 89/2, p. 743, fig. 1146) et une petite tête conservée au Musée Rolin, à Autun17. Dans les deux cas, il s’agit de représentations d’enfants similaires par leurs proportions – les têtes font entre 12 et 13 cm de hauteur – et par leurs visages – mêmes grands yeux lisses et effilés aux angles externes, même insistance sur le philtrum, même bouche en légère saillie, mêmes commissures incisées à la verticale. Les découvertes de ces deux éléments sont distantes de 107 km en ligne droite. Ils ont été taillés chacun dans un calcaire distinct : un calcaire oolitique comparable à celui des environs d’Entrains pour la statuette de Treigny ; pour la tête, un calcaire coquillier assez grossier qui n’affleure pas autour d’Autun – dont les proches environs livrent essentiellement du grès arkose. Il a donc fallu au moins amener le matériau brut. Ceci n’infirme pas nécessairement l’hypothèse d’une réalisation à Augustodunum, car il est certain que différentes roches étaient acheminées à la capitale pour satisfaire ses besoins en pierre de taille18. De plus, les informations dont dispose le musée Rolin au sujet de la tête isolée sont pour le moins laconiques : jamais publiée, du moins à notre connaissance, elle ne bénéficie en outre d’aucune donnée relative à son contexte de découverte. En revanche, on en sait plus sur la statue de Treigny, mise au jour au lieu-dit « La Fontaine des Enchâsses » en mai 1964 (Bénard, 1964, p. 27-29). On ne peut donc affirmer que c’est bien l’artisan qui s’est rendu de Treigny à Autun, ou inversement. Il est tout aussi plausible de considérer que la statue d’Autun a été déplacée, soit durant l’Antiquité, soit à une période plus récente, mais à laquelle les conditions de son entrée au musée n’auraient pas fait l’objet d’une mention explicite.

Fig. 7. Carte de répartition chronologique des éléments datés du corpus éduen entre le ier et le ive s. ap. J.-C. (DAO P.-A. Lamy).
29Le second cas est tout aussi problématique que le premier. Il s’agit de la découverte de deux stèles à plus de 50 km l’une de l’autre, quasi identiques et attribuées sans aucun doute possible à un même sculpteur. La première été récemment mise au jour à Autun et a été taillée dans un grès arkose des environs (Venault et alii, 2009, p. 162, no 35). La seconde, exhumée au début du xxe siècle, provient de la nécropole des Bolards, à Nuits-Saint-Georges, et a également été réalisée en grès19. Les productions du sculpteur et de l’atelier sont mieux connues que dans le cas précédent : il s’agit de stèles funéraires en grès figurant le défunt ou la défunte en buste, de face. La stèle de Nuits correspond à cette description générale. Or les environs de Nuits-saint-Georges abondent en calcaire, notamment en Oolithe Blanche, bien plus facile à tailler et plus esthétique que le grès. Quel sens y a-t-il à ce que le sculpteur se soit rendu aux Bolards, emportant avec lui un bloc de grès autunois, afin de réaliser une stèle unique ? Car il ne fait aucun doute que le sculpteur était basé à Autun20. Si encore d’autres stèles de sa main avaient été trouvées à Nuits, on aurait pu imaginer un déplacement du sculpteur. Mais ici, c’est bien une stèle unique, différente des stèles locales, qui a été transportée d’Autun aux Bolards. On notera d’ailleurs une fois de plus l’ancienneté de sa découverte, de même que le manque d’informations sur les circonstances de sa mise au jour, au-delà d’une mention des Bolards dans la première publication en date21.
30Selon toute probabilité, on aurait affaire ici à un transport de stèle durant l’Antiquité plutôt qu’à un sculpteur itinérant. On ne doit pas s’en étonner. Comme précédemment, il faut faire intervenir dans la réflexion l’acquéreur de la stèle funéraire. C’est vraisemblablement lui qui a opéré la translation. Peut-être s’agissait-il d’emmener avec soi la stèle d’une proche, pourquoi pas dans le cadre d’un transfert des restes humains. Peut-être même était-ce aussi une affaire de goût, dans laquelle l’acquéreur aurait préféré une production de la capitale à une stèle du marché local. Il est impossible d’avoir des certitudes, seulement de constater que le déplacement de l’artisan semble ici peu crédible.
