Espaces scéniques, espaces marionnettiques, une écriture du surgissement : Cie Cendres la Rouge
p. 167-172
Texte intégral
Les marionnettes seules dont on est maître, souverain et Créateur […] traduisent, passivement et rudimentairement, ce qui est le schéma de l’exactitude, nos pensées. On pêche à la ligne […] leurs gestes qui n’ont point les limites de la vulgarité humaine. On est devant ou mieux au-dessus de ce clavier comme celui d’une machine à écrire […] et les actions qu’on leur prête n’ont point de limites non plus.1
1Dans l’univers à la fois inquiétant et sensible des artistes de la compagnie Cendres la Rouge, peuplé d’êtres minuscules et étranges, la vision de Jarry est palpable. Placé devant une machine à écrire, le public
2se voit actionner le mécanisme du dispositif, il devient à la fois l’auteur et le spectateur de son geste créateur. Ce geste enclenche une danse macabre des petites marionnettes à fils, réalisées à partir d’ossements d’oiseaux. Leurs pattes tapent sur le sol de ce théâtre insolite, le son produit résonne tel un clavier à écrire. Nous sommes dans une posture, exactement comme celle décrite par Jarry, au-dessus de la machine à écrire et nous sommes en train de produire en direct notre propre spectacle. Les mouvements aléatoires des marionnettes de la compagnie Cendres la Rouge composent une écriture immédiate dans l’espace. Mais par un éclairage subtil cette chorégraphie se réfléchit sur un mur blanc, situé non loin du dispositif.
3L’écriture alors se double et un nouveau langage s’offre au regard : celui de l’ombre animée. La matérialité de l’objet-marionnette, réalisé à partir des ossements, le son que produisent leurs pieds en tapotant sur le sol, leurs mouvements à la fois mécaniques et fragiles amplifient étrangement l’absence de vie. Par contre, le reflet des ombres dépourvues de toute corporalité donne une parfaite illusion de vie. Dans l’ombre, la matérialité s’efface, seul le geste de la figure prend le devant. L’écart qui se creuse dans l’espace, entre la mécanique enclenchée par les petits squelettes à fils et les mouvements de leurs ombres devient une ellipse, un processus de déplacement du regard et de la projection mentale. Dans cette écriture du silence, l’espace se pense comme un endroit riche de virtualités. Avec l’entrée de la marionnette sur scène, ce lieu devient un leurre, accueillant les possibles avatars de la figure.
4L’art des marionnettes dans l’œuvre de la compagnie Cendres la Rouge jouit de cette capacité de recréer de façon intrinsèque un lieu scénique qui n’est qu’un subterfuge de la réalité. Situées entre l’artifice assumé et la trajectoire d’un geste élaboré, les marionnettes par leur seule présence activent irrévocablement l’imaginaire du spectateur. La scène où la figure se réfléchit par image interposée, et devient le lieu d’une conjonction de plusieurs systèmes de signification. Elle œuvre dans l’unique but de recréer, de réinterroger l’image d’un monde déjà vécu, réfléchi et intensifié. Dans cet espace clos et offert au regard du spectateur, se reflètent les pensées, les souvenirs, les désirs, et s’élabore la mémoire. L’espace se présente également comme le lieu de la multiplication de la figure humaine. Ainsi l’ensemble de ces images animées ou inanimées, de ces répliques, interfère avec l’espace et produit un dispositif oculaire où s’instaure le regard. Mais ce que le spectateur perçoit n’est que l’effet d’une interaction entre l’espace réel ou imaginaire et le corps mis en mouvement, une interaction offerte au regard. L’espace s’ouvre donc, et dans cette ouverture la figure qui l’habite se réincarne, se régénère, car comme le souligne Georges Didi-Huberman2, l’ouverture suppose l’incarnation.
