Conclusion

Françoise Heulot-Petit et Geneviève Jolly

p. 173-176


Texte intégral

1Le lecteur aura donc eu le loisir de (re) découvrir les pratiques inventives – et donc la vitalité – de la marionnette contemporaine, dont nous souhaitons ici rappeler quelques-uns de ses enjeux esthétiques. Sylvie Baillon (compagnie Ches Panses Vertes) fait état de l’intérêt de la mise en relation de l’acteur ou du danseur avec l’objet ou la marionnette, parce que c’est le moyen d’affirmer que l’on fait du théâtre, et de l’assumer. Comme il s’agit pour les artistes de dire le monde, c’est précisément cette mise en fiction que pose d’emblée, et concrètement, la relation entre corps vivants et corps marionnettiques. La marionnette et l’acteur proposent des personnages, et peuvent donc renvoyer à l’être humain, ce qui fonctionne encore mieux lorsque le spectateur perçoit les différences entre l’acteur et la marionnette.

2De son côté, Claire Heggen (compagnie Théâtre du Mouvement) insiste plus particulièrement sur la complémentarité du corps vivant et du corps marionnettique, laquelle lui a permis d’élaborer une « grammaire élémentaire appliquée à la relation corps-objet ». Elle entend donc aussi bien aborder la manipulationde la marionnetteen elle­mêmeque les techniques de manipulation à vue, obligeant à transformer le corps en fonction du type de marionnette, et allant jusqu’au principe du corps-castelet. Elle enseigne une pratique d’acteur, supposant de devenir un sujet et un objet d’art, tout en explorant les différents modes d’énonciation possibles de l’acteur-marionnettiste et de l’objet.

3Le solo Cuniculus de Neville Tranter peut amener à mieux saisir quels sont les paradoxes et les difficultés de la manipulation à vue, quand le regard du spectateur se portant autant sur l’unique acteur-manipulateur que sur la (ou les) marionnette(s) ou que sur la relation qui se construit entre ces corps. Est alors mise en œuvre une dramaturgie de l’intermittence, entre vie et retrait, une dramaturgie qui valorise de surcroît le ralenti et le déplacement silencieux des marionnettes et des objets, dans une mise en place qui relève du rituel. Il ne s’agit pas de rencontre avec l’autre, ou de dialogue salvateur, mais d’un retour sur soi-même, pour découvrir une unité ou une humanité.

4La compagnie Zapoï choisit quant à elle de confronter la marionnette aux technologies numériques de l’image et du son. L’écriture dramaturgique de Dracula donne à voir les séquences choisies sur un support spatial, un espace scénique composé de multiples écrans, d’objets, de silhouettes en ombres et de leurs projections, de corps et de leurs dédoublements incessants, comme de sons et de musique, de telle sorte qu’elle bouleverse les mécanismes de perception et les processus cognitifs. L’ombre renvoie à sa réification à travers la projection, mais on peut lui attribuer une matérialité, une chair, permettant ainsi de mieux en jouer.

5On peut encore, comme dans La Petite Odyssée 1, 2, 3 (TJP – CDN d’Alsace), confronter le public à l’animation de marionnettes, d’objets, voire d’éléments de décor, mais encore au jeu, en ombres ou à vue, d’acteurs, danseurs ou chanteurs, ainsi qu’à un espace sonore, lumineux, ou fait de projections vidéo. La singularité du spectacle tient alors à la pluralité des modes d’existence des corps, qui sont tour à tour marionnettiques, filmiques ou vivants, et au troublant corps à corps qui se produit, quand le public passe sans cesse des uns aux autres. Cela induit, dans sa perception, une multitude d’effets de ruptures successifs, source d’un dissensus émancipateur.

6Les compagnies Turak, Théâtre Qui, Mano Labo ou Point Zéro jouent, elles aussi, de la confrontation entre des corps vivants et d’autres formes de présences, mais font du corps du manipulateur une nouvelle scène, un nouveau territoire marionnettique. Des plis de la peau au repli de l’intériorité, en passant par le renversement du corps, la présence marionnettique oscille entre magie et inquiétude, elle peut autant imiter le vivant que semer le trouble. L’une de ses fonctions n’est-elle pas de mettre en question le corps, pour lui redonner une part de mystère ? Parce qu’elle opère un détour ou une distance, elle permet de voiler et de dévoiler le corps, de le transfigurer pour mieux le donner à voir, à partir de cet alter ego étrange et familier.

7La nécessité de la présence marionnettique vient du fait que, selon Philippe Breton, les « créatures artificielles ont toujours été en correspondance avec les problèmes les plus aigus du moment »1, parce qu’« à travers elles, l’homme se contemple et essaie de discerner les contours exacts de son humanité »2. L’intérêt manifesté par les artistes pour l’interaction entre corps vivants et corps marionnettiques pourrait donc être le reflet d’une quête identitaire. Ainsi, les créatures de Malédiction (Duda Paiva Compagny) malmènent ou brouillent la frontière des genres (masculin et féminin), des espèces (humain et animal, terrestre et extraterrestre), et mettent à mal l’intégrité des corps, parce qu’il devient aujourd’hui nécessaire de ré-envisager la condition et l’identité humaines.

