1La recherche sur le Néolithique en Suisse est indissociable des nombreuses ruines de villages lacustres des iv^e et iii^e millénaires avant J.-C. Découvertes vers le milieu du xix^e siècle, ces ruines de villages ont été dès le début connues sous le nom de « palafittes ». On ne connaît par contre que peu de sites et de tombes des vi^e et v^e millénaires avant J.-C. ; ils ne furent découverts que plus tard ou n’ont été reconnus comme tels que très récemment, grâce aux datations radiocarbone.

2Deux grands thèmes ont fait l’objet d’une longue controverse dans l’histoire de la recherche sur le Néolithique en Suisse. D’une part la « question des palafittes » (les villages lacustres étaient-ils implantés dans la baie lacustre ou sur la rive sèche ?), laquelle a aujourd’hui trouvé une réponse dans le sens d’une perspective plus différenciée des connaissances. De l’autre, celle de la césure culturelle entre le Néolithique moyen (« Jungneolithikum ») et le Néolithique récent (« Spätneolithikum »). Jusque dans les années 70, la recherche préhistorique invoquait une rupture culturelle et l’arrivée de populations étrangères (cf. Hafner, Suter, 1999, p. 7-9). Cette optique a cédé le pas devant la thèse aujourd’hui généralement admise d’une évolution continue, sur laquelle nous fondons ici notre argumentation.

3Depuis une trentaine d’années, la recherche sur le Néolithique suisse a énormément progressé (cf. entre autres Hafner, Suter, 1999, 2000 ; Stöckli, 1995 ; Gross, 1990 ; Suter, Schifferdecker, 1986). Dans la région des lacs jurassiens, en Suisse romande donc, nous devons ces progrès aux grandes fouilles entreprises en partie dans le cadre de la construction des autoroutes (Auvernier, Twann, Saint-Blaise et Hauterive), ainsi qu’à d’autres fouilles de sauvetage effectuées depuis environ dix ans à Nidau et Sutz-Lattrigen (lac de Bienne). Au cours des années 80, d’importants chantiers de fouilles ont été également menés en ville de Zurich (Zürich-Kleiner Hafner, Mozartstrasse, Mythenschloss et KanSan [Kanalisationssanierungen/Rénovation des canalisations]). Néanmoins, l’événement décisif en archéologie demeure l’introduction de la dendrochronologie qui permet de dater avec exactitude les nombreux bois palafittiques. La dendrochronologie tout comme la datation au carbone 14 (Becker et alii, 1985 ; Programmes de datation de l’Université de Washington 1993 et de l’Université d’Oxford 2000) se sont imposées depuis le début des années 80, avec d’énormes répercussions au niveau de l’interprétation chronologique du Néolithique.

4Pour le Néolithique moyen supérieur (4500-4000 av. J.-C.), il existe peu d’ensembles datés avec exactitude. Le matériel de fouille provenant de divers sites lacustres permet de suivre le tournant culturel du iv^e millénaire av. J.-C. La séquence chronologique des ensembles de la période allant de 3900 à 3500 av. J.-C. portait jusqu’ici le nom des lieux de Cortaillod (Suisse occidentale) et Pfyn (Suisse orientale). Après une interruption, les nombreux sites de la période de Horgen jusqu’ici considérée comme homogène apparaissent dès 3200 av. J.-C. Cette brèche de 300 ans est aujourd’hui comblée par cinq sites datés aux alentours de 3400 av. J.-C. (Suisse occidentale / Lac de Bienne : Twann, couche UH, Sutz-Lattrigen - Riedstation et Nidau - BKW, couche 5 ; Suisse orientale / Lac de Constance : Arbon - Bleiche 3 et Sipplingen Osthafen, couche 11).

5Les sites lacustres datés à l’année près grâce à la dendrochronologie permettent aujourd’hui de suivre avec précision l’évolution des différentes régions du Plateau suisse (fig. 1 et 2).