31Un autre cas de figure est celui de « l’atelier de la Côte », présenté précédemment. Cinq stèles de cet atelier proviennent de Nuits-Saint-Georges (Deyts, 1982, nos 16, 17, 18, 21 et 22), deux de Beaune22 et deux des environs de Beaune23. Pour le reste, il s’agit de découvertes isolées. On peut donc légitimement penser que l’atelier, du moins pendant un temps, était installé à Nuits, à 15 km de Beaune. Mais les découvertes isolées posent question : la plus méridionale a été faite à Bouzeron (Saône-et-Loire ; Espérandieu, Recueil, vol. 11, no 7689), et la plus septentrionale à Gilly-lès-Cîteaux (Côte-d’Or ; CAG 21/3, p. 146, fig. 266). Or ces deux points sont distants d’un peu plus de 37 km en ligne droite. Doit-on en conclure que les artisans de « l’atelier de la Côte » se déplaçaient au gré des commandes sur ces distances ? On doit rappeler que l’essentiel de leur production concerne des stèles funéraires avoisinant ou dépassant un mètre de hauteur, ce qui implique une certaine difficulté de transport. Difficile donc d’avoir des certitudes, mais il est tout à fait possible que les artisans se soient eux-mêmes déplacés entre deux points distants tout au plus d’une journée de marche.
32J’ai attribué deux têtes en calcaire à un sculpteur isolé, l’une représentant Apollon, l’autre Bacchus. La première a été découverte à Magny-Cours (Nièvre ; Espérandieu, Recueil, vol. 3, no 2183), et la seconde à Chantenay-Saint-Imbert (Nièvre ; inédite). L’état de conservation de la tête de Bacchus rend la comparaison des traits difficiles. Néanmoins, les yeux ont sans doute été réalisés de la même manière : deux fines paupières et un iris creusé pour accueillir un œil rapporté. Mais la façon de faire de l’artisan se retrouve surtout dans les cheveux : de grands groupes de trois ou quatre mèches bien distinctes les unes des autres, non pas simplement incisées, mais disposées en jouant sur les profondeurs afin de donner le sentiment qu’elles s’imbriquent les unes dans les autres. Les deux têtes ont été mises au jour dans des communes distantes de 17 km en ligne droite.
33Enfin, les réalisations d’un dernier sculpteur constituent un cas comparable. Il est à l’origine d’un bloc provenant de Beaune24, et d’une stèle figurant Apollon et provenant de Sainte-Sabine25. On doit ici souligner la proximité de traitement des cheveux, de la bouche et de la forme des visages. Pour chaque objet, les informations sur les contextes de découverte peuvent être considérées comme fiables. Le sculpteur, vraisemblablement basé à Beaune, s’est peut-être rendu au sanctuaire de Sainte-Sabine dans le cadre d’une forte affluence ou pour faire suite à une commande spécifique. Il n’a pas eu à voyager trop loin, car Beaune n’est distante de Sainte-Sabine que de 24 km.
34On pourrait encore multiplier les exemples de cet ordre, où des découvertes attribuées à un même atelier ou à un même sculpteur ne sont séparées que par une distance relativement faible, entre 15 et 30 km environ.
35Ces différents cas ont permis d’illustrer deux interprétations possibles : le déplacement de l’objet ou celui de l’artisan. Chez les Éduens, lorsque cette dernière est privilégiée, on constate que les déplacements s’opèrent sur de courtes distances et par ailleurs à des échelles qui correspondent à la majeure partie des transports de matériaux (Lamy, 2015, p. 152-156). L’étude du corpus éduen montre à de nombreuses reprises que les artisans voyagent entre des installations humaines voisines – sur quelques kilomètres – ou entre deux points situés à moins d’une journée de marche. C’est cette distance-temps que l’on voit régulièrement revenir, et c’est bien dans ces limites que l’on doit quantifier le phénomène d’itinérance des sculpteurs éduens. Ceux-ci, en l’état actuel de nos connaissances, n’allaient pas travailler d’un point à l’autre de la civitas, mais demeuraient dans une zone restreinte. Les espaces moins densément peuplés, comme l’ouest du Beaunois, devaient les contraindre à moins de sédentarité que les villes. Quand bien même, le terme « itinérant » est nettement exagéré, car il met en avant l’idée d’une mouvance constante, ou au moins régulière, avant la notion d’implantation. Car les ateliers étaient, semble-t-il, plutôt installés dans les agglomérations. Les déplacements étaient ponctuels et ne nécessitaient pas un transfert de l’ensemble de l’atelier. Il serait donc plus juste de parler de sculpteurs « détachés ».

