1C’est un fait, l’archéologie connaît, elle aussi, des phénomènes de mode. Mais il est remarquable que, dans ce domaine, de telles manifestations puissent être tout à fait bénéfiques : l’étude des céramiques de poêle me semble bien illustrer cette opinion.

2Il y a plus d’une dizaine d’années, quelques spécialistes ont ouvert la voie et montré que ces objets constituaient un riche témoignage d’une culture et d’un mode de vie caractéristiques des contrées germaniques. La diffusion d’une information originale et attrayante, bien au-delà de ces zones, a attiré l’attention des médiévistes (archéologues, historiens, historiens de l’art...) sur des collections restées jusque-là peu ou pas étudiées, pour ne pas dire non identifiées. À titre d’anecdote, qu’on me permette de faire part d’une expérience personnelle particulièrement significative : je doute que les archéologues en charge de l’étude du mobilier céramique des fouilles des mines de Jacques Cœur à Pampailly (près de Lyon), dont je faisais partie, auraient su reconnaître les fragments des pots qui avaient revêtu le si "exotique" poêle de la forge de cette exploitation, sans l’œil averti d’une mienne amie fraîchement débarquée d’Alsace.

3Ainsi, soutenu au fil des années, par les publications et les expositions, ou par les rencontres entre chercheurs, l’intérêt pour les céramiques de poêle, loin d’être un mouvement éphémère, s’est élevé au rang de véritable programme de recherche, complet et complexe, de longue haleine et susceptible d’enrichir considérablement notre connaissance de la période médiévale et moderne. La table ronde tenue à Montbéliard au printemps 1995 consacre, à mon sens, la maturité des travaux actuels sur le sujet. Ce volume réunit une quinzaine de contributions qui, par leur variété, témoignent de l’ouverture de l’aire géographique et du champ chronologique de la discipline, tout autant que de la diversité des méthodes d’approche en cours.

4À partir d’études conduites en Suisse (cantons de Berne, Fribourg et Valais), en Allemagne (Ettlingen, Karlsruhe), en Europe de l’Est (Pologne, pays tchèques), et bien sûr en France (Alsace, Franche-Comté), les revêtements de poêle, et plus globalement les poêles eux-mêmes, sont présentés sur près d’un millénaire : depuis les plus anciens vestiges archéologiques livrés par les fouilles de la place des Bateliers à Strasbourg et datés du VIII^e siècle, jusqu’aux produits des grandes manufactures de Poméranie à la fin du XVIII^e siècle. À l’opposé d’une suite d’inventaires de collections, cet ouvrage montre comment s’opère la collaboration entre les chercheurs qui apportent, grâce à des points de vue différents, des informations complémentaires. J’ai plaisir à en évoquer ici quelques aspects : approche archéologique, analyse stylistique, enquête textuelle ou iconographique. Il est particulièrement frappant de constater que, de quelque façon qu’on l’aborde, le poêle du Moyen Âge et des temps modernes, élément de confort, certes, mais surtout art de vivre, s’avère être le reflet de toute une société, parmi laquelle les auteurs de cet ouvrage s’appliquent à faire revivre aussi bien les utilisateurs que les fabricants, les commanditaires que les artistes.

5L’étude de l’architecture même du poêle et de ses transformations à travers les siècles conduit le spécialiste des techniques à s’interroger (et à expérimenter !) sur la maîtrise du feu et la conduction de la chaleur, sur la nature, la forme et les méthodes de fabrication des revêtements, pots, gobelets et carreaux. Ces observations matérielles sont confrontées aux données des sources écrites : ainsi, à partir du XIV^e siècle, les textes alsaciens (comptes, règlements, devis, contrats) évoquent eux aussi les techniques et les coûts de construction et d’entretien. Tous ces travaux concourent aussi à l’établissement de critères de datation indispensables aux chercheurs.

6 Tout d’abord reconnu dans le domaine germanique, au fur et à mesure des mentions et des découvertes, on a pu retracer (cette recherche est à poursuivre) la diffusion de ce mode de chauffage à travers l’Europe et sa mise en concurrence, en France par exemple, avec la traditionnelle cheminée. Les modalités de cette diffusion semblent reposer en grande partie sur la mobilité des hommes : tel voyageur, tel prince, séduit par la performance et la beauté des poêles germaniques, n’aura de cesse d’en faire équiper sa demeure ; tel ingénieur des mines allemand, "expatrié" sur une exploitation en France, ne saurait se priver du réconfort offert par son propre poêle. Parfois, comme pour les Anabaptistes aux XVI^e et XVII^e siècles, on peut suivre les étapes de la migration de toute une communauté à travers l’Europe de l’Est grâce aux vestiges des revêtements dont elle ornait ses poêles. Mobilité des commanditaires mais aussi transfert des savoir-faire, puisque l’on a recours le plus souvent à des artisans allemands. Les textes l’indiquent, ainsi la commande du roi René pour son château d’Angers ; l’archéologie le démontre, ainsi les fouilles des habitats miniers des Vosges ou du Lyonnais. C’est encore l’exemple exceptionnel des découvertes faites à Montbéliard (Franche-Comté) : non seulement les remblais de la cour nord du château ont livré de riches séries de carreaux historiés des XVI^e et XVII^e siècles, mais encore l’identité de leur fabricant nous est connue grâce aux archives de la ville. Il apparaît que le "caquelier" de Montbéliard a lui aussi vécu et exercé auparavant en Allemagne (Haut-Palatinat). À propos de la fabrication des revêtements de poêle se pose donc la question de l’organisation d’un métier. S’agit-il d’une activité spécialisée, pratiquée par une sorte d’élite parmi les artisans de la terre cuite, ou bien le traditionnel potier devenait-il occasionnellement faiseur de carreaux ? En fait, les données archéologiques, textuelles et iconographiques, parfois contradictoires, laissent à penser que la situation varie d’un pays à l’autre, d’une époque à l’autre. Toujours est-il que le recours à des sources d’inspiration communes dans des régions assez éloignées, comme on le verra plus loin, implique la mise en place d’un solide réseau commercial (diffusion des modèles, des moules, voire des produits finis).