5Le geste d’ouverture est au cœur du dispositif scénique proposé par la compagnie Cendres la Rouge dans sa création La Zoétie, voyage au pays des petits êtres. Cette compagnie située à Lille a été créée en 1998 par Sandrine Châtelain et Alain Terlutte. Ce dernier conçoit et construit les automates et les marionnettes à partir de squelettes d’animaux, auxquels il redonne vie et mouvement au moyen de petits moteurs électriques de récupération, de fils de pêche, de plombs d’équilibrage de voiture, et de poulies. Il n’est pas marionnettiste, mais mathématicien et enseignant-chercheur en informatique à l’Université Lille 3. Sandrine Châtelain est comédienne et directrice artistique de la compagnie. Elle expérimente autour des machines-automates dans des domaines très variés : du théâtre en passant par la danse, la marionnette, le chant. Les artistes de la compagnie s’amusent à créer autour d’automates fabriqués à partir des ossements d’animaux des contextes scénographiques multiples. Cette particularité reste leur marque de fabrique.
6En investissant des lieux insolites tels une cave, une salle de classe, une vitrine, un salon chez l’habitant, leurs créations autour de l’ossuaire dégingandé a donné naissance à quelques spectacles : L’Incrédible Procédé des sœurs Oswald, La Collection particulière du professeur Troublé, Vestiges, et bien entendu La Zoétie.
7Les installations et les objets que le public découvre dans La Zoétie ne se déploient que par l’intervention physique de ce dernier. Les boîtes, les valises, les cages, les horloges et les radios vident leur contenant et offrent leur contenu seulement si le spectateur ose ouvrir et regarder à l’intérieur. Les figures surgissent alors du néant, au vide succède le plein, jusqu’à la fermeture de la boîte. Ce principe de découverte instaure une écriture du surgissement, un émerveillement du regard. Surgir veut dire selon Alain Rey, « mettre debout », « apparaître brusquement, en s’élevant, en sortant » ou encore « des images qui se présentent à l’esprit ».
8Les dispositifs scéniques de La Zoétie sont pour la plupart des objets- contenants prêts à révéler leur contenu, à faire apparaître de la poésie condensée, des images qui nous viennent à l’esprit : une valise qui s’ouvre contenant des squelettes d’oiseaux, ils tendent le bec comme pour nous demander quelques miettes de pain, nid ou tombeau ? ; un seau qui par le geste d’ouverture (le spectateur soulève le couvercle), révèle au fond notre propre image qui se reflète, rappelant Narcisse qui s’admire ou qui touche le fond ? Un livre dont le geste d’ouverture illumine les pages et révèle des mots cachés… Une radio dont le spectateur tourne le bouton comme pour chercher une station tandis que cette dernière se met à chuchoter des poèmes, des bribes de mots. Ainsi le spectateur se trouve réellement dans la posture « d’ouvrir les boîtes aux images ».
9Ce principe scénographique proposé par la compagnie Cendres la Rouge peut rappeler sans doute les imagos romaines : ces petits masques en cire prénommés imagines qui sont confectionnés, puis enfermés dans une petite armoire après les funérailles. Cette armoire est placée dans l’atrium familial, ce qui indique qu’en temps ordinaire les imagines ne sont pas visibles. Selon Florence Dupont, cette idée de l’enfermement est « liée aux imagines funèbres que la langue dit couramment “ouvrir les images”, aperire imagines, pour signifier “ouvrir les boîtes aux images” »3. L’expérience oculaire dans La Zoétie devient alors tactile. Le cinéaste tchèque Yan Svankmajer, maître du surréalisme, précise à ce propos de ce type de perception simultanée :
J’ai vu sans regarder, j’ai senti sans sentir, j’ai entendu sans écouter, j’ai goûté sans rien mettre dans la bouche, j’ai tâté sans toucher, quoi que ce soit, telle est la loi de la synesthésie.4
10La Zoétie raconte l’histoire d’une jeune fille qui dort et rêve, ou qui rêve de dormir. Elle connaît l’existence d’un pays qui abrite des êtres minuscules et étranges, un pays sorti tout droit de son imagination. La jeune femme nous entraîne doucement dans son univers onirique. Le spectacle se présente comme une forme théâtrale intime construite en deux parties : la première est frontale et représente un monologue interprété par Sandrine Châtelain. La deuxième partie est déambulatoire. Le public est invité à découvrir les installations poétiques qui abritent les petits êtres de la Zoétie. Il n’est pas sans remarquer que La Zoétie a « Quelque chose d’Alice », celle de Lewis Carroll dans Alice au pays des merveilles, et surtout celle du film Quelque chose d’Alice du cinéaste thèque Yan Svankmajer. La jeune fille traverse le miroir chez Carroll, le tiroir de la table et l’armoire chez Cendres la Rouge. Les personnages qui surgissent des installations scéniques du spectacle rappellent étrangement ceux de Svankmajer, fait d’ossements divers et de parties d’animaux empaillés et les « toves ». Dans De l’autre côté du miroir, et ce qu’Alice y trouva, l’œuf Humpty Dumpty répond à une question d’Alice : « Eh bien les toves, c’est un peu comme des blaireaux, un peu comme des lézards et un peu comme des tire- bouchons ». Ce sont tout à fait les personnages de La Zoétie.