8Le Théâtre du Soleil pose encore autrement la question de la mani- pulation, quand ce sont des acteurs qui manipulent d’autres acteurs, ainsi « marionnettisés ». On sait que la tension entre l’animé et l’inanimé fonde le pouvoir du pantin, qui peut s’animer, mais a pour cela besoin d’un tiers. Dans Tambours sur la digue, cette tension, ainsi revisitée, a une valeur existentielle et politique : elle montre que les êtres humains sont soumis à des forces qu’ils ne maîtrisent pas, et qu’il n’est pas aisé d’identifier : dieux, destin, forces extérieures ou intérieures ? L’acteur-marionnette et son manipulateur, comme l’ambiguïté de leur relation, peuvent fasciner et inquiéter, si l’on songe qu’ils représentent un arrière-monde auquel nous n’avons pas accès.

9C’est à un autre type de co-présence que nous confrontent Neville Tranter (Cuniculus) et Nicole Mossoux (Twin Houses), parce qu’ils interprètent des personnages paraissant dominés par les personnages-pantins. Ils transforment donc le principe qui veut que la marionnette soit manipulée ou dominée par le marionnettiste, mais ils font également en sorte de donner un même degré d’existence – ou de présence – au personnage­manipulateur et au personnage­ objet –, Tranter anthropomorphise ses lapins, Mossoux réifie son corps. La marionnette conserve néanmoins son statut d’objet réel, même si l’imagination du spectateur tend à la faire exister comme un sujet irréel.

10La compagnie Cendres la Rouge propose un jeu subtil entre perception et imagination, avec un univers peuplé d’êtres minuscules (La Zoétie), dans lequel le souvenir de Jarry est latent. Placé devant une machine à écrire, le public se voit actionner le dispositif, et devient auteur et spectateur du geste créateur. Se déroule une danse macabre de petites marionnettes à fils, réalisées à partir d’ossements d’oiseaux. L’espace s’offre comme une matière pouvant captiver le spectateur, par la découverte successive d’installations poétiques, offrant un véritable condensé du temps : ces dispositifs composites jouent avec la mémoire, et suspendent le cours du temps ; le public se trouve dans l’espace transitoire ou l’espace entrouvert que crée cette dramaturgie du surgissement. Quand Sylvie Baillon choisit d’aborder le thème du « vieillir », à partir d’un texte d’Alain Cofino Gomez, elle l’associe à la danse, au chant, à la musique et aux marionnettes, en stimulant ainsi très diversement les sens. Le dispositif scénique, qui recourt au plateau, à l’écran et à une table de jeu pour les marionnettes, ne joue pas sur le principe du surgissement et de la disparition, mais propose l’image d’une relative stabilité qui est liée au propos sur le vieillissement, à l’image d’une rêverie. Les spectateurs peuvent y trouver l’espace d’une réflexion intérieure sur leur parcours de vie, et la matière d’un voyage vers l’imaginaire.

11Le travail de mise en espace et d’appel à l’imaginaire se complexifie encore avec le Ballet des étoiles (André Jolivet, Jacques Chesnais), réinterprété par Damien Schoëvaërt, puisqu’il s’agit de faire coexister, à partir de plusieurs procédés de manipulation marionnettique, un espace scénique, et l’espace sonore que crée la composition musicale, à l’origine de l’œuvre. En effet, la musique, grâce à des moyens technologiques et compositionnels de mise en perspective du son, mais également par des effets de contrastes entre les espaces marionnettique et sonore, parvient à transformer la représentation de l’espace et du temps, en lui donnant un relief pluridimensionnel, et en faisant appel à notre perception multisensorielle.

12Cette démultiplication de l’espace fonctionne encore différemment chez Philippe Genty ou dans l’univers de Turak. Ce sont cette fois des boîtes, toutes différentes les unes des autres, qui peuvent créer un espace ouvert ou clos, vide ou empli de présences, masquant ou dévoilant, si bien qu’elles reprennent le principe d’apparition / disparition de la marionnette. Les unes et l’autre constituent des objets ou des espaces dont la profondeur est propice à l’éclosion de la rêverie ou de nos images intérieures. Elles peuvent mettre le regard en travail, tout en opérant un basculement entre la matérialité et l’imaginaire.

13Enfin, dans ses textes, Matéi Visniec se révèle particulièrement inventif quant aux espaces proposés ou suggérés, qui sont très différents les uns des autres. À l’intérieur d’une même pièce, le lieu fictionnel se caractérise toujours par sa mobilité, son ambivalence ou son polymorphisme, il peut être à la fois fermé et ouvert, unique et multiple, visible et invisible, plausible et incongru, voire difficilement représentable. L’espace – dispositif scénique, décor, objet, lumière ou dimension sonore – offre donc des formes de challenge ou de défi, qui l’apparentent étroitement au domaine de la marionnette.

Notes de bas de page

1 Philippe Breton, À l’image de l’homme. Du golem aux créatures virtuelles, Paris, Seuil, 1995, p. 9.

2 Ibid., p. 68.


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