Fig. 8. Organisation des ateliers de sculpture au sein d’un territoire de cité gallo-romaine selon J.-J. Hatt (DAO P.-A. Lamy).
36Des sculpteurs itinérants, au sens propre, ont sans doute existé ; peut-être même ont-ils opéré en territoire éduen. C’est la nature même de leur façon de travailler qui les rend difficiles à reconnaître : c’est parce que les artisans connaissent une installation assez longue dans une agglomération ou une zone particulière qu’ils ont une production importante et identifiable.
4.2. Un nouveau modèle d’organisation des ateliers
37L’identification d’ateliers peut être un exercice délicat, on l’a vu. À plus forte raison, tout discours sur l’organisation hiérarchique des ateliers entre eux se heurte fatalement à la rareté des données archéologiques. Jean-Jacques Hatt est un des premiers à avoir théorisé l’organisation des ateliers de sculpture, en partant du cas d’Argentoratum et de l’actuelle Alsace. Si ses travaux peuvent aujourd’hui être discutables, rien ne doit enlever le fait qu’il a agi en précurseur de la recherche dans ce domaine. À partir des découvertes de productions lapidaires à Strasbourg et en Alsace, J.-J. Hatt a proposé une hypothèse d’organisation interne – répartition des tâches, système de maître/compagnon – des ateliers de la région, mais aussi de leur implantation et de leurs relations entre eux sur ce territoire, aux iie et iiie siècles de notre ère (Hatt, 1964). J’ai synthétisé son propos en figure 8. Il ressort surtout de ce modèle de fonctionnement une hiérarchisation qualitative. Elle touche en premier les artisans, classés par ordre décroissant d’importance : les maîtres, les compagnons, les artisans et les tailleurs de pierre. C’est ensuite le caractère de leurs productions respectives qui est hiérarchisé, de l’art « savant » à la « barbarie », dégagée de toute influence des ateliers, en passant par l’art « populaire », interprétation maladroite et bon marché de l’art « savant ». Cette proposition de modèle d’organisation, si elle est une des premières en la matière, pose néanmoins de nombreux problèmes : a priori esthétiques ; hiérarchisation des ateliers et des sculpteurs, non déduite à partir d’observations sur les productions sculptées, mais présupposée ; modèle centré sur le chef-lieu de cité, selon l’idée d’une excellence de l’artisanat dans le chef-lieu de cité et d’une médiocrité croissante à mesure que l’on s’en éloigne.

Fig. 9. Proposition d’organisation des ateliers de sculpture gallo-romains au sein d’un ensemble de territoires de cités gallo-romaines, à partir du cas éduen (DAO P.-A. Lamy).
38Le modèle de J.-J. Hatt ne correspond pas à la situation observée sur le territoire éduen, schématisée en figure 9. Premier constat : identifier un atelier relève d’un exercice difficile, et à plus forte raison reconnaître un système d’atelier primaire débouchant sur des ateliers affiliés – secondaire puis tertiaire – est particulièrement délicat. Si l’influence d’un atelier aussi important que celui de la Côte se retrouve vraisemblablement dans les productions ultérieures découvertes autour de Beaune et de Nuits, le modèle atelier primaire/atelier secondaire ne peut en aucun cas être généralisé chez les Éduens. De plus, dans une civitas où l’habitat rural reste important, une dynamique centrifuge à partir de la capitale reste à démontrer. On observe plutôt une dynamique centripète, au moins au niveau des transports de matériaux : le chef-lieu de cité, installé dans une région de grès, a réclamé l’acheminement des calcaires et marbres éduens qui manquaient aux environs (Brunet-Gaston, 2006 ; Blanc et alii, 1985). Pour ce qui est du rôle d’Augustodunum dans la formation des sculpteurs, aucun élément ne permet de dépasser le stade spéculatif. Concernant l’espace de leur travail, on ne constate pas non plus de phénomène centré sur le chef-lieu, mais plutôt un morcellement des zones d’activité. En effet, et on le constate grâce aux sculpteurs « détachés », les ateliers sont surtout actifs à l’échelle des pagi, et travaillent dans l’agglomération, le sanctuaire et/ou la carrière situés sur ce territoire. Dans la plupart des cas, les sculpteurs se déplacent à cette même échelle, permettant ainsi l’approvisionnement des installations humaines situées à quelques heures de trajet du lieu habituel d’implantation de l’atelier.
