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Van der Meersch au plus près

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Térèse Bonte

1934 – Le mariage

Texte intégral

1Ils n’étaient toujours pas mariés, vivant ensemble depuis sept ans ; Thérèze atteignait la trentaine. Le couple était uni, le temps avait mûri leur amour. Régulièrement, Max faisait le siège de son père ; la réponse était toujours la même : « À quoi ça sert ? Et puis, tu as fait ton droit, établis donc un projet de contrat que je puisse signer ! »

2En janvier 1934, Marguerite, F épouse-associée de Benjamin, après avoir revu les comptes de l’entreprise, enfournait dans son sac à main le chèque mensuel et les doubles des papiers qu’elle avait signés. Elle allait partir quand Benjamin lui dit : « Le premier samedi de février, le 5, viens donc plus tôt, vers neuf heures ! » Il ne lui en donna pas les raisons.

3Quand elle y arriva, il lui expliqua qu’on attendait le jeune couple et l’enfant. Sarah resterait ici, eux quatre s’en iraient à la mairie de Mouvaux : Maxence se mariait ; et eux, les parents, seraient les témoins. Marguerite se rebiffa, habituée à d’abord dire non. Son mari lui mit sous le nez un contrat de mariage qu’elle seule n’avait pas signé : il était urgent qu’elle le fasse, le document devait être remis au notaire avant le passage en mairie. En le lisant, la vieille femme ne put que marquer sa satisfaction : la communauté réduite aux acquêts, Thérèze n’avait rien, ne pouvait prétendre à rien. C’en était presque injurieux. Marguerite signa, ré-ajusta son chapeau, contente de voir enfin cette fille, et la gosse de Max.

4Benjamin lui assénait un dernier argument, sans doute celui qui avait emporté sa propre décision : un avocat ne peut pas vivre en concubinage, et Maxence prêterait serment cette année !

5Elle l’interrompit : – Ils arrivaient ! Elle se précipita sur la petite Sarah qui hurla devant cette étrangère.

6Quatre personnes entrèrent dans la salle de la mairie : les mariés et leurs témoins ; un simple adjoint les accueillit comme officier d’état-civil. L’affaire fut expédiée. Aucune mention d’enfant né hors mariage ; quatre signatures, une seule famille ; les Denis n’existaient pas. Et aucune festivité ne marqua cette régularisation : on prit simplement un porto rue Favreuil avant de se disperser.

  • 1 Le Péché du monde paraît en 1934.

7 Thérèze pourtant s’émouvait de sentir cette alliance autour de son doigt. « C’est drôle de penser qu’il n’y a plus de Thérèze Denis », dit-elle tout bas. Plus de Thérèze Denis, mais la petite Denise du Péché du Monde paraîtrait bientôt1.

***

8Dans cette région du Nord, à cette époque-là, la seule union solennelle, publique et indissoluble restait le mariage religieux. Les formalités d’état-civil, tôt le matin, sans cortège, sans musique, apparaissaient un simple acte administratif. Maxence pensait se marier religieusement : pour Thérèze, comme pour toutes les petites ouvrières, c’était là le serment d’un amour « pour toujours ».

9Mais là aussi, la plus grande discrétion devait être assurée : selon Benjamin, si la presse divulguait cet événement, le scandale sonnerait le glas de tout l’avenir.

10L’Abbé Pinte révéla alors son pouvoir et son influence. Directeur technique du laboratoire d’analyses et de recherches industrielles de la Chambre de Commerce de Roubaix depuis 1931, sa valeur de savant et de technicien était reconnue au-delà de nos frontières. Très simplement, il prenait le repas de midi chaque dimanche chez les Van der Meersch. Depuis qu’il avait rencontré Maxence pour lui raconter sa résistance active et la vie dans les camps de déportation, il était devenu l’ami et le conseiller du couple. Sans vouloir d’abord convertir, il suivait avec sympathie leur cheminement, prêtait des livres, avait aidé Maxence dans sa préparation du certificat d’Histoire des Religions. Il commentait volontiers Car ils ne savent ce qu’ils font, éclairait les dilemmes de Biaise Rameau, lors de ces repas dominicaux, à trois dans la petite maison de Mouvaux. Benjamin s’y joignait quelquefois : le prêtre acceptait ses boutades en souriant.