11Le spectacle propose deux espaces bien distincts : la chambre et le pays des petits êtres, la Zoétie, et un troisième espace qui se situe au seuil des deux autres : c’est l’espace de l’armoire.
12Le premier est celui d’une chambre. Les spectateurs (environ une vingtaine) découvrent un lit sur lequel une jeune fille est allongée. Elle dort et rêve probablement, une lampe de chevet s’allume, une couverture devient une longue robe de princesse ou de mariée… La jeune fille nous raconte ses souvenirs, ses rêves, son monde…
13Le deuxième espace est celui de la Zoétie. Le pays des petits êtres, baptisé si poétiquement par les artistes de la compagnie Cendres la Rouge. Ainsi, ils nous plongent dans un grenier magique, ou peut-être une cave pleine de mystères. Une multitude d’objets habités se présente au regard des spectateurs qui se retrouvent à vivre une expérience tactile. Gilles Dunant précise, à propos de l’œuvre de Yan Svankmajer, mais cette citation peut parfaitement correspondre au travail de la compagnie Cendres la Rouge, qui d’ailleurs est sur les traces de Svankmajer :
L’expérience tactile est une importance primordiale à mes yeux. On y trouve les ingrédients de la plongée intérieure, de la figuration défigurée. L’œil se retourne en une mémoire de vision invisible en chacun. Il y a là comme une liberté retrouvée, a-rétinienne.5
14En effet le spectateur est totalement libre d’explorer les objets, de revenir sur certaines installations s’il éprouve une envie ou une nécessité. Il y a quelque chose de fascinant, d’hypnotique dans le geste d’ouvrir et de fermer les boîtes. Nous nous souvenons du conte écrit par Maupassant La Chevelure et de ce fou qui achète un meuble et qui se met à l’adorer :
En quoi consiste l’adoration ? Le mot lui-même le dit, précise Michel Serres, en l’ouverture, à chaque instant, de ses portes et tiroirs. Cette manipulation lui procure les ravissements et les joies de la possession.6
15Peut-être que face à ces espaces-habités nous sommes dans l’envie de posséder ne serait-ce qu’un instant, qu’une seconde, ou que le temps d’un battement de cils, le contenu de ces boîtes. Le public découvre que l’univers de la Zoétie est peuplé de personnages hybrides, fait de bric et de broc, assemblages de matériaux divers, un bestiaire fantastique et squelettique, objets en perpétuelle activité et réinvention, et que nous pouvons nommer des espaces-objets :
- des espaces qui se dérobent, qui se déchirent (décors/tunnels, des seaux sans fond),
- des espaces clos, enfermant (valises, cages, boîtes),
- des espaces inadaptés (trop petits ou trop grands),
- des espaces sonores (tourne-disque, radio),
- des espaces qui s’emboîtent (tiroirs),
- des espaces transitoires (l’armoire).