39Enfin, une des limites du modèle de J.-J. Hatt est de ne pas prendre en compte la production sculptée des territoires de cités limitrophes. C’est la seule façon de mesurer les échanges iconographiques et humains, notamment le déplacement des artisans. En procédant ainsi, on fait le constat d’une ouverture du nord-ouest de la civitas aux influences sénones26, et de la même manière une influence lingone au nord-est27.
Conclusion
40Au terme de ce travail, il apparaît clairement que l’approche macroscopique de l’artisanat de la pierre, au travers d’inventaires raisonnés sur un territoire donné, constitue une méthode essentielle dans l’appréhension de la nature, de la composition et du mode de fonctionnement des ateliers. Toutefois, les limites géographiques de l’enquête constituent un paramètre crucial, car il est clair aujourd’hui, à l’issue d’une thèse sur la sculpture éduenne, qu’il est insuffisant de se borner aux limites d’une civitas. Qui veut comprendre l’artisanat gallo-romain de la pierre doit nécessairement ouvrir le champ de recherche aux cités voisines, voire à la province entière. Mais la donnée géographique n’est pas la seule variable.
41Comme je l’ai évoqué, il est sans doute artificiel de segmenter cette catégorie artisanale entre sculpture « libre » et sculpture architecturale. Un même élément pouvait résulter de l’action de différents artisans, mais aussi, dans d’autres cas, d’un même artisan ayant un certain degré de polyvalence. Sur ce point, on doit rappeler aussi l’importance de la couleur, de mieux en mieux connue – la démonstration en a été faite lors du présent congrès. Comment se coordonnaient les artisans, quelles étaient leurs compétences, leurs modèles, leurs manières de transmettre ? Ces questions trouveraient également des éléments de réponse à l’examen de la statuaire de bronze, de terre cuite et de bois, où des emprunts iconographiques pourraient être identifiés.
42Enfin, si la question de la datation de la sculpture gallo-romaine sur pierre marque de temps en temps des progrès, cet épineux dossier mérite plus que jamais un réexamen à l’aune des données de l’archéologie de terrain. En confrontant l’ensemble des critères et en donnant une place particulière aux datations par contexte stratigraphique, à nouveau dans un large champ d’investigation, nous parviendrons sans doute, dans un futur proche, à conforter les jalons existants et à en planter de nouveaux.
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Notes de bas de page
1 Le volume 3 du Recueil concentre l’essentiel du mobilier sculpté éduen, mais ce premier corpus a été étoffé par des ajouts aux volumes 9 à 11 et 13 à 15. On doit encore ajouter à cela les fiches du volume 4 qui concernent Auxerre et ses environs, considéré par É. Espérandieu comme appartenant à la cité sénonne.
2 Parmi les plus importantes, citons Deyts, 1971, 1994 et 2010 ; Devauges, 1988 ; Niaux, 1991-1992 et 1995-1996 ; Thévenot, 1971.
3 La référence actuelle est Kasprzyk et alii, 2012.
4 Sur la question du peuplement de ces territoires, voir Bénard et alii, 1994.
5 Deux stèles de divinités masculines (Espérandieu, Recueil, vol. 9, no 7116 et vol. 11, no 7692) et un pied de table figuré (ibid., vol. 9, no 7126).
6 Pour l’antique Augustodunum, j’ai dénombré pas moins de douze pièces inachevées à des degrés différents. Il s’agit de reliefs de divinités (Espérandieu, Recueil, vol. 3, nos 1815, 1816), de stèles funéraires (ibid., nos 942, 1969 ; vol. 13 ; Mordier, 1965, nos 85, 124 127 ; Venault et alii, 2009, no 84 ; Le Bohec, 2010, p. 175, no 34) et de têtes de statues (Espérandieu, Recueil, vol. 13, no 8212 et une tête d’enfant non publiée, Musée Rolin, no d’inv. M.L. 277).
7 Un relief d’Epona en cours de taille (ibid., vol. 3, no 2200) et peut-être aussi une statuette de divinité féminine (ibid., no 2201).