11Toujours discret, respectueux et patient, il se montra pour l’heure puissant et efficace : un mariage à l’église, soit ! C’était à chacun d’eux qu’il appartenait de vouloir poser un acte religieux. Un mariage « secret », c’était possible.

  • 2 Rue du Curoir à Roubaix au numéro 63. La maison avait été agrandie par l’achat du numéro 61.

12Pendant la guerre, pour soustraire aux Allemands les responsables de L’Oiseau de France et leur matériel d’imprimerie, Firmin Dubar avait agrandi la maison de la rue du Curoir2. Dans les locaux de l’habitation contiguë qu’il avait acquise, on avait aménagé un oratoire privé. Ainsi l’abbé Pinte pouvait célébrer la messe sans sortir de sa cachette. Cette chapelle existait toujours. Monsieur Dubar la prêterait volontiers, serait même pour l’occasion un témoin plus discret que Marguerite. Le prêtre obtint de l’évêché toutes les permissions nécessaires à la célébration de ce mariage, et l’acte dûment signé fut directement classé dans les archives diocésaines.

***

13La santé de Thérèze restait fragile. Max s’inquiétait. Il n’avait aucune confiance en la façon dont on soignait la tuberculose : il se souvenait du long dépérissement et de l’agonie de sa sœur aînée ; les verres de sang ingurgités à l’abattoir, les allusions à la créosote ou aux pointes de feu le faisaient frémir.

  • 3 3 Après la guerre de 14-18, à son retour de la forteresse de Rembach, l’Abbé Pinte alla se refaire (...)

14Pinte, dans ses loisirs de professeur, avait fréquenté un peu tous les milieux ; il avait ses entrées dans les hôpitaux de Roubaix et de Lille, dans les salles communes des malades indigents, mais aussi dans le quartier des internes, les salles de repos des médecins et des chirurgiens. Il devenait rapidement l’ami de tous ; sa curiosité intellectuelle et ses titres l’amenaient tout naturellement à prendre part aux conversations. On discutait beaucoup de tuberculose : en pneumologie, la recherche s’intensifiait, alors que la diététique balbutiait encore. A côté des partisans du pneumothorax, d’autres prônaient une médecine douce. Et l’on citait, pas toujours pour s’en moquer, un Docteur Carton3, de la région parisienne, qui prescrivait un changement radical de régime alimentaire, pour soulager les malades du poumon. On disait qu’il obtenait des résultats.

  • 4 Toute une série de chroniques ou de nouvelles, entre 1935 et 1939, publiées dans La Revue de l’Auto (...)

15Maxence écrivit, demanda un rendez-vous. Et aux environs de Pâques, on partit toute une semaine à Paris. Tout d’abord saluer le directeur des éditions Albin Michel, Monsieur Esmenard, qui devenait tout doucement un ami ; et puis rendre visite à divers journaux qui sollicitaient des articles ou des nouvelles : Le Journal, Les Nouvelles littéraires, Moteurs et Cycles4.

16 Tout en discutant, les gens regardaient Maxence avec un certain respect ; mais c’était Thérèze qui éveillait leur curiosité ; on questionnait l’écrivain sur ses projets, sur sa vie, ses livres en chantier ; il parlait de « Denise », son livre sur le point d’être publié ; il disait que c’était l’histoire d’une fille pauvre, et que son épouse l’avait beaucoup aidé : – « Ah oui ? Très bien, très bien. Et est-ce que Madame se prénomme Denise ? Ah non ? Et qu’est-ce que c’est que cette pauvre fille ? » Et on ne la quittait pas des yeux.

17Le rendez-vous avec le docteur Carton était fixé pour le mercredi, en fin de matinée. Il les convoquait chez lui, à Brévannes, en Seine-et-Oise, à l’orée du Bois de la Grange.

  • 5 Sur ce régime, cf. Pourquoi j’ai écrit Corps et Ames p. 14.
  • 6 Le Dr Carton, qu’on a beaucoup critiqué, était l’ami entre autres de Gustave Thibon et de Georges H (...)

18Ce médecin, né en 1875, avait souffert de tuberculose et s’était guéri lui-même en 1908 de manière presque empirique. Il avait alors demandé un poste peu fatigant à l’hôpital de Brévannes, et analysait son expérience, l’amplifiait en la renouvelant quand des poitrinaires l’y autorisaient, découvrait peu à peu un régime alimentaire facilement assimilable par un organisme malade, « un régime déconcentré et adouci5 ». Il avait peu de succès : ses collègues ne le suivaient guère, irrités dès l’abord par ses assertions ; on reconnaissait volontiers son sens clinique, son obstination à lutter contre la maladie, sa patience et sa bonté, mais on rejetait le plus souvent ses conceptions originales. Amer, intransigeant, Paul Carton tentait de se défendre et de diffuser sa vérité par ses écrits : une trentaine de volumes, et un courrier énorme auquel il tenait à répondre personnellement et dans les vingt-quatre heures6.