7Si les mentions textuelles et les vestiges les mieux conservés suggèrent que les poêles équipaient à l’origine surtout les résidences aristocratiques, il est assuré qu’ils ne leur étaient pas réservés : maisons bourgeoises et établissements religieux sont également équipés, comme le montrent les découvertes archéologiques faites à Berne, Fribourg et Strasbourg, par exemple. La documentation iconographique, essentiellement post-médiévale il est vrai, apporte des arguments supplémentaires et se fait l’écho de la banalisation de cet équipement dès la fin du XV^e siècle : les images mettent en scène des poêles aussi bien à la ville qu’à la campagne, dans les demeures privées que dans les établissements publics, comme les bains, les auberges ou les écoles.

8L’expansion géographique de ce mode de chauffage et son adoption par les diverses couches sociales justifient que l’on considère de manière détaillée les motifs qui ornent la plupart des revêtements de poêle car, à leur manière, ceux-ci participent à l’histoire des goûts et des mentalités. Qu’il s’agisse de l’étude monographique des exemplaires les mieux conservés, comme le magnifique poêle du château de Gestelnburg en Valais suisse, ou de l’analyse stylistique de séries de carreaux, comme celles provenant de Berne ou Fribourg, d’Ettlingen ou Karlsruhe, ou encore de Montbéliard, le répertoire iconographique apparaît dans sa diversité mais aussi dans ses codes et ses stéréotypes. Ce sont les thèmes de la chevalerie et de la poésie courtoise, pour les revêtements les plus anciens ; ce sont les références aux styles architecturaux gothique et renaissance ; c’est enfin la part prise par les thèmes moralistes et religieux à l’époque moderne. À cet égard, l’enquête réalisée sur la série des Apôtres retrace le cheminement des motifs depuis le dessin initial, inspiré des gravures contemporaines, jusqu’aux moules d’ateliers et montre le caractère international de certaines sources d’inspiration. Des observations analogues pourraient probablement être faites à propos d’autres supports de décor, dans le cadre domestique, comme les pavements de sol ou les tentures murales. Ainsi, il est évident qu’au rôle ornemental s’adjoint une vocation pédagogique des décors historiés : scènes nobles et édifiantes, épisodes des écritures saintes, tableaux hagiographiques, sont autant d’évocations, sur le mode populaire, de la connaissance littéraire, historique et religieuse du moment.

9Mais il est d’autres représentations figurées où le poêle devient lui-même le centre d’intérêt : enluminures et motifs héraldiques, pour les plus anciennes, et surtout gravures, contemporaines de la période où ce mode de chauffage est le plus en vogue (fin du XV^e, XVI^e et XVII^e siècles). Toutes ces images apportent un éclairage ethnographique riche d’enseignements, même s’il intéresse quasi exclusivement le domaine germanique. On retiendra avant tout les informations relatives aux fonctions du poêle. Durant les saisons froides, la vie s’organise autour de lui : réunions familiales, soins aux enfants, toilette, activités immobiles (écriture, filage...), si bien que le terme désigne toute la pièce ainsi chauffée. On apprend aussi quels équipements, aujourd’hui disparus, sont associés au poêle, tels planchers, sièges, étagères et perches destinées à fixer des tentures. À l’évidence, l’iconographie contemporaine désigne le poêle comme le symbole du foyer et de la convivialité.

10Je suis persuadée que le lecteur apprendra beaucoup au fil des pages qui suivent et que des faits établis et des questions soulevées naîtront de nouvelles pistes de recherche. Je ne saurais clore cet avant-propos sans rappeler la qualité de l’accueil réservé aux participants par la Ville de Montbéliard, sans remercier aussi tous les intervenants qui ont animé la rencontre. Je salue enfin l’effort des membres du Service régional de l’Archéologie, de la Direction régionale des affaires culturelles de Franche-Comté à qui revient l’initiative de cette manifestation et la coordination de cette publication placée sous les auspices de la Revue archéologique de l’Est.