Évolution de la céramique

Région du Lac de Constance/Suisse orientale

6Sur les rives du lac de Constance, Hornstaad - Hörnle IA : 3915-3904 av. J.-C. est le plus ancien site de fouilles du Néolithique moyen daté par dendrochronologie. Les ensembles de céramiques qui se succèdent dans cette région jusqu’à environ 3500 av. J.-C. sont à rattacher clairement aux formes du Hornstaad et sont rassemblés sous la notion de Pfyn (fig. 3, A-B). Le profil en S est typique des pots et des cruches à anses. Tous les récipients ont un fond plat. Durant les périodes les plus anciennes, on trouve également des bouteilles, alors que les plats et les bols semblent surtout typiques des phases les plus récentes. Les premières décorations qui apparaissent sont les mamelons, puis les très caractéristiques cordons à empreintes digitales et enduits engobés (« Schlickrauhung »). Progressivement, les pots présentent un profil de plus en plus droit. Les complexes de fouilles d’Arbon-Bleiche 3 (3384-3370 av. J.-C.) et de Sipplingen-Osthafen, couche 11, (3317-3306 av. J.-C.) ne sont connus que depuis quelques années. Nous les associons désormais au groupe des ensembles de fouille de Sipplingen (fig. 3, C-D) car ce sont les premiers qui présentent des bords perforés et des fusaïoles en céramique. Le profil nettement plus plat des récipients indique le passage continu aux ensembles des 32^e et 31^e siècles av. J.-C. qui se composent uniquement de pots aux parois droites et de facture grossière. Ils sont décorés de cannelures simples, de rangées de trous et de cordons à encoches. Ce style de céramique sera remplacé vers 2750 av. J.-C. par la céramique cordée.

Suisse centrale

7En Suisse centrale, nous avons, avec les fouilles d’Egolzwil (commune d’Egolzwil), et de Zürich - Kleiner Hafner (ville de Zürich), phases 5A+B, deux sites datés de la seconde moitié du v^e millénaire av. J.-C. (fig. 4, A-B). La dendrochronologie a permis de dater Egolzwil 3 entre 4282 et 4275 av. J.-C. La céramique est exclusivement à fond rond et outre les pots à mamelons et à anses, on ne trouve que des bouteilles et des gobelets à fines parois du type Borscht. Ce n’est qu’après 4000 av. J.-C., c’est-à-dire au cours de la période dite de Zürich-Hafner, que l’on voit aussi apparaître au bord du lac de Zürich des bols qui, avec les récipients à fond rond, constituent le lien avec la tradition méditerranéenne occidentale (fig. 4, C-D). Au 38^e siècle av. J.-C., on constate néanmoins un changement de style dans les objets mis au jour à Zürich-Seefeld : les récipients sont de plus en plus nombreux à avoir un fond plat, les bols et les plats disparaissent et les décorations telles que les enduits engobés et les cordons d’empreintes digités réapparaissent (fig. 5, A-B). Après une interruption de quelque 300 ans, c’est-à-dire à partir d’environ 3250 av. J.-C., on trouve au bord du lac de Zurich des ensembles dans lesquels n’apparaissent que des pots de petite et grande taille, ventrus ou droits et de facture grossière. Ils sont rassemblés sous la notion de Horgen (fig. 5, C). Comme sur les rives du lac de Constance, ce style dure jusqu’au 28^e siècle av. J.-C. et sera remplacé par la céramique cordée.

Suisse occidentale

8L’ensemble connu de longue date provenant de l’abri de Chavannes-le-Chêne - Vallon des Vaux comprend avec certitude plusieurs phases d’habitat. Si des pots à fond rond munis d’une anse à section ronde datent de la fin du v^e millénaire, les nombreux plats datent plutôt du début du iv^e millénaire av. J.-C. Les ensembles mieux datés de Cortaillod (fig. 6, A-B) n’apparaissent qu’avec les objets découverts à Muntelier-Dorf/Fischergässli (3867-3820 av. J.-C.). Les ensembles datés de 3800 à 3500 av. J.-C. se différencient nettement des autres ensembles contemporains de Suisse centrale et de Suisse orientale. Pour ce qui est de la céramique, les pots à fond rond à profil en S et à mamelons sont typiques. Tout d’abord nombreux, les plats et les bols carénés à mamelons perforés diminuent au fil des siècles. Dès 3600 av. J.-C. environ, les fonds ont tendance à devenir plus plats, ce qui correspond aux premières influences venues de l’est. Mais les fonds plats véritables n’apparaissent que sur le site de Lattrigen, vers 3400 av. J.-C. En même temps, on voit apparaître les premiers bords perforés et les plats et bols disparaissent complètement. L’inventaire de la céramique du début du Lattrigen ne se compose plus que de pots de grande et de petite taille (fig. 6, C). Là aussi, l’évolution du style est lente mais continue et il n’y a aucun signe de rupture d’évolution. Vers la fin du iv^e millénaire av. J.-C., les pots de facture grossière, ventrus ou droits, sont courants, comme d’ailleurs dans les autres régions (fig. 6, D-E).