  • 7 Pourquoi j’ai écrit Corps et Ames, p. 25.

19Il accueillit le jeune couple et la petite Sarah avec bonhomie et comme le printemps était doux, la conversation débuta « dans un coin ombreux de son cher jardin de Brévannes, sur le banc, face au potager qu’il cultivait lui-même. »7

  • 8 Le Dr Carton avait conseillé des vacances en montagne. Avec les sommes reçues d’Albin Michel en jan (...)

20Et on parla surtout d’écriture : Carton rédigeait alors une biographie de Léon Bloy. L’heure du repas était nettement dépassée quand le médecin invita ses hôtes à partager son menu, sans viande, aux légumes crus ou cuits dans trois eaux différentes. L’après-midi seulement, il examina Thérèze puis donna un double diagnostic : d’abord Maxence était aussi fragile que sa femme, ni l’un ni l’autre n’était atteint, mais la prudence était nécessaire à tous les deux. Mais ses conseils furent surtout pour leur vie conjugale : la vie, jusqu’ici en marge, de Thérèze, ses angoisses d’être un jour abandonnée, ses jalousies rentrées, lui faisaient du mal. Il leur fallait vivre en époux, face à la société, et un second enfant était souhaitable8.

21Ils repartirent, chargés de livres, soulevés de bonnes résolutions, sans réaliser encore à quel point le docteur Carton aurait de l’influence sur leur vie.

  • 9 « Médecine » qui deviendra Corps et Ames, et demandera sept années de travail et d’études.

22Pourtant une idée de livre était née : Van der Meersch décidait d’écrire un livre sur la médecine9.

Notes

1 Le Péché du monde paraît en 1934.

2 Rue du Curoir à Roubaix au numéro 63. La maison avait été agrandie par l’achat du numéro 61.

3 3 Après la guerre de 14-18, à son retour de la forteresse de Rembach, l’Abbé Pinte alla se refaire une santé dans sa famille réfugiée à Sucy-en-Brie. Il y resta deux ans. C’est à 3 kms de Brévannes où travaillait le Dr Carton.

4 Toute une série de chroniques ou de nouvelles, entre 1935 et 1939, publiées dans La Revue de l’Automobile – Club du Nord ou envoyées à Albin Michel : « Foire commerciale de Lille », avril 1935 ; « Pique-nique à la plage », août 1935 ; « Conseils machiavéliques », 1935 ; « La bête de somme », 1935 ; « Royaume des cieux », 1935 ; « Coquilles de Noël », 1936 ; « Zacharie » ; « Un embusqué » ; « Fatum » ; « Au temps de l’invasion » ; « Anvers 1640 » ; « Le clackson » ; « Le printemps », 1938 ; « Charité », 1938 ; « Les chauffards » et « Urbanités », 1939.

5 Sur ce régime, cf. Pourquoi j’ai écrit Corps et Ames p. 14.

6 Le Dr Carton, qu’on a beaucoup critiqué, était l’ami entre autres de Gustave Thibon et de Georges Hébert (1875-1957). le protagoniste de la méthode naturelle d’éducation physique opposée à la « méthode suédoise ».

7 Pourquoi j’ai écrit Corps et Ames, p. 25.

8 Le Dr Carton avait conseillé des vacances en montagne. Avec les sommes reçues d’Albin Michel en janvier 1935 pour les droits de traduction de Quand les sirènes se taisent en tchèque (Vilimeck à Prague) et pour l’édition américaine du même ouvrage (Morrow à New York), les Vandermeersch s’offrirent quinze jours en Savoie, du 8 au 22 septembre 1935, Villa Hérisson. Bd Pierpont Morgan. Aix les Bains. Est-ce au cours de ce voyage que l’écrivain découvrit « la Chartreuse » décrite dans L’Élu, p. 206 et 313 ? Le roman parut deux ans plus tard.

9 « Médecine » qui deviendra Corps et Ames, et demandera sept années de travail et d’études.

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