16L’armoire est un élément scénique majeur, il crée le lien entre les deux mondes. Il est un espace transitoire. Comme dans le monde de Narnja, où les enfants entrent dans l’armoire et découvrent un monde fantastique, les spectateurs seront conviés à traverser cette armoire pour accéder à la Zoétie et découvrir le pays des petits êtres. C’est un espace qui retient le souffle. C’est un espace d’intimité, comme le précise Bachelard, « l’espace intérieur à l’armoire est un espace d’intimité, un espace qui ne s’ouvre pas à tout venant »7. D’ailleurs toute la première partie monologuée sert à la préparation de la cérémonie du passage.
17On ne se lasse pas de voir et de revoir les miniatures squelettes animés, les ossements fragiles qui émergent de leurs boîtes, de leurs cages, de leurs espaces-habitacles. Ils exécutent inlassablement les mêmes mouvements, les mêmes gestes. Cette mécanisation du geste porte quelque chose de dramatique, de tragique peut-être. Cette chorégraphie macabre nous touche au plus profond de nous-mêmes, elle touche notre intimité.
18L’espace dans le spectacle La Zoétie s’offre comme une matière qui capte le spectateur. Ce dernier s’émerveille de la découverte des installations poétiques, véritable condensé du temps. Ces dispositifs scéniques et composites jouent avec la mémoire des spectateurs, fixent leur regard et suspendent le temps. Comme le stipule encore Gaston Bachelard :
On croit parfois se connaître dans le temps, alors qu’on ne connaît qu’une suite de fixations dans des espaces de la stabilité de l’être, d’un être qui ne veut pas s’écouler, qui, dans le passé même quand il s’en va à la recherche du temps perdu, veut « suspendre » le vol du temps. Dans ces mille alvéoles, l’espace tient du temps comprimé. L’espace sert à ça.8
19Si « l’espace sert à ça », l’impression que le spectateur éprouve face aux dispositifs scéniques de La Zoétie est que lui-même devient une sorte d’espace- transitoire, un espace-entr’ouvert :
à la surface de l’être, dans cette région où l’être veut se manifester et veut se cacher, les mouvements de fermeture et de l’ouverture sont si nombreux, si souvent inversés, si chargés aussi d’hésitation que nous pourrions conclure par cette formule : l’homme est l’être entr’ouvert.9
20Comme une sorte d’armoire ou d’armure, une surface où s’écrit une véritable dramaturgie du surgissement.
Bibliographie
Bachelard Gaston, La Poétique de l’espace, Paris, PUF, 1957. Didi-Huberman Georges, L’Image ouverte, Paris, Gallimard, 2007.
Dunant Gilles, « Yan Svankmajer, quelques signes d’évidences », Bouche à bouche, édition de l’œil, 2002.
Dupont Florence, « L’autre corps de l’empereur-dieu », in Malamoud Charles et Vernant Jean-Pierre, Corps des dieux, Paris, Gallimard, 1986.
Jarry Alfred, Œuvres complètes, tome I, Paris, Gallimard, collection « Bibliothèque de la Pléiade » (n° 236), 1972.
Serres Michel, Statues, Paris, Flammarion, 1987.
Notes de bas de page
1 Alfred Jarry, Œuvres complètes, tome I, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade » (n° 236), 1972, p. 20.
2 Georges Didi-Huberman, L’Image ouverte, Paris, Gallimard, 2007.
3 Florence Dupont, « L’autre corps de l’empereur-dieu », in Charles Malamoud et Jean - Pierre Vernant, Corps des dieux, Paris, Gallimard, 1986, p. 335.
4 Yan Svankmajer cité par Gilles Dunant, « Yan Svankmajer, quelques signes d’évi- dences », Bouche à bouche, édition de l’œil, 2002, p. 12.
5 Ibid.
6 Michel Serres, Statues, Paris, Flammarion, 1987, p. 145.
7 Gaston Bachelard, La Poétique de l’espace, Paris, PUF, 1957, p. 83.
8 Ibid., p. 27.
9 Ibid., p. 200.
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