8 Deux stèles funéraires (ibid., no 2059 et Deyts, 1982, no 50) et trois probables représentations de divinités (Espérandieu, Recueil, vol. 15, no 9054 ; Deyts, 2001, p. 129, fig. 2 et p. 134, fig. 15).
9 Deyts, 1982, no 50. Le travail a été interrompu au dégrossissage, réalisé au ciseau droit.
10 On pourrait définir ces termes ainsi : l’atelier est l’ensemble procédant de la réunion de plusieurs sculpteurs travaillant selon des modèles communs (typologiques, stylistiques, iconographiques, etc.), tandis que le sculpteur isolé correspond à la production d’un sculpteur présentant une absence de socle stylistique et iconographique commun avec un ou plusieurs autres artisans.
11 On peut lui attribuer sans doute dix stèles funéraires, conservées aux musées de Beaune et Nuits-Saint-Georges, mais aussi dans des collections particulières : Espérandieu, Recueil, vol. 3, nos 2094, 2111 ; ibid., vol. 9, no 7088 ; Deyts, 1982, nos 16, 17, 21 et 22, p. 108-111 ; Deyts, 1979.
12 Trois sont au musée de Beaune : Espérandieu, Recueil, vol. 3, no 2078 ; no d’inv. 44.812, 44.2028 (non reproduites dans le Recueil). La dernière est à l’abbaye de Cîteaux : CAG 21/3, p. 146, fig. 266.
13 Voir en particulier Hatt, 1951 et 1966.
14 Il serait trop long de reporter ici l’argumentaire concernant le choix de tel ou tel critère. Voir Lamy, 2015, p. 94 et suivantes.
15 Voir par exemple un chapiteau à têtes conservé à Entrains, Maison des Fouilles (Devauges, 1988, no 10), sur lequel le traitement des yeux et plus particulièrement des mèches de cheveux est en tout point similaire à des petites têtes provenant d’Entrains et aujourd’hui au Musée d’Archéologie nationale (ibid., nos 39 à 43). Nul doute qu’il y a là tout lieu d’identifier le travail d’un même artisan, intervenant sur des rondes-bosses et des décors architecturaux en relief.
16 Les attestations dans les mondes grec et romain sont nombreuses. Voir ainsi, pour la Grèce archaïque et classique : Dimartino, 2010.
17 Inédite. Musée Rolin, num. d’inv. M. L. 1120.
18 On le savait pour les placages et la pierre à bâtir (Brunet-Gaston, 2006), on le sait désormais pour la sculpture : Lamy, 2015, p. 152-156.
19 Espérandieu, Recueil, vol. 3, no 2031. Rappelons que le rapprochement entre ces deux stèles a déjà été opéré par Deyts, 2010, p. 282 et fig. 1-2.
20 Au même sculpteur peuvent être attribuées cinq autres stèles, toutes provenant d’Autun : Espérandieu, Recueil, vol. 3, nos 914 et 1959 et Venault et alii, 2009, nos 24, 27 et 73.
21 Blanchet, 1907, p. 337-338 : « M. E. Bertrand, de Dijon, a fait entrer récemment dans sa collection la partie supérieure d’une stèle, trouvée au lieu dit « en Bolard », au sud-est de Nuits, gisement bien connu pour les antiquités romaines. […] Le même gisement a déjà donné plusieurs stèles dont une, avec inscription incomplète, représente une femme debout tenant une coupe de la main droite ». Cette dernière mention concerne probablement la stèle Espérandieu, Recueil, vol. 3, no 2053.
22 Espérandieu, Recueil, vol. 3, no 2111 ; vol. 9, no 7088.
23 Ibid., vol. 3, no 2094 ; l’autre stèle figure dans une publication moins célèbre : Durand, 1977, p. 2.
24 Espérandieu, Recueil, vol. 3, no 2106 et vol. 15, no 9024.
25 Ibid., vol. 3, no 2037.
26 C’est seulement dans la région d’Auxerre que l’on retrouve des monuments funéraires assisés, et non pas seulement des stèles funéraires, dont on trouve certainement l’origine dans le travail d’un atelier basé à Sens (Yonne). Voir à titre d’exemple les monuments d’Espérandieu, Recueil, vol. 4, nos 2791 à 2793 et 2803, provenant de Sens, et les blocs dans Delor, Rolley, 1989, p. 186, nos 254 à 256, découverts à Auxerre.
27 Déjà relevée dans Deyts, 2010.
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