9Des ensembles datés avec précision montrent aujourd’hui en détail l’évolution de la céramique, cela pour toutes les régions du Plateau suisse (fig. 7, A et B). La céramique, notamment les fonds absolument plats des pots et récipients ainsi que l’apparition de cruches à anse permettent de penser que dès 4500 av. J.-C., des influences Lengyel atteignent l’espace danubien moyen (Münchshöfen) et jusqu’en Haute-Souabe (Aichbühl, Schussenried) et parviennent aussi jusqu’au lac de Constance vers 4000 av. J.-C. (fig. 8). Au iv^e millénaire av. J.-C., ces caractéristiques progressent vers l’ouest en plusieurs vagues et atteignent la Suisse occidentale vers 3400 av. J.-C. Les influences venant de l’est atteignent probablement leur point culminant vers 3000 av. J.-C. car, peu de temps après déjà, les récipients à fond rond vivent pour ainsi dire une renaissance à Lüscherz et Auvernier. Ce n’est qu’au fil des ans que les éléments de style de la céramique cordée s’imposent en Suisse occidentale et au bord des lacs jurassiens.

Villages et architecture villageoise

10Les différentes tendances au sein de cette évolution se manifestent aussi dans l’architecture des habitations palafittiques (fig. 9-10). À l’exception de l’habitat le plus ancien de Hornstaad - Hörnle IA, les constructions du Néolithique moyen de la région du lac de Constance et de Suisse orientale ont le faîte du toit parallèle à la rive et sont alignées de manière à former des ruelles. Certains villages sont relativement grands et peuvent comprendre entre vingt et trente unités d’habitation, construites en ordre serré. Les dépendances sont intégrées dans les maisons. En Suisse centrale et en Suisse occidentale, les plus anciens sites habités se composent par contre uniquement de deux ou trois rangées de bâtiments. Les faîtes du toit des maisons sont à angle droit par rapport à ce qui était la rive autrefois. La plupart des villages comprennent moins de vingt unités d’habitation. On suppose que les sites villageois de Sutz-Lattrigen - Riedstation (fig. 11) et de Hauterive - Champréveyres, qui ont fait l’objet de fouilles complètes, possédaient des dépendances totalement séparées. Ce n’est que vers 3200 av. J.-C. que nous trouvons en Suisse occidentale aussi des rangées de maisons parallèles à la rive. L’architecture villageoise ressemble alors dans les grandes lignes à ce que nous connaissons depuis des siècles en Suisse orientale et Suisse centrale.

Technique des haches et armatures de flèches

11Les haches simples, grossièrement taillées, dont la lame de pierre est montée directement dans le manche, sont typiques de toutes les régions du Plateau suisse (fig. 12). À partir d’environ 3750 av. J.-C., en Suisse occidentale, les haches sont munies d’une gaine de bois de cerf qui contribue à amortir les coups. En Suisse centrale et en Suisse orientale, on trouve l’emmanchement direct et l’emmanchement indirect avec pince entre environ 3750 et 3000 av. J.-C. ; la technique plus avancée de la gaine de hache avec tenon n’est reprise qu’à la fin du iv^e millénaire ou au début du iii^e millénaire av. J.-C.

12En Suisse occidentale, la plupart des haches perforées du Néolithique moyen faites en roche (fig. 13) sont de forme simple. Surtout en Suisse orientale et au bord du lac de Constance, on trouve des exemplaires profilés et à renflement médian qui imitent probablement les haches de cuivre. Ces haches sont remplacées vers 3600 av. J.-C. sur tout le Plateau suisse par des haches en bois de cerf (fig. 13). Ce n’est qu’au Néolithique final (« Endneolithikum ») que les haches en pierre perforées réapparaissent. La plupart ayant été trouvées en Suisse occidentale, le rapport direct avec la céramique cordée – et donc le « Einheitshorizont » de la céramique cordée – est à mettre en doute pour l’ensemble de la Suisse.

13Exception faite des pointes de flèches simples, triangulaires, en silex qui apparaissent dans toutes les régions, on constate également pour les armatures de flèches des traditions locales et des facteurs en rapport avec les époques (fig. 14). Les pointes de flèches en silex de forme trapézoïdale (pointes tranchantes) ne se rencontrent qu’en Suisse occidentale en quantité importante. Les pointes de flèches en silex à pédoncule ne s’imposent qu’au Néolithique récent. Les différentes variantes des pointes de flèches en os sont pour certaines typiques des régions ouest et centre du Plateau suisse, tandis que d’autres n’apparaissent qu’en Suisse occidentale.

Métallurgie du cuivre

14L’objet en cuivre le plus ancien, daté avec certitude, de l’espace nord-alpin, est un disque à bosse trouvé sur le site lacustre de Hornstaad - Hörnle IA (3915-3904 av. J.-C.), sur les bords du lac de Constance. Il ne peut toutefois pas être interprété comme la preuve d’une métallurgie active ; il s’agit probablement plutôt d’un objet importé. On suppose qu’il y a eu entre le v^e et le iv^e millénaire, une première phase d’expansion vers l’ouest de la métallurgie pratiquée dans l’espace balkano-carpatique (Strahm, 1994). Ce n’est que vers 3750 av. J.-C. que l’on voit apparaître en plus grand nombre, en Suisse centrale et orientale ainsi que dans la région du lac de Constance, des objets en cuivre tels que les lames de haches, les alènes, les poignards, et des objets de parure (fig. 15). Les comparaisons typologiques comme les analyses de métaux montrent qu’il convient de rechercher leur provenance dans l’espace danubien (Alpes orientales, Slovaquie, Balkans, Bassin des Carpates).

15Les creusets ne se trouvent qu’entre 3750 et 3500 av. J.-C. Les foyers d’expansion dans l’espace nord alpin sont l’Autriche, la Suisse centrale et la Suisse orientale. Ce n’est qu’après 3200 av. J.-C. que quelques creusets attestent le travail du cuivre au bord du lac de Zurich ; mais à part ceux-ci, les objets en cuivre trouvés en Suisse centrale et orientale diminuent fortement au Néolithique récent et final et l’on n’y a trouvé ni creusets, ni déchets de fonte provenant du iii^e millénaire av. J.-C. Selon Strahm, après 3500 av. J.-C., les gisements de minerais de cuivre oxydable faciles à fondre s’épuisent, avec pour conséquence une disparition de la métallurgie.

16En Suisse occidentale, on ne connaît que peu d’objets en cuivre appartenant avec certitude au Néolithique moyen et les déchets de fonte datés d’environ 3400 av. J.-C. de la couche 5 de Nidau-BKW sont la preuve du traitement du cuivre dans cette première phase de la métallurgie attestée le plus à l’ouest. Des objets de cuivre récemment mis au jour sur le site de Sutz-Lattrigen - Hauptstation/aussen confirment les objets de cuivre du Néolithique récent déjà trouvés (32^e et 31^e siècles av. J.-C.) et les nombreux objets en cuivre du iii^e millénaire plaident en faveur d’une métallurgie du cuivre autonome en Suisse occidentale (fig. 16).

Résumé et synthèse

17Nous pouvons aujourd’hui comparer l’héritage matériel du iv^e millénaire av. J.-C. du Plateau suisse dans le cadre d’un ordre temps/espace daté avec certitude. La région nord-alpine entre lac de Constance et lac Léman appartient ainsi aux sites néolithiques les mieux étudiés d’Europe. Les données dendro-chronologiques à l’année près des sites lacustres permettent d’observer une suite d’influences venant de l’est (et de l’ouest) qui s’étalent sur une période d’au moins 1 500 ans. L’explication de ces influences est peut-être à rechercher dans la diffusion de la métallurgie du cuivre. On peut imaginer que de ce fait, de larges réseaux de relations sont apparus. Les contacts qui en ont découlé, les rapports d’amitiés, l’échange de personnes par mariage ou à des fins de transferts de savoir ou autres pourraient avoir provoqué, à un second niveau, des changements dans divers domaines de la vie quotidienne sans qu’il y ait eu de grands mouvements de population. Alors que pour ce qui est de la céramique et de l’architecture villageoise, se dessine tout d’abord une évolution est-ouest, échelonnée dans le temps, d’autres domaines comme les haches et les armatures de flèches demeurent largement épargnés par les courants extérieurs. Ce n’est qu’au iii^e millénaire av. J.-C. que des complexes de fouilles de Suisse centrale et orientale montrent de nettes influences occidentales, par exemple l’adoption de la technique des haches à gaine avec tenon ou encore la diffusion de perles de calcaire de formes différentes, probablement en provenance de France. L’évolution culturelle continue du iv^e millénaire av. J.-C. est donc due tant à la poursuite de traditions régionales qu’à des influences extérieures. Celles-ci ont suivi le cours du Rhône et du Danube jusque dans la région nord-alpine suisse et une zone de contact dynamique où se rencontrent les influences d’origine méditerranéenne et danubienne apparaît entre le lac Léman et le lac de Constance.